N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Tocqueville, un penseur républicain

Arnaud Coutant

Résumé

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En histoire des idées politiques, l'une des principales questions réside dans la construction et l'utilisation de classifications. L'étude de mouvements politiques nécessite la mise en place de grilles d'analyse pour identifier des courants, rapprocher des penseurs et comprendre les confrontations. Cette matière entretient donc une relation particulière avec l'histoire mais aussi avec l'interprétation. Le présent article a pour dessein de souligner les conséquences spécifiques de ce mode de raisonnement en l’appliquant à un exemple précis.

De fait, parce qu'il existe des grilles différentes, les conclusions varient en fonction de l'optique adoptée. Le républicanisme illustre parfaitement les divergences possibles. On dénombre plusieurs approches, mais deux principales peuvent être dégagées. La première, d'origine française, se fonde sur l'expérience politique et juridique pour définir une conception républicaine. Elle reprend les débats révolutionnaires et souligne les particularismes de la république à la française telle qu'elle a été systématisée à partir de 1870 et place en exergue des valeurs comme la laïcité ou l'égalité1. La seconde approche, anglo-saxonne dans la plupart de ses expressions, s'efforce de théoriser le concept. Dans l'un des ouvrages majeurs de ce courant, le Moment machiavélien 2, le Professeur John Pocock reconstruit le républicanisme en en soulignant deux aspects : un caractère évolutif et transmissible – le concept est repris successivement en Italie au XVIe siècle, en Angleterre au XVIIe, puis aux États-Unis au XVIIIe – et un élément que l'on qualifiera de tragique, le côté éphémère du régime, toujours en tension et toujours menacé, et vaincu, par la corruption. Les deux courants s'affrontent et tandis que le premier reproche principalement au second son côté artificiel (il reconstruit l'histoire), le second répond en attaquant la vision parcellaire, voire orientée de la réflexion.

Dans ces lignes, notre propos n'est pas de choisir entre les deux aspects mais de montrer que le recours à l'une des grilles d'analyse change le regard porté sur un auteur ou sur un ouvrage. Nous prendrons comme exemple la réflexion d'Alexis de Tocqueville, penseur français du XIXe siècle. Classé parmi les libéraux (autre notion polysémique), il participe à la République de 1848, mais est considéré comme un conservateur monarchiste rallié, si l'on suit la première grille d'analyse. Son implication en tant que député, sous la Monarchie de Juillet et ses prises de position durant la République apportent plusieurs indices en ce sens3. Cependant, si à présent nous nous tournons vers le second schéma d'analyse, la réponse semble différente. Dans ce cas, c'est même un penseur humaniste civique, c'est-à-dire républicain, qui apparaît et qui pose un regard, critique, sur la démocratie en cours de construction4.

I/ Tocqueville et l'humanisme civique, les fondements républicains d'une réflexion

Dans un premier temps, il convient de revenir sur les éléments définis par le courant humaniste civique pour les appliquer à Tocqueville. Selon Pocock, la République se caractérise par quatre éléments : l'égalité entre les citoyens, la liberté politique reconnue à chacun, le sentiment commun du bien public et l'appartenance active à la cité c'est-à-dire la participation. Les quatre thèmes s'inscrivent dans deux idées empruntées à la république romaine, le vivere civile et la vita activa5. La République comme communauté de valeurs est à la fois la construction et la mise en pratique de ces deux aspects. Elle s'avère d'autant plus fragile qu'elle dépend du degré d'engagement des acteurs. Si l'on se tourne vers la réflexion tocquevillienne, tant au niveau du vivere civile, liberté et égalité, qu'en ce qui concerne la vita activa, vertu et participation, les éléments de concordance sont nombreux.

A/ Le vivere civile selon Tocqueville

Dans la problématique républicaine, le vivere civile recouvre deux idées, l'égalité politique, entre citoyens, et la liberté politique, conçue comme première. La relecture de la pensée tocquevillienne en recourrant à cet aspect apparaît significative.

1/ En ce qui concerne la première idée, une reprise de l'ouvrage majeur de Tocqueville, la Démocratie en Amérique, suffit pour comprendre l'importance de l'égalité politique dans ses travaux.

D'un point de vue formel tout d'abord, on peut relever que le second volume de la Démocratie en Amérique, paru en 1840, aurait dû s'intituler L’influence de l’égalité sur les idées et les sentiments des hommes6. Le titre définitif est modifié en raison d’une intervention de l'éditeur Gosselin, soucieux de bénéficier du succès du premier livre de 1835.

