N°14 / Les multiples visages des crises Janvier 2009

Révolution Française et la Psychologie des Révolutions

Flammarion Éditeur - 1916 -

Gustave Le Bon

Résumé

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Préface et introduction

Préface

Les idées actuelles sur la révolution française

Paris, Janvier 1913.

L’ouvrage dont je présente une nouvelle édition n’a pas été écrit pour blâmer ou louer la Révolution, mais seulement pour tâcher de l’interpréter au moyen des méthodes psychologiques exposées dans un autre de mes livres : Les Opinions et les Croyances.

Le but poursuivi me dispensait de tenir compte des opinions antérieurement formulées. Il était cependant intéressant de les connaître, c’est pourquoi j’ai consacré un chapitre à énumérer les idées, d’ailleurs contradictoires, des historiens sur le grand drame révolutionnaire.

Les livres ne traduisent guère que des opinions anciennes. Ils peuvent préparer les idées de l’avenir mais expriment rarement celles du présent. Seuls les revues et les journaux traduisent fidèlement les sentiments de l’heure actuelle. Leurs critiques sont donc fort utiles.

Des divers articles consacrés à l’analyse de cet ouvrage on peut dégager trois conceptions, représentant nettement les idées ayant cours aujourd’hui sur la Révolution Française.

La première considère la Révolution comme une sorte de croyance qu’il faut accepter ou rejeter en bloc ; la seconde comme un phénomène mystérieux resté inexplicable; la troisième, comme un événement ne pouvant être jugé avant la publication d’un nombre immense de pièces officielles encore inédites.

Il ne sera pas sans intérêt d’examiner brièvement la valeur de ces trois conceptions.

Interprétée avec les yeux de la croyance, la Révolution apparaît à la majorité des Français comme un événement heureux les ayant sortis de la barbarie et libérés de l’oppression de la noblesse. Plus d’un personnage politique croit que sans la Révolution il serait réduit à la domesticité chez de grands seigneurs.

Cet état d’esprit est bien traduit dans une étude importante, consacrée par un célèbre homme d’État, M. Émile Ollivier, à combattre les idées de mon livre.

Après avoir rappelé la théorie qui considère la Révolution comme un événement inutile, l’éminent académicien ajoute :

“ ...Gustave Le Bon vient d’accorder son autorité à cette thèse. Dans un ouvrage récent sur la psychologie de la Révolution, où l’on retrouve sa puissance de synthèse et de style, il dit : “ Le gain récolté au prix de tant de ruines eût été obtenu plus tard sans effort par la simple marche de la civilisation. ”

M. Émile Ollivier n’admet pas cette opinion. La Révolution lui paraît avoir été nécessaire, et il conclut en disant :

“ Regrette qui voudra de n’être plus un vilain allant battre des étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du seigneur ; se lamente qui voudra de n’avoir plus la satisfaction de voir son champ dévasté par la meute d’un jeune insolent ; se désole qui voudra de n’être plus exposé à se réveiller à la Bastille parce que quelque Lauzun convoite sa femme, ou à cause d’un mot prononcé contre un puissant, ou mieux encore, pour un motif ignoré ; se désespère qui voudra de n’être pas tyrannisé par quelques ministres, par quelques commis, par quelques intendants, de n’être plus taillé à merci, pillé plus qu’imposé; de n’être plus foulé et conspué par de prétendus conquérants. Pour moi plébéien, je suis reconnaissant à ceux dont le rude labeur m’a délivré de ces jougs qui, sans eux, pèseraient encore sur ma tête, et malgré leurs fautes, je les bénis. ”

La croyance synthétisée par les lignes précédentes contribua fortement, avec l’épopée napoléonienne, à rendre populaire en France le souvenir de la Révolution. Elle dérive surtout de cette illusion si répandue, même chez des hommes d’État, que les institutions déterminant les formes d’existence d’un peuple, alors que ces dernières sont presque exclusivement conditionnées par les progrès scientifiques et économiques. La locomotive fut une niveleuse autrement efficace que la guillotine, et même sans la Révolution, nous serions sûrement arrivés depuis longtemps à la phase d’égalité et de liberté atteinte aujourd’hui et que d’ailleurs plusieurs peuples avaient déjà conquise avant l’époque révolutionnaire.

