N°11 / Le caractère national Juillet 2007

Grande Nation ou petite patrie, quelle France ?

Le caractère français et l’identité nationale entre racinement et universalisme

Raphaël Dargent

Résumé

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Introduction : Déterrer le cadavre

A quoi reconnaît-on qu’on est français ? A quoi reconnaît-on qu’on n’est pas d’un autre peuple ? Comment, dès lors qu’on y parvient, est-il possible de définir l’identité de la France ? Posons-le d’entrée : il y a un lien évident entre le caractère et l’identité, entre les caractéristiques d’un peuple et les constituants d’une nation. Charles Péguy propose une méthode : il faut, selon lui, « regarder la France comme si on en était pas. » Selon la définition de Péguy, c’est donc l’étranger qui nous définirait le mieux. Soyons donc pour un temps ces étrangers. Facile à dire. Est-ce si aisé de faire abstraction de ce que justement nous sommes ? J’ai beau, avec Péguy, tenter de me convaincre que je ne suis pas français, j’ai beau essayer de m’abstraire de cette réalité, je ne puis complètement, intégralement, substantiellement me détacher de cette réalité : je suis français. Je précise : je suis français non pas seulement de nationalité, par la nationalité, parce que je suis né ici, sur ce sol, je suis français par constitution, par imprégnation, par transmission. Et j’allais dire, pour peu que nous ne vivions pas en France depuis une semaine, c’est notre lot commun, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore. C’est là notre irréductible réalité.

Au risque de contredire sur ce point Péguy, relevons donc ici ce défi de tenter de cerner le caractère français, et partant de définir l’identité de la France, alors que nous sommes, c’est ainsi, français. Il se peut que ce travail d’introspection se révèle fort utile en ces temps déprimés et de doute existentiel.

Chacun aura compris que j’évacue d’emblée la question : « le caractère national, mythe ou réalité ? » Oui, je crois qu’il existe bel et bien des caractères proprement nationaux, qui au-delà de caractéristiques physiques distinctes, se révèlent à un ensemble de dispositions morales, sociologiques et psychologiques particulières qui différencient les peuples. Il suffit de passer quelques temps en Italie, en Egypte, en Inde ou en Namibie pour mesurer ce qui distinguent les peuples italien, égyptien, indien ou namibien du peuple français. Il arrive parfois, à notre grande surprise, qu’en ces contrées, parmi ces peuples, on finisse par éprouver ce qu’on appelle assez joliment « le mal du pays ». Pendant la Seconde Guerre mondiale la philosophe Simone Weil écrivait dans son exil londonien que « la réalité de la France [était] devenue sensible aux Français par l’absence. » Il se peut que nous soyons à nouveau rendu aujourd’hui à ce point funeste d’une France absente qui nous obsède.  

J’ajoute que l’existence du caractère national, l’existence somme toute d’un peuple, est une nécessité démocratique. On peut être satisfait qu’en France, la citoyenneté soit encore liée à la nationalité. On a connu souvent des Empires autoritaires multinationaux ; a-t-on jamais vu de républiques démocratiques multinationales ? Le libéral John Stuart Mill ne manquait pas d’affirmer qu’ « il est presque impossible d’avoir des institutions libres dans un pays formé de différentes nationalités. » Permettez cette parenthèse : c’est bien parce qu’il n’existe pas un peuple européen unique qu’il est si difficile d’établir une démocratie européenne. Rousseau ne s’y trompa pas lorsqu’il rédigea son Projet de constitution pour la Corse : «  La première règle que nous ayons à suivre, c’est le caractère national : tout peuple a, ou doit avoir, un caractère national ; s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner. »

Ce n’est donc pas sur l’existence ou non du caractère national français et de l’identité française que portera mon intervention – existence que je considère comme réelle – mais sur les fondements de ce caractère et de cette identité, sur leurs caractéristiques essentielles et indépassables, et surtout, à l’heure de la mondialisation, non pas de leur survivance, mais de leur indispensable revivification.

