N°13 / Le charisme du chef Juillet 2008

La déstalinisation, processus de démythification du chef : un contre-exemple du totalitarisme ?

Jacques Le Bourgeois

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Après avoir traité du culte du chef à travers l’image de Staline, il nous apparaît intéressant de porter notre regard sur un phénomène spécifique à la propagande soviétique, la déstalinisation, laquelle fait figure d’antithèse. La propagande politique soviétique présente cette caractéristique paradoxale de renier les idoles qu’elle avait au préalable édifiées. Le phénomène n’est pas unique, mais il prend ici une forme paroxysmique. Il est en effet remarquable qu’un système, après avoir porté au pinacle l’un de ses leaders charismatiques, au point de développer un véritable culte voué à sa personne, soit parvenu à le remettre en cause, reconnaissant une forme de « déviationnisme », sans renier la doctrine fondamentale. Selon Annah Arendt, l’une des caractéristiques d’un régime totalitaire est l’instauration d’un rituel fondé sur le culte du chef1. Or l’histoire de la propagande soviétique, en remettant en cause le culte de la personnalité, nous offre un contre-exemple. Ce phénomène, selon nous, soulève deux questions de fond. L’une méthodologique : Comment le processus a t-il pu se développer ? Et quels en ont été les effets ? L’autre davantage philosophique : Le culte du chef demeure t-il une caractéristique fondamentale d’un régime totalitaire ? Les éléments de réponse à la première se trouvent dans les méthodes de la propagande soviétique pour gommer les effets néfastes d’une tendance poussée à son paroxysme. Ce processus va générer une situation psychologique difficile, voire dramatique, conduisant à la remise en cause non seulement du personnage, mais aussi de ceux qui lui vouaient une foi a priori indéfectible. D’ailleurs si les raisons de l’effondrement du système sont nombreuses, nous estimons que la remise en cause idéologique, dont la déstalinisation, en fut une majeure. En quelque sorte, la propagande s’automutile dans le redoutable pari de renier celui qui a contribué à la construction d’un système qu’elle doit promouvoir. La réponse à la seconde est plus ambiguë. Si l’hypothèse d’Annah Arendt était juste, il serait donc permis de penser que l’URSS d’après la déstalinisation ne serait plus un régime totalitaire. Or les témoignages laissés par l’Histoire nous incitent à penser que si, effectivement, après la mort de Staline, nous assistons à l’ébauche d’une ligne politique nouvelle, et si les mesures imposées par le régime ne présentent plus le caractère brutal de l’époque stalinienne, rien ne nous permet de qualifier l’URSS de la Guerre froide d’état non-totalitaire. Cependant le régime a changé, il n’est plus le monolithe longtemps décrit comme tel. Nous avançons l’idée que la déstalinisation n’est pas un contre exemple du système totalitaire, mais une réponse d’autodéfense à l’une de ses perversions, et qu’elle fut imposée par les menaces d’écartèlement entre l’évolution inexorable d’une société et les tentatives monopolistiques d’une pensée idéologique qui se sclérose. Poussant le raisonnement plus loin, nous observons que le culte du chef, sans aucun doute caractéristique d’un régime autoritaire, répond également à une aspiration humaine dans des circonstances données.

Nous allons donc nous intéresser au processus qui a conduit à la déstalinisation afin de découvrir à travers les mesures politiques combattant le culte de la personnalité ainsi qu’à travers les affiches ou en l’absence de celles-ci, son évolution et son aboutissement tant sur le plan politique que dans sa perception dans l’opinion. Nous constatons ainsi que le processus n’eut pas, sur le plan formel, la soudaineté qu’on lui attribue le plus souvent, mais qu’il fut le fait d’un enchaînement de mesures et de comportements quelquefois contradictoires dont le dénouement n’interviendra réellement qu’à la fin de la Perestroïka par l’effondrement de tout l’ensemble, comme si, pour justifier le propos d’Annah Arendt, le culte du chef était réellement la clé de voûte d’un régime totalitaire. Nous allons découvrir un processus complexe lié à la nature irrationnelle de l’enracinement du mythe stalinien, notamment en raison de la perception d’images idéelles2, ainsi qu’à des causes fondamentalement politiques et humaines où la psychologie joue une rôle essentiel. Mais tout en nous interrogeant sur ce phénomène et sur la justesse de cette affirmation, nous observerons qu’entre temps, l’URSS avait effectivement bien changé et qu’un fossé était en train de se creuser entre la volonté des idéologues, amplifiée par les propagandistes, et la réalité d’une mentalité en cours d’évolution. Nous verrons dans un premier temps les circonstances historiques qui ont permis et marqué le processus formel de la déstalinisation, dans un second les méthodes utilisées par les propagandistes, dans un troisième, les effets observés tant en URSS qu’à l’étranger. Enfin, nous poserons les termes du débat sur la place du culte du chef dans un système totalitaire à l’éclairage de ce « contre-exemple » et son développement possible en dehors de ce champ politique spécifique.

Les étapes du processus formel de déstalinisation

Le processus de remise en cause du culte de la personnalité va intervenir très tôt, mais il se fera en plusieurs étapes. Précédé par une sorte de flottement très compréhensible, il débute par une réorientation politique puis se prolonge par ce que les historiens ont appelé la déstalinisation. Son aboutissement n’interviendra de façon formelle qu’au cours de la Perestroïka.

Si l’on a pour habitude de situer le début du processus de déstalinisation au cours de la nuit du 24 au 25 février 1956, lors de la lecture du rapport dit « secret » par Nikita Khrouchtchev, en clôture du XXème congrès du PCUS, force est de reconnaître que les mesures prises par les membres du Soviet Suprême, dès les premières semaines qui ont suivi le décès de Staline, en contre-disant les décisions de celui-ci, sont déjà des atteintes caractérisées à son autorité et sont les prémices du processus officialisé en 1956. En effet trois décisions sont prises successivement et donnent la mesure de la rupture du style et de la politique avec ce qui se pratiquait sous le régime de Staline.

Le 9 mars 1953, les funérailles grandioses du « petit père des peuples » se terminaient à peine dans une bousculade gigantesque que, le 27 mars suivant, le Soviet Suprême décrétait une amnistie qui, par son ampleur, allait surprendre l’ensemble des Soviétiques. Elle permettait la libération anticipée de plus d’un million de détenus, soit 40% de la population du Goulag3.

Quinze jours plus tard, le 4 avril, la « Pravda » révélait que le prétendu complot des « blouses blanches » n’était qu’une mystification et que l’on avait extorqué les aveux des « médecins assassins » sous la torture. Ce communiqué émanait du MVD, c’est-à-dire du service qui, dirigé par Béria, était pourtant responsable de ce montage. Ces deux mesures vont provoquer stupeur et incompréhension. En effet, une vague d’antisémitisme, sentiment par ailleurs rémanent, s’était ouvertement développée lors des révélations de l’existence d’un complot de médecins. Et la population venait de vivre une inquiétude d’autant plus forte que la propagande, au même moment, avait fait croire à l’imminence de la guerre4 au point de susciter l’idée de la réédition de la grande Terreur de 1937 à 19385 Un peu plus tard, Béria se fit encore plus libéral en proposant des réformes au sein même des républiques soviétiques où reviennent en force les langues nationales, déclarant notamment les « droits égaux » des peuples. Il ira jusqu’à appuyer des réformes en RDA qui seront d’ailleurs à l’origine de la révolte ouvrière à Berlin-Est le 16 juin 19536 Ces annonces vont souffler un véritable vent de libéralisme à peine affecté par l’annonce de l’arrestation de Béria, présenté comme l’instigateur des crimes commis à l’époque de Staline.

Cette idée de changement prend une forme plus concrète encore, au cours de l’été 1953, avec les choix budgétaires votés en août7. La décision de mettre l’accent sur la production des biens de consommation répond aux attentes de la population, mais contredit la politique antérieure axée sur la priorité donnée à la production industrielle et à la Défense au détriment du bien-être de chacun. L’espoir ainsi redonné se nourrit de cette atmosphère particulière où la violence policière semble appartenir au passé.

Ces trois mesures importantes vont susciter un mouvement d’enthousiasme et de confiance dans la libéralisation du régime. Mais dénonçant les décisions prises du temps de Staline, elles soulignaient ses excès et du même coup portaient atteinte à son autorité qui appartenait maintenant au passé.

Toutefois, l’image de Staline n’était pas affectée, ni encore occultée. Car comme le dit Nicolas Werth, « Les nouveaux dirigeants soviétiques étaient tous conscients que la mort de Staline privait le camp socialiste d’un chef charismatique et risquait d’ouvrir une grave crise de succession8 Le culte de sa personne, s’il n’a pas la même omniprésence propagandiste, s’est mué en un culte rendu de façon collective au groupe des pères fondateurs dont Staline fait toujours partie.

Le véritable bouleversement intervient cette fameuse nuit du 24 au 25 février 1956, lorsque Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du PCUS, s’attaque à la personnalité du dirigeant disparu. Il dénonce le « culte de la personnalité » dont le leader défunt avait été l’instigateur. Il l’accuse d’être à l’origine des millions de déportations et de morts dans les camps. Enfin, il lui reproche son impéritie et son manque de clairvoyance pendant le début de la guerre. Il fait de lui le responsable des échecs initiaux. Non seulement il s’attaque à la « légitimité usurpée » de l’homme politique en révélant le testament de Lénine, mais il remet en cause les qualités du stratège militaire que la victoire avait sublimées. En l’espace de quelques heures, le nouveau secrétaire général du Parti porte gravement atteinte au mythe de son prédécesseur. Le dieu « vivant » est ramené au rang de simple mortel, criminel de surcroît. Les effets de l’annonce furent stupéfiants. Après un silence impressionnant, les délégués l’accueillirent pourtant « sous des applaudissements tumultueux et prolongés ». La nouvelle fut d’abord réservée aux seuls responsables, mais Khrouchtchev ordonna de la diffuser. Elle fit rapidement le tour du monde, par des circuits non encore totalement élucidés, suscitant incrédulité, stupeur, désarroi, dénégations parfois violentes, applaudissements ou attaques selon l’auditoire touché. Mais l’annonce ayant été faite par le secrétaire général du PCUS, elle n’en eut que plus de poids9 Elle ne pouvait pas être officiellement remise en cause, même si elle devait porter atteinte à la crédibilité de tous ceux qui avaient été les acolytes ou les subordonnés de Staline, dont Khrouchtchev et tous les membres du Politburo faisaient d’ailleurs partie.

Il était clair que ces mesures devaient être contrôlées, l’enjeu était de taille. Le scepticisme et la crainte des conséquences d’un tel déballage expliquent pourquoi la mise en œuvre de la déstalinisation ne fut pas à la hauteur de l’annonce. L’influence des partisans du conservatisme fut telle que l’on modéra rapidement le processus enclenché Le 30 juin 1956, le Comité Central adopte une résolution par laquelle Staline est qualifié de « grand théoricien et organisateur ». On reconnaît la grandeur de ses mérites. Concrètement parlant, les portraits officiels de Staline furent décrochés, mais les monuments dédiés à sa gloire ne furent pas touchés10 Sa dépouille restait encore dans le Mausolée. L’image virtuelle de Staline était plus affectée que ne l’était son image réelle. Si l’on ne touchait pas encore aux portraits de Staline et à la nature des symboles qui le rappelaient, on s’attaquait pourtant à l’image idéelle de ce qu’il représentait, ce qui était somme toute aussi grave, si ce n’est plus, mais qui va déboucher sur une situation où dominera le non-dit, engendrant des prises de position farouches et passionnées.