La seconde des conceptions énumérées plus haut — jugeant la Révolution un événement mystérieux et inexplicable — contribue également à maintenir son prestige.

Dans un article consacré à l’examen de mon ouvrage, le directeur politique d’un des plus importants journaux de Paris, M. Drumont, s’exprime comme il suit :

“ Cet événement formidable, qui secoua le vieux monde sur sa base, reste toujours une énigme... Les méthodes de la psychologie moderne ne font pas comprendre davantage ce qu’il y eut d’étrange et de mystérieux dans cette crise qui restera toujours un des étonnements de l’histoire. ”

Cette théorie paraît assez répandue chez nos hommes politiques. Je l’ai retrouvée sous une forme peu différente dans un article publié par un ancien ministre, M. Edouard Lockroy :

“ ...Les historiens n’ont pas compris la Révolution... La Convention a vécu dans le chaos au centre d’une émeute permanente... La dictature de Robespierre est une fable... L’histoire de la Révolution, c’est l’histoire d’une foule où personne n’est responsable et où tout le monde agit... Qui est responsable ? La foule, tout le monde, personne, des gens obscurs qui entraînent des gens inconnus. ”

Envisagée sous un tel angle, la Révolution apparaîtrait comme une série d’événements chaotiques dominés par un hasard mystérieux.

Ces courtes citations montrent quelles incertitudes obscurcissent encore l’étude de la Révolution et semblent justifier la prudence des érudits se bornant à publier des textes1.

Un esprit impartial soucieux de se former une idée juste sur la Révolution se trouve donc aujourd’hui en présence, soit de croyances aveugles, soit d’assertions déclarant ce grand événement inexplicable, au moins avec les documents actuels.

Cette impuissance d’interprétation m’avait frappé quand je commençai l’étude de la Révolution pour y chercher une application de mes méthodes psychologiques. Il m’apparut très vite que les incertitudes des historiens sur cette grande crise résultaient simplement de l’habitude d’avoir recours aux interprétations rationnelles pour expliquer les événements dictés par des influences mystiques, affectives et collectives étrangères à la raison.

L’histoire de la Révolution en fournit à chaque page la preuve. La logique collective seule et non la logique rationnelle pouvait révéler pourquoi les assemblées révolutionnaires votaient sans cesse des mesures contraires aux opinions de chacun de leurs membres. La raison ne saurait expliquer davantage pourquoi, dans une nuit célèbre, les représentants de la noblesse renoncèrent à des privilèges auxquels ils étaient si attachés et dont l’abandon en temps utile eût peut-être évité la Révolution. Comment, sans connaître les transformations de personnalités dans diverses circonstances, comprendre que les bourgeois intelligents et pacifiques qui, dans certains comités, décidaient la création du système métrique et l’ouverture de grandes écoles, votaient ailleurs des mesures aussi barbares que la mort de Lavoisier, celle du poète Chénier ou encore la destruction des magnifiques tombeaux de Saint-Denis ? Comment comprendre enfin la propagation des mouvements révolutionnaires en général sans la connaissance des lois réelles de la persuasion, si différentes de celles qu’enseignent les livres ?

Nous sommes trop rationalisés en France pour admettre facilement que l’histoire puisse se dérouler en dehors de la raison et souvent même contre toute raison. Il faudra bien cependant nous résigner à changer entièrement nos méthodes d’interprétations historiques si nous voulons arriver à comprendre une foule d’événements que la raison demeure impuissante à expliquer.

Je crois que les idées exposées dans cet ouvrage se répandront rapidement. De nombreux articles prouvent qu’elles ont déjà frappé beaucoup d’observateurs. Il suffira de citer parmi eux quelques extraits du plus important des journaux anglais, le Times.