Ainsi Alexandre Dorna n’a-t-il pas tort d’estimer utile désormais, eu égard à la marche actuel du monde, de « déterrer le cadavre » du caractère national, tout particulièrement pour la France. Mon propos consiste justement en ce travail d’exhumation.

Première partie : Les fondements du caractère national français

Quels sont les fondements du caractère français ?

Acquis et inné

Un mot d’abord sur le concept de race, pour mieux l’évacuer au profit de celui de caractère. On attache aujourd’hui au terme de race une définition exclusivement ethnique et in fine une connotation scandaleuse qui rend le mot insupportable à nos oreilles. Pourtant le Petit Larousse est clair : une race est aussi une « catégorie de personnes ayant des inclinations communes. » En son temps, pas si lointain, Paul Valéry utilisait innocemment le mot puisque le mot était encore innocent. Paul Valéry n’était évidemment pas « raciste ».  De même, lorsque, avant lui, l’historien Camille Jullian au XIXe siècle parlait de « race », il l’entendait comme un concept non pas ethnique mais psycho-sociologique, disons l’affirmation d’un tempérament commun, exactement d’un caractère. Gobineau et son inacceptable théorie d’une inégalité entre les races, et les crimes du XXe siècle, ont progressivement changé notre perception du mot. Aujourd’hui, son utilisation est jugée choquante ou au moins maladroite. Parlons donc de caractère national.

Mais lorsqu’on a dit cela, on a rien dit, car il ne suffit pas de remplacer le mot « race » par  l’expression « caractère national », pour évacuer en même temps l’ensemble des questions que sous-tendait le mot, questions qui restent entières.

Ce caractère national est-il acquis ou inné ? Est-il le résultat d’un apprentissage ou d’un héritage ? le fruit de la culture ou de la nature ? la conséquence du vécu ou de l’hérédité ? Pour résumer, ce caractère national, puisqu’il existe, est-il lié au sol ou au sang ?

Qu’il soit lié au sang me semble difficilement soutenable aujourd’hui. Pourtant si l’hérédité ne compte pas à elle seule, elle n’est certes pas quantité négligeable. Ainsi Jules Soury, professeur à la fin du XIXe siècle de psychologie physiologique à la Sorbonne, n’avait-il qu’en partie tort d’écrire lorsqu’il cherchait à définir l’hérédité psychologique que « le mort tient le vif ». Chacun peut observer, parfois avec désarroi, combien les années passant, il peut ressembler, non seulement dans les traits physiques, mais encore dans les attitudes corporelles, dans les manies, dans les dispositions mentales ou morales, à son père ou à sa mère. Croit-on que les choses soient différentes pour un peuple ? Qui peut dire que la composante proprement ethnique d’un peuple n’a rien à voir avec son caractère ?

Si on en croit Alain Peyrefitte, le général de Gaulle lui-même était sensible à cet élément. « C’est très bien, disait-il, qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. » Je ne suis pas sûr que si aujourd’hui un homme politique français tenait de tels propos, celui-ci échapperait à un procès pour incitation à la haine raciale; à vrai dire je suis même sûr du contraire. Croit-on que de Gaulle, après Paul Valéry, était raciste ? Je suis volontairement provocateur, mais comprenez-le : entre l’acquis et l’inné, le choix n’est pas si simple.

Diversité et harmonie

Par contre, que le caractère français soit lié au sol me semble incontestable. Avant d’être terre d’accueil, la France est terre. La France est ce pays dont on vante la très grande diversité. Diversité géographique et diversité des peuplements. Considérons, après les remarquables écrits de Vidal de la Blache, de Michelet, de Fernand Braudel, ce pays fait de mille pays, cette France composée comme disait Michelet de mille « petites Frances » et aussi cette nation-passage, située à la pointe du continent eurasiatique, et encore cette nation-creuset, foulée par de nombreux peuples, qu’elle fond comme fait le creuset du haut fourneau en un seul et même métal, c’est-à-dire en un seul et même peuple. Nul doute que cette disposition physique, cette configuration géographique de la France explique cette double caractéristique d’être à la fois un pays ouvert sur l’extérieur, un pays-monde, et un pays attaché à ses terroirs, un pays-terre. Le cadre français ne trompe pas : notre pays est à la fois un isthme, extrémité marine tournée vers le vaste monde et un hexagone, figure géométrique étonnamment régulière et ramassée sur elle-même. Le caractère national, comme conséquemment l’identité du pays, en est profondément influencé.

