N°13 / Le charisme du chef Juillet 2008

Pourquoi les russes aiment Poutine

Jérôme Barbier

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Etudier le personnage de Vladimir Poutine, c’est pour Andrew Jack1 essayer de décrire « la métamorphose d’un bureaucrate ordinaire en dirigeant international», désigné par ailleurs personnage politique de l’année par le Time2. Homme du KGB que rien a priori ne prédisposait à exercer les plus hautes fonctions du pouvoir, si ce n’est peut-être - clin d’œil de l’histoire - que son grand-Père fut le cuisinier de Lénine et de Staline, Vladimir Poutine est devenu un personnage hors du commun en proposant à son Peuple un chemin dans une situation voisine du chaos, et qui confinait à l’impasse : d’un côté, la Russie venait de sortir de l’expérience communiste, de l’autre l’expérience du libéralisme était controversée et massivement rejetée par la population. Dans une Russie exsangue et humiliée, en proie à une immense dépression, Poutine va montrer le chemin du salut, ce chemin qui promet aux russes d’améliorer leur pouvoir d’achat, et en même temps, qui est désigné comme la 3ème voie russe3. Cette 3ème voie bat en brèche l’idée répandue en Occident que désormais tous les régimes de la planète et toutes les démocraties devraient converger vers le même système politique occidental pour ne pas dire vers la démocratie anglo-saxonne. L’ascension de ce personnage, jadis inconnu, son statut de leader ne sont pas le fruit de traits de sa personnalité qui le placeraient d’emblée hors du commun, et encore moins le fruit d’un début de carrière exceptionnel, mais tout au contraire, c’est le principe de l’opportunité4, c’est-à-dire la rencontre entre un homme et une situation politique, économique et sociale qui jouera un rôle fondamental, rencontre doublée des ingrédients de la culture politique russe dans laquelle le charisme du leader prend racines. Il faut alors reconnaître à Vladimir Poutine les qualités nécessaires pour savoir faire une utilisation habile des mentalités du Peuple : Poutine est celui qui sait parler à la conscience collective russe. Son charisme prend racines dans une culture politique qui le pousse à devenir homme providentiel, et dont il sait se servir et tirer profit, et avec laquelle il joue habilement pour devenir le tsar de la nouvelle Russie. In fine se pose évidemment la question de l’usage positif ou négatif du charisme du leader sur l’évolution de la Russie en tant que Nation et sur le devenir du processus de transition démocratique en Russie.

Qui est Monsieur Poutine ? Eléments biographiques, traits principaux  du personnage

Quelques éléments biographiques5

En 1975, il est diplômé de la Faculté de Droit de Saint-Pétersbourg, sa ville natale, et intègre les services de contre-espionnage, où il fera l’apprentissage des techniques d’interrogatoire et de pression psychologique. En 1978, il suit une formation à Moscou pour devenir espion infiltré en Occident. En 1985, après une nouvelle formation, il sera affecté à Dresde, au cœur du dispositif d’espionnage soviétique, en collaboration avec la STASI.

Durant toute cette période, et encore pour un certain temps, Poutine demeure un fonctionnaire subalterne. Ainsi, en 1989, de retour de Russie, le Lieutenant-colonel est-il simplement nommé adjoint du recteur à l’université de Saint-Pétersbourg, fonction que certains décrivent comme un placard6. Il faut attendre la fin de l’année 1989 pour que Poutine arrive à un poste clé, il devient alors le chef de cabinet du maire, Anatoli Sobtchak7. En 1996, poutine dispose d’un réseau à Moscou, et c’est à cette époque que l’intendant du kremlin Pavel Borodine lui offre une place dans ses services. En 1997, il sera nommé à la Direction du département Administratif du Président Eltsine, puis en août 1999 au poste de premier Ministre.

