Dans les dernières décennies du XIXe siècle, publicistes et romanciers antimodernes se retrouvent au procès de la Latinité. Certains se lancent dans l’exaltation d’une excellence contestée : les Latins, vaincus par la force et l’argent, resteraient supérieurs à leurs adversaires par l’Esprit ; d’autres conspuent une civilisation mourante. Leurs textes, bien que réactionnaires, se signalent par l’attention singulière qu’ils portent au futur, et la crainte oppressante de lendemains incertains. Le millénarisme, qui a exprimé dès ses origines la volonté de substituer à l’ordre des « forts » un système conforme aux aspirations des « faibles »1, connaît un regain après Sedan et la Commune, alors qu’une partie de la société française attend l’homme providentiel qui la sauvera. L’idéologie latine se développe alors sous la double forme du patriotisme et de l’impérialisme, séduisant tant les Républicains que leurs adversaires antidémocrates. Le discours d’orientation « nostalgique2 », où la déploration du déclin est la « condition de la survie et de l’existence historique3 », se mêle au propos messianique : « Une telle représentation de la diversité humaine, écrit Marc Crépon, suppose […] que l’histoire est un avènement, que quelque chose est à venir, qui fait encore défaut et qui doit sortir l’humanité de l’état dans lequel elle se trouve4 ». Les Latins seraient un peuple élu, une « race » supérieure, qui n’attendrait pour retrouver sa gloire passée que l’arrivée d’un messie.
Dans ses premiers textes, Gustave Le Bon mentionne assez peu les peuples latins modernes, mais suggère leur spécificité par l’opposition constante entre les Français et les Anglais, ou les populations du Nord et du Sud de l’Amérique. Le jacobinisme même n’est, pour le penseur contre-révolutionnaire, qu’un avatar du seul régime adapté aux Français, la monarchie : « Derrière toutes les révolutions des peuples latins, il reparaît toujours, cet obstiné régime, cet incurable besoin d’être gouverné, parce qu’il représente une sorte de synthèse des instincts de leur race5 ». Dans Psychologie des foules6 , les références aux « foules latines », aux « peuples latins », aux civilisations de l’» Europe de l’ouest » abondent. L’auteur compile les caractéristiques de ce peuple veule, en mal de meneur :
Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute, mais avec de grandes variations de degré. La différence entre une foule latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. […]. Les foules sont partout féminines, mais les plus féminines de toutes sont les foules latines7.
Après avoir posé le déclin de la civilisation latine, devenue société de masse, Le Bon exhorte au rassemblement d’une élite qui domine et prenne en charge la nation. Son « manuel », où le rêve de mise en tutelle révèle un mépris profond pour les Latins, tire profit des défauts qu’il énumère : le caractère irrationnel et impressionnable de la plèbe peut être habilement exploité par la classe dominante. Le penseur souligne le « besoin instinctif de tous les êtres en foule d’obéir à un meneur », avant de poser les « moyens d’action8 » d’un chef qui ne peut être qu’absolu.
Le Mystère des foules de Paul Adam peint avec la même précision que les écrits du psychosociologue la conversion du héros Édouard Dessling en dirigeant des masses. Ce texte, en partie autobiographique, relate le parcours d’un jeune socialiste ruiné, contraint pour se sauver de s’engager dans le populisme, alors qu’un reste de mysticisme le rattache à des idéaux plus élevés. À mesure qu’il s’investit dans le socialisme révisionniste prôné par le général Boulanger, Dessling se sent ravi par une puissance qui le dépasse, et devient une sorte de possédé prêt à investir le corps de la foule :
Dessling eût admis qu’il était auditeur. Un autre parlait en lui, une force. Le mot finissait par ne plus lui appartenir. Le verbe prenait des essors personnels ; et lui, l’orateur, ne jouait plus que le rôle passif d’un organe. C’était le phénomène fabuleux d’un dieu immiscé dans son cœur et brassant les autres âmes avec des sons propres à émouvoir. […]. De période en période, le mystère se compliqua. Il suivit le dédoublement de soi. Il sentit se prolonger l’influence de ses gestes. En tous les hommes il s’irradia. […]. Tous, il les enlaçait de ses fluides9.
