N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Littérature n’est plus politique

Jean-Gérard Lapacherie

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L’emploi du verbe être, dans le titre de cette contribution, n’est pas dû à la volonté de filer, de façon quelque peu désinvolte, un paradoxe brillant, mais vain, et de toute façon intempestif aujourd’hui, sur une possible identité ou sur une éventuelle ou même caduque équivalence entre la littérature et la politique. Pour en comprendre le sens, il faut oublier provisoirement ce que l’on a appris de nos lectures ou de nos cours de lycée ou d’université et tout ce qui est répété depuis plus d’un siècle sur l’engagement, la littérature de combat, Voltaire, Hugo, Sartre, le concept de situation, les hommes politiques écrivains, le messianisme laïque, les poètes voyants ou prophètes qui prévoient ou prédisent le futur, la révolution faite par les écrivains, Le Surréalisme au service de la révolution, la subversion des formes prodrome de subversion sociale, les écrivains résistants ou les écrivains fascinés par le Troisième Reich, le maoïsme de Sollers, etc. et se poser la question suivante : il y a quatre ou cinq siècles, qu’était ce que nous nommons littérature pour les érudits, savants, lettrés, légistes d’alors, lesquels, tous ou presque tous, se trouvaient dans l’appareil d’Etat naissant ou exprimaient le désir de lois, de codes, de droit et avaient un lien, plus ou moins fort, avec les affaires de l’Etat ? Que signifiait pour eux ce mot ? Que désignait-il exactement ? La thèse qui sous-tend ces questions est que le concept de littérature, tel qu’il est entendu aujourd’hui, certes de façon problématique, et souvent polémique, n’a presque plus rien en commun avec celui qui donnait un sens, pour les lettrés des époques classiques, disons, pour faire court, du XVe au XVIIIe siècle, à ce qu’ils nommaient littérature. Alors que le mot n’a changé ni de forme, ni d’apparence, le signifiant, comme on dit parfois encore, étant resté identique malgré l’usure du temps, le concept, ou le signifié, comme on dit aussi, n’est plus le même. Autrement dit, l’identité formelle du mot occulte d’importantes fractures conceptuelles. Il en va de même, mais dans des proportions moindres, de la politique.

Littérature : une définition

Littérature est un emprunt au latin litteratura, lequel est dérivé du nom pluriel litterae, « lettres » : à la fois les signes de l’alphabet et les textes écrits. En concurrence en ancien français avec lettreüre, qui continue litteratura et signifie « érudition », il est en usage, à partir de la fin du XVe siècle, dans le même sens que lettreüre : « érudition », « connaissance acquise dans l’étude des livres » (Cf. la notice « Etymologie et histoire » de l’article « littérature », in Trésor de la langue française, éditions du CNRS, 1971-1994). Edmond Huguet, dans son Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle (Champion et Didier, de 1925 à 1967), cite de nombreux auteurs de la Renaissance qui emploient littérature dans le sens de « science » ou de « savoir » - entre autres, Lemaire des Belges : « Maître Jacques de Guise, homme de merveilleuse littérature et diligence à investiguer les antiquités de notre Gaule Belgique » ; Rabelais : « Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths, qui avoient mis à destruction toute bonne littérature » ; Amyot : « Tous lesquels actes Épaminondas fit contre l’opinion et l’espérance de tout le monde, par la grandeur de son entendement, et par le moyen de la vertu que son savoir et sa littérature lui apportaient » ; Pasquier : « Il s’accosta... d’un maître... qui, hormis quelques simagrées extérieures, n’avait rien de littérature au dedans, soit en lettres humaines, soit en théologie ». Ce sens est glosé dans les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est même le seul sens qui le soit : « doctrine, connaissance profonde des lettres », selon Furetière (Dictionnaire universel, 1690), qui illustre ce sens des exemples : « Scaliger, Lipse, et autres critiques modernes étaient des gens de grande littérature, d’une érudition surprenante », Scaliger et Lipse étant des érudits du XVIe siècle qui écrivaient surtout en latin ; « érudition, doctrine » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, 1718, 1740, 1762), les académiciens ajoutant en 1718, 1740, 1762, « ce mot regarde proprement les belles lettres », ce qui est une façon d’en restreindre l’emploi et d’en exclure les arts, les sciences et les métiers. Dans L’Encyclopédie (d’Alembert et Diderot éditeurs, 1751-65), Jaucourt énumère le contenu de ce savoir : « auteurs de l’antiquité », « chronologie », « géographie », « grammaire ». De fait, ainsi entendue,  la littérature recouvre, à peu de choses près, ce qui ressortit, dans les universités actuelles, des lettres et sciences humaines.

