Depuis un quart de siècle, la crise est l'alibi pour "réformer" l'ensemble de nos institutions. Et si c'était justement ce mouvement généralisé de réformes, au nom de la "modernisation" et des "adaptations nécessaires", qui produisaient la crise qu'elles sont censer résoudre?
Les évolutions technologiques pourraient libérer l’homme du travail. Elles semblent au contraire le mettre sous pression. Si elles allègent la pénibilité physique, elles accroissent la pression psychique. Un ouvrier gagnait moins de cinquante euros par mois au milieu du 19ème siècle. Il en gagne aujourd’hui plus de mille deux cents en travaillant deux fois moins .2. Ces gains de temps et d’argent ont été rendus possible par un formidable accroissement de la productivité du travail. Tout se passe comme si ce que l’homme gagne en temps, il le paye en intensité, ce qu’il gagne en autonomie, il le paye en implication. Plus de responsabilité, donc plus de pouvoir, ce que les anglo-saxons nomment l’empowerment, le rends comptable de ce qu’il fait. L’allègement de la charge physique se compense par un investissement subjectif accru. « L’homme moderne, poursuit Daniel Cohen, découvre aujourd’hui qu’une société prospère n’est pas une société libérée du travail. Contrairement en effet à ce que pensent les théoriciens de la fin du travail, les techniques modernes ne remplacent pas l’homme. Elles exigent au contraire qu’il fasse plus de choses. À payer sept fois plus les ouvriers aujourd’hui qu’hier, le capital en veut pour son argent : il attend qu’ils fassent sept fois plus de choses également. »
D'où une pression, par le temps, par les résultats, mais aussi par la peur, qui a des conséquences redoutables. Elle engendre un stress structurel, une culture du harcèlement contre lequel il est difficile de se défendre car les souffrances engendrées doivent rester cachées, au risque, si elles étaient exprimées, de se retrouver sur la touche. De même, la violence qui est sous-jacent au système économique est aseptisée dans la mesure où les décisions qui l'engendre sont prises dans des cénacles totalement coupés de la réalité vécue par ceux qui en subissent les conséquences
La pression, un effet de la lutte des places3
Dans l’entreprise managériale, l’incertitude constitue moins une ressource, comme l’avait montré M. Crozier, qu'une menace. Ne pas savoir si on vous accordera les moyens demandés, si le dépassement de budget sera accepté, si la promotion attendue sera accordée. Le manager a le sentiment de ne plus contrôler son environnement de travail et son avenir. La menace consiste surtout à ne plus savoir sur quels critères reposent les récompenses et les sanctions. Les réussites et les échecs n’étant plus objectivables à partir d'éléments concrets, l’incertitude recouvre la peur d’être désavoué et de se retrouver sur la touche. Lorsque la lutte des places fait rage, la crainte d’être mis « hors jeu » est permanente. « Car un risque majeur réside évidemment aujourd’hui dans la possibilité de ne plus faire partie du jeu organisationnel. En même temps, se développe l’idée selon laquelle faire partie du jeu est en soi une récompense. On se situe donc dans un système minimaliste, mais impitoyable, de lutte pour rester dans le jeu et si possible dans la course. »4
L’acceptation du risque est un élément nodal dans la culture de l’entreprise. La lutte des places est naturalisée. Elle est considérée comme nécessaire et utile : que le meilleur gagne ! La force de ce système de pouvoir est évidente. Il se présente comme juste et non arbitraire, puisque ce n’est pas l’organisation qui est en définitive responsable de la place attribuée à chacun, mais le « mérite » de chacun qui est censé déterminer la place occupée. Dans ce contexte, celui qui perd sa place, ou n’obtient pas celle qu’il convoite, ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Les autres étant « meilleurs », il est normal qu’ils soient choisis. La logique du marché s’impose dans la gestion des ressources humaines. La concurrence entre les personnes conduit à focaliser l’attention sur les performances des uns et des autres et à désamorcer les critiques sur les performances du système d’organisation. Celui-ci se trouve dédouané de toute responsabilité, comme ceux qui en assurent la direction. Le Top management bénéficie d’un écran protecteur. La concurrence n'est pas perçue comme un système de gouvernement, mais comme un mode de fonctionnement normal lié à la nature des choses. La menace de perdre sa place est vécue comme le lot commun de tous les salariés. La logique « up or out » (soit tu montes, soit tu pars) est considérée comme normale. Elle pousse chacun à se dépasser, à donner le meilleur de lui-même pour « le système » afin d’assurer sa pérennité. On perçoit le marché de dupes : la finalité devient la survie de l’entreprise pour laquelle chaque salarié peut être amené à sacrifier la sienne.