Anxieux de la « révélation » qui va suivre, le public se laisse aller à « une sorte de passe hypnotisante », et « se livr[e] en toute inconscience au magnétisme du charlatan10 ». Mais la griserie est éphémère, et la probité du héros le pousse à déplorer la petitesse de la masse, qui se laisse séduire par des discours « appelant à la seule satisfaction de l’instinct11 », et cède à la révolte, à la calomnie et au meurtre. Un coreligionnaire honni, Cœsarès, attise la xénophobie du peuple et flatte son goût de la violence. Son patronyme - contraction de « César » et de « Barrès » - illustre à lui seul les ambitions d’un personnage voué au culte machiavélien de la Force. Par fictions interposées, Paul Adam et Maurice Barrès règlent leurs comptes, et enterrent leur amitié. Ami et disciple12 tout d’abord, Adam devient le « fac totum13 » de Barrès lorsque ce dernier se présente à la députation de Nancy. Il finit par poser sa propre candidature sous la bannière boulangiste, mais échoue en octobre 1889, alors que son peu scrupuleux compagnon est élu dans la circonscription voisine. Dessling, comme Adam en ce temps là, comprend que les choses de l’esprit sont étrangères aux humbles, dont la seule « valeur » est la lutte pour la vie, lorsqu’il assiste à l’échec du discours de son ami Jack Lyrisse – une conférence métaphysique - et au succès retentissant de celui de l’opportuniste.
Dans La Vertu suprême, quatorzième volume d’une extravagante « comédie humaine », La Décadence latine. Éthopée, Joséphin Péladan exprime la nécessaire soumission des masses abouliques au bon vouloir d’un meneur : « Le secret de la volonté se décompose ainsi : vocation ; orientation ; application ou expansion. Dès lors, l’appel à la volonté ne s’adresse plus qu’à l’exception ; la masse a son intérêt à obéir, à adhérer à la volonté de ses chefs et au sens commun14 ». Ce guide caractérisé par la suprématie de sa volonté, le « mage », est appelé à rejoindre une communauté d’élite que l’auteur désigne significativement sous les noms de « milice de l’idéal15 » et de « phalange ». Ainsi, lorsque le cercle des Rose-Croix - chevaliers mystiques occupés à la rénovation de l’idéal dans la société déclinante - discute de l’intronisation de nouvelles recrues, il se félicite du gain de « trois nouvelles volontés, trois belles épées verbales qui brilleront dans la phalange16 ». L’expression était utilisée dès 1894 par Le Bon dans un chapitre des Lois psychologiques consacré au « rôle des grands hommes dans l’histoire des peuples » supérieurs, les seuls à posséder selon lui une fraction d’élite : « La petite phalange d’hommes éminents qu’un peuple civilisé renferme et qu’il suffirait de supprimer à chaque génération pour abaisser considérablement le niveau intellectuel de ce peuple, constitue la véritable incarnation des pouvoirs d’une race17 ». Le terme réapparaît chez Paul Adam, « encyclopédiste » tardif persuadé que les Idées de l’élite font progresser les foules brutales. Dans un discours prononcé au banquet de la revue La Phalange, il rappelle ainsi leur rôle décisif dans la diffusion d’une Latinité bienfaisante : « Lorsque des poètes se rassemblent comme ce soir à une même table de communion, […] il convient de songer que cette élite est aussi le temple vivant d’une indubitable déesse dont les forces se répandent sur le monde, chaque fois que votre pensée s’exprime par vos poèmes, par vos essais, par vos discussions ». Le discours « humanitaire » d’Adam dissimule une idéologie de la soumission martiale, et le mot « phalange », récupéré des années plus tard par des franquistes s’inspirant de la Latinité mussolinienne, n’a pas la neutralité que le romancier feint de lui donner. Une « phalange militaire » doit ainsi permettre à la phalange intellectuelle de réaliser ses « plus chimériques espérances », soudard au service de cette aristocratie de l’esprit qui travaille au rayonnement d’une culture. Dans La Ville inconnue, roman colonial