La « deuxième mort » de Staline intervient lors du XXIIème Congrès, du 17 au 31 octobre 1961. Au cours d’un débat sur sa responsabilité dans les crimes commis, plusieurs délégués proposèrent de sortir le corps du Mausolée. La décision fut votée sur-le-champ à main levée le 30 octobre. Quelques jours plus tard, on sortait la momie du Mausolée, les pieds devant, « pour éviter que son esprit ne vienne hanter les vivants », et on l’enterra derrière le Mausolée où Lénine dorénavant seul faisait figure d’unique dirigeant officiellement immortalisé. Quant à Stalingrad, haut lieu de la victoire, elle était débaptisée et devenait Volgograd. En outre, dès le XXème congrès de 1956, il avait été décidé de revenir aux principes fondateurs et aux thèses léninistes. Encore une fois, on s’efforce de légitimer la nouvelle politique en lui donnant l’onction sur les fonds baptismaux de l’idéologie. On gomme une page d’Histoire, comme on l’avait déjà fait à l’époque romaine, lorsque le nom de Geta, assassiné sur l’ordre de son frère, Caracalla, fut rayé des monuments qui lui étaient consacrés. On peut remarquer, à cet égard, l’importance du visuel et de l’irrationnel dans ce processus, phénomènes sur lesquels nous reviendrons ultérieurement.

C’est avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985, après la mort de Tchernenko, qu’est définitivement mené à son terme le processus de déstalinisation.

La première mesure, la « Glasnost », qui littéralement signifie « transparence » a un effet immédiat. Elle ouvre la voie à la liberté d’expression de tous les courants jugés non conformistes et que le régime de Brejnev et de ses successeurs avait contraints à ne s’exprimer que dans la clandestinité ou à l’étranger. Elle entraîne, en particulier à partir de 1988, l’émergence d’organismes de communication et d’édition indépendants du pouvoir. La propagande officielle, quant à elle, voit son champ d’action se réduire et sa thématique se cantonner à des sujets politiques et de l’ordre du quotidien. Elle n’a plus le monopole du pouvoir d’influence. Sabine Dullin explique ainsi d’une part le changement d’appellation de l’organisme officiel chargé de l’édition des affiches11, d’autre part la diminution drastique de ses publications12.Néanmoins la part prise par les nouvelles maisons d’édition demeure limitée. Leur influence tient davantage à leur caractère satirique, à l’humour décapant, qu’au nombre d’affiches produites. Mais c’est de ces organismes indépendants qu’émane véritablement le processus de dénaturation, puis de destruction systématique des mythes, à laquelle, il faut le souligner, ne s’opposera pas le régime, mais qu’au contraire il entérinera en renonçant officiellement aux principes fondamentaux du communisme. Car tout le paradoxe est là. La propagande demeure, mais elle n’est plus qu’une coquille vide et le pouvoir, tout en donnant l’impression de s’accrocher aux thèses fondamentales, ferme les yeux sur le démantèlement de ses fondations.

Ce contexte va permettre également aux victimes du système stalinien de s’exprimer au grand jour. Même s’il convient de remarquer que Gorbatchev attendit 1988 pour libérer Sakharov, figure emblématique de la dissidence, il permit le lancement d’un processus de réhabilitation des victimes du stalinisme en autorisant la mise sur pied d’une commission ad hoc, dirigée par Yakovlev, et en favorisant la constitution de la fondation Mémorial qui va procéder au recensement et au soutien de celles-là.

Ces ultimes mesures, sans doute prises afin de mieux contrôler le processus et rester en cohérence avec les nouveaux principes de gouvernance, marquent véritablement un tournant. Elles parachèvent la déstalinisation que l’on a coutume de limiter aux années qui suivent le rapport de Khrouchtchev. Elles vont avoir un effet rédhibitoire sur l’image perçue, puisque l’image offerte n’est plus unique, mais plurielle, contradictoire et caricaturale. Nous allons assister à une dépréciation accélérée de l’image idéelle du personnage qui s’appuyait sur la représentation de ces mythes qu’il incarnait, jusqu’à son reniement, lequel conduira en l’espace de trois ans à la remise en cause de l’ensemble du dogme

Les techniques de propagande utilisées dans le processus de déstalinisation.

Comme nous nous intéressons à l’image, c’est principalement aux affiches et aux différentes représentations picturales de Staline, que nous nous référerons. Toutefois, nous étendrons notre recherche à d’autres modes d’action utilisés par les propagandistes dans le cadre de la déstalinisation. Il convient de souligner que l’effort allait être énorme, révélant du même coup la complexité du problème posé et l’enracinement du mythe stalinien dans les mentalités. Cette juxtaposition du visuel et du didactique est une caractéristique de la propagande soviétique, laquelle dissocie, nous nous permettons de le rappeler, l’AGIT-PROP représenté par l’affiche, de la propagande représentée ici dans l’action didactique, laquelle peut être orale et/ou écrite.

De l’image fugace à l’image occultée.

S’agissant du traitement de l’image, la caractéristique générale serait de dire que celle du leader disparu allait sombrer dans l’oubli. Si ce fut bien la volonté des propagandistes, le processus allait prendre une forme beaucoup plus évolutive. Nous remarquons que dans les deux années qui suivent la mort de Staline, son image ne disparaît pas, même si elle se fait plus fugace.

Quelques jours après les funérailles, la Pravda publie une photo représentant Malenkov, dauphin présumé de Staline, accompagné de Staline et de Mao13. Il s’agit d’un photomontage réalisé à partir d’une photo officielle prise le 14 février 1950, à l’occasion de la signature d’un accord sino-soviétique. Tous les personnages sont gommés sauf les trois personnages cités. Cette photo est là pour confirmer l’autorité de Malenkov, mais on ne peut que s’étonner du besoin des autorités soviétiques de faire appel au parrainage de Mao, comme si Staline mort, celui-là devenait le modèle de référence. Le besoin d’un leader charismatique paraît si fort que l’on recherche d’autres supports iconographiques pour asseoir l’autorité du nouveau régime et légitimer la ligne idéologique suivie.

Une autre caractéristique est la survivance de l’image de Staline en filigrane. L’affiche14 de Kadjalov parue début 1955 à l’occasion du plenum du PCUS comporte, dans les plis du drapeau, les portraits des quatre pères de la doctrine, dont Staline. Celui-ci, contrairement aux autres représentations observées durant son vivant, a rejoint le groupe des pères fondateurs du régime sans s’en démarquer. Son visage conserve la même orientation que les autres, alors que les propagandistes avaient coutume de le mettre en valeur. Non seulement il continue d’être représenté, mais, chose essentielle, il fait partie du fondement idéologique. Cette situation va de pair avec le maintien d’un culte monumental indéniable. Rien qu’à Stalingrad, il existait en 1956 quinze monuments dédiés à sa personne, mais aucun à Lénine. Son image réelle et sa mémoire sont entretenues de façon très officielle. Nous n’observons donc pas de dématérialisation de l’image à ce stade, si ce n’est que son apparition de façon fugace. Il et vraisemblable que les propagandistes avaient peur d’affecter le mythe dont ils avaient développé la force d’attraction et qui demeurait ancré dans les mentalités. La raison est avant tout politique, mais aussi sociologique. Si l’on opère une réorientation politique dans une direction moins dictatoriale, on ne touche pas au fondement idéologique. Nous nous situons alors seulement dix années après la fin de la guerre et l’aura de Staline dans les mentalités demeure forte.

Le véritable changement intervient après la lecture du rapport de Khrouchtchev. Ce n’est qu’à partir du début de l’année 1956 que l’image de Staline disparaît véritablement des affiches de propagande. Elle cède la place à d’autres portraits emblématiques. Mais remarquons encore que les monuments dédiés à sa personne restent, même si l’on assiste à une véritable dématérialisation de son image. Nous pouvons parler de substitution de celle-ci ou de transfert, au sens psychologique du terme.

Nous voyons resurgir celle de Lénine. Celle-ci n’avait jamais complètement disparu du paysage, mais force est de constater qu’elle avait été supplantée depuis le début des années Trente par l’image de Staline. Lénine, conformément aux décisions du XXème congrès, allait devenir l’unique référence à laquelle il était permis de vouer un culte. Son image modernisée, parfois rajeunie, va être la seule, avec celle de Marx, à faire l’objet d’une production redoublée dont les sommets seront atteints en 1970, lors du centième anniversaire de sa naissance. Nous ne pouvons pas parler à ce stade de substitution, mais de renaissance, de restauration. En revanche, il est intéressant d’analyser les raisons de celle-ci. Lénine est véritablement le père de la Révolution et ses écrits constituent l’essence même de la pensée idéologique. Un repli sur des positions originelles, fondamentales, est la réaction normale, à moins de faire une nouvelle révolution, d’un groupe en proie à des états d’âme. Ce qui, pour les successeurs de Staline, autant soucieux de préserver le système que de se protéger, était le cas. Lénine est là pour rassurer, pour indiquer que le chemin suivi est bien le même. Son image légitimise la nouvelle ligne politique en lui donnant l’onction idéologique fondamentale. On remarquera cependant que, hormis l’image de Staline, rien de ce qu’il a fait, sur le plan doctrinal notamment, n’est remis en cause15.

En revanche, la substitution est évidente dans cette affiche représentant un ouvrier à la barre de l’industrie soviétique, faite par Briskin en 1976. Si nous la rapprochons de celle parue en 1934, représentant Staline en grand timonier de l’union soviétique, la ressemblance est frappante. Il s’agit ici de démontrer que le pouvoir a été rendu au peuple, personnifié sous les traits de cet ouvrier. Le graphisme est moderne, le visage a certes changé, mais la symbolique demeure la même et la signification inchangée. En fait cette affiche restitue le principe annoncé lors du dernier plenum, le pouvoir appartient au peuple. Toutefois, en dépit de la référence au léninisme, le retour de l’image du commandant de navire qui avait été la représentation exclusive de Staline n’est pas anodin. Nous sommes en 1976 et cette affiche paraît à l’occasion du 25ème congrès du Parti. Le régime reconnaît de sérieux problèmes économiques et sociaux. La tentative d’une réhabilitation de Staline a échoué, mais elle sous-entend la persistance forte de sa mémoire et le besoin de cohésion pour affronter les problèmes. A travers l’image du commandant de navire, c’est celle de Staline que le lecteur peut imaginer, comme si ce jeune ouvrier avait succédé au « père », pérennisant ainsi sa mémoire.