L’entreprise attend de ses employés qu’ils soient forts, dynamiques, compétents, disponibles, sûrs d’eux, capables de faire face aux contradictions et de remplir des objectifs toujours plus ambitieux. “ Above exceptation ”, peut-on lire parmi les critères d’évaluation utiliser pour mesurer les compétences. Il faut être “ au-delà des attentes ” pour être apprécié. Le contexte suscite une pression continuelle, un sentiment de ne jamais en faire assez, une angoisse de ne pas être à la hauteur de ce que l’entreprise exige.
Dans certains cas, la condamnation à réussir est sous-tendue par une menace objective. L’absence de résultats se paie par une mise à la porte immédiate. La plupart du temps, il s’agit surtout d’une obligation intériorisée. Celle-ci ne serait pas aussi impérieuse si elle n’était relayée par un soubassement inconscient. Le système managérial suscite un modèle de personnalité narcissique, agressif, sûr de lui, pragmatique sans état d’âme, centré sur l’action plutôt que la réflexion, prêt à se donner corps et âme pour son travail, prêt à tout pour réussir. L’employé projette sur l’entreprise son propre idéal de toute puissance et d’excellence et, simultanément introjecte l’idéal d’expansion et de conquête proposé par l’entreprise. Il y a comme une osmose entre les objectifs de l’entreprise et le fonctionnement psychique de l’agent qui identifie sa réussite personnelle avec les résultats de son entreprise. Il croit que celle-ci va pouvoir assouvir ses propres fantasmes, en particulier la mégalomanie d’être le plus fort, le plus grand, le plus puissant. Mais la jouissance du pouvoir à son revers, l’angoisse de perte d’objet. Angoisse archaïque qui révèle la peur de perdre l’amour de l’être aimé. D’où une tension permanente pour être à la hauteur de ses exigences.
Les conséquences psychopathologiques de la pression du travail
Les conséquences psychopathologiques de ces situations sont aujourd'hui connues5 En particulier la dépression, l’épuisement professionnel et l’addiction au travail. La dépression est souvent larvée, dissimulée, puisqu’il faut toujours paraître en forme. On ressent un malaise diffus, un “ ralbol ”, un sentiment de lassitude, l’impression de ne pas arriver à faire face. On ne se sent pas vraiment malade, mais “ pompé ”. L’épuisement professionnel présente des symptômes équivalents. Le terme anglais qui le désigne est intéressant. Le burn out survient lorsqu’on s’est trop évertué à atteindre un but irréalisable. L’appareil psychique est alors comme un élastique trop tendu, comme s’il n’avait plus de ressort. Ce sont des gens qui sont consumés de l’intérieur. L’épuisement professionnel va de pair avec un surinvestissement du travail. Les psychiatres reçoivent de plus en plus de patients “ drogués ” par leur activité professionnelle6.
Les work addict développent un rapport d’assuétude au travail présentant les mêmes symptômes que celui des drogués. Dans un premier temps, l’hyperactivisme a des effets psychostimulants : hyperstimulation sensorielle, gratifications narcissiques, fort étayage groupal sur l’entreprise, fantasme de fusion entre le Moi et l’Idéal, etc. Mais très vite, d’autres effets se font sentir comme l’impossibilité de détente, le besoin incoercible d’activité, la migraine du week-end, l’angoisse des vacances, l’affaiblissement des capacités créatrices et fantasmatiques7. Un cadre de Xerox nous racontait qu’il ne prenait plus que deux semaines de vacances consécutives. Auparavant il en prenait trois. La première, il décompressait, la seconde, il était malade et la troisième, il se remettait en condition pour retrouver le rythme et la pression du travail. Il avait donc préféré supprimer celle du milieu. On constate d’ailleurs un rétrécissement généralisé des vacances longues. Pour les drogués du travail, l’état de manque peut devenir dramatique en cas de rupture du lien avec l’entreprise. Tel ce cadre qui continuait à venir dans son entreprise tous les jours, six mois après son licenciement.
