N°11 / Le caractère national Juillet 2007

La notion de caractère national à l’époque romantique

Robert Legros

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La notion de caractère national s’affirme à l’époque romantique dans le cadre d’une opposition à la conception libérale ou individualiste de la nation. D’après celle-ci, les individus se libèrent de toutes leurs particularités en conquérant leur autonomie et leur indépendance. Devenant majeurs, leur humanité efface les traces d’un passé au cours duquel ils étaient restés enfermés dans leurs traditions. La conception organiciste de la nation, développée au sein du mouvement romantique, en Allemagne mais aussi en France, repose sur une conception profondément neuve de l’humain : l’humanité de l’homme n’est pas engendrée par l’homme lui-même, par son pouvoir d’autonomie, sa capacité de devenir majeur, sa faculté de commencer, mais par des appartenances particulières, par son inscription dans une histoire, une langue, une religion, bref par un enracinement au sein d’une culture. D’où une exigence nouvelle, celle de préserver l’humain non pas par le respect de droits qui seraient inhérents à tout être humain mais en sauvegardant ce qui porte la marque du caractère national. Pour comprendre la naissance de cette exigence qui se fait jour au sein du mouvement romantique, il importe de se reporter à l’histoire de la formation de la nation. La pensée romantique de la nation s’est développée en réaction contre la conception individualiste. Mais l’une et l’autre se détachent de la notion de nation qui avait pris sens à la fin du Moyen Âge dans le cadre du Royaume.

      

Telle qu’elle émerge de la révolution démocratique, la nation est constituée, comme Renan l’a souligné dans sa célèbre conférence de 1882, par deux composantes indissociables. « L’une, écrit-il, est dans le passé, l’autre est dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis »1. D’une part un passé commun, une mémoire collective, une même histoire. D’autre part le consentement actuel, le désir de continuer une vie commune, l’acte d’adhésion volontaire à la communauté nationale, comme si la nation était « un plébiscite de tous les jours »2. D’une part un héritage, d’autre part la volonté de l’assumer sans en rien retrancher.

Une nation est constituée à la fois par la profondeur d’un passé et la force du vouloir : ainsi apparaît-elle quand elle ne se confond ni avec une association qui serait fondée sur un contrat, ni avec une ethnie qui serait fondée sur des critères naturels. Le courant individualiste ou libérale méconnaît cette double composante constitutive de la nation, de même que l’organicisme romantique. L’individualisme libéral ne voit dans le passé d’une nation qu’une dimension accidentelle ou contingente, voire un poids dont les membres d’une nation pourraient et devraient se libérer dès lors qu’ils ambitionneraient de se rendre autonomes, de décider eux-mêmes et par eux-mêmes des modalités de leur vie commune. L’organicisme romantique, en revanche, considère la volonté des individus comme seconde par rapport à leur appartenance à un passé qui les a façonnés. Du fait que les membres d’une nation veulent vivre ensemble, on ne peut nullement conclure, selon la perspective romantique, que leur volonté soit constitutive de leur union, c’est bien plutôt leur union, dans la mesure où elle remonte à un lointain passé, qui est constitutif de leur volonté de vivre ensemble.   

L’individualisme libéral prétend en effet faire reposer la nation sur la seule volonté des individus, sur leur seule adhésion volontaire. Comme si la nationalité pouvait se réduire à une définition juridique. Comme si le choix des individus était inconditionné. Comme si la formation d’une nation n’était pas toujours plus originelle que la volonté d’y appartenir. Comme si le désir de vivre ensemble n’était pas toujours déjà second par rapport à une communauté qui a déjà son histoire.   

Sensible aux dangers que fait peser l’individualisme libéral sur la vie en commun, la pensée romantique a développé une conception de la nation qui s’oppose radicalement à la conception individualiste et élective de la nation, qui semblait triompher au lendemain de la Révolution française. L’individualisme libéral conçoit la nation comme si elle pouvait devenir le produit d’un contrat, comme si elle pouvait être de l’ordre d’une association fondée sur le choix de ses membres, et comme si elle pouvait relever d’une construction ; de cette vision volontariste, artificialiste et individualiste de la nation, un courant du romantisme s’est attaché à prendre le contre-pied : il érige la nation en une donnée naturelle, vivante et organique. 

La conception romantique de la nation décrit celle-ci comme une donnée naturelle plutôt que comme le produit d’un accord entre des individus, non pas au sens où elle serait d’ordre physique ou matériel : elle se définit au contraire par un esprit ou une âme. Elle est naturelle en tant que spirituelle. L’esprit d’une nation est naturel en ce sens qu’il façonne les individus qui la composent, et dès lors s’impose à eux à la manière d’une langue maternelle : comme un donné qui les précède et qu’ils doivent assumer.