Il n’y a pas jusqu’à sa politique qui ne soit conditionnée par ce sol. « La politique d’un Etat, écrivait Napoléon, est dans sa géographie. » Cette conviction était aussi celle de De Gaulle qui, à son tour, en ouverture de Vers l’armée de métier, dresse un vaste tableau géographique du pays pour mieux montrer ce que cette configuration impose de contraintes à notre politique militaire.

Quant à la diversité de peuplement, elle remonte tellement loin dans le temps qu’elle est consubstantielle à la France. Pour faire un mot, on pourrait dire que le brassage génétique est notre seul code génétique. Il est passé, et de beaucoup, le temps où les historiens dissertaient jusqu’à n’en plus finir pour savoir quelle part de romanité ou de germanité constituait la « francité », si les Français étaient issus des Francs ou des Gallo-romains. Même si, évidemment, et j’y reviendrai, ces composants disons « identitaires » font partie aujourd’hui encore de notre être national. Concernant la diversité des apports de peuplement, il est évident que cette fusion a une conséquence forte sur la constitution, et sur la modification lente mais permanente, du caractère du peuple français.

Ce qui fera dire à Michelet que si « l’Angleterre est un Empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne » ; une personne, c’est-à-dire un composé, la réunion et l’amalgame de plusieurs éléments disparates et qui soudés ensemble, dans le creuset, font un tout unique bien que multiple, harmonieux bien que souvent contradictoire. J’ajoute, pour être complet : une personne dont l’identité et le caractère profonds sont fixés par sa physionomie mais qu’un peuplement sans cesse  renouvelé d’apports nouveaux modifie insensiblement.

J’admets que nous sommes là certes en plein déterminisme. Mais faut-il être né de rien ou de nulle part pour croire qu’on n’est absolument pas déterminé par le lieu de notre naissance et par nos ancêtres ?

La terre et l’histoire

L’influence du sol sur le caractère d’un peuple se vérifie certes partout mais en France il est essentiel. « Il n’est point de peuple, écrit Paul Valéry, qui ait des relations plus étroites avec le lieu du monde qu’il habite. On ne peut concevoir ce peuple français en faisant abstraction de son lieu, auquel il doit non seulement les caractères ordinaires d’adaptation que tous les peuples reçoivent à la longue des sites qu’ils habitent, mais encore ce que l’on pourrait nommer sa formule de constitution et sa loi de conservation comme entité nationale. » Précisons que le sol, ce n’est pas seulement cette superficie de terre qui court d’un bout à l’autre de la frontière, c’est encore le sous-sol, la terre qui féconde et la terre qui ensevelit.

La terre qui féconde d’abord. Ce n’est pas parce que le culte de la terre fut celui du régime de Vichy – on se souvient du célèbre « la terre, elle, ne ment pas » – qu’il faut ne pas voir combien la terre est un concept incontournable pour comprendre la France. Il faudrait être stupide pour appeler aujourd’hui à un quelconque retour à la terre, mais il faudrait être aveugle ou ignorant pour ne pas comprendre que cette donnée terrienne est constitutive de notre pays. La semeuse ou la terre labourée par la charrue ne furent pas figures réservées à l’iconographie vichyste ; elles furent permanentes dans celle de la République et le coq, emblème national, n’est-il pas le maître de la ferme ? La France n’est-elle pas aujourd’hui, en dépit de plus d’un siècle d’industrialisation, de mécanisation et d’exode rural, la deuxième puissance agricole du monde et la première d’Europe ? Certes, nous ne sommes plus  un pays de paysans mais que chacun d’entre nous remonte trois ou quatre générations en arrière et nous verrons combien seront peu nombreux ceux qui pourront dire qu’ils n’ont pas d’ascendants paysans. Croit-on que cette particularité, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs avec la même intensité, ne soit pour rien dans le caractère français et l’identité nationale ?