“ Tous les hommes d’État devraient étudier le livre de Gustave Le Bon. L’auteur n’a aucun respect pour les théories classiques concernant la Révolution, et ses interprétations psychologiques le conduisent à des conclusions très neuves. C’est ainsi qu’il expose avec un frappant relief le faible rôle joué par la masse du peuple dans les mouvements révolutionnaires, l’absolue contradiction entre les volontés individuelles et les volontés collectives des membres des assemblées, l’élément mystique qui conduisit les héros de la Révolution et à quel point ces héros furent peu influencés par la raison. Sans la Révolution il eût été très difficile de prouver que la raison ne saurait transformer les hommes, et que par conséquent une société ne se reconstruit pas à la volonté des législateurs, si complet que soit leur pouvoir. ”

L’histoire de la Révolution se compose en réalité d’une série d’histoires parallèles, et souvent indépendantes : histoire d’un régime usé qui périt faute de défenseurs ; histoire des assemblées révolutionnaires ; histoire des mouvements populaires et de leurs meneurs ; histoire des armées ; histoire des institutions nouvelles, etc. Toutes ces histoires représentant le plus souvent des conflits de forces psychologiques, doivent être étudiées avec des méthodes empruntées à la psychologie.

On pourra discuter la valeur de nos interprétations. Je crois cependant qu’il sera désormais difficile d’écrire une histoire de la Révolution sans en tenir compte.

Introduction

Les révisions de l’histoire

L’âge moderne n’est pas seulement une époque de découvertes, mais aussi de révision des divers éléments de la connaissance. Après avoir reconnu qu’il n’existait aucun phénomène dont la raison première fût maintenant accessible, la science a repris l’examen de ses anciennes certitudes et constaté leur fragilité. Elle voit aujourd’hui ses vieux principes s’évanouir tour à tour. La mécanique perd ses axiomes, la matière, jadis substratum éternel des mondes, devient un simple agrégat de forces éphémères transitoirement condensées.

Malgré son côté conjectural qui la soustrait un peu aux critiques trop sévères, l’histoire n’a pas échappé à cette révision universelle. Il n’est plus une seule de ses phases dont on puisse dire qu’elle soit sûrement connue. Ce qui paraissait définitivement acquis est remis en question.

Parmi les événements, dont l’étude semblait achevée, figure la Révolution française. Analysée par plusieurs générations d’écrivains, on pouvait la croire parfaitement élucidée. Que dire de nouveau sur elle, sinon modifier quelques détails ?

Et voici cependant que ses défenseurs les plus convaincus commencent à devenir fort hésitants dans leurs jugements. D’anciennes évidences apparaissent très discutables. La foi en des dogmes tenus pour sacrés est ébranlée. Les derniers écrits sur la Révolution trahissent ces incertitudes. Après avoir raconté, on renonce de plus en plus à conclure.

Non seulement les héros de ce grand drame sont discutés sans indulgence, mais on se demande si le droit nouveau, succédant à. l’ancien régime, ne se serait pas établi naturellement sans violence, par suite des progrès de la civilisation. Les résultats obtenus ne paraissent plus en rapport ni avec la rançon qu’ils ont immédiatement coûtée, ni avec les conséquences lointaines que la Révolution fit sortir des possibilités de l’histoire.

Plusieurs causes ont amené la révision de cette tragique période. Le temps a calmé les passions, de nombreux documents sont lentement sortis des archives et on apprend à les interpréter avec indépendance.

Mais c’est la psychologie moderne peut-être qui agira le plus sur nos idées en permettant de mieux pénétrer les hommes et les mobiles de leur conduite.

Parmi ses découvertes, applicables dès maintenant à l’histoire, il faut mentionner surtout la connaissance approfondie des actions ancestrales, les lois qui régissent les foules, les expériences relatives à la désagrégation des personnalités, la contagion mentale, la formation inconsciente des croyances, la distinction des diverses formes de logique.