L'hyperactivité est une surcharge de travail qui s'installe durablement parce qu'elle est considérée comme normale et acceptée volontairement. Elle est vécue comme une réponse à une exigence de l'organisation, même si elle résulte en fait d'un "choix" personnel, dans un contexte où les critères pour définir la charge de travail sont flous ou inexistant. Elle est source de fierté tout en s'accompagnant d'une plainte peu convaincante de "victimisation": "je n'en peux plus", "je suis épuisé", "je n'ai plus de temps à moi". Elle traduit un surinvestissement dans le travail qui vient combler un sentiment de manque. Face aux exigences de la gestion managériale, les travailleurs ont le sentiment qu'ils n'en font pas assez. Comme si le travail réalisé n'était jamais satisfaisant. La combinaison d'une attente de reconnaissance inassouvie, de critères flottants définissant concrètement le travail à faire et de l'incertitude face à la logique d'obsolescence, produit un sentiment de menace. "Alors se produit l'imprévisible : au lieu d'un désinvestissement ou d'un retrait relatif de la personne, c'est l'hyperactivité au travail qui se manifeste, exacerbée, comme une façon de se protéger et de défendre le métier qui apparaît menacé."8 Tentative illusoire pour répondre à l'incomplétude narcissique, aux exigences infinies de performances et aux menaces de licenciements, l'hyperactivité devient, comme le stress, un symptôme banal, tant elle paraît répandue.
Le stress, un outil de gestion
La définition du stress reste relativement vague9. Empiriquement on évoque un sentiment diffus de malaise et d’anxiété à travers l’expérience de situations de travail qualifiées de stressante. On distingue des événements soudains et bouleversants qui ont un effet parfois traumatisant, mais ponctuel, des situations permanentes, vécues quotidiennement, qui sont moins spectaculaires mais extrêmement nocives. Le phénomène est alarmant quand le stress devient chronique.
Dans l’entreprise “ performante ”, le stress n’est pas considéré comme une maladie professionnelle mais comme une donnée quasi naturelle à laquelle il convient de s’adapter. Il est tellement répandu que la “ résistance au stress ” est exigée comme une qualité nécessaire pour réussir. Plutôt que de s’interroger sur ses causes, on apprend à “ le gérer ”. Cette gestion consiste à l’apprivoiser par des exercices ou des gadgets : relâchement des épaules, respirations ventrales, relaxation, méditation, massages, balles en caoutchouc “ anti-stress ”, caisson permettant de mesurer les capacités de résistances, etc. Dans ce domaine, l’imagination des experts est sans limites. Ils n’essayent pas de résoudre le problème en s’attaquant à ses causes. Ils le considèrent comme un mal nécessaire auquel il convient de s’adapter en canalisant ses effets les plus nocifs.
Le phénomène ne cesse de s’accroître bien au-delà des entreprises “ performantes ”. Le Bureau International du Travail publie chaque année un rapport qui montre l’accroissement du phénomène. Le dernier rapport indique qu’une personne sur dix souffre de stress dans le monde, trois sur dix de troubles mentaux, et que 5% des départs de l’entreprise sont dus à la dépression. Selon les chiffres de l’Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au travail, 28% des salariés européens seraient touchés, soit quarante et un millions de travailleurs, dont une majorité de femmes. Le stress arrive juste derrière le mal de dos comme problème de santé lié au travail. Il est la cause de 24% des crises cardiaques. Il favorise le cancer, provoque une surconsommation de tabac, d’alcool et une mauvaise alimentation. Il est une des causes majeures de la dépression et conduit parfois au suicide10.
Le stress ne touche pas seulement les cadres et les dirigeants, même si c’est celui dont on parle le plus. Les médecins du travail sont de plus en plus nombreux à démontrer le lien entre les nouvelles formes d’organisation du travail et l’aggravation des troubles de santé des salariés.
Face à ce qui devrait être considéré comme une épidémie, les réactions des pouvoirs publics et des entreprises sont plutôt discrètes, pour ne pas dire inexistantes. C’est à chaque travailleur de se “ soigner ”, comme s’il était entendu qu’il s’agit là d’un symptôme d’une vulnérabilité psychique nécessitant un soutien psychologique ou une aide médicale. C’est le patient qui doit tirer les conséquences et apprendre à vivre avec. Les conditions de travail qui le provoquent ne sont pas mises en cause. Bien au contraire. Du côté de l’entreprise, on prétend que le stress a un caractère stimulant, qu’il faut apprendre à le transformer en “ stimulation positive ” qu’une dose de “ bon stress ” favorise la performance. Le stress est banalisé ou présenté comme la conséquence de comportements individuels, au même titre que le harcèlement moral.