La terre qui ensevelit ensuite. Il n’est pas nécessaire de convoquer Maurice Barrès qui souhaitait « raciner les individus dans la terre et dans les morts » pour prendre conscience de cette réalité : nul autre pays au monde ne compte sous les pieds de ses habitants autant de morts. L’historien Pierre Chaunu estime que « 15 milliards de tombes ont enrichi notre sol ». 15 milliards, c’est-à-dire quasiment 250 morts pour un vivant !

Oui, dans l’imaginaire national, la France n’est pas tant la terre natale qu’un tumulus. C’est dire si le culte des ancêtres est essentiel dans sa formation. Aujourd’hui, en ces temps individualistes, ce culte est transmué en culte mémorielle, commémoratif ou muséographique, mais il témoigne toujours de ce rapport profond au passé, à l’histoire, aux racines.

La France est ce très vieux pays fait de tant de batailles, de tant de révolutions, de tant d’églises et de cimetières, ce pays où mille couches d’histoire se superposent et se sédimentent pour constituer un terreau composite qui non seulement attire chaque année par millions les visiteurs étrangers mais intrigue les Français eux-mêmes, pourtant sortis de cet humus.

La terre, constituant deux fois de notre identité, ne peut donc être évacuée. « Chez nous, écrit Michelet, l’homme et la terre se tiennent, et ils ne se quitteront pas ; il y a entre eux légitime mariage, à la vie, à la mort.» Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la passion des Français pour l’histoire, qu’elle soit familiale, locale ou nationale.

Entendons-nous bien : déterminisme n’est pas fatalisme. Dire qu’on est déterminé par  son hérédité, son lieu de naissance, le milieu social d’où l’on vient, la langue de sa mère,   n’implique nullement qu’on ne puisse pas changer, et même se démarquer de ses racines, jusqu’à tout renier. La vie individuelle est cette évolution, cette construction personnelle et indépendante. Il n’empêche qu’on peut se détacher tant qu’on veut de sa lignée, de son pays, de sa famille, de sa religion, on ne s’en détachera jamais totalement. On n’échappe pas à soi-même. Nos racines sont en nous.

Pastichant Renan ou Barrès, Jean Jaurès lui-même ne craignait pas d’écrire : «  Vous êtes attachés à ce sol par tout ce qui vous précède et par tout ce qui vous suit, parce ce qui vous créa et par ce que vous créez, par le passé et par l’avenir, par l’immobilité des tombes et le tremblement des berceaux. »

C’est ainsi, je crois, qu’on peut résumer d’une formule, après tout ce qui vient d’être dit sur l’hérédité, la géographie, le peuplement, l’histoire, que si le caractère français n’est certes pas fondé sur la race, il l’est incontestablement sur les racines. Citons à nouveau Barrès : « Il y a un type français, un type anglais, un allemand mais non une race. Les peuples sont les produits de l’histoire. »

Deuxième partie : Quels Français et quelle France ?

Mais quels sont donc les traits psychologiques proprement français ?

Nos ancêtres les Gaulois

Aujourd’hui la formule « Nos ancêtres les Gaulois », qui fut enseignée longtemps aux enfants des colonies, nous semble ridicule. Aucun petit Africain n’avait d’ancêtres gaulois. Mais lui en attribuer avait une fonction d’intégration à la communauté nationale. On peut juger aujourd’hui regrettable voire même condamnable cette période de la colonisation mais ce serait ce me semble une erreur de n’y voir que déculturation, mépris des cultures africaines et des véritables ancêtres, et point du tout, dans le cas français, volonté d’effacer les différences, c’est-à-dire d’éviter la ségrégation. Nos ancêtres les Gaulois, ce n’était pas seulement l’exaltation de racines communes, réelles ou fantasmées, c’était aussi – et c’est là le paradoxe et la dualité français dont nous reparlerons – l’édification symbolique d’une France universelle et des valeurs qu’elle portait ou prétendait porter. N’était sa fausseté, Nos ancêtres les Gaulois, c’était l’égalité imposée et le contraire du racisme. La République appliqua bien souvent la même déculturation à nombre de régions françaises lorsqu’elle leur imposa l’apprentissage du Français. Déculturer c’était aussi reculturer et au final unifier et uniformiser dans la France, par la France. Est-il préférable aujourd’hui d’enseigner aux jeunes français, quelles que soient par ailleurs leurs origines, « nos ancêtres les collabos », « nos ancêtres les esclavagistes », « nos ancêtres les tortionnaires » ? Est-ce ainsi qu’on fera une France unie et des Français conscients de l’être?