retraçant l’avancée des troupes françaises en Afrique, l’auteur énonce ainsi les fondements culturels, spirituels même, de combats qui s’apparentent à une reconquête de l’antique Carthage par les Latins. La force ne serait rien, en effet, sans l’Esprit de la Race : « C’est qu’avec [la cavalerie, qui vient en renfort], arrivait aussi la Force d’une idée plus importante que nos vies individuelles, une idée que nous sentions très ancienne et très future, à la fois, une idée vieille comme les races de la Méditerranée […] »18. Dans la tétralogie jacobine du Temps et la Vie comme dans sa production postérieure, Paul Adam se propose donc de mettre en scène la lutte qui oppose la force juste, guidée par l’Esprit, à la force brutale. Le miracle de « la force qui crée » passe par l’évocation de « la force qui tue », et, comme chez Péladan, l’homme supérieur est à la fois l’» exterminateur » et l’» enchanteur », « celui qui donne la mort, celui qui annonce la vie éternelle », « Nimroud » ou « Orphée19 ». Reprenant la terminologie aristotélicienne, Adam se laisse donc aller au rêve d’une « phalange intellectuelle qui pût, non moins que la phalange militaire, conduire au triomphe incomparable le Concept des Hellènes20 ». L’exploitation lexicale aboutit finalement à une perversion de la théorie fouriériste de l’harmonie, que le romancier mentionne dans un passage du Mystère des Foules. Dessling y envisage la possibilité d’une dictature qui serait une étape sur la voie de l’idéal :
Au cours [de ses] rêves sociaux, il se prescrivait souvent une dictature qui lui permît de réduire le monde en un immense phalanstère aux gamelles certaines et numérotées, - non que la misère d’un tel état ne lui parût évidente ; mais il la considérait comme une phase inévitable de la transformation vers des avenirs meilleurs. Que d’autres eussent, avec la force, l’amour asservi de la foule, c’était cela, sans doute, que jalousait l’ambition21.
Si les discours adamique et barrésien ne cachent pas leurs objectifs idéologiques, on pourrait croire que le propos de Péladan se constitue hors du politique. Péladan définit en effet l’» aristie » - la morale des individus supérieurs - , comme une pratique a-sociale, proche de l’égotisme, et donc apolitique : « Il y a dans le mot d’aristocratie un sens de puissance exercée et reconnue qui le rend impropre à signifier l’élite, lorsqu’elle n’a pas de consécration sociale ni d’existence politique. […] l’ariste […] s’individualise au point de ne plus faire partie du collectif social, sans cependant le menacer, ni disconvenir à la règle22 ». La question de l’action est bien posée dans l’Éthopée, mais toujours sous la forme de l’apostolat. Les discussions autour d’un possible mandarinat ne sont pourtant pas absentes du cycle. Péladan, qui n’apprécie les militaires que si, tels les chevaliers du XIIIe siècle, ils adjoignent à leur besogne les subtilités d’une quête mystique, se montre peu révérencieux envers Jules César, qu’il considère paradoxalement comme un antilatin, la Latinité commençant selon lui avec le christianisme23. L’Empereur des Romains incarne à ses yeux la cruauté barbare, « l’infamie militaire qui commence à Nimroud et aboutit à l’assassin du duc d’Enghien »24.
Le César, l’homme fort, est en quelque sorte le Barbare suprême, fascinant et craint. Pour le catholique libéral Lamé-Fleury, les races latines ne peuvent se satisfaire du modèle dictatorial, car il correspond aux structures mentales des Germains :
La race latine, puisqu’il faut indubitablement qu’elle se régénère, fera bien de ne pas s’inspirer des agissements d’une race dont l’idéal semble être de se personnifier dans un César, appuyé sur la nation armée ; qui se prosterne devant la Force, la guerre et les conquérants, providentiellement chargée de faire avancer l’humanité dans la voie du progrès ; qui oppose les peuples aux peuples et les époques aux époques ; qui perpétue ainsi les haines et les jalousies séculaires25.