À vrai dire, ces applications de la science, utilisées dans cet ouvrage, ne l’avaient pas été encore. Les historiens en sont restés généralement à l’étude des documents. Elle suffisait d’ailleurs à susciter les doutes dont je parlais à l’instant.

Les grands événements qui transforment la destinée des peuples révolutions, éclosions de croyances, par exemple, sont si difficilement explicables parfois, qu’il faut se borner à les constater.

Dès mes premières recherches historiques, j’avais été frappé par cet aspect impénétrable de certains phénomènes essentiels, ceux relatifs à la genèse des croyances surtout. Je sentais bien que pour les interpréter, quelque chose de fondamental manquait. La raison ayant dit tout ce qu’elle pouvait dire, il ne fallait plus rien en attendre et l’on devait chercher d’autres moyens de comprendre ce qu’elle n’éclairait pas.

Ces grandes questions restèrent longtemps obscures pour moi. De lointains voyages consacrés à l’étude des débris de civilisations disparues ne les avaient pas beaucoup éclaircies.

En y réfléchissant souvent, il fallut reconnaître que le problème se composait d’une série d’autres problèmes devant être étudiés séparément. C’est ce que je fis pendant vingt ans, consignant le résultat de mes recherches dans une succession d’ouvrages.

Un des premiers fut consacré à l’étude des lois psychologiques de l’évolution des peuples. Après avoir montré que les races historiques, c’est-à-dire formées suivant les hasards de l’histoire, finissent par acquérir des caractères psychologiques aussi stables que leurs caractères anatomiques, j’essayai d’expliquer comment les peuples transforment leurs institutions, leurs langues et leurs arts. Je fis voir, dans le même ouvrage, pourquoi, sous l’influence de variations brusques de milieu, les personnalités individuelles peuvent se désagréger entièrement.

Mais en dehors des collectivités fixes constituées par les peuples, existent des collectivités mobiles et transitoires, appelées foules. Or, ces foules, avec le concours desquelles s’accomplissent les grands mouvements historiques, ont des caractères absolument différents de ceux des individus qui les composent. Quels sont ces caractères, comment évoluent-ils ? Ce nouveau problème fut examiné dans la Psychologie des foules.

Après ces études seulement je commençai à entrevoir certaines influences qui m’avaient échappé.

Mais ce n’était pas tout encore. Parmi les plus importants facteurs de l’histoire, s’en trouvait un prépondérant, les croyances. Comment naissent ces croyances, sont-elles vraiment rationnelles et volontaires, ainsi qu’on l’enseigna longtemps ? Ne seraient-elles pas, au contraire, inconscientes, et indépendantes de toute raison ? Question difficile étudiée dans mon dernier livre Les Opinions et les Croyances.

Tant que la psychologie considéra les croyances commue volontaires et rationnelles elles demeurèrent inexplicables. Après avoir prouvé qu’elles sont irrationnelles le plus souvent et involontaires toujours, j’ai pu donner la solution de cet important problème comment des croyances qu’aucune raison ne saurait justifier furent-elles admises sans difficulté par les esprits les plus éclairés de tous les âges ?

La solution des difficultés historiques poursuivie depuis tant d’années, se montra dès lors nettement. J’étais arrivé à cette conclusion qu’à côté de la logique rationnelle qui enchaîne les pensées et fut jadis considérée comme notre seul guide, existent des formes de logique très différentes logique affective, logique collective et logique mystique, qui dominent le plus souvent la raison, et engendrent les impulsions génératrices de notre conduite.

Cette constatation bien établie, il me parut évident que si beaucoup d’événements historiques restent souvent incompris, c’est qu’on veut les interpréter aux lumières d’une logique très peu influente en réalité dans leur genèse.

Toutes ces recherches, résumées ici en quelques lignes, demandèrent de longues années. Désespérant de les terminer, je les abandonnai plus d’une fois pour retourner à ces travaux de laboratoire où l’on est toujours sûr de côtoyer la vérité et d’acquérir des fragments de certitude.