On peut en rire, mais au-delà de sa portée universalisante, Nos ancêtres les Gaulois, cela reste une ligne de force de notre caractère. Napoléon, qui connaissait les hommes, insistait sur la turbulence et l’inconséquence des Français. « Il est dans le caractère français, écrivait-il, d’exagérer, de se plaindre et de tout défigurer dès qu’on est mécontent. […] Notre légèreté, notre inconséquence nous viennent de loin, nous demeurerons toujours Gaulois. »  Plus tard, le général de Gaulle, regrettant nos divisions, soulignera lui aussi le côté gaulois de notre caractère. L’histoire de France témoigne en ce sens. Nous nous entredéchirons à échéance régulière, de guerres civiles en révolutions. Là où les changements se font ailleurs en Europe plus paisiblement, dans la durée, ou au prix de révoltes ponctuelles ou de violence plus mesurée, en France ils se font dans la crise la plus extrême, et de la façon la plus brutale qui soit, une crise qui engage et transforme durablement la nation. C’est comme si nous avions besoin de cette tension permanente des conflits entretenus pour nous sentir exister. Une France apaisée sent la mort. Les Français ne craignent rien tant que les mornes plaines historiques : le consensus les ennuie, ils ne comprennent pas le compromis, ils ne sont pas faits pour le juste milieu. La France, écrit de Gaulle, a été « créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. » La France –  c’est sa réalité « gauloise » – est toujours passionnée, portée à la violence, ouverte aux contraires et prête à se déchirer. Les débats politiques prennent chez nous un tour qu’ils n’ont pas ailleurs et nous sommes résolument indifférents au centrisme en politique.

Descartes et Rousseau

On aime à répéter aussi, pour en tirer gloire, que nous sommes le pays de la Raison, du rationalisme, de la raison raisonnante. Nous sommes, dit-on, le pays de Descartes. Nous raisonnons, nous dissertons, de préférence en trois parties, laissant bien peu de place à l’imagination créatrice que nous méprisons. Nos jardins sont ordonnés, inscrits dans un ordre géométrique, loin des courbes et de la folie des jardins britanniques ; peuple de penseurs et de moralistes, nous aimons le débat et la controverse. Nous sommes un pays de rhéteurs, de parleurs, certains diraient de beaux parleurs, tant il est vrai que nous avons le souci de la forme, de la belle phrase, du sens de la formule, du mot qui sonne juste. Selon Paul Valéry, ce « génie oratoire et rhéteur est un défaut et une puissance de notre caractère national. » Nous aimons nos mots au point parfois de nous écouter un peu trop, au point d’agacer le reste du monde. Et encore sommes-nous sceptiques et aisément critiques dans nos jugements sur l’ordre d’un monde qui déroge à notre culte de la forme. Méfiants par nature, réticents aux changements, mal disposés aux réformes, nous sommes un peuple de conservateurs.  