La France, répètent sans cesse les spécialistes de sciences politiques, est une réalité politique artificielle, au sens où elle n’est pas un fait de nature et où le peuple qu’elle rassemble est très hétérogène d’un point de vue ethnique. Elle n’est pas donnée, à la différence de l’Egypte qui a pu être tenue par Hérodote pour « un don du Nil » ; elle est construite et la construction s’est faite lentement autour d’un Etat et par un Etat. Or, l’Etat n’est pas seulement, comme le pense Hegel, le seul détenteur de la violence légitime et légale ; c’est aussi du droit, des lois, des principes, du contrat, des institutions, etc., réalités immatérielles qui ont besoin d’être écrites pour exister et pour que le souverain, ses ministres, ses sujets puissent s’y référer avant de prendre des décisions ou de protester contre des décisions. Les historiens de l’écriture établissent un rapport de quasi genèse, en Mésopotamie, puis en Egypte et dans tout le Proche Orient, entre les premières constructions étatiques, villes-Etats ou Etats proprement dits, et non pas l’invention, mais le premier développement et la première diffusion massive de l’écriture. En France, il n’en est pas allé différemment. L’Etat a besoin de lettrés, instruits et éventuellement éclairés, qui connaissent le droit, l’histoire et les lois : des érudits, des savants, des scribes, des greffiers, des secrétaires, etc. qui ont des lettres, comme on disait ou comme on dit encore parfois, ou qui ont de la littérature, comme on ne dit plus depuis deux siècles environ.

La notion de politique

Ce qui est dit ci-dessus du concept ancien de littérature se vérifie quand on étudie le concept classique de politique. Quand politique est un nom commun de genre masculin, il désigne un homme « savant dans l’art de gouverner les Etats » (Richelet, Dictionnaire français des mots et des choses, 1680), ce à quoi Richelet ajoute pour esquisser le portrait du politique : « (il) doit être un prudent achevé ; il doit connaître à fond les mœurs et le caractère de l’esprit des peuples qu’il gouverne, et avoir toujours en vue la félicité de l’Etat ». De toute évidence, les mots savant, prudent (la prudence ou phronesis est, chez Aristote, « l’acte de penser »), connaître à fond, etc., avec lesquels Richelet définit ou caractérise le politique idéal, pourraient définir ou caractériser tout aussi bien celui qui, dans les siècles classiques, s’adonnait à la littérature et que l’on ne nommait pas encore un littéraire. Quant au nom politique, de genre féminin, une des définitions qu’en donne Richelet (op. cit.) établit un lien entre la littérature au sens de « savoir, connaissance, érudition » et la politique. Celle-ci, la politique, est un « livre qui contient des préceptes de politique », elle est très exactement, et sans doute possible, de la littérature. Les deux réalités se recouvrent, s’ajustant plus ou moins bien l’une à l’autre. Il est vrai que, à la fin du XVIIe siècle, quand commencent à être rédigés les premiers grands dictionnaires et encyclopédies, le lien entre la littérature et la politique n’est plus seulement conceptuel. Il est devenu une réalité tangible dans une institution, l’Académie française, créée en 1635, et dont on peut considérer qu’elle est l’acmé d’un processus ancien qui a conduit à la convergence des lettres, du savoir, de la connaissance et de l’art de gouverner un Etat.