A cette substitution qui révèle un vide, une autre forme sera utilisée pour compenser l’absence d’une représentation de leader. La substitution du peuple héroïque au leader charismatique. Nous allons découvrir, tout au long des années de Guerre froide, des affiches représentant des héros anonymes, soldats, ouvriers, ouvrières ou kolkhoziennes, devenus emblématiques. Elles illustrent la restauration du pouvoir rendu au peuple, mais entretiennent surtout le mythe du peuple héroïque. Celui qui s’est libéré de la tutelle du capitalisme par la Révolution, celui qui a repoussé l’occupant allemand et vaincu le nazisme au cours de la Seconde Guerre mondiale. Nous pouvons parler d’un nouveau culte, celui du héros anonyme en lieu et place du culte du chef.

Ce culte de l’anonymat soviétique n’est pourtant pas représentatif de ce qui se passe au sommet de l’Etat. On peut en effet être frappé par la résurgence du culte de la personnalité. En effet, si le régime produit à deux reprises un gouvernement dit de « troïka », car composé de trois responsables, vont néanmoins émerger de ces équipes des personnages plus charismatiques que d’autres. Ce sera le cas de Khrouchtchev, puis de Brejnev. Le premier va véritablement s’imposer de 1956 à 1964, le second de 1970 à 1982. Les deux ont vu leurs images occuper les espaces propagandistes au point que d’aucuns parleront de tentatives de restauration de culte de la personnalité. Assertion discutable par ailleurs, même si dans le cas de Brejnev, particulièrement porté sur les honneurs voués à sa personne, nous pouvons avancer l’hypothèse d’une telle velléité. Nous observerons en effet très peu d’affiches de Khrouchtchev (quatre à notre connaissance), mais davantage de Brejnev (près d’une dizaine) et toutes magnifiant ses traits ou mettant en valeur son action, quelquefois même dans le cadre d’une idéologisation outrancière16. Cette résurgence cependant brève démontre le problème posé aux propagandistes par l’absence d’une représentation picturale d’un leader en activité. Soit il reflète l’expression d’un besoin populaire, soit la difficulté des politiques de susciter une cohésion, de mobiliser au travers d’une représentation anonyme ou abstraite.

Parallèlement à l’image du héros anonyme, les propagandistes vont faire appel à celle du héros reconnu, mais dénué de toute connotation politique. Ils vont utiliser les images des astronautes et des sportifs. Nous observerons cependant que si ces images ne comportent pas de message politique, elles sont toutes marquées idéologiquement. L’image de Gagarine, premier homme dans l’espace, va véritablement faire le tour du monde prônant un discours où transpire de manière subliminale l’idéologie soviétique. Celle des sportifs est là pour démontrer la santé du peuple soviétique et, au travers de la puissance de l’athlète, celle du régime. Ces images, à défaut d’être des représentations de chefs, sont en quelque sorte des compensations à l’absence d’une image de leader. Parce que ces héros sont connus, leurs images sont clairement identifiées, reconnues et « parlent » au public. Ils font réellement figure de modèles, de référence.

A ce deuxième stade, nous observons réellement une dématérialisation de l’image concrète de Staline et le remplacement de celle-ci par d’autres. La technique des propagandistes consiste à modifier l’enveloppe du mythe, sans affecter sa signification. Elle s’inscrit parfaitement dans la perspective pavlovienne, voire behavioriste, qui consiste à influer sur les comportements de l’individu en agissant sur ses perceptions sensorielles, en affectant son psyché et en modifiant l’environnement. Ces nouveaux mythes que la propagande tente de développer font alors figures de mythes compensatoires, suscités pour combler le vide créé par la disparition de l’image stalinienne, mythes vers lesquels s’opérerait un transfert au sens psychologique du terme. Cette approche matérialiste de la psychologie humaine était alors fondamentale dans son application propagandiste soviétique. On remarquera qu’à la même époque, la publicité commerciale occidentale usait des mêmes stratagèmes17. Ce n’est qu’au début des années 80 qu’une nouvelle orientation est donnée aux techniques propagandistes en URSS, par la prise en compte de la notion de l’individu issu de la masse et la reconnaissance de l’inconscient18. Mais ces nouvelles techniques ne verront leur application qu’au cours des années de la Perestroïka, au moment même où le principe de Glasnost va révolutionner l’ensemble du panorama politique et social.

Nous observerons encore que lorsque la liberté d’expression sera rendue grâce à la Glasnost, lorsque les attaques porteront clairement contre Staline, à partir de 1988, ce n’est pas la propagande officielle qui s’en chargera. Ce seront les agences indépendantes qui publieront les affiches les plus sacrilèges portant ouvertement et définitivement atteinte à l’image du leader disparu.

Ainsi, pour ce qui est de l’image de Staline, le processus officiel de déstalinisation s’est contenté davantage d’occulter celle-ci plus qu’il ne l’a défigurée. Toutefois, d’autres actions, notamment d’explication, vont être développées, révélant ainsi l’ambiguïté et la difficulté du procès intenté contre celui qui avait dirigé l’URSS pendant près d’un quart de siècle.

Les tentatives d’explication.

Au lendemain de la lecture du rapport dit secret de Khrouchtchev, une série de campagnes d’explication va être lancée tout au long de l’année 1956. Elles reposent sur la formation et l’envoi dans les districts de propagandistes et de conférenciers chargés de faire valoir la nouvelle ligne politique. L’importance des moyens employés est un clair révélateur des difficultés du régime pour convaincre. On remarquera, de surcroît, que la thématique va peu à peu glisser du domaine idéologique vers l’économique.

De février à mars 1956 sont organisés dans toute l’URSS des cours d’agitateurs dans le seul but de convaincre la population. Les OBKOMS vont d’ailleurs saisir cette occasion pour demander des fonds supplémentaires dont certains seront, de toute évidence, exagérés. Tous les organismes ayant traditionnellement une action en matière de propagande vont être sollicités.

Dans un document daté du 14 avril 195619, intitulé « Quels sont les freins à l’application des résolutions du XXème congrès et comment résoudre ces obstacles », il est fait état des difficultés créées par les révélations de N.K. Le rédacteur dresse un bilan du travail fait en amont pour trouver des solutions, mais aussi pour aborder le thème sous une approche « plus démocratique ». Il relate en particulier, une série de dénonciations du phénomène du culte de la personnalité qui dépassait la personne même de Staline et qui se rencontrait d’une manière quasi généralisée à différents échelons de la hiérarchie notamment provinciale. On remarque ainsi que le rédacteur attire l’attention des responsables sur le risque de déstabilisation de l’ensemble du système en remettant en cause l’autorité des petits potentats locaux. Ceux-ci n’auront de cesse de retrouver leur tranquillité sous la période brejnévienne.

Un bilan daté du 15 mai 1956 retrouvé dans la pièce 17 186 du fonds du RGANI énonce les chiffres suivants : 20 000 conférenciers sont intervenus à Stalingrad et dans la région, 35 000 à Leningrad, 17 000 à Rostov et 15 000 dans le Tatarstan. Le rapporteur souligne que l’action sur Stalingrad fut d’autant plus délicate que le renom de Staline y était vivace. La présence de nombreux monuments dédiés à sa gloire en est un signe manifeste. Il est clair que les attaques portées par Khrouchtchev contre les mérites militaires de Staline, dans ce qui avait été le théâtre d’une bataille devenue mythique, avaient difficilement convaincu.

Début juin 1956, le département d’AGIT/PROP convoque 2200 personnels ayant une responsabilité en matière de propagande afin de dresser un bilan et donner de nouvelles orientations20. Celles-ci sont récapitulées dans le document 23 563 du 27 juin 1956. Il s’agit de revenir aux sources idéologiques originelles. Seul le culte rendu à Lénine est reconnu. On observe par ailleurs un glissement du débat vers le domaine économique. Le terrain idéologique paraît si délicat, au vu des comptes-rendus des secrétaires que la campagne va s’orienter vers le soutien de la nouvelle politique économique prônée par Khrouchtchev. Les questions fusent de toute part, avec une liberté qui stupéfie21.

Pour la seule année 1956, la société des Sciences, dans une lettre datée du 22 juin 1956 et signée de Silantiev, adjoint au président de l’association pour la défense des connaissances politiques et scientifiques, avance l’objectif de 2 millions de conférences et la distribution de 42 millions de brochures sur le même sujet, alors que son bilan de 1955 parle de 1 600 000 conférences qui auraient touché 128 millions d’individus. Les cérémonies d’anniversaire de l’année 1957, le centenaire de Plekhanov et les 40 ans de la révolution d’Octobre, seront l’occasion de renforcer l’action propagandiste. Une mise à jour des textes de Lénine sera alors entreprise. Cette action est à vocation interne et externe.

Tout au long de l’année 1958, un sondage mensuel est organisé par le département de l’AGIT/PROP sous la forme d’un bilan des questions posées par les lecteurs aux rédactions de journaux. Sont cités la Pravda, les Isvestia, Troud et la Komsomolskaïa Pravda. La majorité des questions portent sur la thématique économique. Toutes sont favorables au choix politique du moment. Rien n’apparaît sur le choix idéologique22.

Une autre campagne sera organisée courant 1960 sur le thème de « La liquidation du culte de la personnalité », en préparation du XXII ème congrès du Parti : Cela fera partie du plan de propagande daté du 9 janvier 196023. Cette campagne va toucher 10 régions. Elle fait suite au travail d’une commission de 20 personnes parmi lesquelles, Illiatchev, Satiokov, Adjoubeï, Andropov, Roudakov et Polikarpov. Ce groupe va travailler pendant 45 jours afin d’établir les directives de propagande. Mais on remarquera que le passage sur la réaction attendue de tout membre du Parti face à une quelconque attitude de culte de la personnalité est rayé. La notion de culte et son inadéquation à l’esprit communiste demeure quelque chose d’assez laconique : Le passage aux mesures concrètes n’est pas encore d’actualité. On perçoit nettement les difficultés et les atermoiements du régime à ce sujet24.

Sous le régime de Brejnev, notamment dès 1965, à l’occasion de la commémoration du 20 ème anniversaire de la victoire sur l’Allemagne, un courant militaire, majoritaire, va tenter d’obtenir la réhabilitation de la mémoire de Staline. Mais une opposition provenant en particulier d’intellectuels et de scientifiques va s’y opposer. On observera néanmoins à cette occasion l’édition d’affiches dont le slogan sera « Rien ni personne ne sera oublié », sous-entendant ainsi que la mémoire des héros de la guerre, tous les héros dont bien sûr Staline, sera honorée. L’image de Staline est absente, mais sa mémoire demeure entretenue.

Les images sacrilèges de la Perestroïka

Les premières années de la Perestroïka voient la relance d’une campagne de reviviscence du mythe léninien. L’image de Lénine revient systématiquement dans la thématique. Elle s’inscrit dans la tendance que nous avions observée au début des années 70, c’est-à-dire l’image d’un dirigeant très humain et moderne. Les messages sont caractérisés par des rappels récurrents aux principes fondateurs, révélant le souci du régime de donner une légitimité à sa nouvelle politique25. Nous observons là encore le remplacement d’un mythe par un autre, celui de Staline mis à l’index par celui de Lénine, référence originelle et indiscutable.