Le harcèlement produit par la culture de la haute performance
La cause majeure du harcèlement est à rechercher dans trois tendances managériales qui mettent l’ensemble du système d’organisation sous pression : l'écart entre les objectifs fixés et les moyens attribués; le décalage massif entre les prescriptions et l’activité concrète ; l’écart entre les récompenses espérées et les rétributions effectives. Du côté de l’entreprise, le management de projet, l’avancement au mérite, la qualité totale, le zéro défaut, les flux tendus, l’individualisation des gratifications et la flexibilité sont autant de procédures qui singularisent les carrières, individualisent les intérêts, mettent en concurrence les individus dans une exigence de faire toujours mieux. Lorsque chacun est invité à se défoncer pour atteindre ses objectifs, le désir de réussite personnelle et la peur d’échouer sont perpétuellement exacerbés. D’autant que les critères de réussite sont de plus en plus exigeants et le risque de l’échec de plus en plus présent. La réussite ne peut être que temporaire dans un univers où la compétition oblige à des prouesses constamment renouvelées
Le débat sur le harcèlement moral a mis en lumière l’intensité du malaise dans le monde du travail. Le succès du livre de Marie-France Hirigoyen11 a servi de révélateur sur l’importance de cette souffrance sociale. En particulier, sur le lien entre la souffrance psychique, habituellement confiée à un psychiatre dans le secret de son cabinet, et des situations de travail vécues au quotidien. Le retentissement de son ouvrage conduira le Parlement à légiférer12. La loi stipule qu’une procédure de médiation peut être engagé par toute personne de l’entreprise s’estimant victime de harcèlement moral ou sexuel.
La reconnaissance légale de la violence faite à des salariés est un progrès notable. La loi met en cause des comportements singuliers, des agissements pervers qui existent certainement et qu’il convient de condamner. Mais ce faisant, elle occulte les causes profondes du harcèlement. Elle contribue à individualiser le problème. Elle minimise le fait que les comportements de harcèlement, du côté du harceleur comme du côté des victimes, sont la conséquence d’une pression généralisée qui se développe dans le monde du travail
Faut-il pour autant parler d’organisation perverse, au risque de tomber dans le piège de l’anthropomorphisme organisationnel ? Une organisation n’a pas de tête, ni de bras, ni un cœur, contrairement aux images largement répandues dans certains ouvrages de gestion. Elle n’a pas non plus d’appareil psychique, d’intelligence ou de sentiments. Toutes les métaphores qui attribuent à l’organisation des caractéristiques humaines laissent croire que les conflits qu’elle génère pourraient être résolu de la même façon que l’on traite les problèmes somatiques ou psycho-somatiques. Si l’organisation est une production humaine, elle n’obéit pas aux mêmes lois que la biologie et la psychologie. Une organisation n’est ni névrosée, ni paranoïaque, ni perverse. En revanche, son mode de fonctionnement peut susciter chez les employés des comportements névrotiques, paranoïaques ou pervers13 En particulier, elle peut mettre en œuvre des modes de management qui favorisent le harcèlement, c’est-à-dire des relations de violence, d’exclusion, de crise, de mise en quarantaine.
Un contexte violent et paradoxal dans lequel les règles du jeu sont incertaines, le cadre instable, les formes de sanction ou de reconnaissance mouvantes, les promesses non tenues, peut susciter des comportements sado-masochistes, sentiment de toute-puissance pour les uns, soumission inconditionnelle pour les autres, et bien d'autres formes de perversions. On sait que la pratique du double langage peut rendre fou. Lorsque l’ensemble du système d’organisation devient paradoxal, alors qu’il se présente comme parfaitement rationnel, les employés "pètent les plombs", selon l'expression consacrée. Il convient donc d'analyser cette "folie" comme une violence plutôt que comme une pathologie. La souffrance psychique et les problèmes relationnels sont les effets des modes de management. La notion de harcèlement moral tend à focaliser le problème sur le comportement des personnes, plutôt que sur les processus qui les génèrent. Lorsque le harcèlement, le stress, la dépression ou plus généralement la souffrance psychique se développent, c’est la gestion même de l’entreprise qui doit être interrogé. Dans la plupart des cas, le harcèlement n’est pas le fait d’une personne particulière mais d’une situation d’ensemble.