D'un point de vue matériel ensuite, l'égalité occupe une place majeure dans la réflexion de l'auteur. Premier aspect de cette égalité elle est inscrite dans un mouvement inéluctable qui caractérise l'évolution sociale. La société subit une révolution irréversible, celle de l'égalité des conditions. Sous la plume de Tocqueville, cette égalité constitue une modification majeure de la société. Sa structure est altérée par une révolution démocratique que Tocqueville compare à un fleuve qui emporte tous les individus. Le courant de l’Histoire fait disparaître un modèle originel, la société féodale et inégalitaire, pour le remplacer par une nouvelle société, fondée sur l'égalité7. Deuxième aspect, l'égalité définitive agit sur les relations entre les êtres. Il ne s'agit pas d'égalitarisme, les hommes ne sont pas identiques, mais d'égalité dans les rapports, d'égalité « imaginée ». Pour le démontrer, Tocqueville analyse le changement survenu dans les liens entre le maître et le serviteur : « l'égalité des conditions fait du serviteur et du maître des êtres nouveaux et établit entre eux de nouveaux rapports. Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place ; il y a encore une classe de valets et une classe de maîtres ; mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus ni surtout les mêmes familles qui les composent (…).  À chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir ; le serviteur n'est donc pas un autre homme que le maître ». L'évolution majeure consacre le remplacement du lien de subordination par « l'accord momentané et libre de deux volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l'un à l'autre, ils ne le deviennent momentanément que par l'effet du contrat. Dans les limites de ce contrat, l'un est le serviteur et l'autre le maître ; en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes8 ». Ce profond changement social s'accompagne d'une mutation politique car l'égalité entre citoyens s'inscrit dans une société fondée sur le vote et l'expression politique.

2/ Tel est justement le second élément essentiel de la réflexion tocquevillienne : la liberté est primordiale dans son aspect politique. Lorsque l'on place Tocqueville parmi les libéraux, il est fréquent de le distinguer en utilisant le vocable « politique » tant sa position semble spécifique. Jean-Claude Lamberti l'avait judicieusement relevé dans un article comparant Tocqueville et Constant9. Les deux penseurs défendent deux libertés, individuelle et politique, mais Constant utilise la liberté politique pour atteindre un but, la liberté individuelle, tandis que Tocqueville adopte la démarche inverse.

Dans la Démocratie en Amérique, Tocqueville ne cesse de proclamer son attachement à la liberté politique. Cette acception de la liberté prend deux formes : indépendance personnelle – c'est-à-dire réalisation de l'individu par la liberté politique – et action réciproque c'est-à-dire interaction entre citoyens. La première idée est au cœur de l'analyse faite de l'État social et politique de la France, article daté de 1835 : « d'après la notion moderne, la notion démocratique et j'ose le dire la notion vraie de la liberté, chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables en tout ce qui n'a rapport qu'à lui-même10 ». La seconde idée est développée dans la Démocratie de 1840 : les citoyens « ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d'entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l'impuissance s’ils n'apprennent à s’aider librement » ; Tocqueville insiste ici sur la nécessité d'une « action réciproque les uns sur les autres11 ».

Le prisme républicain (pocockien en l’occurrence) fournit par conséquent un premier résultat : dans la réflexion tocquevillienne, le vivere civile ne se réalise pleinement que dans l'action, et dans une action commune.

B/ La vita activa selon Tocqueville

Selon la réflexion humaniste civique, la vita activa se caractérise par la participation à la vie de la cité, c'est-à-dire la volonté de participer, de s'inscrire dans un dessein public et général, la vertu, et l'action même de participer, l'activité politique et sociale. Dans cette seconde dimension, la proximité de pensée entre Tocqueville et l’approche républicaine s’avère également significative.

1/ Le premier aspect, la participation à la vie de la cité, se trouve au centre de la description tocquevillienne de la société américaine, comme un reflet de ce qui doit être rapport à ce qui est.

Durant la rédaction de la Démocratie en Amérique, Tocqueville se livre à d’autres analyses, soit dans ses carnets de voyage (il se rend par deux fois en Angleterre durant cette période) soit dans des articles ou des notes qu’il rédige à la demande d’amis ou de relations. Relire ces différents écrits permet de dresser un portrait général de ce que l'auteur entend par le mot vertu.

