Nous avons initié deux numéros sur Les politiques de santé au regard de la psychologie politique : sciences de l’homme, sciences de la santé et sciences politiques. Les cahiers de psychologie politique souhaitent ouvrir ce débat sur les politiques de santé dans un environnement ou les contraintes économiques et techniques semblent avoir aliéné la liberté de penser et l’initiative politique. Force est de constater que la crise du système de santé en France témoigne de quelques erreurs politiques et méthodologiques. Soit, nous nions les symptômes sociaux de cette crise et ce déni n’aurait rien de bien fidèle à la démarche expérimentale enseignée par Claude Bernard, soit nous entendons et voyons ces symptômes en ayant à cœur de les comprendre avec toutes les raisons qui peuvent expliquer une telle souffrance du système de santé.
En consultant quelques rapports de la Haute Autorité de Santé, s’observe l’emprise obsessionnelle de l’économie et du calcul comme but d’une décision éclairée dont la totale rationalité suffirait à administrer les soins et à organiser le système de santé. Le recours aux sciences économiques se vérifie dans cette littérature consacrée à des « valeurs de références » et à « l’évaluation économique en santé » par la Haute Autorité de Santé. La conclusion d’un préambule d’un rapport de 2014 signe cette préférence économique en des termes sans équivoque : « Les débats soulevés en termes d’interprétation du calcul économique et de son rôle dans la décision d’accès au remboursement et de fixation des prix montrent que de nombreux choix restent à faire – et à assumer. Leur explicitation irait dans le sens d’une allocation des ressources plus transparente dans les arbitrages qu’elle implique et plus rationnelle d’un point de vue économique, si bien que la HAS appelle à une mise en débat de la valeur accordée par la collectivité aux gains en santé. » (HAS/ Service évaluation économique et santé publique / décembre 2014)
Deux intentions ne font aucun doute et elles participent d’une injonction économique toujours plus prégnante : « L’introduction du calcul économique dans la décision publique doit permettre de s’assurer que les ressources disponibles sont allouées de manière optimale au sein de la société. Des travaux empiriques menés par l’OCDE confirment que la performance des systèmes de santé (mesurée par l’espérance de vie) est davantage conditionnée par une meilleure utilisation des ressources à dépenses constantes que par une augmentation du budget consacré à la santé (Centre d'analyse stratégique 2010). » (p. 7). La seconde obsédée par le mythe de la décision rationnelle en toute lumière : « L’utilisation croissante du calcul économique dans la décision en santé répond à une exigence de rationalisation de la dépense collective : il s’agit de garantir qu’il est fait le meilleur usage possible des ressources. Elle correspond également à une recherche de transparence : tout arbitrage qui engage des ressources collectives, dont chacun attend qu’elles soient mobilisées dans l’intérêt de la collectivité, doit pouvoir être justifié et chacun doit pouvoir examiner l’usage qui en est fait. » (p. 7)
La psychologie politique, la sociologie, la philosophie, l’anthropologie ont à étudier cette manie de gestion qui fait office de politique publique alors que la santé humaine soulève de très nombreuses questions qui ne se terminent pas dans ces équations infantiles et ces truismes qui ne nécessitent pas de longs rapports : « Se pose ensuite la question de l’interprétation de la preuve, c’est-à-dire de l’interprétation du résultat d’une Analyse Coût-Résultat qui mesure, entre deux options, le différentiel de coût et le différentiel d’effet de santé. Lorsqu’une option est plus coûteuse et moins efficace que l’autre, l’interprétation est facile : on dit alors que l’option la plus efficace et la moins coûteuse domine l’autre. Lorsqu’une option est plus efficace mais aussi plus coûteuse que l’autre, la règle d’interprétation la plus couramment utilisée pour interpréter une ACR repose sur la métrique du ratio différentiel coût-résultat (RDCR = ΔC / ΔE), qui met directement en regard la différence d’efficacité et la différence de coût2. L’interprétation de ce ratio nécessite de porter un jugement de valeur sur l’acceptabilité d’un surcoût monétaire par rapport au gain de santé qu’il permet d’obtenir. » (p. 7)
La souffrance est déjà-là, à la lecture de cette pseudo-science administrative asphyxiée par l’illusion d’une scientificité parce que quelques symboles et calculs produisent le sentiment d’être scientifique. Nous proposons dans les Cahiers d’aborder d’autres questions pour que le politique s’empare du sens, des finalités et des choix collectifs. Nous avons identifié cinq thématiques qui favorisent l’expression de contributions de plusieurs disciplines : psychologie, sociologie, droit, science politique, histoire et médecine bien entendu et vous invitons à lire l’appel à communication pour contribuer au prochain numéro de juillet 2020.
Nous tenons à remercier pour ce numéro 36, José Polard et Vincent Fouques qui nous ont aidés à coordonner ce numéro. Plusieurs articles approfondissent le thème du vieillissement sous différents angles. Michel Bass aborde la psychogériatrie et les soins palliatifs, A. Jean s’interroge à propos d’Alzheimer, D. Rivière analyse le bien vieillir sous bonne garde et J. Polard étudie les ressorts d’une politique d’influence de l’économie des séniors. Ces articles développent une critique de la doctrine politique qui interdit de penser les âges de la vie en dehors d’une prescription qui supporte peu l’alternative. Merci à ces auteurs pour leur prise de distance dont la légitimité nous semble tenir à deux traits d’une connaissance humaine de l’homme : l’expérience quotidienne de ce dont ils parlent et témoignent d’une part et d’autre part leur culture et méthode où l’écart sert un enrichissement de la perception par une compréhension plus intime des êtres.
D’autres articles, et cela était souhaitable pour ce premier numéro, étudient l’histoire contemporaine des politiques de santé. Là encore, les regards utilisent l’histoire ou le voyage pour prendre du recul. C’est le cas de l’article de J.M. Gourvil qui nous instruit du Québec ou de V. Fouques et A. Deniau qui discutent des récentes lois et de leur pertinence, avec leur regard de praticiens expérimentés.
Deux derniers articles prennent une autre distance, celle de la psychologie et de l’anthropologie en questionnant la condition humaine : ses relations, ses représentations et ses épaisseurs ontologiques. Deux professeurs des universités A. Ferrand et J. Besson contribuent à ouvrir quelques horizons des conceptions de l’homme qui ont à voir avec les choix des politiques de santé.
A côté de ce dossier, nous attirons l’attention du lecteur concernant des articles Varia sur la science de la représentation de la psyché de P.A. Pontoizeau ou celui de J. Mudryk-Cros sur l’expérience pure qui apportent indirectement une contribution à ce numéro par leur étude sur les contours de la science de l’homme : calcul et expérience.
Le comité de rédaction vous souhaite de bonnes lectures