Mais s’il est fort intéressant d’explorer le monde des phénomènes matériels, il l’est plus encore de déchiffrer les hommes, et c’est pourquoi j’ai toujours été ramené à la psychologie.

Certains principes déduits de mes recherches, me paraissant féconds, je résolus de les appliquer à l’étude de cas concrets et fus ainsi conduit à aborder la psychologie des révolutions, notamment celle de la Révolution française.

En avançant dans l’analyse de notre grande Révolution, s’évanouirent successivement la plupart des opinions déterminées par la lecture des livres et que je considérais comme inébranlables.

Pour expliquer cette période, il ne faut pas la considérer comme un bloc, ainsi que l’ont fait plusieurs historiens. Elle se compose de phénomènes simultanés, mais indépendants les uns des autres.

À chacune de ses phases se déroulent des événements engendrés par des lois psychologiques fonctionnant avec l’aveugle régularité d’un engrenage. Les acteurs de ce grand drame semblent se mouvoir comme le feraient les personnages de scènes tracées d’avance. Chacun dit ce qu’il doit dire, et agit comme il doit agir.

Sans doute les acteurs révolutionnaires diffèrent de ceux d’un drame écrit en ce qu’ils n’avaient pas étudié leurs rôles, mais d’invisibles forces le leur dictaient comme s’ils l’eussent appris.

C’est justement parce qu’ils subissaient le déroulement fatal de logiques incompréhensibles pour eux, qu’on les voit aussi étonnés des événements dont ils étaient les héros, que nous le sommes nous-mêmes. Jamais ils ne soupçonnèrent les puissances invisibles qui les faisaient agir. De leurs fureurs, ils n’étaient pas maîtres, ni maîtres non plus de leurs faiblesses. Ils parlent au nom de la raison, prétendent être guidée par elle, et ce n’est nullement en réalité la raison qui les guide.

“ Les décisions que l’on nous reproche tant, écrivait Billaud-Varenne, nous ne les voulions pas, le plus souvent deux jours, un jour auparavant la crise seule les suscitait. ”

Ce n’est pas qu’il faille considérer les événements révolutionnaires comme étant dominés par d’impérieuses fatalités. Les lecteurs de nos ouvrages savent que nous reconnaissons à l’homme d’action supérieur le rôle de désagréger les fatalités. Mais il ne peut en dissocier qu’un petit nombre encore et est bien souvent impuissant sur le déroulement d’événements qu’on ne domine guère qu’à leur origine. Le savant sait détruire le microbe avant qu’il agisse, mais se reconnaît impuissant sur l’évolution de la maladie.

Lorsqu’une question soulève des opinions violemment contradictoires, on peut assurer qu’elle appartient au cycle de la croyance et non à celui de la connaissance.

Nous avons montré dans un précédent ouvrage que la croyance, d’origine inconsciente et indépendante de toute raison, n’était jamais influençable par des raisonnements.

La Révolution, œuvre de croyants, ne fut guère jugée que par des croyants. Maudite par les uns, admirée par les autres, elle est restée un de ces dogmes acceptés ou rejetés en bloc sans qu’aucune logique rationnelle intervienne dans un tel choix.

Si, à ses débuts, une révolution religieuse ou politique peut bien avoir des éléments rationnels pour soutien, elle ne se développe qu’en s’appuyant sur des éléments mystiques et affectifs absolument étrangers à la raison.

Les historiens qui ont jugé les événements de la Révolution française au nom de la logique rationnelle ne pouvaient les comprendre, puisque cette forme de logique ne les a pas dictés. Les acteurs de ces événements les ayant eux-mêmes mal pénétrés, on ne s’éloignerait pas trop de la vérité en disant que notre Révolution fut un phénomène également incompris de ceux qui la firent et de ceux qui la racontèrent. A aucune époque de l’histoire on n’a aussi peu saisi le présent, ignoré davantage le passé et moins deviné l’avenir.