La seconde caractéristique des affiches de la Perestroïka et, certainement la plus flagrante, est leur caractère sacrilège. Jusque-là, à l’exception d’affiches éditées sous le manteau par la dissidence26, les images du leader n’avaient jamais été publiquement dénaturées.La liberté d’expression retrouvée, les limites imposées à la censure et l’espace laissé à une publication privée vont permettre aux artistes, en particulier les non-conformistes, d’exprimer leur opinion et leur esthétique. Ils vont le faire avec une violence inouie tout en utilisant les techniques classiques de la propagande officielle. Celle-ci n’interviendra jamais sur ce terrain. Néanmoins certains artistes, appartenant aux cercles officiels, vont y participer. Les premières affiches antistaliniennes apparaissent dès 1988.

La plus significative de ce point de vue est l’œuvre de Vaganov, intitulée « Collectivisation 1929». Elle représente une illusion d’optique articulée autour du portrait de Staline et de la faucille. En fixant la faucille du regard, on remarque son tranchant fortement ébréché, ce qui est en soi une dénaturation grave de la symbolique officielle. Si, selon une seconde perspective, nous fixons la partie claire, nous reconnaissons le portrait de Staline dont le profil se détache clairement dans la dentelure de la faucille. L’ensemble est de couleur sombre tirant sur le brun, restituant le caractère obscur de la période stalinienne. Des traînées rouges sur la faucille rappellent des traces sanguinolentes qui se reflètent sur le visage de Staline soulignant sa responsabilité dans les crimes de la collectivisation de 1929. L’image est bien sûr sacrilège. La technique est classique. Le symbole normalement sacré, la faucille, est présenté comme arme du crime et le portrait de son instigateur, Staline, apparaît en filigrane. Bien que faite par un organisme indépendant, sa publication ne fut pas interdite, preuve de l’aval du régime. Quant à Vaganov, il appartient à l’Union des artistes et fait partie des affichistes officiels. Si cette attaque s’inscrit dans le processus de déstalinisation, elle est l’une des premières véritables atteintes ouvertes à l’image de l’ancien dirigeant.

Une seconde affiche de Vaganov paraît l’année suivante. Elle représente le portrait de Staline en surimpression sur une carte de l’URSS. La tonalité rouge sombre du montage photographique donne un air diabolique, satanique au personnage. L’image pourrait à la fois faire penser à une toile d’araignée ou à la silhouette d’un vampire, deux impressions faites pour susciter le dégoût, la peur. Les techniques jusque-là utilisées pour dépeindre l’ennemi et toucher la sensibilité du lecteur sont ici rassemblées. L’idole n’est pas seulement renversée, elle est diabolisée.

D’autres paraîtront toutes autant sacrilèges, notamment celle représentant Staline en une gigantesque tour aux multiples fenêtres, celles d’une prison, image que l’on voulait représenter de son régime27. On s’attaque par la même occasion à la doctrine comme cette affiche intitulée « Le stalinisme ». Elle représente un portrait symbolique d’où sont absents les yeux, le nez et la bouche, mais très reconnaissable, comme une sorte de masque dont le port serait à proscrire. Car le slogan le plus courant à ce moment est « Plus jamais ça ! ». Staline démystifié, l’image de Lénine n’échappera pas longtemps aux attaques. Elle aussi subira les mêmes outrages, avec l’assentiment silencieux du régime, donnant ainsi aux images davantage de poids. La disgrâce de Staline affectait l’image de Lénine. Ainsi Celui-ci allait être représenté portant dans ses bras un bambin difforme où l’on reconnaissait le visage de Staline. La filiation tant recherchée par la propagande dans un souci de légitimation se retournait contre elle. La monstruosité devenait évidente. Non seulement les idoles étaient reniées, mais aussi tout ce qui s’y rapportait, tout ce qu’elles représentaient. Le phénomène conduisait inéluctablement à une remise en cause de l’ensemble du système et de la doctrine.

Un reniement douloureux et inachevé.

Le culte de Staline avait suscité une telle dévotion et une telle passion que la déstalinisation eut des effets terriblement contrastés, déstabilisant ou radicalisant les mentalités. Il renforça les convictions des uns pour les porter à des extrêmes à la limite de l’irrationnel ou les annihila chez d’autres au terme d’un processus de remise en cause vécu généralement douloureusement par la population et surtout par les militants et ceux qui avaient cru en lui et en ce qu’il représentait. En effet détruire son culte revenait à renier une cause, une croyance, tout une partie d’un vécu, tout un pan d’Histoire. D’ailleurs, l’actualité nous permet de penser que son culte n’est pas mort. S’il est réduit à une minorité d’inconditionnels, sa survivance nous démontre la force de son impact dans les consciences. En fait, c’est bien plus l’idée que l’on se faisait de ce qu’il représentait plus que ce qu’il était réellement qui importait. C’est ce qui nous permet de penser que dans le culte du chef, c’est davantage l’image idéelle avec son cortège de mythes et la représentation que l’on s’en fait qui importe, que le rituel dont on l’entoure.

Avant d’aller plus loin dans l’examen de l’interprétation de ce processus, il nous apparaît indispensable de nous pencher sur le climat politique qui allait caractériser toutes ces années afin de tenter de cerner l’état d’esprit dans lequel se trouvait la population. Au moment où Staline meurt, l’ambiance générale est celle de l’incertitude du lendemain et la crainte d’une nouvelle guerre. Nous sommes alors à un stade paroxysmique de la Guerre froide. Le conflit en Corée est ouvert depuis 1950 et la perspective d’une généralisation débouchant sur un conflit nucléaire n’est pas écartée. La propagande, tant soviétique qu’occidentale, entretenait cette peur. L’euphorie qui avait suivi les premières années de la guerre et qui s’était traduite en URSS par un effort gigantesque dans la reconstruction qui, en 1953, était loin d’être parvenue à son terme, avait laissé place à un sentiment d’impatience et quelquefois de désillusion. Dès 1946, le secteur culturel avait été repris en main par Jdanov qui avait réimposé la nécessaire obéissance de l’Art aux principes idéologiques et avait du même coup muselé les velléités d’expression libérée, donnant aux intellectuels l’impression amère d’un retour en arrière. Le monde paysan retrouvait sans enthousiasme, car le plus souvent par la contrainte, le chemin des kolkhozes tout en étant confronté à un profond déficit en animaux de trait et à des récoltes désastreuses. Le secteur agricole va vivre une situation de crise chronique, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, que les mesures prises à son avantage, au prix d’un effort de propagande permanent et tonitruant, ne parviendront jamais à résoudre. Le monde ouvrier, bien que profitant au cours des premières années de la dynamique liée à la reconstruction, va rapidement retrouver les slogans qui avaient caractérisé les années d’avant-guerre. Le stakhanovisme était de retour dès 1946. Mais le mal pernicieux d’un système centralisé, rigide, allait entraîner de nouvelles pénuries et des hausses des prix importantes dès le début des années 50 qui vont particulièrement grever les conditions de vie, en dépit même des efforts pour relever les salaires. Cette situation va se traduire par des tensions sociales de plus en plus fortes. Il faudra attendre l’année 1954 pour observer une réelle amélioration de la vie économique et sociale. Dans ces conditions, le vide créé par la disparition de Staline est vécu dramatiquement. Un peu à l’instar du désarroi provoqué par la disparition du père dans une famille, elle suscite beaucoup d’inquiétude face à l’avenir. On prend alors la mesure de la fonction sécurisante que représentait son image pour la majorité des Soviétiques. Pour d’autres cependant sa disparition apparaissait comme une réelle libération, toutefois empreinte de beaucoup d’interrogations.

Les premières années du régime de Khrouchtchev vont être effectivement marquées par des signes de nette amélioration de la vie en général et l’espoir d’une libéralisation. Mais dès la fin de l’année 1956 et ce, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985 et même au-delà, les échecs répétés des mesures économiques, le poids du prélèvement militaro-industriel (jusqu’à 17% du budget de l’Etat) au détriment de la consommation et le retour d’une politique à caractère conservateur, à l’exception de la période de la Perestroïka, vont se traduire par des troubles sociaux récurrents et révélateurs des fractures sociales et de la désillusion idéologique. Plus grave encore et plus probant, on observe une baisse nette du taux de natalité, phénomène si inquiétant et si négatif pour l’image du régime qu’à partir des années 70, on n’officialisera plus les statistiques démographiques. Les mouvements de revendication ouvrière se multiplient. Le monde agricole s’enlise dans la pénurie au point que l’URSS dut acheter son blé aux Etats-Unis. Se développe un important phénomène de hooliganisme qui touche principalement les jeunes. Le taux d’alcoolisme ne cesse de croître affectant même les populations jeunes. Les rapports de police font état d’une forte croissance du nombre des sectes. Plus grave, la dissidence apparaît au grand jour. Tous ces phénomènes traduisent une insatisfaction profonde de la population que les succès sportifs et spatiaux pourtant largement amplifiés par la propagande ne parviendront jamais à dynamiser. Les mesures prises au cours de la Perestroïka ne pourront jamais résorber ces difficultés, elles vont même parfois les aggraver.

S’agissant de la perception de la déstalinisation en URSS, plus exactement de l’annonce du rapport secret par Khrouchtchev, nous nous sommes intéressés aux observations rapportées ultérieurement par des témoins. Le premier d’entre eux est Gorbatchev qui, dans ses « Mémoires », parle d’un profond désarroi. Il décrit principalement l’effet sur les responsables. Son analyse est intéressante dans la mesure où ces personnages ne sont pas tous des fervents partisans de Staline, mais tous lui étaient redevables de leur carrière. Pour bien comprendre ce phénomène, n’oublions pas que la discipline formelle était la clé de la réussite d’une carrière. Il écrit : « Au moment où ce socle [l’autorité de Staline] s’affaissait, l’esprit de discipline adamantine ancré chez le moindre membre de l’appareil exigeait de se soumettre à la nouvelle ligne du Comité Central, mais tous étaient loin de pouvoir la comprendre et l’admettre. Beaucoup d’entre eux laissaient passer la tourmente, attendant la suite des évènements et de nouvelles instructions. »28. On constate ainsi une sorte de flottement dans les consciences assorti d’une approche pragmatique de la situation. Mais plus loin, il précise qu’il y avait dans la société trois types de réactions : -un vif écho chez les jeunes, les intellectuels et les victimes de la répression, -un rejet catégorique chez les fervents partisans qui refusent les faits, -l’inquiétude face à l’avenir chez ceux qui croyaient aux accusations, mais étaient tourmentés par leurs conséquences.