La conception romantique de la nation considère celle-ci comme une réalité vivante plutôt que comme une construction artificielle, non pas au sens où elle serait d’ordre biologique mais dans la mesure où, de même que la vie sous sa modalité la plus haute, à savoir la vie humaine, elle est l’union d’une âme et d’un corps. Elle est une âme incarnée ou un corps animé en ce sens qu’elle se caractérise par un esprit indissociable d’une sensibilité. La sensibilité d’une nation est spirituelle en ce sens qu’elle est imprégnée d’une culture. Son esprit est sensible en ce sens qu’il est incarné dans des institutions, des habitudes, des caractères qui lui sont propres.

La conception romantique de la nation se représente celle-ci comme une communauté organique plutôt que comme une association d’individus, non pas au sens où elle serait d’ordre zoologique ou botanique mais en ce sens qu’elle forme un tout qui à la fois transcende ses parties – une langue, une musique, une littérature, un habitat, une peinture, une religion, des légendes, une constitution politique, des coutumes – et leur est immanent. La communauté nationale transcende ses parties car elle n’est pas leur simple somme, et elle leur est immanente dans la mesure où elle est présente en chacune d’elles.

L’opposition entre l’organicisme romantique et l’individualisme libéral est radicale car elle témoigne d’une opposition entre deux conceptions de l’humanité de l’homme. Dire que la nation est une association fondée sur la volonté de ses membres, repose sur un contrat, peut être l’objet d’un choix inconditionné, c’est concevoir que les membres d’une nation devenue démocratique lui appartiennent en raison de leur faculté humaine de choisir, en raison d’une volonté qui est libre en tant que volonté humaine ; bref leur humanité (leur liberté) est une condition de leur nationalité. En revanche, considérer la  nation comme une communauté naturelle, vivante, organique, c’est prétendre que ses membres sont humains (capable de vouloir, de penser, de comprendre) par leur appartenance à une nation – à une langue, une tradition, un esprit collectif, une sensibilité commune, en un mot une culture ; bref leur appartenance à une nation est considérée comme une condition de leur humanité. D’un côté une conception de l’homme comme humain (libre) en tant qu’homme, de l’autre une conception de l’homme comme humain en tant que membre d’une culture. L’organicisme romantique stigmatise la conception libérale et libérale en raison de son universalisme abstrait ; celle-ci dénonce le particularisme de la pensée romantique.

L’opposition de l’organicisme romantique à l’individualisme libéral est radicale, et cependant l’un et l’autre témoignent d’une profonde rupture avec l’Ancien Régime. Ils rompent radicalement avec la conception ancienne de la nation, avec l’idée de nation qui a dominé l’Ancien Régime, car ils se rejoignent l’un et l’autre dans leur commune exaltation de la souveraineté de la nation. Se forme en effet au cours de la révolution démocratique cette idée radicalement nouvelle : la nation a, en tant que telle, un droit à la souveraineté. En quel sens une souveraineté nationale ?

Dire que la nation est souveraine, c’est dire, dans la perspective libérale mais aussi dans la perspective organiciste du romantisme, que la nation forme un peuple. Et du même coup elle prend un sens nouveau. Mais la notion de peuple change elle aussi quand celui-ci est conçu comme souverain. Car le peuple devenu souverain par principe n’est plus le peuple d’autrefois Il désigne certes, comme dans la Cité démocratique ancienne, l’ensemble des citoyens, mais il comprend par principe tous les membres adultes de la nation. Il ne désigne plus une classe : il ne se confond ni avec la classe des dirigeants, comme le dêmos de la démocratie ancienne, ni avec la classe de ceux qui sont dirigés par les Grands, comme dans l’Ancien Régime. Il s’étend jusqu’aux frontières de la nation. 

Peuple et nation prennent un sens nouveau quand ils en viennent à se confondre, c’est-à-dire quand ils constituent une communauté conçue comme souveraine. Mais en s’incarnant dans une nation qui se confond avec un peuple, la souveraineté prend elle aussi un sens nouveau. En quel sens, et dans quelle mesure, une nation est-elle souveraine ? Commençons par rappeler brièvement le sens qui s’attachait à l’idée de nation et à celle de souveraineté politique quand l’idée de souveraineté nationale restait inconcevable, quand la nation ne formait pas un peuple de citoyens, quand le peuple ne comprenait que les « petits », ceux qui étaient sous la domination des « Grands ».