Le penseur qui, le premier peut-être, a incarné la convergence de la politique, ou art de gouverner les cités ou l’Etat (gouverner les cités ou l’Etat, et non pas les hommes, ce qui n’est pas la même chose) et la littérature est le « notaire », philosophe et futur homme politique Brunetto Latini (1224-1294), exilé en France pendant six ans pour éviter le mauvais sort que lui réservaient ses ennemis politiques et qui, une fois Charles d’Anjou, dont il était le conseiller, revenu au pouvoir, a joué le rôle politique important de « chancelier » dans la République de Florence. Dans Li Livres du Tresor, ouvrage en trois volumes, écrit en picard, entre 1260 et 1266, et publié en 1863, il définit ainsi la politique : « c’est-à-dire le gouvernement des cités, qui est la plus noble et haute science et le plus noble office qui soit en terre (au monde), selon ce (vu) que (la) politique comprend généralement tous les arts qui besognent à la communauté des hommes ». Le gouvernement des cités appelle la science, la connaissance, les arts ou savoir-faire. Les anciens dictionnaires abondent dans ce sens. Furetière (1690, op. cit.) définit ainsi la politique : « (elle) est la première partie de la morale, qui consiste en l’art de gouverner et de policer les Etats pour y entretenir la sureté, la tranquillité, et l’honnêteté des mœurs », et les académiciens (Dictionnaire de l’Académie française) en 1694 : « L’art de gouverner un Etat, une République » et les « traités qui enseignent la politique », en 1762 : « Politique signifie aussi la connaissance du droit public, des divers intérêts des princes, et de tout ce qui a rapport à l’art de gouverner un État, une République », en 1879 : « l’art de gouverner un État et de diriger ses relations avec les autres États » et « connaissance du droit public, des divers intérêts des princes, de tout ce qui a rapport à l’art de gouverner un État et de diriger ses relations extérieures » ; et jusqu’en 1932-35 : « art de gouverner un État et de diriger ses relations avec les autres États » et « connaissance de tout ce qui a rapport à l’art de gouverner un État et de diriger ses relations extérieures ». Les concepts de littérature et de politique convergent dans les représentations que les lettrés, érudits, savants, personnes cultivées, penseurs, se font et de la littérature et de la politique, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; et, si l’on tient compte des éditions, publiées aux XIXe et XXe siècles, du Dictionnaire de l’Académie française, qui reposent sur des conceptions lexicographiques plus « conservatrices » que les dictionnaires d’usage courant, le lien étroit qui unit la littérature à la politique perdure dans l’esprit de nombreux hauts fonctionnaires et autres grands serviteurs de l’Etat, comme elle a nourri et l’imaginaire et la pensée de Charles de Gaulle.

Les littéraires hausseraient les épaules

Aujourd’hui, si l’on disait à des romanciers à succès, tels Marc Lévy, Guillaume Musso, Christine Angot, Camille Laurens, etc. que la littérature et la politique se recouvrent, fût-ce partiellement, ils hausseraient les épaules ou ils éclateraient de rire ; de même si l’on disait à un homme politique actuel qu’il est dans la nature de la politique d’être de la littérature, il ouvrirait de grands yeux étonnés… Autrement dit, les liens qui jadis unissaient la littérature à la politique se sont distendus, laissant à chacune de ces réalités une totale autonomie l’une par rapport à l’autre, sauf dans les pays et sociétés totalitaires ou tyranniques, où la littérature réduite, il est vrai, à de la propagande et cessant d’être de la littérature, est asservie à un pouvoir politique illégitime, qu’elle a pour seule fonction de justifier ou d’asseoir sur des bases fictives.