Khrouchtchev, dans ses Mémoires, fait lui aussi état d’un profond attachement à la personne de Staline et d’une grande douleur, même si, comme il l’ajoute, il était malgré tout préoccupé par le problème de la succession. « A l’époque, sa mort apparaissait comme une horrible tragédie.[...] Chacun ressentit la disparition de Staline à sa façon. Pour ma part, elle me toucha durement. »29 Plus loin, il ajoute : « Nous nous trouvions dans une situation ambiguë. Staline était mort et enterré, mais, jusqu’à l’arrestation de Béria, sa politique restait en vigueur. Tout continuait comme par le passé. Personne ne songeait à réhabiliter ceux que l’on avait exécutés après les avoir dénoncés comme ennemis du peuple, ni à libérer les prisonniers dont la plupart restèrent dans les camps jusqu’au XXème congrès »30. Khrouchtchev confirme ici le blocage de la situation politique en dépit des mesures prises après la mort de Staline. Au passage, on peut remarquer qu’il omet d’en parler, sans doute parce qu’elles avaient été pour certaines d’entre elles initiées par Béria, lui-même. Mais il est intéressant de souligner d’une part le fait que l’ombre de Staline allait occuper encore tout l’espace politique, donc les pensées, jusqu’en 1956, d’autre part que les successeurs potentiels étaient peu décidés à s’engager dans un reniement du leader disparu. Cette atmosphère est très perceptible tant dans les atermoiements qui ont précédé la préparation du rapport et sa présentation que dans l’attitude des responsables politiques après sa lecture. Il ressort de cela que l’image de Staline est malgré tout sérieusement ébranlée.

Nous allons pourtant découvrir qu’une minorité lui restera particulièrement attachée jusqu’à la fin du régime et même au-delà. Ainsi dans ce rapport annuel31 du KGB établi le 24 février 1966, c’est-à-dire pendant la période brejnévienne, sur le nombre d’actes antisoviétiques commis, on peut découvrir quelques exemplaires de tracts diffusés clandestinement dont ceux -ci choisis par l’auteur du rapport : « Le Parti a peur de la glasnost32, sa dictature ne repose que sur la censure et les prisons. Ne cherchez pas un coupable à l’arbitraire, à la misère, ce n’est ni Staline, ni Khrouchtchev, mais le système de parti unique de type policier ». Ces tracts ont été distribués à Leningrad, Moscou et Ivanovo. On constate que leurs auteurs s’en prennent au système. Si le nom de Staline est cité, il l’est à titre de responsable politique parmi d’autres, quasiment présenté en victime expiatoire. Il est vrai que nous nous situons alors dans le cycle des tentatives de réhabilitation de Staline à l’occasion du 20 ème anniversaire de la Victoire.

En parallèle à cela, un rapport du KGB sur l’état d’esprit au sein des armées, fait le 11 mai 1965, témoigne d’un fort soutien militaire à la réhabilitation de Staline et de Joukov33. En revanche une lettre datée du 14 juin 1966, signée par vingt-cinq intellectuels et adressée au « Très honoré Léonid Ilitch Brejnev », s’inquiète d’une tentative de réhabilitation de Staline qui « par ses crimes a perverti l’idéal communiste »34.

L’image de Staline ne laisse donc pas indifférent. Elle suscite chez les uns un respect indéfectible, chez les autres un profond dégoût. Elle est au cœur d’un débat passionnel qui semble obséder la société soviétique, révélateur de l’enracinement du culte qui lui était réservé et de la profondeur de la désillusion que le rapport secret de Khrouchtchev a provoquée.

La dernière appréciation que nous avons pu recueillir sur ce sentiment, nous l’avons trouvée dans l’ouvrage de Youri Levada, dans les résultats de son enquête menée en 1989 au sein de la société soviétique. Nous constatons d’une part que 14%35 de la population interrogée considère Staline comme l’un des plus grands hommes politiques de l’URSS, d’autre part que cette population comprend plus de personnes âgées que d’adultes d’âge moyen (en fait ses partisans se rencontrent chez ceux qui ont fait ou vécu la guerre). Curieusement, le sondage révèle également qu’une population jeune éprouve un attrait marqué pour le personnage36. Notons au passage le changement d’attitude de cette partie de la population qui, lors de la mort de Staline, aspirait à un changement et qui, à la fin des années 80, paraît être en quête d’un leader. Comme l’auteur l’explique, subsiste ce qu’il appelle un « complexe stalinien ». Il se caractérise par une quête d’autoritarisme pour se prémunir contre les peurs de toutes sortes qui assaillent la population (crainte de l’avenir, déficiences de l’Etat, montée de la criminalité37,etc.). Il écrit : « La conscience de ces personnes est caractérisée par un complexe autoritariste évident. Elles affirment leurs peurs […], elles exigent que le pouvoir ait une poigne de fer. ». Nous pensons qu’à ceci s’ajoute la recherche d’un idéal patriotique que la politique de Gorbatchev, souvent ressentie comme destructrice de la puissance soviétique, n’offrait pas.

Ainsi au moment où paraissent les images sacrilèges que nous avons analysées précédemment, une partie, certes minoritaire de la population, demeure très attachée à l’image du « Père de la Nation ». La survivance de celle-ci peut effectivement s’expliquer par l’action prolongée et omniprésente de la propagande, mais, et c’est notre conviction, surtout par l’association faite dans les esprits de cette double image, celle de Staline indissociable de celle de la Patrie. En étant victorieux d’Hitler et de l’idéologie nazie, Staline a démontré non seulement son attachement profond à la Russie, mais aussi la justesse de ses analyses et par là-même l’infaillibilité de l’idéologie communiste et de son système politique. Des crimes commis, le peuple en a conscience, mais sans doute parce qu’il n’imagine pas leur importance et sans doute aussi parce que la souffrance fait partie de son fonds culturel, il estime qu’ils étaient le prix à payer pour atteindre le paradis promis. Comme le dit aujourd’hui le cinéaste russe, Alexeï Guerman, pourtant proscrit pendant l’époque soviétique : « Le poids de l’Histoire est tel que Staline, qui a réussi à devenir une idole, vit dans l’âme d’un Russe sur deux ; ça le gêne, il est bien conscient que c’est un diable, mais au fond de son âme, il est fasciné. Si Staline ressuscitait aujourd’hui, les gens le suivraient.[…].Quand on parle de Staline , on ne se souvient pas des arrestations des proches, mais de l’importance colossale du pays»38. Colossale, c’est bien l’image que l’on se faisait de l’URSS à l’étranger au point que son effondrement surprit, en dépit d’analyses fort pertinentes que l’on considéra longtemps comme fantaisistes.

C’est à l’étranger, que l’annonce de la déstalinisation allait avoir les effets les plus visibles et les plus révélateurs du drame qui se jouait. Une aussi grande vénération ne pouvait que se muer en une terrible désillusion. Ce fut une véritable tragédie pour les militants communistes, un profond désarroi pour les sympathisants et les intellectuels en général et une stupeur pour tous. En France, François Furet, ex-militant communiste, parle de « faille de terrain39 ». Le plus violent des propos, ce qui révèle la profondeur de son désarroi, émane de Sartre lui-même : « De ce point de vue, la faute la plus énorme a probablement été le rapport Khrouchtchev, car, à mon avis, la dénonciation publique et solennelle, l’exposition détaillée de tous les crimes d’un personnage sacré qui a représenté si longtemps le régime est une folie, quand une telle franchise n’est pas rendue possible par une élévation préalable et considérable du niveau de la population […], quand on voit à quel point, chez nous, en France, le rapport a secoué les intellectuels et les ouvriers communistes »40.

Le Parti Communiste Français, alors qu’il était le premier parti politique en France à la fin des années 50, voyait sa perte d’influence décroître inexorablement. Il ne s’en relèvera pas. Si, dès le début, comme dans une sorte de fuite en avant, il renforça son orthodoxie à l’égard de Moscou au point d’être qualifié de « parti stalinien », il ne put qu’assister à une lente diminution des voix en sa faveur et, plus tard, à partir des années Soixante-dix, à l’hémorragie de ses adhérents. Le retour à Lénine fut certes la ligne suivie, mais la conviction était sérieusement émoussée. Pour F. Furet, cette réorientation restait du domaine de l’incantation : « Quant à l’avenir, le retour à Lénine ou même aux principes de Lénine, est une formule privée de sens, et simplement incantatoire ; elle a d’ailleurs fait partie du répertoire de Staline. Elle ne définit aucune politique. »41 La remise en cause de Staline a donc un effet de lame de fond. Elle entraîne une profonde perte de conviction. Non seulement, elle disqualifie la foi dans le personnage, mais elle porte gravement atteinte à la crédibilité du système et de l’idéologie. On peut affirmer que le reniement du culte voué à Staline a conduit chacun à une remise en cause de la foi dans ses propres convictions.

En Italie, le parti communiste, pour préserver son influence, opère très tôt une mue en se rapprochant des thèses sociales démocrates. Dans les démocraties populaires, la déstalinisation suscita un formidable espoir de libéralisation qui se concrétisa par des mouvements revendicatifs en Pologne dès le mois de juillet 1956, puis insurrectionnels en Hongrie en octobre-novembre de la même année42. Ceux-ci furent réduits dans le sang par l’intervention d’unités de l’armée rouge. La violence de la répression et le retour au pouvoir de dirigeants chargés de restaurer l’orthodoxie allaient avoir raison pour quelque temps de ces aspirations au changement. Mais, en dépit d’une adhésion formelle au camp socialiste, l’idée qu’une évolution était possible allait rester ancrée dans les esprits, et ressurgir une première fois de façon ponctuelle en 1968 lors des évènements de Prague, puis une seconde fois, définitivement, en Pologne, en 1980 avec l’irruption dans la vie politique d’un syndicat indépendant, Solidarnosc.

Au sein du parti communiste chilien, qui, de l’avis de Jorge Insunza, membre de la commission politique et numéro 2 du parti, « avait toujours démontré une totale solidarité avec l’URSS43 », passée la stupeur consécutive à l’annonce du rapport, sans renier les

« mérites historiques indiscutables des communistes soviétiques », la direction allait réorienter sa politique au terme « d’une profonde réflexion » en condamnant les faits reprochés et en réaffirmant un idéal fondé sur « l’atteinte d’une nouvelle société où le respect des droits de tous les hommes, la démocratie et la justice sociale seront compatibles ».

En Chine, en Albanie, en Roumanie, on récusa la remise en cause de Staline, non par fidélité au personnage, mais tout simplement parce qu’un tel processus nuisait à l’idéologie.

Ainsi, le reniement du culte voué à Staline eut, autant en URSS que dans le monde, des effets dévastateurs et donna lieu à une remise en cause des fondements même de l’idéologie soviétique et communiste accompagnée d’un sentiment de désillusion mortelle pour la survie du mouvement.

La déstalinisation : un contre-exemple ?

La déstalinisation, comme nous venons de le voir, eut des effets particulièrement déstructurants. Elle suscita des débats passionnés. Ce sont les reflets de la gravité et de la violence du phénomène, mais aussi de l’enracinement du culte dans les consciences. Si comme l’affirme Annah Arendt, le culte du chef est inhérent à tout système totalitaire dont il assure la solidité de tout l’ensemble, son reniement, en l’occurrence la déstalinisation, aurait entraîné son effondrement. En d’autres termes, dès lors que le régime renonce au culte du chef, l’Etat ne peut plus être qualifié de totalitaire. Qu’en est-il réellement ? Avant de débattre de ce sujet, il nous apparaît nécessaire de revenir de manière synthétique sur le processus de reniement à la lumière des raisons de l’enracinement du culte.