Plusieurs textes insistent au contraire sur le penchant autocratique des Latins. L’idée latine surgirait des entrailles du césarisme, sous la plume de Michel Chevalier, propagandiste de Napoléon III. Le panlatinisme, illustré par les campagnes organisées en Amérique latine par l’Empereur ou ses positions dans l’Affaire romaine, visait ainsi à affermir une domination culturelle, mais également personnelle. Selon Renan, la masse des Français est trop stupide pour saisir l’excellence du principe dynastique, et la nation est condamnée, comme l’Europe tout entière, à subir « une série de dictatures instables, un césarisme de basse époque26 » :
La France est certainement monarchique ; mais l’hérédité repose sur des raisons politiques trop profondes pour qu’elle les comprenne. Ce qu’elle veut, c’est une monarchie sans la loi bien fixe, analogue à celle des Césars romains. La maison de Bourbon ne doit pas se prêter à ce désir de la nation ; elle manquerait à tous ses devoirs si elle consentait jamais à jouer les rôles de podestats, de stathouders, de présidents provisoires de républiques avortées27.
Gustave Le Bon méprise le caractère conservateur des Latins, qui n’entrevoient de salut que dans la centralisation monarchiste ou la tyrannie, et raille leur incapacité à « vivre sous des lois libérales également éloignées du despotisme et de l’anarchie28 ». Léon Bazalgette entrevoit quant à lui dans la romanisation des Barbares énergiques et le rejet de la Réforme les prémisses de la crise qui mène à la monarchie absolue, à la Terreur et au militarisme impérial. La Révolution ne parvient pas à rénover une France « prisonnière de ses héréditaires instincts29 » catholiques et romains : « On a supprimé Louis XVI, mais ce qu’on a oublié d’extirper c’est le besoin de n’être pas libre, le séculaire instinct d’obéissance30 ». Trois ans plus tard, il dresse dans Le Problème de l’Avenir latin un « programme » de délatinisation visant à empêcher la disparition des nations du Sud. Les propositions eugéniques de Vacher de Lapouge l’amènent à imaginer « une sorte de dictature de l’intelligence31 » ayant en charge la « recréation » physique et spirituelle de la race. Une telle organisation reviendrait certes à « offrir à un ancien morphinomane, guéri de la veille, une seringue à injection32 » ; mais l’autocratie est ce médicament au goût amer seul capable de guérir le malade. En France, en Espagne et en Italie, s’affermit la croyance que les Latins, qui n’ont pas su faire bon usage de la liberté, doivent s’en voir provisoirement privés. Le rétablissement d’une élite légitime et forte est impérieux ; le meneur doit représenter les intérêts nationaux, la tradition, contre les nouveaux chefs socialistes. Barrès n’est pas seul à être convaincu qu’un Boulanger, qui apaiserait les dissensions internes à la nation, pourrait sauver la France ; à travers le personnage de Sturel, qui représente ses illusions de jeune homme, il affirme « l’utilité passagère des hommes-drapeaux, […] la nécessité de reconnaître systématiquement et de créer, dans des périodes de désarroi moral du pays, un homme national…33 ». Les Déracinés prolonge la trilogie « latine » du Culte du Moi, puisque les jeunes Lorrains, ayant quitté une terre « salie » par l’ennemi germain, espèrent trouver à Paris l’énergie qui leur permettra de relever la France et de lui redonner son intégrité. Fuyant l’enseignement de Bouteiller, qui néglige Cicéron, Sénèque, Pascal et Bossuet au profit de Kant, Hegel et Fichte, les jeunes gens se réfugient dans le Quartier latin.