La formation d’une nation suppose deux conditions. D’une part un rassemblement de populations diverses, de groupes variés, d’ethnies autrefois séparées, qui se sentent aujourd’hui unies en raison d’un passé, d’événements, de souvenirs ressentis comme communs. D’autre part la constitution d’un pouvoir souverain dans les limites d’un territoire nettement délimité par des frontières.

La formation d’une nation suppose une fusion de populations autrefois distinctes. Ainsi n’y a-t-il pas nation là où un pouvoir politique souverain s’exerce sur des ethnies qui ne se sentent pas destinés à une vie commune. C’est la raison pour laquelle l’empire romain, l’empire de Charlemagne, l’empire ottoman, ne constituaient pas des nations en dépit du fait qu’une autorité souveraine y était reconnue sur l’ensemble du territoire. La formation d’une nation suppose une unification politique qui se conjugue avec une fusion des populations, une communauté politique qui se fait effectivement sentir comme communauté une à travers toutes ses composantes. En Europe occidentale, une fusion s’est opérée quand les « barbares » se sont convertis au Christianisme et oublièrent leurs origines ethniques ainsi que la langue qu’ils avaient autrefois parlée. Comme le soulignait Renan : « l’oubli, et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation »3.

Toutefois l’oubli des anciennes différences ethniques, la fusion des populations, la croyance en une histoire commune ne suffisent pas à former une nation. Celle-ci requiert en outre un type de souveraineté qui lui est propre. Elle implique une souveraineté limitée par principe à un territoire, d’une part, et, de l’autre, une souveraineté effectivement coercitive, c’est-à-dire qui est en mesure de se faire obéir sur l’ensemble du territoire national.   

La formation d’une nation est liée à la formation d’une autorité souveraine, mais non pas d’une autorité souveraine animée d’une prétention universelle, telles l’autorité du pape ou celle de l’empereur. Ni l’autorité souveraine du pape ni celle de l’empereur ne constitue une souveraineté destinée à s’exercer sur une nation, dans la mesure où ni l’une ni l’autre ne se conçoit comme limitée par principe à un territoire.

La formation d’une nation implique la constitution d’une souveraineté qui soit, par principe, territorialement limitée, mais qui soit aussi effectivement coercitive. Si le pouvoir central est faible, la communauté politique ne peut se confondre avec une communauté nationale car elle est alors fractionnée en une diversité de communautés qui ont chacune leurs autorités légitimes : communautés seigneuriales, villageoises, familiales, militaires, religieuses, professionnelles. Quand certains seigneurs battent monnaie, lèvent des impôts, entretiennent des armées, rendent la justice, ont leurs ambassades, le pouvoir central ne peut se faire sentir à travers toutes les parties de la communauté politique, qui dès lors ne peut être éprouvée comme nationale, ni du reste comme communauté. Le sentiment national suppose que les différents pouvoirs dispersés dans la société – les pouvoirs dits intermédiaires – acceptent leur subordination à une autorité souveraine, soient placés sous la dépendance directe du pouvoir central. Dans quelle mesure la souveraineté était-elle coercitive dans l’Ancien Régime, quand elle n’était pas un attribut de la nation mais d’un pouvoir exercé sur celle-ci ?

Dans la société étatique pré-moderne, chaque autorité reconnue comme légitime tire son fondement d’une source divine. Elle émane d’un Dieu, s’exerce au nom d’un Dieu et sous sa surveillance. Ce qui signifie que le pouvoir dit souverain, l’autorité politique la plus haute, ne peut prétendre à la pleine souveraineté : il est soumis par principe à un souverain céleste. Céder à l’ambition de devenir pleinement souverain engendrerait le risque de paraître tyrannique. Même à l’époque de la souveraineté dite absolue, le Roi est Roi de droit divin et non pas de droit humain. Non seulement le souverain terrestre est considéré comme un médiateur entre l’au-delà et l’ici-bas, un représentant d’un pouvoir surnaturel, un intermédiaire chargé de veiller au respect d’un ordre divin, d’une loi venue de plus haut, mais il est également tenu de respecter les autorités intermédiaires dans la mesure où elles émanent, elles aussi, d’une source divine. 

La nation émerge en Europe au cours du Moyen Âge sous la forme du royaume. La notion de royaume qui s’impose à la fin de la période médiévale implique en effet l’idée d’une souveraineté qui, par opposition à celle du pape ou de l’empereur, est par principe limitée à un territoire, et qui, selon une symbolique qui vient de l’Église chrétienne, s’incarne dans un individu, le monarque, qui est représenté comme s’il figurait la tête dont la nation est le corps4.