La première approche est purement mécanique. Elle consiste à s’appuyer sur le rôle de la propagande dans le développement du culte. Les deux facteurs qui ont permis à la propagande soviétique de monopoliser les consciences sont l’absence de références permettant l’élaboration d’une opinion critique et son imposition par la force. Nous nous contenterons d’aborder le premier point. L’influence de la propagande est indubitable, mais il est aussi difficile d’en apprécier la force de son impact. Il est avéré que l’affiche était alors le media prédominant au moins jusqu’au début du développement en URSS de la télévision à partir des années 70. Les autres moyens de communication, la presse et la radio, sont effectivement aussi nombreux, si ce n’est plus, que dans n’importe quel état dit démocratique, mais ils sont placés sous le contrôle exclusif de l’Etat. Par exemple, il existe peu de postes radio individuels. L’information circule au moyen de hauts-parleurs installés dans les quartiers. Les quelques postes radio individuels se rencontrent seulement dans les familles aisées, appartenant à la nomenklatura. En outre, l’affiche et le cinéma sont en mesure de véhiculer les images et atteindre, grâce à l’émotion suggérée par l’esthétisme, avec une force indiscutable que la télévision, elle aussi d’état, amplifiera par la suite, la sensibilité du lecteur ou du spectateur. Par ailleurs, l’information est totalement contrôlée et passe sous les fourches caudines de l’organe de censure, le Glavlit. Cet organisme a le contrôle d’absolument tout ce qui touche à l’information, à l’éducation et à la culture.

Il en résulte que l’information est unique. Elle est l’expression exclusive de ce que le régime veut faire savoir et inculquer. Il s’ensuit une absence d’information critique et contradictoire. Celle-ci émane cependant de quelques radios étrangères comme Radio-Liberty installée en Allemagne de l’Ouest, d’origine occidentale et financée par la CIA. Leurs émissions sont écoutées essentiellement dans les démocraties populaires et dans quelques grandes villes de la partie occidentale de l’URSS. Elles sont régulièrement brouillées, signe de l’intérêt qu’elles suscitent, mais leur impact en URSS semble faible, même si d’aucuns estiment qu’elles contribuèrent à une prise de conscience critique, affirmation somme toute vraisemblable mais que l’on ne peut prouver44. Propagande et contre-propagande vont de pair. Elles sont indissociables, non identifiables. Et lorsqu’une nouvelle diffusée dans le monde dénonçait l’URSS, elle était systématiquement contrée par une argumentation contradictoire diffusée principalement par Radio-Moscou, relayée à l’étranger par les organismes de propagande des partis ou tout simplement les voix des sympathisants. L’information occidentale devenait elle-même propagande et la propagande soviétique n’était qu’une réponse justifiée aux excès de la première.

Toutefois cette absence de références contradictoires doit être relativisée. N’oublions pas que les soldats soviétiques se souvenant des différences spectaculaires qu’ils avaient observées lors de leur entrée dans certains pays comme la Roumanie dès 1944, puis la Tchécoslovaquie, la Hongrie ou l’Allemagne en 1945, allaient rapporter, de retour chez eux lors de leur démobilisation, une perception contestataire de ce que leur familles vivaient en URSS. D’ailleurs le régime aura conscience de cette situation en les « rééduquant » avant leur retour à la vie civile. L’action de la propagande allait consister à combattre ces risques. Le mouvement des dissidents ne va se développer qu’à partir des années 60, mais son impact sera limité à quelques intellectuels rapidement marginalisés et systématiquement combattus par le régime. Il faudra véritablement attendre l’arrivée de Gorbatchev pour constater une révolution dans l’information, laquelle ne sera effective qu’à partir de 1988. La propagande officielle, en reniant ce qu’elle avait jusque là défendu, change alors de nature. Elle devient une propagande parmi d’autres avant de se transformer peu à peu en une sorte de communication politique. Mais le phénomène de déstalinisation est alors suffisamment avancé pour qu’elle puisse véritablement y participer. Nous dirons plutôt que l’absence de la propagande officielle sur ce terrain n’a fait qu’accélérer l’achèvement d’un processus en cours.

Néanmoins cette première approche ne peut être retenue pour ce qui est de la perception à l’étranger. Le caractère polymorphe de l’information permet la formation d’opinions contradictoires. L’action propagandiste, confrontée à la pluralité des opinions, n’a pas le même effet.

La seconde est sociologique et d’ordre psychologique. L’étude des affiches de propagande nous a permis de constater que l’effort des propagandistes est de réaliser des affiches qui soient le plus en phase possible avec l’attente du public. C’est pourquoi on choisit des slogans simples, percutants, au rythme agréable et captivant. Le choix du graphisme a son importance puisque son esthétisme va susciter ou non un intérêt. Il conviendra de plaire soit par la beauté du dessin, soit par son caractère attractif qui peut très bien être déroutant, intriguant. Mais la caractéristique de la propagande soviétique se situe dans la représentation mythique qui va servir de point d’ancrage aux fondements idéologiques. Pour ce qui concerne le culte du chef, c’est bien le cas. Selon Raoul Girardet45 et de Alain Besançon46, le culte du chef plonge ses racines dans la relation subconsciente que le citoyen soviétique et russe a de son père. Celui-ci, selon eux, sorte de paterfamilias, a un pouvoir quasi absolu à connotation religieuse. C’est le référent moral qui châtie ou récompense. Le culte du chef voué à Staline peut effectivement s’inscrire dans cette démarche. Mais de notre point de vue, son ancrage dans les consciences est autre.

Selon nous47, le culte de Staline s’est véritablement développé et a pris une connotation sacrée dans la guerre. Cette situation exceptionnelle déstabilise totalement l’être humain. Elle pousse l’individu dans ses derniers retranchements. Elle provoque en lui une peur chronique, viscérale. Elle lui fait endurer des souffrances extrêmes pour survivre et le place dans des situations où la norme n’a plus cours, où l’irrationnel l’emporte sur tout, pour le mettre face à son propre destin, face à la mort. Pour un Soviétique, l’effet a bien été celui-là, comme pour tout autre homme, d’ailleurs, plongé dans une même situation.

Mais dans son cas précis, elle lui offre une dimension supplémentaire, plus spécifique à son vécu. La guerre, en fait, lui a permis de retrouver sa dignité d’homme et de citoyen. Avant la guerre, le régime de terreur imposé par le système soviétique avait littéralement déstructuré la société et avait réduit l’individu à l’état d’un pion, dénué de tout libre-arbitre, pièce sans âme que l’on déplaçait sur l’échiquier de la vie au gré des impératifs avérés ou non du système. Annah Arendt avait qualifié cet état d’ « atomisation de la société». Or la guerre va permettre à l’individu de se transformer en héros. Au nom de la Patrie, il va accomplir son destin et se révéler à lui-même. Se produit alors une véritable prise de conscience existentialiste de son « être » dans l’action. Cela, il le doit au seul personnage auquel il se réfère dans ces circonstances, Staline. L’image de celui-ci va jouer un rôle fondamental et bénéficier en retour d’une reconnaissance sans borne consécutive à cette prise de conscience. Le culte qui lui est rendu n’est plus seulement le résultat de l’action propagandiste, mais il devient sincère, naturel. Mieux, il se sacralise, car il s’est développé dans des conditions exceptionnelles où la proximité entre l’individu et le héros se fait intime. Ayant atteint une telle dimension, le culte du chef joue un véritable rôle de clé de voûte dans une telle construction  ; c’est le sauveur vers lequel on se tourne en pleine désespérance, le héros que l’on honore avec admiration et reconnaissance.

Mais l’image de Staline va bénéficier d’une aura supplémentaire. Elle était intimement liée à celle de la Patrie. Reprenant les slogans tsaristes, « Pour la Russie et pour le Tsar », la propagande soviétique va associer à l’URSS le nom de Staline. On se battra pour elle en son nom. Les deux mots juxtaposés dans les slogans devenaient indissociables dans les esprits. Staline en gagnant la guerre avait sauvé la Patrie. La victoire sublimait son action et son renom. On lui rendra donc doublement grâce. Non seulement il avait permis à chacun de devenir un héros, mais il fut le premier de tous en sauvant la Patrie. Nous assistons là à la fois à un phénomène d’identification et de modélisation, mais surtout à une transformation fondamentale et sublimée de l’être humain.

Pour expliquer l’influence de l’action propagandiste sur un non soviétique, l’approche psychologique est beaucoup plus pertinente. Car l’image idéelle de Staline revêt une dimension mythique indiscutable. Il incarnait le mouvement de libération du monde prolétaire, l’autre voie vers un monde meilleur. La victoire rendait possible cette échéance et du même coup sublimait la foi en lui et rendait sacrée la reconnaissance qui lui était vouée. C’est sur cette base que va se développer le culte rendu à Staline et, bien sûr, c’est elle qui sera affectée par le processus de déstalinisation.

Nous avons pu remarquer qu’initialement la déstabilisation a consisté en une démolition du rituel, c’est à dire le démantèlement de la partie matérielle, toute la représentation visible du culte. En enlevant les images, en débaptisant les rues, voire même en sortant sa momie du mausolée, on n’a fait que s’attaquer à son caractère formel. Bien sûr, cette démarche a affecté nombre de Soviétiques et de fidèles, car la référence matérielle, le visible qui sert de point d’ancrage à leur foi, étaient remis en cause. On peut d’ailleurs noter au passage le caractère fétichiste des croyances humaines. Mais ce n’est pas la première fois que les Soviétiques vivent un tel phénomène. La lutte anti-religieuse procéda ainsi et cela n’a pas empêché la foi de subsister dans les consciences.

Là où le phénomène va plus loin, c’est lorsqu’il s’attaque à la représentation que l’on se fait de l’image. La victoire et la puissance de l’URSS étaient indéfectiblement liées au nom et à l’image de Staline dans le monde entier. La représentation de l’image est intime, subconsciente. Elle répond à une attente personnelle et satisfait nos propres désirs, suscite des rêves et donne l’espoir qu’ils se réalisent. L’image devient alors la représentation picturale, la symbolisation de notre propre foi. Elle se sacralise et devient icône. Dénaturer une icône s’apparente à une violation de notre propre croyance, de notre propre intimité. La déstalinisation est devenue violente dès lors qu’elle s’est attaquée à l’image idéelle du personnage, à la symbolisation que l’on s’en faisait et aux mythes qu’il incarnait. La violence est d’autant plus forte que la souffrance du déchirement vécu est profonde.