Le triomphe du Général La Revanche est souvent présenté comme une nécessité commandée par la nature même des Latins. Pourtant, Boulanger n’insiste pas, malgré son antigermanisme, sur son appartenance à la Latinité. Sa politique est même plutôt proche du modèle américain de « propagande » dénoncé par un idéaliste comme Péladan. S’appuyant sur la publicité, la diffusion à grande échelle et la production de produits dérivés à son image, le populiste adhère au modèle capitaliste qu’il prétend combattre. Son engouement va même plus loin : « L’expression ²République nationale², écrit Marc Angenot, calque une formule américaine ; rien de plus normal puisqu’on veut un régime présidentiel, tolérant sur le plan religieux, référendaire, calqué sur les États-Unis34 ». Le succès de Boulanger, héros médiocre, représente parfaitement cette victoire du « premier venu » stigmatisée par les écrivains fin-de-siècle ; pour Barrès, le grand homme est devenu le « Français-type35 ». Le populisme boulangiste se présente comme un anti-élitisme, luttant contre les exactions des classes dirigeantes. Il se situe à l’opposé de la savantocratie renanienne, fondée sur la raison et le savoir, reposant au contraire sur une autorité charismatique assise sur « la monstration, l’incarnation » plutôt que sur « l’argumentation36 ». Comment des lettrés comme Péladan, Barrès ou Paul Adam, qui défendent dans leur œuvre la suprématie de l’intellectuel et de l’artiste, en sont-ils arrivés à adopter le culte de la force ? Sans doute parce que, ainsi que l’écrit Michel Lacroix, la figure du meneur commande un mouvement irrépressible d’idéalisation, le chef étant « celui qui esthétise tout en étant constamment esthétisé37 ». L’élitisme antidémocratique, l’aristocratie de l’esprit, deviennent équivoques, alors même qu’ils échappent au politique. En asseyant la sélection sur des critères parfois irrationnels, comme le critère esthétique, ils se rapprochent du mode fasciste de discrimination, négligeant les voies révolutionnaires auxquelles ouvre également l’esthétisation. Le sentiment que le chef est un créateur - dieu ou artiste - mène les leaders fascistes à brosser leur « portrait en poète » ou en sculpteur38 ». Dans La Force39, Bernard Héricourt prétend en effet sculpter les silhouettes et les « caractères », façonner les soldats latins selon un idéal à la fois immémorial et narcissique. Il se livre au travail de corps aristocratiques qui ne soient pas décadents, mais éternellement jeunes, comme le corps populaire, tout en rêvant de « soumettre les [foules] à son prestige ». Le héros suit la métaphore aristotélicienne qui fait du chef une manière de statuaire imposant sa violence à une matière brute, le peuple, pour la mettre en ordre40.
Le mage péladanien, figure syncrétique, représente l’union des qualités nécessaires à la direction des esprits. Intellectuel et homme d’action, savant et prêtre, il incarne dans l’Éthopée l’idéal surhumain de complétude recherché par les Latins depuis le Moyen-Âge. Ainsi Péladan, - et dans la diégèse son personnage Mérodack - espèrent-ils fonder « un tiers ordre tout intellectuel de poètes, d’artistes et de savants », qui serait au service de la religion, telle « une armée du Verbe41 ». Le spectre du dictateur-poète grandit à l’horizon... Partant des écrits d’Émil Ludwig sur Mussolini42, Michel Lacroix rappelle le rôle de la parole dans le processus d’incarnation prophétique : « Le dictateur devient poète quand, par son Verbe, il donne sens et spiritualise le monde des affaires humaines » ; il « est l’homme du Sens, il dévoile l’essence véritable du monde43 ».
La Latinité fin-de-siècle, en se construisant son propre discours, aurait-elle péché par le verbe ? Prophète, césar, saint ou artiste, le meneur est en tout cas souvent un magicien de la parole, s’acharnant à prouver que la supériorité d’une civilisation ne se joue pas, contrairement aux apparences, sur le terrain du progrès économique et des avancées commerciales, mais bien dans la vaste sphère de l’Esprit. C’est par sa quête de figures tutélaires que l’idéologie latine est entrée dans l’Histoire et dans la mémoire collective. Qui se souvient, aujourd’hui, des mages de La Décadence latine ? Mais comment ignorer la célébration mussolinienne des héros de la romanité, et ses tristes phalanges ?
1 Voir Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle, avec une postface sur le XXe siècle, traduit de l’anglais par Simone Clémendot avec la collaboration de Michel Fuchs et Paul Rosenberg, Paris : Julliard, 1962 [Secker et Warburg, Londres, 1957], (Dossiers des « Lettres nouvelles »), 342 p.