Comme tout pouvoir pré-moderne, celui du roi est censé émaner d’une source divine, il s’exerce au nom de Dieu et sous la surveillance de celui-ci. Dès l’aube de l’époque moderne, le pouvoir central est appelé à s’ériger en un pouvoir qui renforce sa souveraineté en raison d’un retrait de la présence divine hors du monde terrestre. L’idée du pouvoir politique souverain comme pouvoir médiateur entre l’au-delà et l’ici-bas continue d’être affirmée tout au long de l’Ancien Régime, cependant l’expérience du divin se transforme peu à peu en une expérience de l’invisible, de l’indicible, d’un au-delà radicalement au-delà. C’est dès lors au gouvernement et aux lois de déterminer ce qui est juste, même si on continue d’affirmer l’origine divine de la justice. La justice est écartelée entre son origine divine et sa détermination humaine. Ainsi Rousseau écrit-il : « Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni de lois »5. Le pouvoir humain est tenu de légiférer lui-même dans les domaines ou la volonté divine ne se fait plus entendre. Dès lors la souveraineté du souverain terrestre se renforce à mesure que le souverain céleste semble plus lointain, elle s’accroît jusqu’à se présenter comme « absolue » au cours de l’époque moderne, mais elle continue cependant de s’affirmer comme une émanation de la puissance divine, de s’exercer au nom de Dieu, et de se croire surveillée par l’autorité divine. La souveraineté se renforce à mesure que le divin se retire du monde, le Roi tend à se confondre avec la source divine elle-même, l’idée d’une souveraineté « absolue » et terrestre prend sens dès le XVIe siècle6, mais en se libérant de la tutelle divine la souveraineté s’affaiblit. N’apparaissant plus comme l’émanation d’une source divine, le pouvoir du Monarque se révèle arbitraire. Or un pouvoir généralement perçu comme arbitraire est condamné à s’effondrer.          

Quelques siècles après l’émergence de la nation sous la forme du royaume, où elle apparaît à ses membres comme le corps mystique dont le Roi figure la tête, la souveraineté du monarque terrestre s’effondre. Elle est transférée, semble-t-il, du Roi à la nation elle-même. Au principe dynastique se substitue en effet le principe de nationalité. De même que le Roi était dit souverain, c’est désormais la nation (le peuple) qui, sous l’effet de la révolution démocratique, est érigée en autorité souveraine. Est-ce à dire que la nation prenne la place préalablement occupée par le Roi ?

On pourrait penser qu’elle acquiert la souveraineté autrefois réservée au monarque, tout en étant délivrée de la tutelle divine. La nation démocratique est en effet souveraine et coupée de tout fondement divin. À vrai dire, quand la nation devient souveraine, la souveraineté qui lui est attribuée n’est pas celle qui était réservée au Monarque mais bien plutôt celle qui était autrefois reconnue au souverain céleste. C’est bien la place autrefois réservée à un Dieu que la nation (le peuple) vient occuper au lendemain de la Révolution française, et non la place du Monarque. Comme le Dieu d’autrefois, elle n’exerce aucun pouvoir directement. Comme le Dieu d’autrefois, elle est perçue comme la source d’où émanent tous les pouvoirs ; comme le Dieu d’autrefois elle s’impose comme l’instance au nom de laquelle tous les pouvoirs sont exercés ; comme le Dieu d’autrefois elle assure une fonction de surveillance de tous les pouvoirs. De même que ceux qui détenaient un pouvoir autrefois ne le possédaient pas mais l’exerçaient en tant que médiateurs entre un au-delà et l’ici-bas, en tant que représentants d’un souverain invisible, de même ceux qui sont investis d’un pouvoir au sein d’une nation devenue souveraine sont désormais les représentants d’une puissance abstraite, invisible, intouchable : la nation (le peuple).

Dans la hiérarchie régie par le principe dynastique, le pouvoir central, le Roi, était placé entre le souverain céleste et la nation. Quand la nationalité devient souveraine, le pouvoir central est placé entre la nation souveraine (le peuple) et la nation sur laquelle il s’exerce. Il est à nouveau un intermédiaire entre un au-delà, la nation souveraine (le peuple), qui n’exerce aucun pouvoir directement, et un en-deçà, la nation qui lui est soumise. Il s’exerce en se divisant selon ses trois fonctions (fonction législative, exécutive et judiciaire) mais la structure semble néanmoins inchangée : tous les pouvoirs émanent – s’exerce au nom et sous la surveillance – d’une instance à laquelle est attribuée une Volonté qu’ils sont tenus de respecter. La souveraineté des pouvoirs les plus hauts reste soumise à un souverain plus élevé, invisible, abstrait, insaisissable. Est-ce à dire qu’ils soient désormais soumis à une volonté qui, pour être collective, n’en est pas moins arbitraire ? Que le règne de l’arbitraire commence avec la démocratie moderne7.