Quelques Traits significatifs du personnage

De petite taille, mais costaud et sportif (judoka), il avait le désir de devenir un homme aux multiples visages8. C’est un personnage avec des zones d’ombre et des mystères : ainsi serait-il inaccessible, lointain, indéchiffrable9.

Physiquement, si l’homme est insignifiant, peu charismatique, et même par certains aspects sans envergure10, il n’en inspire pas moins le respect et la crainte. Il peut sourire parfois avec malice et jovialité, mais son visage est aussi capable de se fermer et d’un regard bleu acier, il sait glacer d’effroi ses interlocuteurs11.

Jacques Allamann le décrit comme déterminé et froid, un homme à poigne qui inspire la crainte12.

Sa trajectoire témoigne d’une double filiation, et c’est sans doute ce qui  plait le plus aux Russes : il se veut l’héritier de l’Union soviétique, mais aussi le continuateur d’une Russie éternelle qui plonge ses racines dans la religion et les traditions13.

La rencontre entre un homme, une situation politique, économique et sociale, et les besoins d’un président russe en fin de mandat

Les besoins d’un président en fin de règne

Personne ne peut oublier la fin de règne pitoyable du Président Eltsine qui, malade, cherchait par ailleurs un homme sûr pour se protéger et protéger sa famille d’éventuelles attaques politico- judiciaires. Il fallait aussi trouver un adversaire à ce premier

Ministre de l’époque, Primakov, jeune et nationaliste. Pour le gendre d’Eltsine, il fallait trouver un adversaire encore plus jeune et plus nationaliste14. S’agissant de Poutine, tout indiquait qu’il aurait le soutien naturel des gens de l’ex KGB, que son alliance avec l’armée se trouverait sceller par la guerre. Une exploitation somme toute habile de la vague nationaliste de l’époque allait faire le reste.

La résonance du discours poutinien auprès de la population  et la situation politique économique et sociale à la fin du mandat de Boris Eltsine

 La période précédent l’arrivée de Poutine, contrairement à ce qu’ont bien voulu faire croire un temps les occidentaux et notamment les américains, est caractérisée par l’importation de solutions inadaptées au contexte économique et politique russe, tant pour la nation que pour le développement de la démocratie elle-même. Les quelques ébauches de démocratisation ont été plus ou moins détournées et perverties pour aboutir à la fin de la période Eltsine à ce que le  gouvernement soit prisonnier des oligarchies, et à ce que la Russie soit plongée dans une forme d’anarchie proche du chaos, comme à la dérive et ne sachant plus où aller. L’économie de marché a été confondue avec le laisser aller, la démocratie « pervertie » : les oligarques se servaient des médias libres à des fins politiques, les inégalités et la corruption devenaient galopantes, les « faux démocrates » réclamaient surtout le pouvoir et l’argent ! Le ressentiment de la population envers la démocratie et l’économie de marché est alors devenu grand. En 1992, durant le premier semestre, le coût de la vie est multiplié par 7, et une personne sur dix vit en dessous du seuil de pauvreté. La Russie fait l’expérience brutale de l’ultralibéralisme : violence du marché, cynisme de l’argent fou, égoïsme du chacun pour soi et du matérialisme viennent s’ajouter à la dureté du pouvoir et à la brutalité des rapports sociaux hérités de la période soviétique. Il s’en suit des conséquences sociales lourdes aux effets désastreux. En proie à une crise économique, politique idéologique, et morale, l’Etat privatisé est devenu impuissant, et la société est complètement découragée : privatisation de l’économie est aussi allée de pair avec criminalisation. La Russie est alors plongée dans une situation de nature à mettre en cause l’existence même du pays. L’arrivée de Poutine au pouvoir est interprétée à contrario d’emblée par les occidentaux comme une renonciation à la démocratie, et un éloignement de la démocratie, lors même que de toute évidence la pseudo démocratie pourtant louée un temps par les occidentaux ne répondait absolument pas aux désirs de la population russe, et constituait une expérience radicalement éloignée de leur culture politique. C’est dans ce contexte que le discours de Poutine visant à redonner une certaine fierté aux russes et promettant d’augmenter sensiblement le pouvoir d’achat trouvera un écho certain dans la population.  