Reprenant les réflexions de Montesquieu, Tocqueville perçoit dans la vertu, avant tout, une vertu politique pour laquelle il reconnaît un immense respect. Mais, surtout, il en fait un élément indissociable de la liberté. Les notes du voyage anglais de 1835 sont explicites sur cette question : il y déclare étudier la liberté comme « une chose sainte. Il n'y en a qu'une autre qui mérite mieux ce nom c'est la vertu. Mais qu'est-ce que la vertu sinon le choix libre de ce qui est bien ? ». Il reprend cette approche dans la Démocratie en écrivant que « après l'idée générale de vertu, je n'en sais pas plus belle que celle des droits ou plutôt ces deux idées se confondent ». Selon Tocqueville, la vertu est indispensable parce qu’ « il n'est pas de grands hommes sans vertu12 » ce qui explique que les hommes doivent rechercher cette grandeur.

2/ Le second aspect est tout aussi central puisqu'il se décline, selon le penseur, sous des formes aussi nombreuses que variés, associations, politiques ou non, élections et participation. On notera au passage l'admiration évidente pour le système américain qui encourage cette conception et se fonde sur elle.

Dans les deux ouvrages qu'il consacre à l'étude de la démocratie aux États-Unis, Tocqueville s'attarde à l'envi sur ces différents aspects. Dans le premier, en 1835, il évoque la souveraineté du peuple et ses conséquences aux États-Unis, le dispositif institutionnel, local, étatique, et fédéral, qui encourage l'action politique. Il suffit de lire le passage consacré au système communal en Amérique ou les réflexions concernant les effets politiques de la décentralisation administrative aux États-Unis. Dès ce premier volume, Tocqueville évoque l'action des citoyens en parlant des partis et de leur organisation américaine, de l'association politique et de ses conséquences. Il poursuit en citant successivement le vote universel et ses implications, l'expérience pratique des Américains et leur activité politique. Dans le second volume, en 1840, il reprend certains de ces éléments et approfondit l'étude des moyens mis à la disposition des citoyens pour participer. Ce second volume est l'occasion d’analyser les associations civiles et les journaux, mais aussi ce qui motive l'activité politique. On a souvent souligné les différences existant entre les deux volumes ; ils se distinguent par leur contenu, le second s’éloignant fréquemment de l’Amérique pour offrir des développements théoriques sur la Démocratie. Dans le cas présent, cette différence apparaît au niveau matériel puisque ce sont des aspects distincts qui sont traités dans les deux ouvrages. On peut toutefois préciser que, dans les deux cas, des éléments liés à la participation politique et à son encouragement global sont évoqués.

Néanmoins, faire de Tocqueville un penseur rattaché à l'humanisme civique, dans ses fondements idéologiques, s'avère presque réducteur. L'appartenance de Tocqueville à l'humanisme civique n'est pas seulement une question idéologique, il s'agit d'un principe d'action dans la critique qu'il fait de la démocratie et de son évolution comme dans les remèdes qu'il propose.

II/ Tocqueville et le jugement républicain de la démocratie

Dans la réflexion tocquevillienne, une obsession apparaît très tôt : il faut comprendre la révolution démocratique pour l'accompagner et protéger la liberté. Dans ce but précis, l'auteur essaie de trouver des remèdes républicains au danger démocratique, quitte à dépasser certains aspects de l'humanisme civique.

A/ Les remèdes républicains contre les maux démocratiques

Dire de Tocqueville qu'il est un critique de la démocratie, est une évidence à la lecture de certains passages de son livre de 1840. Cependant, ce n'est pas en opposant qu'il tient à parler, c'est en homme conscient du caractère inéluctable de la réalisation démocratique. Dans cette perspective, relever les dangers de la démocratie n'est qu'une occasion de défendre certains remèdes indispensables. Ces remèdes, par bien des côtés, s'avèrent typiquement humanistes civiques, c'est-à-dire républicains.

1/ Les dangers démocratiques sont au nombre de deux, l'individualisme et le despotisme démocratique, l'un découlant de l'autre. Se concentrer sur l'individu, sur les jouissances matérielles, au détriment de l'action politique conduit à donner à un système extérieur la toute-puissance. Le despotisme démocratique peut surgir en se fondant sur des individus isolés, ayant renié jusqu'à leur identité et leur indépendance, pour se contenter des biens privés et des jouissances matérielles.