Pourtant, la Révolution française, issue des Lumières, a servi partout notre gloire et essaimé de par le monde, au point qu’on pût parlé longtemps d’un « modèle français ». Peut-être n’était-ce là que la prétention d’un peuple qui considérait qu’il avait fait sortir l’humanité des ténèbres, et refusait de voir aussi que ces Lumières n’étaient peut-être qu’une autre forme d’obscurcissement, ou plutôt d’aveuglement. Qu’importe : nous sommes, aujourd’hui encore, plus que jamais le pays de Rousseau, le pays de l’égalité, ou plutôt de l’égalitarisme, au point parfois de paraître à certains anglo-saxons comme une énigme, une sorte d’« Union soviétique qui a réussi », ou pire comme une anomalie aux yeux du monde qu’on appelle libéral avancé. C’est dans cet attachement atavique au principe d’égalité que réside surtout « l’exception française », l’égalité que nous plaçons aussi haut, et parfois plus haut, dans notre devise nationale, que la liberté. Car le peuple qui défend la liberté de penser, le peuple qui plus que d’autres est soucieux d’être « la nation aux mains libres », le peuple qui sait encore dire Non, est aussi celui qui aime servir l’égalité, s’en faire le héraut et l’instituteur. « Ainsi va la France, conclut Valéry, dans son ardent prosélytisme, dans son instinct sympathique de fécondation intellectuelle. »

De naissance un Croisé

«  Tout Français est de naissance un Croisé » écrivait Friedrich Sieburg dans son ouvrage Dieu est-il français ? Comment nier cette réalité ? Des Croisades, lors desquelles la France de Saint Louis était considérée comme le « royaume des royaumes », jusqu’à la colonisation conçue selon Jules Ferry pour « civiliser les races inférieures », en passant les Lumières qui éclairent le monde, l’universalité de la langue française louée par Rivarol, la politique des nationalités de Napoléon III, la France a toujours prétendu jouer un rôle universel, les Français se sont toujours voulu instituteurs de l’univers. De Gaulle parlait encore du message universel de la France, de son devoir mondial. Fille aînée de l’Eglise, puis patrie des Droits de l’Homme, la France parle au monde. « La France est un ordre de chevalerie » écrivait le nationaliste Léon Daudet, qui qualifiait ainsi le nationalisme français de libérateur et non d’oppresseur, définition pour le moins discutable. Le Français, homme d’univers : on touche là un trait majeur de l’identité française et du caractère français. Au XIXe siècle, l’historien Ernest Lavisse, lorsqu’il évoquait cette vocation universelle de la France, écrivait : « Rome s’était donné une vocation : conquérir le monde. L’Allemagne a cette vocation : revendiquer pour elle tout ce qui est germanique, exalter le germanisme, développer dans l’univers la puissance germanique. Quelle est la nôtre ? Il n’y a pas de doute que nous avons la charge de représenter la cause de l’humanité. » Victor Hugo est plus lyrique lorsqu’en 1867, en pleine Exposition Universelle de Paris, il écrit: « Ô France, adieu !  tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité ! Adieu, Peuple ! Salut, Homme ! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde. »

Ainsi le Français a-t-il tendance à se considérer français par choix et homme par nature. C’est vrai aujourd’hui encore  où l’Europe le fait moins vibrer que le monde. Dans une lettre à Friedrich Sieburg, son éditeur, Bernard Grasset, écrivait en 1930 : « Un Français ne peut se dire européen sans mentir au génie de sa race. Un Français se sent d’abord un Français, et puis, il se sent un homme. Il arriva même aux plus grands d’entre nous d’attacher moins d’importance à leur qualité de Français qu’à leur qualité d’hommes ; mais aucun de nous ne saurait concevoir qu’il y eût une qualité intermédiaire entre sa qualité de Français et sa qualité d’homme. » Il est dans le caractère français d’avoir volontiers l’esprit chevaleresque, l’esprit mousquetaire, pas seulement celui de Godefroy de Bouillon ou de d’Artagnan, qui consiste en un courage et un panache, mais aussi celui des causes difficiles, parfois des causes perdues ou inutiles. « Oui, mais c’est encore plus beau lorsque c’est inutile » : cette réplique de Cyrano de Bergerac résume assez bien cet esprit français, aux antipodes par exemple de l’utilitarisme ou du matérialisme anglo-saxons. Ce trait de caractère ne va pas sans agacer les autres peuples. En témoigne ce jugement de l’écrivain Jorge Semprun qui critique « cette manie qu’ont tant de Français de croire que leur pays est la seconde patrie de tout le monde » ou celui du philosophe Pascal Bruckner qui reproche aux Français « de se surestimer, de se croire le sel de la terre ».