Les ingrédients de la culture politique15 et la réactivation des symboles et traditions

Parler à l’inconscient collectif pour resserrer les liens 

L’ascension de Poutine, sa popularité en Russie - au-delà du fait qu’il a su exprimer les choses exactement comme les gens souhaitaient les entendre (en cela, il a su se faire le porte-parole des besoins et des attentes d’un peuple) – s’enracinent dans une culture politique dont les principaux traits de l’héritage sont l’attente de l’homme providentiel, la foi aveugle plus que la raison critique, la recherche d’un guide auquel la société pourrait abandonner son destin dans un élan de foi. En réactivant traditions et symboles, Poutine offre une lecture simplifiée d’une situation complexe. Il fait usage de la figure de l’ennemi à travers l’anti-occidentalisme, la figure de l’ennemi étant à toutes les époques la plus commode pour susciter et resserrer les liens d’une communauté nationale. C’est un aspect important souligné par Fedorovski que cette capacité de Poutine à parler à l’inconscient collectif russe issu de laRussie impériale, et marqué par l’image du château assiégé.

L’enracinement du charisme de Vladimir Poutine dans la culture politique russe

Image1

Un certain nombre d’éléments au fil du temps ont forgé une culture politique et des mentalités dont il convient ici de cerner les principaux traits. Poutine s’inscrit dans un héritage complet, marqué non seulement par soixante-dix ans de congélation communiste, mais aussi mille ans de despotisme. Ainsi, l’occupation mongole constituerait-elle déjà les racines des thèses eurasiennes, thèses mettant en avant les spécificités historiques et géographiques du pays, et qui cherchent à le couper des évolutions européennes et occidentales. Le mythe du messianisme russe a été utilisé tout autant par le pouvoir russe que par le pouvoir soviétique : c’est également un trait important de l’héritage. Par ailleurs, si Pierre Le Grand est moderniste, il reste traditionaliste dans sa pratique du pouvoir, et symbolise cette révolution venue d’en haut. Poutine se réclame lui aussi d’une certaine modernité, mais toujours sans sacrifier à la tradition. Catherine II, convaincue des dangers que recèlent les lumières, cherche à se préserver des influences occidentales. Par ailleurs, une culture du mépris de l’individu au profit du collectif traverse  l’histoire de la Russie : la révolution d’octobre ne met pas en avant l’individu en tant que valeur civilisationnelle et politique, mais parle en terme collectif : l’individu doit s’effacer au profit de l’Etat, du parti, et l’appropriation de la chose politique par la société n’est pas une évidence dans une population qui attend plutôt religieusement un sauveur. Il est enfin particulièrement notable que l’attente de l’homme providentiel, tout comme la tentation du repli sur la ligne de force de la tradition politique avec laquelle poutine a su jouer et composer pour redresser le pays, constituent les traits remarquables d’une permanence.

L’homme charismatique, la Nation et la démocratie en Russie

Considérations préliminaires

Il est devenu habituel dans nos démocraties se voulant post-nationales de fustiger les attributs de la nation, et tout ce qui a pu servir à sa construction. De plus, l’homme charismatique n’est pas sans susciter la méfiance, car se livrer à un homme providentiel apparaît souvent comme peu compatible avec la démocratie, surtout dans des démocraties dont on a volontairement réduit le versant populaire pour tirer des leçons de l’histoire. De ce point de vue, il y a eu de nombreuses assimilations faciles et fâcheuses : certains politologues américains allant jusqu’à assimiler Poutine à un fasciste… De vives critiques sont aussi venues de politologues allemands s’inquiétant de ce que Poutine réactivait la figure de l’ennemi à travers  l’anti-occidentalisme comme moyen de favoriser l’unité d’une nation. L’occident a proclamé la fin de la démocratie en Russie en même temps que l’arrivée de Poutine au pouvoir, sans savoir si la démocratie existait vraiment avant Poutine, et s’il se  pouvait qu’elle puisse apparaître aussi rapidement, et sous quelle forme.