La peinture de l'individualisme est célèbre en ce qu'elle a souvent été analysée en sociologie. En histoire des idées politiques, elle s'inscrit dans la dénonciation par Tocqueville d'un danger, la destruction de la communauté par l’égalisation totale. Loin de l'égalité politique, but à atteindre, l'égalité individualiste conduit à détruire l'individu politique. L'égalité, dans son acception la plus large, conduit à identifier l'avis de chacun et à égaliser les opinions. Cette égalité des intelligences implique la croyance aveugle en la majorité numérique. Dans ce cadre, une opinion commune devient tyrannique car partagée par une majorité de gens, perçus comme égaux, elle s'impose à tous. Si l’on adopte cette conception, le terrain des opinions n'est plus un terrain possible de querelle. Les individus se concentrent dès lors sur le bien-être, sur des éléments qui les touchent directement, et sur la quête des jouissances matérielles13.

La suite est presque attendue. Puisque les individus se désintéressent du politique, ils remettent la gestion entre les mains d'un État tout-puissant, qui est global et doux. Il n'a pas à être autoritaire car les individus acceptent sa tutelle : « pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort (…) Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux (…). Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre14 ? ». Le despotisme démocratique peut donc s'installer et régner sur des individus devenus individualistes.

2/ La réponse tocquevillienne est instructive en raison de ses présupposés. Tocqueville défend, d'une part, la participation de tous par les moyens les plus nombreux et, d'autre part, la mobilisation de tous en s'efforçant de restaurer une volonté politique.

La peinture de l'Amérique est logiquement au centre des remèdes institutionnels. Lorsque l'on parcourt l'ouvrage de 1835-1840, les moyens d'action sont multiples, action locale, action en groupes et associations privées, encouragement de l'ensemble des dispositifs développant l'action politique et individuelle. Dans cette perspective ce sont les moyens d'une action républicaine et politique qui sont salués par Tocqueville. Il souligne l'étonnante vigueur du système américain dans lequel les individus agissent par eux-mêmes sans attendre une éventuelle intervention de l'État : chacun se considère comme une partie de la communauté et agit en tant que tel15.

Pour autant, les moyens demeurent insuffisants sans un but à atteindre. Dans cette optique, Tocqueville défend la vertu comme principe partagé, ce qui est classique, mais aussi la religion. L'aspect est plus inattendu, même si la dimension eschatologique est présente dans l'humanisme civique.

L'idée d'une république liée au divin est récurrente dans l'analyse pocockienne. L'équilibre républicain recherché apparaît sous la plume des humanistes civiques comme un écho à une cité divine rendue terrestre. Les références religieuses apparaissent à la fois en Italie, en Angleterre ou même aux États-Unis dans la construction et les débats républicains16.

Sous la plume de Tocqueville, la religion tient une place majeure avec toutefois un bémol significatif. Certes, dès l'introduction, Tocqueville évoque l’importance de la religion dans ses relations avec la liberté17. Elle offre également un remède pour lutter contre l'individualisme car elle montre à l'individu le caractère éphémère des biens matériels et le caractère vain de sa recherche de ces mêmes biens comme cœur d'une existence : « tandis que l'homme se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu'il ne perde enfin l'usage de ses plus sublimes facultés, et qu'en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même (…). Il faut donc que les législateurs des démocraties et tous les hommes honnêtes et éclairés qui y vivent s'appliquent sans relâche à y soulever les âmes et à les tenir dressées vers le ciel18. » Pour autant, bien que cette approche soit révélatrice en ce qui concerne les desseins tocquevilliens, certaines remarques apparaissent surprenantes. Dans la Démocratie comme au cours du voyage américain, Tocqueville relève le manque de foi des Américains et le caractère hypocrite de la pratique religieuse. Un individu doit avoir une pratique religieuse même s'il n'a pas la foi car sans cela il est écarté de la société, sa parole n'ayant pas la même valeur que celle des autres. Dans ces développements, Tocqueville insiste sur le caractère nécessaire d'une utilisation c'est-à-dire d'une instrumentalisation de la croyance : « le seul moyen d'efficace dont les gouvernements puissent se servir pour mettre en honneur le dogme de l'immortalité de l’âme, c'est d'agir chaque jour comme s’ils y croyaient eux-mêmes ; et je pense que ce n'est qu'en se conformant scrupuleusement à la morale religieuse dans les grandes affaires, qu'ils peuvent se flatter d'apprendre aux citoyens à la connaître, à l'aimer et à la respecter dans les petites19 ». Cet élément procède selon nous d'un autre aspect de la réflexion tocquevillienne, l'adaptation du schéma humaniste civique à la réalité démocratique, adaptation peut-être inévitable selon l'auteur mais dont les conséquences sont loin d'être négligeables.