Apparaît ainsi le portrait d’un Français volontiers frondeur et pourtant cartésien, conservateur dans l’âme mais souvent en révolte, soucieux de la forme autant que du fond, jaloux de sa liberté comme attaché viscéralement à l’égalité, considérant sa nation comme première mais voulant le bien de l’humanité. C’est là le portrait d’un individualiste égalitaire, fruit d’une identité nationale complexe et apparemment contradictoire, à la fois petite Patrie et Grande Nation, curieux mélange aujourd’hui malmené du fait de la mondialisation/ américanisation du monde.

Troisième partie : L’identité française à l’épreuve de la mondialisation

En effet, que reste-t-il du caractère français et de l’identité nationale à l’heure du Grand-Tout mondial ?

Les petites Frances

Le philosophe Alain Finkielkraut apporte un juste constat lorsqu’il fait remarquer que, dans le jeu de la mondialisation, ce mégamixer mondial comme l’appelle l’écrivain François Taillandier, «  il n’y a plus que de petites nations et de fragiles héritages ». Ainsi, nous somme-t-il de faire nôtre ce que Simone Weil dans L’enracinement appelle « le patriotisme de la compassion », ce patriotisme de l’absence. Le déracinement ramène tôt ou tard au racinement. Oui, il faut redécouvrir la France comme petite patrie, et l’aimer comme telle. Redécouvrir la France comme petite patrie, c’est évidemment défendre sa culture, et d’abord considérer qu’elle en a une particulière, qui comprend l’ensemble de ses cultures régionales, ce sur quoi insiste Jules Michelet lorsqu’il rend honneur aux petites Frances pour mieux rappeler au patriotisme de la grande : « Cette grande patrie, la France. Et cela, non pas seulement à cause de tant de choses glorieuses qu’elle a faites, mais surtout parce qu’en elle nous trouvons à la fois le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l’initiation à l’amour universel. Ce dernier trait est si fort en la France, que souvent elle s’en est oubliée. Il nous faut aujourd’hui la rappeler à elle-même, la prier d’aimer toutes les nations moins que soi. »

Une politique de la grandeur

Subsister au niveleur de la mondialisation/américanisation du monde, c’est aussi se donner les moyens d’exister par soi-même sur la scène mondiale, et d’abord être à même d’apporter au monde sa voix propre, ce que de Gaulle appelait « la voix de la France ». Quelle peut être cette voix, sinon celle de la grandeur, celle qu’appelait de Gaulle lorsqu’il écrivait au début des Mémoires de Guerre : «  A mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur » ? Mais quelle grandeur, me direz-vous, nos moyens étant ce qu’ils sont aujourd’hui ? Et bien, la grandeur d’âme, la générosité et l’honneur faits politiques. Ecoutons de Gaulle encore : « Nous, nous sommes ce pays-là, c’est conforme au génie de la France. Nous n’en sommes plus à la domination et à vouloir l’établir, mais nous sommes le peuple fait pour établir, pour aider la coopération internationale. C’est ça, notre ambition nationale aujourd’hui et, faute de celle-là, nous n’en aurions aucune, mais il nous en faut une et celle-là nous l’avons, elle est pour le bien de l’homme, elle est pour l’avenir de l’humanité, il n’y a que la France qui puisse jouer ce jeu-là et il n’y a que la France qui le joue. » Si elle le veut, et le décide, la France sera grande demain, comme elle le fut hier, non pas par sa superficie, ni par son hégémonie politique ou militaire mais par son message, celui de la paix, de l’humanisme, des droits-de-l’homme, un message qui vantera tout ensemble la liberté des nations, la diversité culturelle et l’équilibre des puissances.