Il semble que le processus de séparation ait commencé à la fin du XVIIIe siècle en France,  quand le concept de littérature s’est enrichie d’une nouvelle signification. Il n’a plus signifié seulement « savoir », « connaissance », « érudition », mais il a été rattaché à la nation, nouvellement souveraine, comme cela est affirmé en 1798 dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « (littérature) se prend aussi pour l’ensemble des productions littéraires d’une nation, d’un pays ». Le mot nation apparaît dans la définition, de sorte que, dans les exemples cités, tels « littérature anglaise » ou « littérature française », l’adjectif anglaise ou française ne se rapporte pas à la langue, mais à la nation que forment les Anglais ou les Français. La littérature française n’est pas nécessairement la littérature écrite en français, mais la littérature de la nation française, bien que la nation, après s’être établie dans la littérature, ait accaparé aussi la langue dans les discours ou œuvres de Barrère et de l’abbé Grégoire (Barrère, « Rapport du Comité de salut Public sur les idiomes », 8 pluviôse, an II, in Archives parlementaires, Paris, éditions du CNRS, 1961 ; l’abbé Grégoire, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », 18 prairial, an II, in Michel de Certeau, Une politique de la langue, Gallimard, 1974) ou comme l’atteste encore le syntagme langue nationale, d’usage fréquent au XIXe siècle. De fait, le concept de littérature se déplace vers l’adjectif qui se rapporte à une nation donnée. C’est au cours de la dernière décennie du XVIIIe siècle que la nation française a fait irruption dans l’histoire, après que la Nation, mot écrit avec un N majuscule, a été posée, dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 août 1789, comme le seul souverain : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Pendant tout le XIXe siècle, le sens « national » de littérature, à savoir « ensemble des productions littéraires d’une nation », est en concurrence avec le sens classique de « connaissance des ouvrages… littéraires », qui reste vivace : « 1. Connaissance des belles-lettres » ; « 2. L’ensemble des productions littéraires d’une nation, d’un pays, d’une époque » (Littré, Dictionnaire de la langue française, 1872). A l’opposé, la littérature, entendue au sens d’érudition, de savoir, de connaissance en tout genre, sens attesté au XVe siècle et chez Jaucourt, peu à peu sort de l’usage : ce sens ancien est propre à la « vieille langue », écrit Barré, en 1842, dans le Complément à la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, alors que le sens restreint, « connaissance des lettres, culture générale », devient peu à peu désuet, étant jugé vieilli aussi bien par les rédacteurs du Trésor de la langue française (1971-1994) que par les académiciens : « Vieilli. Connaissance des ouvrages littéraires et des règles de la littérature » (Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition, en cours de publication). Dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, publiée entre 1932 et 1935, la littérature est d’abord définie comme « l’ensemble des productions littéraires d’une nation, d’un pays, d’une époque ». Elle est faite d’œuvres, et d’abord d’œuvres nationales, avant de désigner une connaissance de ces œuvres ou une « connaissance des principes, des procédés admis dans les ouvrages de l’esprit ».

Certes, la nation, ou corps politique réunissant les citoyens, étant une réalité politique, le lien entre la littérature nationale et la politique se maintient, mais ce n’est pas la même politique ou, pour dire les choses plus exactement, la politique n’est plus l’art de gouverner un Etat, mais la recherche d’un nouvel ordre, censé établir une société plus juste ou moins injuste, plus libre et où la fraternité remplacerait les anciennes solidarités familiales et communautaires. En effet, le concept de littérature change ; celui de politique aussi. L’arrimage de la littérature à la nation et son désarrimage du savoir et de la connaissance sont concomitants d’un fait massif, à savoir l’idéologie qui supplante le savoir et la connaissance, et que résume le titre de l’ouvrage déjà ancien de Paul Bénichou, Le Temps des Prophètes (Gallimard, 1977) : « Tout le début du XIXe siècle, écrit Bénichou dans « l’avant-propos » de son livre, qui est aussi celui d’une société nouvelle, dans laquelle nous vivons encore, a été occupé par le souci de définir en doctrine les fondements de cette société, la loi de son existence et de son avenir ». Ces « prophètes » sont les libéraux Constant, Guizot, Jouffroy, les néo-catholiques Ballanche, Chateaubriand, Lamennais, les utopistes pseudo-scientifiques Saint-Simon, Comte, Leroux, Fourier, les humanitaires, dont Quinet et Michelet. La politique n’est plus l’art de gouverner et les connaissances juridiques, historiques, linguistiques, philosophiques, etc. qui caractérisent cet art, mais l’établissement d’un nouvel ordre social et l’idéologie qui justifie ce bouleversement, lequel se cristallise dans le mythe du poète et prophète national forgé et assumé en toute connaissance de cause par Victor Hugo. C’est au XIXe siècle que se forme ce mélange détonant, ou détonnant, et inouï de socialisme, de scientisme, d’occultisme, d’archaïsme, d’irruption soudaine de croyances venues de la préhistoire, ce qu’expose, entre autres écrivains, Zola dans ses dernières œuvres : les trois villes et les quatre évangiles, qui forment un nouveau Nouveau Testament adapté à la nouvelle Europe conquérante qui unifie l’humanité dans un même empire et qui célèbre le culte du corps, donne libre cours à ses pulsions, exige le bonheur pour tous, pense les peuples comme des masses que conduit à la férule un guide, un duce, un conducator, un raïs, un presidente credente et à vie, un führer. Ces évangiles abolissent « l’évangile sémite de Jésus ». Ne nous leurrons pas : les thèses surréalistes sur la révolution permanente et dans la culture, celles de Sartre sur l’écrivain « en situation » et l’engagement, celles des écrivains maoïstes ou gauchistes des années 1960-70, tel Sollers, sur la révolution du langage (et dans le langage) préparant la vraie révolution, celle de la subversion de l’Etat « bourgeois », etc. sont les filles de ce prophétisme qui annonce et prépare un ordre nouveau.