La puissance de la Révolution ne résida pas dans les principes, d’ailleurs bien anciens, qu’elle voulut répandre, ni dans les institutions qu’elle prétendit fonder. Les peuples se soucient très peu des institutions et moins encore des doctrines. Si la Révolution fut très forte, si elle fit accepter à la France les violences, les meurtres, les ruines et les horreurs d’une épouvantable guerre civile, si enfin elle se défendit victorieusement contre l’Europe en armes, c’est qu’elle avait fondé, non pas un régime nouveau, mais une religion nouvelle. Or, l’histoire nous montre combien est irrésistible une forte croyance. L’invincible Rome elle-même avait dû plier jadis devant des armées de bergers nomades illuminés par la foi de Mahomet. Les rois de l’Europe ne résistèrent pas, pour la même raison, aux soldats déguenillés de la Convention. Comme tous les apôtres, ils étaient prêts à s’immoler dans le seul but de propager des croyances devant, suivant leur rêve, renouveler le monde.

La religion ainsi fondée eut la force de ses aînées, mais non leur durée. Elle ne périt pas cependant sans laisser des traces profondes et son influence continue toujours.

Nous ne considérerons pas la Révolution comme une coupure dans l’histoire, ainsi que le crurent ses apôtres. On sait que pour montrer leur intention de bâtir un monde distinct de l’ancien, ils créèrent une ère nouvelle et prétendirent rompre entièrement avec tous les vestiges du passé.

Mais le passé ne meurt jamais. Il est plus encore en nous-mêmes, que hors de nous-mêmes. Les réformateurs de la Révolution restèrent donc saturés à leur insu de passé, et ne firent que continuer, sous des noms différents, les traditions monarchiques, exagérant même l’autocratie et la centralisation de l’ancien régime. Tocqueville n’eut pas de peine à montrer la Révolution ne faisant guère que renverser ce qui allait tomber.

Si en réalité la Révolution détruisit peu de choses, elle favorisa cependant l’éclosion de certaines idées qui continuèrent ensuite à grandir. La fraternité et la liberté qu’elle proclamait ne séduisirent jamais beaucoup les peuples, mais l’égalité devint leur évangile, le pivot du socialisme et de toute l’évolution des idées démocratiques actuelles. On peut donc dire que la Révolution ne se termina pas avec l’avènement de l’Empire, ni avec les restaurations successives qui l’ont suivie. Sourdement ou au grand jour, elle s’est déroulée lentement dans le temps, et continue, à peser encore sur les esprits.

L’étude de la Révolution française, à laquelle est consacrée une grande partie de cet ouvrage, ôtera peut-être plus d’une illusion au lecteur, en lui montrant que les livres qui la racontent contiennent un agrégat de légendes fort lointaines des réalités.

Ces légendes resteront sans doute plus vivantes que l’histoire. Ne le regrettons pas trop. Il peut être intéressant pour quelques philosophes de connaître la vérité, mais pour les peuples les chimères sembleront toujours préférables. Synthétisant leur idéal elles constituent de puissants mobiles d’action. On perdrait courage si l’on n’était soutenu par des idées fausses, disait Fontenelle. Jeanne d’Arc, les Géants de la Convention, l’Épopée impériale, tous ces flamboiements du passé, resteront toujours des générateurs d’espérance, aux heures sombres qui suivent les défaites. Ils font partie de ce patrimoine d’illusions léguées par nos pères et dont la puissance est parfois supérieure à celle des réalités. Le rêve, l’idéal, la légende, en un mot l’irréel, voilà ce qui mène l’histoire.

1  Cette besogne du reste fort utile, bien que devant peu changer, je crois les idées actuelles, sera fort longue. On en jugera par les lignes suivantes d’un récent critique. “ La Révolution sera connue seulement lorsque sera écrite histoire de ces innombrables comités de province — vingt mille, dit-on — tous invariablement composés de politiciens d’aventure, terroristes de villages, rétablissant insolemment à leur profit une basse et cruelle féodalité et s’efforçant, pourrait-on croire, à décourager et à déshonorer par leur cynisme l’effort inouï du pays tout entier vers des utopies sublimes et des rêves de fraternité. ”

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