L’individualisme libéral et l’organicisme romantique proclament l’un et l’autre le principe de la souveraineté de la nation. Cependant l’idée de la souveraineté nationale ne prend pas le même sens au sein de la pensée libérale et au sein du romantisme. D’après l’individualisme libéral, la souveraineté nationale signifie d’abord la souveraineté du peuple, tandis que d’après la conception romantique, la souveraineté du peuple signifie d’abord la souveraineté de la nation. Le libéralisme accorde la primauté au peuple conçu comme un ensemble de citoyens égaux, autonomes et indépendant les uns des autres. Le romantisme accorde la primauté à la nation entendue comme esprit collectif ou sensibilité commune, comme âme collective formée par un long passé. Est-ce à dire que la nation entendue comme peuple souverain, ou que le peuple entendu comme nation souveraine, soient conçus comme autorités arbitraires en tant qu’autorités suprêmes ?

Le libéralisme affirme certes le principe de la souveraineté du peuple, mais il n’érige cependant pas le peuple en une autorité absolument souveraine. En ce sens, en devenant souverain, le peuple ne prend pas la place autrefois occupée par un Dieu, même s’il est vrai qu’il est affirmé que tous les pouvoirs en émanent, s’exercent en son nom et sous sa surveillance. Car, on l’a vu, le libéralisme en appelle à une conception de l’homme comme humain (libre) en tant qu’homme. En tant que libre en tant qu’homme, tout homme a droit à la citoyenneté : c’est ce que proclame le principe du suffrage universel. Dès lors les élus du peuple ne sont pas seulement les représentants du peuple, mais aussi les représentants d’une idée de l’humanité. C’est en ce sens que le libéralisme voit dans les droits de l’homme une limitation de la souveraineté du peuple. C’est aussi sur le fondement d’une idée de l’homme, au nom de l’humanité et sous la surveillance de l’humanité que tous les pouvoirs s’exercent. 

Dans la mesure où le libéralisme est une pensée individualiste, n’est-il pas conduit à se faire de l’homme et des droits de l’homme une conception individualiste, et dès lors à promouvoir une politique qui ne vise que la satisfaction du plus grand nombre ? L’arbitraire du peuple n’est-il pas alors limité par celui des individus ?

Telle est en effet la critique romantique du libéralisme. L’arbitraire des individus ne peut être limité que s’ils se comprennent eux-mêmes comme humains non pas simplement en tant qu’hommes mais en tant que membres d’une culture. Cependant, dans la mesure où le romantisme se fait une conception naturaliste, vitaliste, organiciste de la culture, de l’esprit d’un peuple, n’est-il pas conduit à prôner une politique qui enferme les individus dans une tradition, des coutumes, des appartenances particulières, et dès lors à renier la faculté humaine de commencer, d’innover, de penser par soi-même ? L’arbitraire des individus n’est-il pas alors limité par celui d’une tradition ?

En concevant la nation comme la matrice de la citoyenneté, la conception démocratique, ou républicaine, n’est ni individualiste ni organiciste, ni libéral ni romantique. Car en tant que matrice de la citoyenneté, la nation, dans la perspective démocratique ou républicaine, est l’ouverture d’un espace commun et public. Non pas un espace où s’organiserait la conciliation des intérêts individuels ou communautaires, comme si la politique pouvait se réduire à l’art d’accorder, afin de les préserver en les limitant, des intérêts divergents, qu’ils soient individuels ou collectifs. La nation n’est pas un simplement un espace où doivent cohabiter des individus animés par des intérêts incompatibles, et des communautés qui doivent se tolérer, mais elle constitue plus profondément un espace commun et public comme condition de la discussion entre des opinions divergentes et ouvertes les unes aux autres. Or la nation ne peut devenir un espace commun et public que dans la mesure où elle est constituée de deux composantes indissociable : un passé commun et une volonté de vivre ensemble.

1  Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Presses Pocket, 1992, p. 54.

2  Id. p. 55.

3  Id. p. 41.

4  Cf. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, in Œuvres, Gallimard (Quarto), 2000.

5  Rousseau, Contrat social, Livre II, chapitre VI (De la Loi).

6  Bodin donne expression à cette idée nouvelle dans Les six livres de la République (1576).

7  Comme le soutient par exemple l’écrivain argentin Ảlvaro Mutis ; cf. mon étude « El sentido de los principios democráticos », Revista de Occidente, Julio-Agosto 2002, n° 254-255, pp. 152-167.  

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