Mais si nous poussons encore davantage la réflexion et si nous la centrons sur la relation guerre- individu- Staline, il est possible d’observer une démarche similaire qui corrobore la précédente et contribue à mieux appréhender le phénomène. S’il était admis, par souci d’éthique ou par humanisme, de reprocher au personnage ses crimes, il apparaissait incongru de remettre en cause le vainqueur pour son incompétence militaire. Aux yeux de tous, sans avoir besoin de la propagande pour y croire, si l’URSS avait gagné la guerre, c’était bien grâce au peuple et à Staline. Ce héros leur avait permis de se héroïser. Il avait vécu et partagé leurs souffrances. Il les avait entraînés sur un terrain sur lequel ils se sentaient incapables d’aller seuls et leur avait permis de retrouver leur dignité humaine et citoyenne sublimée dans une victoire qui s’apparentait à une résurrection. Il avait suscité l’espérance d’un autre futur non plus possible, mais réalisable. A contrario, la déstalinisation est perçue comme une violation de leur Histoire personnelle, de leur propre existence. Une atteinte aux rêves, une destruction des mythes. On mesure donc mieux, à la lumière de ce que fut la déstalinisation, l’enracinement du culte de Staline dans les consciences.

Si l’on considère le culte du chef comme la clé de voûte d’un système totalitaire, il serait donc permis de penser que la déstalinisation est la marque d’un état qui se veut non-totalitaire.

Nous constatons d’abord qu’après la mort de Staline, en dépit de ce que l’on a appelé l’embellie khrouchtchévienne, le régime reste fermé, notamment pendant la période brejnévienne. La propagande et la censure s’imposent toujours par la force. Si la violence de la répression n’a plus la brutalité d’antan, elle se fait plus subtile, car elle viole les consciences. On appelle alors « prophylaxie » les mesures visant à soigner les marginaux, tous ceux qui ne pensent pas conformément à la norme. On accuse de déviationnisme tous ceux qui osent s’écarter du modèle de pensée ou qui sortent du cadre de référence. Le système se pare d’une fonction curative fondée sur une éthique manichéenne et une doctrine intangible. S’il n’y a plus de mort violente des corps par les coups, on assiste à la mort lente des esprits par asphyxie.

Quels sont les effets d’une telle situation? Nous assistons à une dégradation lente, mais inexorable des convictions, de la foi dans le système. La population adopte un comportement schizophrénique en arborant à l’extérieur un discours fidèle à la ligne officielle tout en restant ancrée dans son intimité à des traditions et des croyances en contradiction avec les normes. Les phénomènes de marginalisation se font de plus en plus importants au fil des années : recrudescence de l’alcoolisme jusque chez les jeunes, du hooliganisme, refuge dans la foi, extension des sectes, augmentation drastique des suicides, baisse inquiétante du taux de natalité. Tous ces indices sont révélateurs d’une dégradation lente de la société et une désaffection à l’égard du système. Bien sûr, comme nous l’avons vu, la première réponse apportée à ce phénomène réside dans les difficultés économiques récurrentes du régime qui débouchent sur des conditions de vie difficiles. La perception de cette situation se fera plus aiguë au fur et à mesure que les différences avec l’économie libérale s’accroîtront et qu’elles seront rendues visibles à travers le prisme que constituaient les démocraties populaires. On ne peut nier que les difficultés matérielles chroniques aient miné la foi dans le système. Mais la force de la conviction érode également les plus fervents et s’effondre dès lors qu’on renie les fondements même de cette foi. La déstalinisation a très vraisemblablement contribué à cette érosion. Les quelques soubresauts d’enthousiasme liés aux succès technologiques, sportifs ou politiques n’eurent qu’un effet ponctuel, car ils n’avaient ni le caractère mythique que les évènements avaient conféré au culte de Staline, ni la capacité de restituer à chacun la parcelle d’héroïsme et de foi en sa propre existence que le processus de déstalinisation leur avait dénié en remettant en cause la page d’Histoire qui les concernait, car ils l’avaient vécue.

L’URSS, dans ces conditions, n’a plus le caractère monolithique dont on l’a longtemps affublée. Elle n’en a même plus la puissance. Elle se révèle étonnamment fragilisée et sa dégradation sera confirmée par son effondrement. Si elle demeure un état totalitaire dans sa structure et son fonctionnement, elle se révèle en pleine déliquescence. Si les conditions économiques et la pression exercée par le camp adverse l’ont ruinée, la population n’avait plus la force de conviction pour résister. La perte de foi est, pour nous, liée à la remise en cause des croyances fondamentales en l’idéologie, sur lesquelles on avait édifié le culte du chef. Celui-ci a pu être la clé de voûte du système car il était réellement ancré dans les consciences et qu’il était revêtu d’un caractère sacré. Dès le moment où l’on a remis en cause celui-ci, on a du même coup, ébranlé son enracinement dans les mentalités. En faisant sauter cette clé de voûte, on a fait s’effondrer tout l’édifice. La déstalinisation n’est donc pas un contre exemple historique, mais confirme bien l’importance du culte du chef dans le système soviétique tel que l’a défini Annah Arendt.

Cette conclusion nous permet-elle de penser que le culte du chef est une spécificité du système communiste ? La réponse est loin d’être simple. Le régime bolchevique n’a pas véritablement connu un culte de Lénine, puisque le phénomène ne s’est développé qu’après sa mort. De plus les archives montrent clairement que les décisions étaient le plus souvent prises en comité à la suite d’un vote. Le principe de collégialité semblait être respecté. Toutefois, nous observons que les propagandistes ont éprouvé le besoin de faire connaître l’image du leader, même si celui-ci semblait s’en défendre. Il est vraisemblable que le peuple avait besoin d’une représentation concrète de son dirigeant politique pour mieux adhérer aux nouvelles idées. Nous remarquerons encore que lors de ses funérailles, son image était véritablement connue, mais que le personnage dégageait un véritable charisme sur les foules. Par ailleurs la hiérarchisation verticale du Parti, la discipline stricte exigée de ses militants et le rôle capital joué par le secrétaire général au sein du comité central conféraient inéluctablement à ce dernier une position qui l’imposait comme l’ultime décideur. Ce phénomène sera d’ailleurs souligné par Gorbatchev dans ses Mémoires. Il écrit que l’avis du secrétaire général était « parole d’évangile48 »

Mais la dimension mythique du phénomène nous démontre que son explication ne réside pas seulement dans la structure politique d’un système, ni dans l’idéologie qui lui sert de fondement. Elle se situe dans l’interprétation humaine qui en est faite. Le culte de Staline a sans doute été imposé par la propagande, mais il n’a pu se développer que parce que les « récepteurs », en l’occurrence, les militants, le peuple, ont adhéré et ont permis sa divinisation. Les mécanismes psychologiques qui ont favorisé son emprise et son extension sont la preuve de ce que Jacques Ellul qualifie de « connivence entre le propagandiste et le propagandé49 ». Le mythe ne peut se développer que sur un terrain propice. Il fait partie intrinsèque de la nature humaine. Dans le cas présent, le culte du chef s’est développé, car il correspondait à une attente, un besoin. C’est à cet endroit que se situe la connivence. Les difficultés rencontrées dans le processus de déstalinisation et la survivance d’un « complexe stalinien » sont la preuve de l’ancrage et de la force de ce phénomène qui va bien au-delà des capacités d’action de la seule propagande d’un état totalitaire. Le mythe du chef, comme l’explique Girardet, est une réponse à un besoin humain d’identification, de protection et de stabilité. L’iconisation de l’image de Staline s’est développée dans les conditions dramatiques de la guerre et s’est mythifiée dans la représentation que l’on s’en est faite, non seulement en URSS, mais au-delà, en dehors même de toute action caractérisée d’une propagande de nature totalitaire. L’étude de la déstalinisation nous le montre clairement. Ce n’est pas l’image réelle de Staline qui est dénaturée, c’est l’image idéelle qui est affectée. Elle est résolument rejetée ou magnifiée par la force du mythe qu’elle représente et qu’elle suscite. Ceci nous permet d’affirmer que le culte de la personnalité, s’il s’est développé dans un régime totalitaire de type marxiste qui semble le favoriser par sa nature même comme nous l’avons montré, répond aussi à un besoin humain. Dans ces conditions, il est permis d’avancer l’idée qu’il peut devenir une réalité dans tout autre régime politique où l’individu serait conduit, soit par les circonstances, soit parce que la personnalité d’un leader se dégagerait, à rechercher un modèle d’identification ou de sécurité. Il est probable que des régimes de type populiste soient plus propices que d’autres pour favoriser une telle recherche, mais il n’est pas certain qu’ils soient les seuls. Le monde dans lequel nous vivons et qui se caractérise par l’émergence de démocraties faibles, voire de pseudo démocraties dirigées par des groupes anonymes qui monopolisent pouvoir et richesse, où l’individu dépersonnalisé se dilue dans une masse anonyme, où la notion de culture unique se fait totalisante, n’est pas à l’abri d’un tel phénomène. Dans des circonstances dramatiques de pénurie, de crise, voire de guerre, le besoin d’identification et de sécurité n’en sera que plus grand. Nous nous interrogeons sur ce que pourraient être les réactions humaines, à l’échelle planétaire, face à un cataclysme climatique. L’être humain ne serait-il pas tenté d’aller à la recherche d’un ou d’hommes providentiels ? Le culte de la personnalité ne serait-il pas une réponse sécurisante, dusse-t-elle être temporaire, d’un de ces régimes politiques face à un tel désarroi ? La nature humaine est sans doute faible, mais c’est elle qui imprime sa marque à l’Histoire et les mythes qui la hantent sous.tendent ce mouvement.

L’examen de la déstalinisation nous a permis d’apprécier de manière plus nette encore le poids du culte du chef dans le système soviétique. La violence de son annonce et la lenteur du processus, tout autant que ce qu’il en reste dans les consciences sont des indices révélateurs du rôle qu’exerçait le culte du chef dans un tel système. Elle révèle que le culte qui n’était qu’un rituel est devenu sacré par la force exercée par les évènements sur les consciences. La destruction de ce rituel accompagnée du reniement de la représentation qui en était faite a littéralement déstabilisé les consciences, car la déstalinisation s’est attaquée à la foi que chacun avait non seulement dans l’image qu’on se faisait de Staline, mais surtout dans les symboles et les mythes qu’il incarnait. Les propagandistes ont eu un rôle d’apprentis sorciers dans la mesure où ils ont tenté de détruire ce qu’ils avaient au préalable édifié. La déstalinisation, sans être l’unique cause de l’effondrement de l’URSS, en fut très certainement un facteur fondamental, car elle a annihilé les convictions de chacun. Elle confirme du même coup le rôle essentiel joué par le culte du chef dans l’édification d’un système totalitaire comme celui qui caractérisait l’URSS. Elle n’est donc pas un contre-exemple historique, mais bien un révélateur tant du changement des mentalités que de la fragilité du système. Dans ces conditions, le culte de la personnalité, même s’il est rejeté par principe par les Bolcheviques, puis plus tard par les Communistes, s’inscrit dans l’organisation, dans le fonctionnement et dans la nature même du système. Son développement va alors dépendre tant du caractère du secrétaire général que des circonstances et des personnages qui l’entourent. S’il est avéré que personnalité autoritaire l’y a conduit, que les circonstances de la guerre ont prévalu et que les personnages qui l’entouraient sinon l’ont encouragé, du moins l’ont laissé faire, sans doute par crainte, par flatterie, mais aussi parce que le système les y prédisposait. Ceux-ci parleront d’ailleurs avec euphémisme non de culte du chef, mais de culte de la personnalité. Mais le plus surprenant est qu’il correspond à un besoin humain et qu’il peut se développer plus particulièrement dans des circonstances délicates, difficiles où l’individu serait à la recherche de modèles, en quête d’une identité ou de sécurité. D’autres systèmes politiques seraient des terreaux propices à ce phénomène, nous pensons alors aux gouvernements de type populiste ou aux pseudo-démocraties qui caractérisent le monde moderne, en particulier si celles-ci devaient affronter des situations profondément déstabilisantes. Le culte du chef est sans doute une forme de gouvernance politique paroxysmique, mais il s’inscrit dans le tréfonds culturel humain. Ce n’est pas tant son existence qui pose problème, mais bien l’instrumentalisation qui en est faite.