La majorité des employés se sentent individuellement harcelés parce qu’ils sont collectivement soumis à une pression intense14. Mais faute de pouvoir intervenir sur les méfaits de l’organisation du travail, ils s’agressent entre eux, jusqu’à s’en prendre à eux-mêmes. On peut accuser « le capitalisme », « le libéralisme », « le système », mais on n'a aucune prise sur lui. La hiérarchie, comme les collaborateurs et les subordonnés, sont pris eux aussi dans une pression permanente qu’ils n’arrivent pas à contrôler. Chacun essaye de se décharger sur l’autre, contribuant ainsi à renforcer la logique du “ sauve qui peut ! ” L’agressivité au quotidien ne cesse d’augmenter.
Pouvoir focaliser le sentiment de harcèlement sur une personne est rassurant, comme s’il suffisait que cette personne change de comportement pour résoudre le problème. C’est occulter un fait majeur : dans l’entreprise hypermoderne, tout le monde est mis sous tension. Chacun subit et exerce des pressions, dans une chaîne sans fin où chaque maillon peut se trouver dans une position de harceleur ou de harcelé. Le harcèlement ne peut être traité comme un problème strictement comportemental15, même s’il a des effets psychologiques. Une politique de prévention doit prendre en compte le contexte organisationnel qui le fait émerger. “ Pour libérer la parole et prévenir le harcèlement, il faut redonner force au cadre symbolique : que soit prise en compte la souffrance du sujet dans une organisation du travail soumise à des dérégulations de plus en plus fortes”16.
Des violences "innocentes"
Dans ce contexte, on ne sait plus à quel sens se vouer, on ne sait plus identifier les causes de son malaise, on ne sait plus qui est responsable des violences que l'on subit. Dans le capitalisme industriel de production le patron était identifiable, il était tenu pour responsable. La globalisation propre au capitalisme financier entraîne une distance et même une coupure entre la logique de production, qui organise le travail effectif, et la logique financière qui en évalue les résultats. Cette dissociation économique produit un éclatement du symbolique. Il n'y a plus de cohérence entre la réalité du travail et les décisions économiques. La rationalité du sens se heurte à une autre rationalité qui devient incompréhensible. Danièle Linhart en donne un bon exemple à propos de la fermeture des usines Chausson en 1996, après plusieurs plans sociaux17. Chaque plan social contribuait à conserver “ les meilleurs ”, sur lesquels pesait une exigence de productivité accrue, et à justifier l’exclusion des autres, pour insuffisance de rendement. Rappelons que la décision de fermeture avait été prise dès l’origine. L’alibi du manque de productivité servait de masque aux mensonges de la direction générale et à la stratégie décidée par des actionnaires, en l’occurrence Peugeot et Renault. Dans ce cas de figure, la direction de l'usine n'était pas au courant de la décision de fermeture et croyait, de bonne fois, qu'une amélioration de la productivité permettrait de sauver l'usine. Qui est coupable? Qui est responsable des violences générées par cette "logique financière" qui décrète ce qui est rentable et ce qui ne l'est pas?
Le déni de la réalité engendre chez les travailleurs une sidération, une révolte impuissante, une incompréhension totale et une incapacité de se défendre face à une destruction programmée pour des raisons non avouées. Il y a là une violence destructrice, présentée comme la conséquence d’une rationalité économique vécue comme totalement irrationnelle. Plus l’implication personnelle des salariés est sollicitée pour favoriser “ la réussite ” de l’entreprise, plus la vulnérabilité est grande face à un abandon de la production qui n’est en rien dû à une mauvaise productivité. Ce non-sens empêche d’entrer dans un travail psychiquement nécessaire pour retrouver la confiance en soi et la sécurité permettant de s’investir dans un avenir nouveau. Ce sont les fondements même de la vie subjective et sociale qui sont attaquées. La logique managériale et le discours qui l’accompagne montrent ici leurs dangers. La destruction n’est pas tant le fruit d’un comportement pervers que d’un choix stratégique, effet d’un système de pouvoir abstrait, éloigné du terrain, occupé par des personnes qui ne sont jamais confrontées directement à celles qui en subissent les conséquences.