B/ La République corrompu, le moment tocquevillien

Un dernier aspect met en lumière l’originalité de l’humanisme tocquevillien. Dans l’ouvrage de Pocock, la république apparaît comme un régime éphémère. Or, le penseur normand s’efforce de dépasser cet aspect en adaptant les principes humanistes civiques à l'évolution démocratique, tout en relevant la corruption évidente que prouve une telle adaptation.

1/ Le premier aspect porte sur ce que l'on dénommera avec le Professeur Spitz, une vertu d'une espèce nouvelle20. Cette expression illustre de manière pertinente l'adaptation des principes républicains qui revêt deux dimensions chez Tocqueville.

D'une part, la vertu désintéressée et républicaine n'existe plus. Il faut l’orienter et la rendre attractive. Tocqueville le relève lorsqu'il explique : « aux États-Unis, on ne dit presque point que la vertu est belle. On soutient qu'elle est utile et on le prouve tous les jours »21. Dans les notes préparatoires de la Démocratie, il ajoute : « si je commençais par dire quels sont les deux mobiles de toutes les actions humaines. L'amour du bien et de l'utile. La vertu. L'intérêt »22. Cette approche ne peut pas être sans conséquence sur la notion elle-même ; la vertu comme but immense s'efface pour ne plus être qu'un moyen utile à la société.

D'autre part, et ce second temps de l'approche apparaît logique, la vertu devenue utile s'efface à son tour pour être remplacée par ce qui fait le cœur de la démocratie selon Tocqueville, l'intérêt. Dès son arrivée aux États-Unis, il en a senti l'importance comme le prouve une lettre écrite à un de ses amis, Chabrol, le 10 juin 1831 : « Qui sert de lien à des éléments si divers ? Qui fait de tout cela un peuple ? L'intérêt, c'est là le secret. L'intérêt particulier qui perce à chaque instant, l'intérêt qui du reste se produit ostensiblement et s'annonce lui-même comme une théorie sociale »23. Son analyse ne fait que tirer les conclusions de ce constat : l'individualisme est fondé sur un intérêt personnel et égoïste, il faut modifier cet intérêt pour le rendre utile. L'intérêt bien entendu, emprunté aux utilitaristes, acquiert dans ce cadre un statut privilégié : « De la vertu dans les républiques. Les Américains ne forment pas un peuple vertueux et cependant ils sont libres. Ceci ne prouve pas absolument que la vertu comme le pensait Montesquieu n'est pas essentielle à l'existence des républiques. (…) Ce qu'a voulu dire ce grand homme c’est que les républiques ne pouvaient subsister que par l'action de la société sur elle-même. Ce qu'il entend par vertu c'est le pouvoir moral qu'exerce chaque individu sur lui-même et qui l'empêche de violer les droits des autres. Quand ce triomphe de l'homme sur les tentations est le résultat de la faiblesse de la tentation ou d'un calcul d'intérêt personnel il ne constitue pas la vertu aux yeux du moraliste ; mais il rentre dans l'idée de Montesquieu qui parlait de l'effet bien plus que de sa cause. En Amérique ce n'est pas la vertu qui est grande, c'est la tentation qui est petite (…). Ce n'est pas le désintéressement qui est grand, c'est l'intérêt qui est bien entendu (…). Montesquieu avait donc raison quoiqu'il parlât de la vertu antique et ce qu’il dit des Grecs et des Romains s'applique encore aux Américains24 ».

2/ Mais est-ce tout ? En faisant cette analyse, et en adaptant la vertu à une modernité utilitariste et intéressée, Tocqueville a-t-il répondu à sa problématique ? A-t-il trouvé un moyen de garantir la République ? Loin d'être dupe de sa principale approche, Tocqueville connaît les dangers de l'intérêt même bien entendu. Ses hésitations démontrent qu’il est conscient des conséquences de cette adaptation.

Dans un premier temps, son discours sur l'intérêt souligne le caractère limité du remède. La « doctrine peu haute » rabaisse l'être humain malgré tout et Tocqueville le démocrate redevient Tocqueville l'aristocrate. Dans la première Démocratie, il précise : « j'avoue que je ne me fie point à ce patriotisme réfléchi qui ne se fonde que sur l'intérêt et que l'intérêt en changeant d'objet peut détruire »25. Il y a toujours chez lui un doute évident face à la démocratie. Cette remise en cause de la validité, voire de la pérennité, du remède aux maux démocratiques est un reflet fidèle de sa position face à la démocratie. Convaincu de l'avènement inéluctable de la société démocratique, l'aristocrate demeure pourtant attaché à une autre forme de société qu'il continue de regretter. Des indices de ces arrière-pensées constantes peuplent les écrits, des ouvrages aux carnets de voyage, rédigés par l’auteur. Au cours du voyage américain par exemple, il pose une question riche de sous-entendus à l'un de ses interlocuteurs : « ne pensez-vous pas que la nature humaine est ainsi constituée que, quels que soient les perfectionnements de l'éducation et l'état de la société, il ne se rencontrera toujours une grande masse d'hommes incapables par la nature de leur position de faire travailler leur raison sur les questions théoriques et abstraites ? ». Il ne s'agit que d'un exemple de la face aristocratique de la pensée tocquevillienne26.