Sources utilisées pour cet article :

RGANI fonds 5 opis 33, delo 7 rolik 4777

RGANI fonds 5 opis 33 delo 7 rolik 4787, pìèce 22 246 du 1er juin 1956

RGANI fonds 5 opis 33 delo 163 et 165 rolik 4808

ILLUSTRATIONS

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1 Annah Arendt, Le système totalitaire , Essais, Editions du Seuil, Paris, 1972, p.18: « Nous avons toujours soupçonné, mais nous savons aujourd’hui que le régime [soviétique] ne fut jamais « monolithique », mais consciemment construit autour de fonctions qui se recoupaient ou qui étaient parallèles », et que cette structure grotesquement amorphe était debout en vertu du même principe du Führer – le prétendu « culte de la personnalité » - que nous trouvons en Allemagne nazie. »

2 Nous avançons l’idée que l’image comporte deux formes essentielles. La première est sa réalité concrète, perçue par nos organes sensoriels, notamment la vision  ; il s’agit de l’image « réelle ». La seconde est l’interprétation que l’on en fait, perçue par notre imaginaire ; l’image est souvent qualifiée de virtuelle. Mais nous préférons le terme « idéelle », pour la distinguer du « virtuel » qui conserve une connotation spécifique dans le monde moderne. La notion d’image idéelle nous parait plus adaptée à la représentation que nous nous en faisons au travers de notre imagination. Elle prend la forme de ce qu’en fait notre perception « idéale » formée à partir d’idées, issues de notre fonds culturel. Le Bourgeois Jacques : « La propagande soviétique de 1917 à 1991 au travers des affiches : l’affiche, miroir de l’Histoire et reflet des mentalités », Thèse de doctorat d’Histoire, Université de Caen-Basse Normandie, 2007

3 Nicolas Werth, Histoire de l’Union Soviétique, PUF, 5ème édition , Paris, 2001, p.417. Toutefois, il importe d’en relativiser les effets puisque ces mesures de libération ne concernaient pas les prisonniers politiques

4 Nous étions alors à l’un des paroxysmes de la Guerre froide. La guerre de Corée venait de se déclencher et la menace nucléaire américaine était présentée comme hautement probable. La propagande s’appuie de façon résolue sur ce risque suscitant la peur et permettant à l’URSS, par le biais notamment du mouvement de la Paix, de se positionner comme le champion de la Paix, tout en présentant les Américains et leurs alliés comme les fauteurs de guerre

5 Krystof Pamian, « La deuxième mort du camarade Staline », L’Histoire n° 273, pp.54 à 59

6  Selon la thèse d’Amy Knight , Béria, Aubier, Paris, 1994

7 En août sont votées les répartitions budgétaires pour l’année 1953 et l’on décide, à cette occasion, de faire un effort en faveur des prix à la consommation. La décision est importante, car depuis la fin de la guerre, alors que la population attendait ce que l’on pourrait qualifier de dividendes de la paix, une juste compensation des efforts consentis sous la forme d’une priorité donnée au bien-être intérieur, les choix budgétaires avaient porté sur l’armement et l’industrie

8 Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, opus cité, page 425

9 François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Laffont, 1995, p. 513

10 Ce ne sera pas le cas dans certaines démocraties populaires, notamment en Hongrie lors du soulèvement de Budapest. Voir illustrations, photo 3

11 Plakat, organe d’édition officiel des affiches de propagande, devient Panorama en 1990

12 Sabine Dullin, « La Perestroïka et ses affiches », URSS - Russie, 1917-1991, changements de regards, sous la direction de L.Gervereau, BDIC, 1991, pp. 222-228. Selon l’auteur, de 200 000 exemplaires en 1988, les affiches politiques ne seraient plus éditées qu’à hauteur de 14 000 exemplaires pour deux affiches originales seulement à l’occasion du referendum de 17 mars 1991

13 Illustrations, photo 1

14 Illustrations, photo 2

15 Nous observerons cependant dans certains écrits universitaires compulsés à la Bibliothèque nationale, dite Lénine à Moscou, l’absence de toute référence à Staline, même lorsqu’il s’agit de périodes où il était encore au pouvoir. Ceci montre bien l’application stricte du silence à son sujet

16  Lors d’un concours d’affiches organisé en vue des JO de Moscou en 1980, le premier prix sera décerné à une affiche représentant Brejnev faisant un parallèle entre sport et Paix

17 C’est toujours le cas de nos jours pour l’ensemble de la publicité commerciale, voire les procédés de communication politique

18 Cheniel V.M., Voprosi pedagokiki u psikologii v partinoë rabotie, Moscou, Moskovskii rabotchii, 1982

19 RGANI fonds 5 opis 33, delo 7 rolik 4777

20 RGANI fonds 5 opis 33 delo 7 rolik 4787, ìèce 22 246 du 1er juin 1956

21 Le représentant du Raïkom de Tcheliabinsk raconte l’histoire d’un secrétaire qui déclare démanteler tous les départements de propagande et d’idéologie pour incompétence. L’un des intervenants ose faire une boutade en lançant l’idée d’ « étape suivante » en réponse à une remarque provocante de Konstantinov , chef de l’AGIT/PROP, : « Il a proposé la liquidation du Marxisme ? »

22 On peut cependant douter de la fiabilité d’un tel sondage, puisque l’auteur relève un renversement de tendance de l’opinion, à travers ces lettres, au cours du sondage de novembre à décembre 1958. Les lettres avancent l’idée d’une préférence pour un retour à l’effort dans l’industrie lourde, contrairement aux idées initiales, comme si ce sondage avait été subrepticement manipulé. Mais le nombre des lettres est impressionnant , 125 754 reçues à la mi mars 1958 dont 102 941 seront lues à la radio ou publiées dans la presse écrite

23  RGANI fonds 5 opis 33 delo 163 et 165 rolik 4808

24 Idem pièce 43 204 du 21 novembre 1961

25 Souci qui rendra les avancées de Gorbatchev en matière de désarmement ambiguës aux yeux des Occidentaux

26 Illustrations, photo 2

27 Illustrations, photo 5

28 Gorbatchev M. , Mémoires , éditions du Rocher, 1997 , p. 90

29 Khrouchtchev N., Souvenirs , Robert Laffont, 1971, page 306

30 idem, page 325

31 N. Werth et G. Moullec , Rapports secrets soviétiques 1921-1991, Gallimard, 1994, pp. 502-503, RGANI, fonds 89, op. 6, delo 30

32 On peut remarquer que le terme de glasnost est déjà employé, bien avant l’application par Gorbatchev de la mesure politique du même nom

33 Idem pp.619-620, RGANI , fonds 5, op. 30, delo 462

34 Ibidem, pp. 622-623, RGANI, fonds 5, op. 30, delo 487

35 Youri Levada, L’homme soviétique ordinaire, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993, pp. 236-237

36 Illustrations, photo 6

37 Ibidem. p.245

38 Marie Pierre Subtil, « Alexeï Guerman, cinéaste envoûté par le passé », le Monde, numéro spécial, 26 février 2003, p.23

39 F. Furet, Le passé d’une illusion, opus cité p.510

40 L’« Express » du 9 novembre 1956

41 F. Furet, Le passé d’une illusion, opus cité, p.258

42 Illustrations, photo 3

43 Jorge Insunza, « A 50 años del informe Kruschev », la Tercera du 24-2-06, Santiago du Chili

44 Les témoignages recueillis sont trop contradictoires pour affirmer que cette action allait être déterminante dans le travail de sape mené par les Occidentaux, principalement les Etats-Unis, pour miner le moral des Soviétiques

45 Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques, L’univers historique, Seuil, Paris, 1986

46 Besançon Alain, Le Tsarevitch immolé, Bibliothèque historique Payot, Paris, 1991

47 Le Bourgeois Jacques, La propagande soviétique au travers des affiches de 1917 à 1991, l’affiche miroir de l’Histoire et reflet des mentalités, Thèse de doctorat, opus cité

48 Gorbatchev Mikhaïl , Mémoires, opus cité, p. 746

49  Pour Jacques Ellul, les individus ne sont pas soumis à la propagande, ils l’appellent, ils l’exigent… Elle répond à un besoin, elle est une nécessité. Cité par André Vitalis, « Propagandes d’hier et d’aujourd’hui », La propagande, L’esprit du temps, 2006, pp.81-85

Arendt Annah, Le système totalitaire, Essais, Editions du Seuil, Paris, 1972

Besançon Alain, Le Tsarevitch immolé, Bibliothèque historique Payot, Paris, 1991

Cheniel V.M., Voprosi pedagokiki u psikologii v partinoë rabotie, Moscou, Moskovskii rabotchii, 1982

Dullin Sabine, « La Perestroïka et ses affiches », URSS-Russie, 1917-1991, changements de regards, sous la direction de L.Gervereau, BDIC, 1991

Ellul Jacques, Propagandes, A Colin, réédition Economica, 1990

Furet François, Le passé d’une illusion, Robert Laffont, Paris, 1995

Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques, L’univers historique, Seuil, Paris, 1986

Gorbatchev Mikhaïl, Mémoires,  éditions du Rocher, 1997

Insunza Jorge,  « A 50 años del informe Kruschev »,  la Tercera du 24-2-06, Santiago du Chili

Khrouchtchev Nikita, Souvenirs, Robert Laffont, Paris,  1971

Knight Amy,  Béria , Aubier, Paris, 1994

Le Bourgeois Jacques , La propagande soviétique de 1917 à 1991 au travers des affiches : l’affiche, miroir de l’Histoire et reflet des mentalités,  Thèse de doctorat d’Histoire, Université de Caen-Basse Normandie, 2007

Levada Youri, L’homme soviétique ordinaire, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993

Pamian Krystof, « La deuxième mort du camarade Staline », l’Histoire n° 273

Subtil Marie Pierre « Alexeï Guerman, cinéaste envoûté par le passé », le Monde, numéro spécial, 26 février 2003, p.23

Vitalis André, « Propagandes d’hier et d’aujourd’hui », La propagande, sous la direction de Patrick Troude-Chastenet, L’esprit du temps, 2006

Werth Nicolas, Histoire de l’Union Soviétique, PUF, 5ème édition , Paris, 2001

Werth N. et Moullec G., Rapports secrets soviétiques 1921-1991, Gallimard, Paris, 1994

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Anna Pondopoulo

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