Ce pouvoir opaque met en porte-à-faux le management de terrain qui partage la souffrance des salariés alors qu’il est perçu comme responsable de cette violence. En dehors du Top management, les cadres intermédiaires sont souvent exclus du processus de décision. Alors qu’ils seraient prêts à s’investir dans la recherche des solutions alternatives, qui éviteraient la fermeture des sites ou l’application des plans sociaux drastiques. Au nom de la modernisation et de l’innovation, on leur demande de sacrifier leurs troupes. Ils vivent frontalement la contradiction entre des logiques industrielles et commerciales, qui permettent de mesurer la viabilité des activités dont ils ont la responsabilité, et les logiques financières qui conduisent à les supprimer.
Dans un contexte de réorganisation permanente, il faut sans cesse développer de nouveaux projets, de nouveaux sites, de nouvelles configurations, qui rendent obsolètes et archaïques les anciennes façons de faire, les techniques passées, les modalités d’organisation du travail existantes et les hommes qui les mettaient en œuvre. D’autant que ces évolutions sont accompagnées d’un discours sur “ les salariés incapables de s’adapter et d’innover, dépassés dans leur savoir, prisonniers de leur routine ”. Autant d’arguments qui justifient leur mise à l’écart. Si les travailleurs ne sont pas flexibles, ils deviennent des travailleurs jetables18. Non content d’être licenciés, ils sont doublement disqualifiés. La responsabilité de leur licenciement est attribuée à un manque de productivité, alors qu’elle résulte d’une transformation des conditions de production et d’un manque de préparation de la part de l’entreprise.
De tout temps, les salariés se sont adaptés aux situations nouvelles. Ils sont capables de créations permanentes quand on fait appel à leur capacité réflexive et à leur imagination. Le discours sur l’archaïsme et la rigidité des employés apparaît dès lors comme singulièrement violent surtout vis-à-vis de salariés qui mettent leur intelligence au service de la production. A fortiori dans des organisations qui assortissent les impératifs de productivité à des normes de fonctionnement très strictes. “ L’organisation du travail, incapable de résoudre la tension entre des logiques contraires, perturbe profondément les activités productives : les salariés sont livrés à ces contradictions et sommés de trouver des solutions. Il y a comme une sous-traitance aux salariés, même les plus subalternes, des problèmes que l’organisation ne parvient pas à résoudre (Linhart, 2002). Dans l’entreprise hiérarchique, lorsque l’employé était face à des exigences contradictoires, il faisait appel à son chef pour opérer un choix. Dans les organisations réticulaires, c’est à chacun de trouver des réponses aux incohérences du système. Et s’il n’y parvient pas, il a le sentiment d’être dépossédé, de ne pas être à la hauteur de ce qu’on lui demande. Il vit dans une insécurité permanente.
L’individualisation engendre la vulnérabilité qui favorise l’auto-accusation. Chacun se sent coupable de ne pas satisfaire des exigences toujours plus pressantes et d’autant plus difficiles à contester qu’elles émanent d’un pouvoir lointain, abstrait, inaccessible. On connaît rarement le visage et le nom des responsables de la gestion stratégique. Dans l’exemple Chausson, les décideurs sont des “ personnes morales ” en l’occurrence des représentants de Renault et de Peugeot. La décision est prise lors d’un conseil d’administration, en quelques minutes. Aucune discussion approfondie n’a eu lieu sur les conséquences financières, sociales et humaines de cette décision. C’est cela la violence innocente : une violence dont les sources sont brouillées par un système opaque, une violence qui se dissimule derrière le paravent d’orientations stratégiques, une violence produite par des décisions qui au départ paraissent abstraites dans la mesure où leurs conséquences concrètes sont lointaines, une violence générée par des gens « biens » des personnes “ morales ”, soutenues par la légitimité que confère la richesse, la notabilité, les diplômes et surtout l’assurance d’avoir raison. Violence « innocente » puisque le droit lui-même vient la justifier et l’État apporte son concours pour la mettre en œuvre.
Si ceux qui causent la violence sont innocents, alors ceux qui la subissent deviennent coupables. Coupables de protester, coupables de résister, coupables de s’opposer. Leur lutte devient illégitime. Ce sont eux qui sont désignés comme violents.