Ceci n'est qu'un ultime indice d'un dialogue possible avec l’humanisme civique. L'intérêt bien entendu remplace la vertu mais ne peut être qu'éphémère car la république n'est qu'un régime marqué par le temps et donc corruptible. L'image du fleuve démocratique, devenu classique pour illustrer la réflexion tocquevillienne, devient particulièrement pertinente : la démocratie y figure comme un fleuve qui conduit aux abîmes, quels que soient les décisions, les choix, les remèdes avancés par les individus.

Notre voyage tocquevillien s'achève sur un constat : le recours à un schéma de pensée particulier, l'humanisme civique ou républicanisme classique, éclaire différemment la réflexion du penseur normand. De ce point de vue, la confrontation entre deux approches de la République permet aussi de mieux comprendre les aspects souvent contradictoires des analyses. Sans nier le caractère parfois artificiel de l'approche humaniste civique, on peut toutefois insister sur le changement d'optique qu'elle permet lorsque l'on relit certains ouvrages du XIXe siècle. La question républicaine, posée en France durant toute cette période, trouve une solution après 1870. Toutefois, les débats divers auxquels ce régime a donné lieu soulignent l’aspect singulier et le caractère français de la polémique. Le regard extérieur que l'humanisme civique conduit à adopter a l'intérêt de donner une autre image et de poser d'autres questions concernant les réflexions de cette époque.

1  Pour un ouvrage traitant du républicanisme et du radicalisme C. Nicolet, L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, Tel, 1994, 528 p.

2  J. G. A. Pocock, le Moment machiavélien, Paris, P.U.F., Léviathan, 1997, 586 p.

3  Voir notre ouvrage Tocqueville et la Constitution démocratique, Paris, Mare et Martin, 2008, 680 p.

4  Pour une analyse systématique de la Démocratie en Amérique sous cet angle, voir notre ouvrage Une Critique républicaine de la démocratie libérale, de la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville,  Paris, Mare et Martin, 2007, 560 p.

5  Le Moment machiavélien, op. cit., pp. 55 et 503-504.

6  Lettre à J. S. Mill du 14 nov. 1839, Œuvres complètes de Tocqueville, Gallimard (ensuite O.C.), tome VI, vol. 1, p. 326

7  De la Démocratie en Amérique, O.C., tome I, volume 1 (ensuite DA 1) pp. 1-4.

8  ibid., pp. 188- 189.

9  Lamberti, « de Benjamin Constant à Alexis de Tocqueville », revue France Forum, avril-mai 1983, n° 203-204, pp. 19-26.

10  « État social et politique de la France », OC, tome II, vol. 1, page 62.

11  De la Démocratie en Amérique, deuxième partie, O.C., tome I vol. 2 (ensuite DA 2), pp. 114 à 116.

12  DA 1, p. 248.

13  DA 2, op. cit., respectivement pp. 105 et 18.

14  DA 2, op. cit., p. 324.

15  DA 1, op. cit., p. 67.

16  Le Moment Machiavélien, op. cit., pp. 96, 364-366 et 525.

17  DA 1, p. 8.

18  DA 2, p. 150.

19  DA 2, p. 153.

20  J.-F. Spitz, La liberté politique, P.U.F., Léviathan, 1995, p. 474.

21  DA 2, p. 127.

22  Notes préparatoires de la deuxième Démocratie (ensuite NPDA2), œuvres de Tocqueville, Gallimard, pléiade, tome 2, p. 1120 note 635 b.

23  Carnet  du voyage en Amérique, œuvres de Tocqueville Gallimard, pléiade, tome 1, p. 29.

24  NPDA2, op. cit., p. 1035 note 434 b.

25  DA 1, p. 389.

26  Pour une étude sur ce point, voir Tocqueville et  la constitution démocratique , pp. 266 et suiv.

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