2 Marc Crépon, Les Géographies de l’esprit. Enquête sur la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel, Paris : Payot, 1996, (Bibliothèque philosophique), 425 p., p. 24.
3 Ibid., p. 25.
4 Ibid., p. 28.
5 Gustave Le Bon, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (LP), 15e édition, Paris : Alcan, 1919 [1894], 200 p., p. 35.
6 Gustave Le Bon, Psychologie des foules (PF), 9e édition, Paris : Alcan, 1905 [1895], 192 p., p. 14.
7 PF, pp. 27-28.
8 Ibid., p. 74.
9 Paul Adam, Le Mystère des foules (MF), 2e édition, Paris : Ollendorff, 1895, 2 tomes, t. 2, pp. 11-12.
10 Ibid., t. 2, pp. 12-13.
11 Ibid., t. 1, p. 278.
12 Au sens où, comme le rappelle J. Ann Duncan, Maurice Barrès joue « un rôle de premier plan dans [l’] introduction [de Paul Adam] à la littérature et à l’occulte » (Les Romans de Paul Adam. Du symbolisme littéraire au symbolisme cabalistique, Berne : Peter Lang, 1977, (Publications Universitaires européennes), p. 16.
13 Ibid., p. 17.
14 Joséphin Péladan, La Vertu suprême (VS), in La Décadence latine. Éthopée, XIV, Genève : Slatkine reprints, 1979 [1900], VIII-469 p., p. 109.
15 Ibid., p. 354.
16 VS, p. 194.
17 LP, p. 167
18 Paul Adam, La Ville inconnue, (VI), 2e édition, Paris : Ollendorff, 1911, X-446 p., p. 319.
19 Joséphin Péladan, L’Initiation sentimentale, in La Décadence latine. Éthopée, III, Genève : Slatkine reprints, 1979 [1887], XVI-435 p., p. 18.
20 Paul Adam, Le Malaise du Monde latin, 2e édition, Paris : Chernovitz, 1910, 294 p., pp. 214-216.
21 MF, t. 1, p. 280.
22 VSU, pp. 365-366.
23 Joséphin Péladan, L’Androgyne, in La Décadence latine. Éthopée, VIII, Genève : Slatkine reprints, 1979 [1891], XLVII-330 p.
24 Ibid., pp. 50-51.
25 Le Correspondant, « La guerre et la révolution et les enseignements à en tirer », 25 juillet 1871, p. 250. Cité par Jean-Marc Bernardini, Le Darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie, Paris : CNRS éditions, 1997, 459 p., p. 127.
26 Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, 8e édition, Paris : Calmann-Lévy, s. d [1923], 339 p., p. 115.
27 Ibid., p. 73.
28 LP, p. 35 et p. 184.
29 Léon Bazalgette, À quoi tient l’infériorité française, Paris : Fischbacher, 1900, 304 p., p. 278.
30 Ibid., p. 234.
31 Léon Bazalgette, Le Problème de l’Avenir latin, Paris : Fischbacher, 1903, 256 p., p. 148.
32 Ibid., p. 200.
33 Maurice Barrès, Les Déracinés (DÉR), in Romans et Voyages, édition établie par Vital Rambaud, Paris : Robert Laffont, 1994, (Bouquins), t. 1, pp. 491-751, p. 658.
34 Marc Angenot, 1889 : Un état du discours social, Longueuil : Le Préambule, 1989, (L’univers des discours), 1167 p., p. 726.
35 DÉR, p. 661.
36 Michel Lacroix, De la beauté comme violence. L’esthétique du fascisme français, 1919-1939 (BV), Montréal : Les Presses de l’Université, 2004, 393 p., p. 73.
37 Ibid., p. 26 et p. 50.
38 Voir à ce sujet BV, pp. 60-65.
39 Paul Adam, La Force, Paris : Ollendorff, 1899, 610 p.
40 Voir à ce sujet Serge Moscovici, L’Âge des foules, Paris : Fayard, 1981, 503 p., p. 168.
41 VS, p. 293.
42 Émil Ludwig, Entretiens avec Mussolini, traduit de l’allemand par Henry Raymond, Paris : Albin Michel, 1932, 251 p.
43 BV, p. 62.