Le collectif de travail joue ici un rôle essentiel pour éviter le processus d’inversion des causes de la violence. Il peut légitimer la lutte, développer des arguments et des stratégies de résistance, dénoncer la violence, apporter une réassurance que des individus isolés n’ont pas. Il peut également développer des solidarités concrètes face à des décisions abstraites. Mais le pouvoir managérial est passé maître dans l’art de désamorcer les revendications collectives et de favoriser le traitement individualisé des conflits. La production de l’adhésion conduit chaque salarié à intérioriser les contradictions de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle il y a peu de contestations internes, peu de révoltes explicites contre ce pouvoir. Faute de le combattre, on retourne les armes contre soi. La domination de l’idéologie gestionnaire banalise la violence. Elle est considérée comme la conséquence inéluctable de changements nécessaires, d’une modernisation obligée. Plutôt que de dénoncer la violence d’un monde économique injuste et destructeur, chacun se débat dans la solitude face à des conditions de travail qui ne cessent de se dégrader.
M. Gauchet propose une explication à l’activisme forcené de l’univers gestionnaire20. En se voulant l’égal de Dieu, en assurant sa maîtrise sur la nature, en voulant posséder les choses, exploiter les ressources, accumuler les biens, l’homme a perdu son insouciance. Dans sa lutte contre l’angoisse de mort, il en oublie le sens de la vie. La quête du « toujours plus » le conduit à renoncer à la joie des moments présents.
1 Les propos exposés dans cet article sont développés dans notre ouvrage La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005.
2 D. Cohen, Nos temps modernes, Paris, Flammarion, 2000
3 V. de Gaulejac, I. Taboada Leonetti, La lutte des places, Paris Desclée de Brouwer, 1993
4 D. Courpasson, L'action contrainte, Paris, PUF, 2000.
5 N. Aubert et V. de Gaulejac, Le coût de l'excellence, paris, Seuil 1991; A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1992; C. Dejours, Souffrance en France, Paris Seuil, 1998.
6 Dès 1979, Max Pagès avait décrit ce phénomène dans le chapitre “ Le travail comme drogue ” in L’Emprise de l’organisation, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
7 Guiho-Bailly, M-P., Guillet, D., “ Quand le travail devient une drogue ”, In Projet, n°236, Paris, 1996.
8 Jacques Rhéaume, L'hyperactivité au travail : entre narcissisme et identité, in L'Individu hypermoderne, sous la direction de Nicole Aubert, ÉRÈS, Ramonville Saint-Agne, 2004.
9 Nicole Aubert et Max Pagès sont les premiers en France à avoir analyser le stress comme un phénomène social, rompant ainsi avec les études d’inspiration nord-américaine considérant “ les facteurs de stress ” dans une perspective béhavioriste. Le stress est un processus à plusieurs niveaux, dont l’origine et l’extension sont liées aux transformations des modes de management. Les auteurs mettent en évidence qu’au-delà des situations objectives, c’est surtout l’absence de maîtrise sur l’organisation de son travail qui est un facteur déterminant de stress (N. Aubert, M. Pagès, Le stress professionnel, Paris, Klincksieck, 1989).
10 Étude citée par Anna Diamantopoulou, Commissaire européen aux Affaires sociales, à l’occasion du lancement de la campagne “ Pour la prévention du stress d’origine professionnelle ” au Parlement Européen, en juillet 2002. Étude réalisée par EUROSTAT, Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail, basée à Bilbao en Espagne.
11 M. F. Hirigoyen, Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Paris, La Découverte, 1998.
12 Loi 2002-73 du 17 janvier 2002, Bulletin officiel de janvier 2002
13 E. Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans les entreprises, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. Voir également du même auteur, Clinique du pouvoir, ÉRÈS, Ramonville Saint-Agne, 2006.
14 Rapport du Conseil économique et social présenté par Michel Debout, “ Le harcèlement moral au travail ”, Éditions des journaux officiels, avril 2001.
15 D. Cru, “ L’analyse organisationnelle au service de la prévention ”, Cultures en mouvement, n°48, juin 2002, pp. 31-33. Damien Cru est responsable du pôle Santé et Travail à l’A.R.A.C.T., Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail d’Ile-de-France.
16 A-C. Giust, “ La défaillance des instances symboliques ”, Cultures en mouvement, n°48, juin 2002, pp. 24-26. Ces deux articles font partie d’un dossier complet “ Harcèlement moral, reconnaître et prévenir les violences au travail ”.
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