Usage positif ou négatif du charisme ?

Poutine a su incarner la figure du chef dans une Russie à la dérive. Il semblerait que les occidentaux sous estime l’importance que constitue la préservation de l’unité de la Russie - à commencer pour leur propre sécurité, et refusent de voir l’importance du rétablissement de l’autorité centrale face aux dérives des pouvoirs locaux.

Bien entendu, l’usage du charisme est controversé sur certains points. Si le Poutinisme a permis l’émergence d’une démocratie à la russe, donc plus proche de la culture politique russe, le patriotisme a aussi parfois conduit à l’expression d’un nationalisme plus marqué. Le risque de dérive vers une nouvelle forme de congestion nationaliste ne peut être totalement écarté, et la tendance à ce que les gens se complaisent dans leur culture politique peut constituer un frein réel à l’évolution des mentalités, et donc au processus démocratique lui-même. Tout dépend du dosage et de l’équilibre entre tradition et modernité.

Les russes aiment Poutine parce qu’il sait parler à la conscience collective russe, et est parvenu à personnifier le besoin d’une revanche historique présente dans la conscience collective russe depuis la fin de l’empire soviétique. Il a su à la fois donner aux russes un certain pouvoir d’achat, mais aussi une certaine fierté de nature à inverser la tendance dépressive forte de la société russe. Le programme de Poutine, décrit parfois à juste titre comme un vaste fourre-tout, n’est, en réalité, non dénué d’une certaine consistance16, notamment au niveau international. Tandis que l’heure est plutôt au consensus vague et mou des dirigeants face aux Etats-Unis, Poutine idéologue, lui, fait encore de la politique, quitte parfois à jouer avec le feu.

1  Andrew Jack, Inside Putin’s Russia. London : Granta Books, 350 p.

2  Time, 31 décembre 2007- 7 janvier 2008, Vol. 170, N°. 26/27 2007.

3  « Poutine idéologue De la Démocratie en Russie », in : Courrier international, n° 880 du 13 au 19 septembre 2007.

4  Alexandre Dorna, Le Leader charismatique. Paris : Desclée de Brouwer, 1998, 127 p.

5  Jacques Allaman, Vladimir Poutine et le Poutinisme. Paris : L’harmattan, 2004, 155 p.
Vladimir Fedorovski, Le Fantôme de Staline.  Monaco : Editions du Rocher, 2007, 282 p
Andrew Jack, Inside Putin’s Russia. London : Granta Books, 350 p
Richard Sakwa, Russia’s choice. New york : Routledge, 2004, 307 p.

6 . Vladimir Fedorovski, Le Fantôme de Staline.  Monaco : Editions du Rocher, 2007, p 246.

7  C’est là le point de départ essentiel de la carrière de Poutine .

8  Vladimir Fedorovski, Le Fantôme de Staline. Paris; Editions du Rocher, 2007, p. 242

9 . Jacques Allaman, Vladimir Poutine et le Poutinisme. Paris : L’harmattan, 2004, 155 p.

10  Ibid, p. 9.

11 Ibid, p. 9.

12 Ibid, p. 9

13 Ibid,  p. 12.

14  Vladimir Fedorovski, Le Fantôme de Staline.  Monaco :  Editions du Rocher, 2007, p. 248.

15  Sur cette notion de culture politique russe, il faut citer notamment  la Conférence de Sylvie Martin, prononcée en 2001-2002 au GREP-MP  sur la Russie actuelle à la lumière de la culture politique russe.

16  « Poutine idéologue De la Démocratie en Russie », in : Courrier international, n° 880 du 13 au 19 septembre 2007.

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