Le XIXe siècle prophétique est terminé

Il s’est achevé circa 1990 à peu près en même temps que la disparition du communisme, lequel était l’avatar le plus cohérent de ce prophétisme. De toute façon, même si l’issue avait été autre, les liens entre la littérature (nationale) et la politique (de moins en moins nationale) se seraient distendus, parce que les deux concepts, et surtout celui de littérature, ont été déconstruits dans les années 1950-60. Ce qui était « l’ensemble des productions littéraires d’une nation, d’un pays, d’une époque » (Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition, 1932-35) est désormais « l’ensemble des productions intellectuelles qui se lisent, qui s’écoutent » (Trésor de la langue française, op. cit.). Le mot nation a disparu des définitions de la littérature. Dans le Trésor de la langue française, l’épithète anglaise, chinoise, française, qui suit le nom littérature, « précise l’origine géographique des œuvres », et non leur nature nationale. Autrement dit, ce qui est nié, ce n’est pas l’existence d’un lien, mais la nature nationale de ce lien. Certes, le mot littérature est toujours employé, et même d’abondance, mais les concepts (d’abord savoir, connaissance, érudition, puis nation) qui, pendant des siècles, ont contribué à le construire, finissent par s’effriter, non pas à la suite d’une simple occultation, mais par la prolifération, quasiment sans limite, d’épithètes ou de déterminatifs qui sont ajoutés à littérature et qui se rapportent à « une période » (« littérature ancienne, médiévale, contemporaine »), à « un genre », à une « matière », à un « groupe social » (« littérature décadente, dramatique, enfantine, engagée, érotique, psychologique, légère, marginale, pieuse, populaire, médicale, scientifique, ouvrière ; littérature de gare, de masse, d’observation ») ; ou encore qui se rapportent un « moyen d’expression » (« littérature orale, écrite »). Ou encore, le concept de littérature est rapporté au langage, comme si la littérature était seconde par rapport à cette réalité première : « fonctionnement du langage qui constitue cette production » et « usage esthétique du langage écrit ». Face à la littérature française, jadis une et indivisible, sont distinguées des littératures, diverses ou plurielles, qui s’inscrivent dans des domaines variés : l’enfance, la police, l’espionnage, l’horreur, l’anticipation, les bas-fonds de la société ou les hautes classes, l’histoire, etc. La littérature se fragmente à l’infini. D’ailleurs la fragmentation, qui n’a pas, en théorie, de fin, est homologue aussi à ce qui s’observe dans le champ politique : il n’y a plus de nation, mais des unions ou des groupes sociaux divers ou des entités régionales, de multiples langues en concurrence, etc. ; il n’y pas plus la politique, mais des politiques variées, différentes, divergentes ; il n’y a plus un Etat à gouverner, mais des centaines de « collectivités » locales, régionales, supranationales à gérer. Peu à peu se clôt dans les concepts et dans l’ordre symbolique d’abord, et sans que nous en ayons une conscience claire, une longue continuité, commencée au XIIIe siècle, avant que ce processus de clôture n’affecte un jour, inéluctablement sans doute, les institutions et les réalités façonnées, au fil des siècles, par l’histoire.

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Géraldi Leroy

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