Janus ou la France

Ressort de notre exposé cette particularité double de la France, qui telle Janus, présente deux visages, celle d’être une nation terrienne, racinée, attachée à son sol, façonnée par une histoire deux fois millénaires, et celle d’une nation pourrait-on dire « céleste », idéelle – « la certaine idée de la France » disait de Gaulle – soucieuse d’embrasser l’universel et de servir l’humaine condition. A l’heure de la mondialisation, l’identité nationale est partout en question, nul peuple n’échappe au questionnement sur son identité, nul caractère national n’échappe aux pressions externes, au risque de voir progresser un peu partout dans le monde, le repli identitaire ou les revendications nationalistes. La France non seulement n’échappe pas au phénomène mais elle en est même tout particulièrement victime. Pourquoi ? Tout simplement, parce que soumise à l’élargissement du monde, elle hésite entre ses deux visages – la France racinée et la France universelle –, au point d’abandonner les deux, et que, ni pays-terre, ni pays-monde, elle ne sait plus aujourd’hui qui elle est. Reniant ses propres valeurs culturelles, en même temps qu’elle se prive des moyens politiques, diplomatiques, économiques, linguistiques de rayonner, ignorant ses traditions tout en laissant la civilisation et le modèle américains prendre sa place, cédant, sous prétexte de mondialisation, sur son exceptionnalité pour se normaliser, la France risque de n’être plus une voix pour personne, ni pour le monde qui ne l’écoute plus, ni pour son peuple qui ne la comprend plus. Bernard-Henri Lévy reproche à la France d’être trop racinée, Alain Finkielkraut d’être trop universaliste. Les deux, me semble-t-il, ont tort : la France souffre de n’être ni l’un ni l’autre, ni assez racinée, ni assez universaliste. Les Français doivent redécouvrir cette schizophrénie, c’est-à-dire leurs racines et leur parole au monde,  sous peine de mourir d’amnésie, s’ignorant deux fois.

Conclusion : Patriotisme et cosmopolitisme

Au sommet du mont Auxois, sur le site fortement présumé de la bataille d’Alésia, a été édifié sous le Second Empire – grande signification –  une statue de Vercingétorix. Sur son socle  est gravée la citation suivante, attribuée au chef gaulois:«  La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’Univers. » Tout est présent dans cette citation, les deux piliers de notre identité : l’unité et la cohésion nationales d’une part, c’est-à-dire l’hexagone, la France-terre, la petite Patrie, et la dimension résolument universelle d’autre part, c’est-à-dire l’isthme, la France-monde, la Grande nation. Petite et grande tout à la fois, ce sont bien les deux dimensions nécessaires à la France. Petite pour défendre notre exception, grande pour diffuser notre modèle. Il n’y a que Valéry Giscard d’Estaing et ses successeurs pour croire que la France peut longtemps se permettre d’être une puissance moyenne.

Renouer avec le patriotisme et le cosmopolitisme, voilà un ambitieux programme pour notre pays, un programme fidèle au caractère de notre peuple. Un programme que n’aurait pas renié Ernest Renan, lui qui affirmait : «  On aura beau dire, le monde sans la France sera aussi défectueux qu’il le serait si la France était le monde entier ; un plat de sel n’est rien, mais un plat sans sel est bien fade. »

Maurice Barrès, Le 2 novembre en Lorraine, éditions Pierre Bordas et fils, 1991.

Fernand Braudel, L’Identité de la France, Flammarion, 1990.

Pierre Chaunu, La France. Histoire de la sensibilité des Français à la France, Robert Laffont, 1982.

Alain Finkielkraut, L’Ingratitude, Conversation sur notre temps, Gallimard, 1999.

Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, 1954.

Ernest Lavisse

Jules Michelet, Le Peuple, Champs Flammarion, 1974.

Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, éditions Complexe, 1990.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, éditions Pierre Bordas et fils, 1991.

Paul Valéry, Images de la France, in Regards sur le monde actuel et autres essais, Gallimard, 1945.

Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949.

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Le caractère national allemand fondement identitaire français

Marie Ducet-Huillard

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N°12 / 2008

Ils veulent défaire la France. La vérité sur le non-dit du programme

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