Le travail a toujours constitué un axe central dans la vie des individus, jusqu’au point que c’est autour du travail que l’on organise le reste des activités sociales et personales (soins et activités ménagères, sport, temps de repos, loisirs ou travaux complémentaires). Coordonné par Eduardo Crespo, Carlos Prieto et Amparo Serrano, des référents dans le domaine de la sociologie et la psychologie sociale du travail, ce livre analyse le travail en tant qu’axe central de la vie dans le contexte des transformations qui le surviennent depuis quelques ans, par rapport à trois dimensions: subjectivité et attribution subjective des valeurs au travail (idéologies) ; signifié du travail et production du sens du travail en relation avec les conditions de vie personnelles ; et nouvelle action publique en matière d’emploi et création d’une nouvelle catégorie de citoyenneté. Ces dimensions qui coexistent entrelacées dans l’expérience et la construction sociopolitique du travail, désignent chacune des trois parties de la structure de ce livre.
La première partie se concentre sur l’expérience subjective du travail et les différentes idéologies et étiques quotidiennes qui jouent un rôle dans son développement. Mateo Alaluf analyse ce nouveau protagonisme du moral et du psychologique dans le domaine du travail. Il considère que la radicalisation de l’individualisme, qui s’est produit à partir de l’évolution des valeurs modernes, a provoqué un bouleversement des représentations traditionnelles autour du travail réglé, le manque de travail et les droits sociaux. Ainsi, le fait de psychologiser les conditions de l’exercice du travail facilite la déresponsabilisation publique, de façon que ce soit le critère de l’entrepreneur qui dirige finalement la gestion de l’emploi. Le travail, qui avait été considéré, social et politiquement, une source de droits et un droit en soi même jusqu’aux années 70, s’est vu transformé dans une espèce de « privilège » ou « chance » que les salariés « ont peur de perdre » (management par la peur).
Ces nouvelles représentations et pratiques dans le domaine du travail sont responsables de nouvelles formes de souffrance et exploitation dans la vie quotidienne du salarié. De cette façon, pressionnés moralement et juridiquement déprotégés, les individus se retrouvent complètement neutralisés en tant qu’agents avec une capacité d’action effective, tandis que, dans le discours officiel, se produit un déplacement de la notion de vulnérabilité vers des définitions plus limitées et restrictives (paradigme de l’exclusion). Pour compenser cette tendance, l’auteur termine par proposer une subversion par le droit (p. 36).
Dans ce contexte d’individualisme, les attitudes morales envers le travail reprennent de l’importance. Eduardo Crespo considère qu’il « existe une production massive de discours orientés d’une part à naturaliser la nouvelle situation d’exploitation dans le travail et, d’autre part, à psychologiser ou personnaliser la responsabilité de la situation subie » (p.45). Pour ceci, il aborde la nouvelle tâche de production idéologique du pouvoir institutionnalisé ainsi que les discours réflexifs et polyédriques des individus et il arrive à distinguer, à grands traits, deux discours morales autour du travail, nuancés bien évidemment par les circonstances et contradictions internes propres à chaque individu: le discours de ceux pour lesquels le travail est un moyen de réalisation personnelle (discours autorisé, conduit par l’idéologie du succès) et celui de ceux pour lesquels le travail est un moyen pour vivre dignement. Le premier discours est soutenu de façon majoritaire par les individus les plus qualifiés et ceux qui perçoivent les plus hauts salaires et le deuxième appartient plutôt aux salariés moins qualifiés percevant des revenues plus modestes. Pour ceux qui appartiennent au premier groupe, le travail implique devenir ce qu’ils souhaitent, d’un point de vue « spirituel » même, tandis que pour ceux du deuxième groupe, le travail leur permet tout simplement de être en société.
Par rapport à ce panorama du travail, contrôlé par un discours où le psychologique et l’économique se concilient en quête de la légitimation moral de certaines attitudes favorables aux nouvelles règles de production, Mattieu de Nanteuil fait un apport essentiel au sujet de la place qu’occupe le sensible dans cet entourage et son devenir depuis le printemps de l’Illustration. Cet auteur adresse une critique à « l’oublie de la sensibilité » dans le temps actuel, celle-ci comprise comme contacte et relation entre soi-même et le monde (voir note à la p.70) et sa transformation en hédonisme ou médiatisation intimiste. Son pari est de restituer au corps sa qualité en tant que centre de production et réception du pouvoir et des idées, tant dans l’espace privé que dans l’espace publique, en soutenant que toute forme d’intellectualité ou expertocratie répond à des élaborations que sont à la traine de la sensibilité.
C’est précisément dans un moment marqué par l’urgence et le succès des activités de service (relationnelles) que ce manque d’attention au sensible se met en relief plus particulièrement. Didier Demazière se concentre particulièrement sur les activités de médiation sociale pour essayer d’offrir un exemple paradoxal de nouvelle activité salariale, qui se construit au même temps qu’elle est vécue et qui montre, en conséquence, « la difficulté de la production du sens du travail ». Face au travail des salariés sociaux établis (fonctionnaires classiques), le travail des nouveaux médiateurs sociaux est dépourvu de référents d’action, soumis à des exigences de sélection pour le poste de caractère psychosocial et manque les conditions de réalisation nécessaires pour atteindre des objectives aussi énormes que la « restauration des liens sociaux ». Il s’agit d’une activité salariale caractérisé par l’incertitude et qui demande une certaine conquête de la part du médiateur (accumulation de signes de légitimité et création de règles professionnelles).
Cette symbiose de construction réciproque de sens entre salarié et emploi déchaine des nouveaux processus de production narrative de l’identité construite par rapport au travail. Dans la deuxième partie de cet ouvrage, « Signifié du travail et vie personnelle », Juan Carlos Revilla et Francisco José Tovar font une contribution brillante aux études sur la production de l’identité dans le domaine du travail avec l’objectif d’analyser la relation de complémentarité entre les conditions de possibilité des identités et les conditions de travail de la société postmoderne. Le résultat est un modèle des processus de construction de l’identité personnelle dont les piliers sont les suivants: le sens d’identité, le contexte social et les processus d’identité. Ce dernier est lié aux trois grands régimes salariaux du XXème siècle (taylorisme, fordisme et postfordisme), mettant l’accent sur les interactions contexte social/identité dans le cadre de l’emploi.
D’un point de vue différent, Hélène Garner, Dominique Méda et Claudia Senik s’intéressent à l’étude des interactions entre les différentes activités de la vie auxquelles les individus se voient engagés et essaient de déterminer la place que le travail occupe entre elles. Pour ce faire, elles exploitent et analysent l’enquête d’Histoire de vie. Les résultats les plus remarquables (qui ressortent du reste des interviewés) concernent les évaluations des femmes et des migrants.
Les deux derniers auteurs de cette partie centrale de l’ouvrage abordent la question de l’identité dans le domaine du travail de façon plus spécifique, et mise en relation avec les différents critères et catégories sociales. Pour ce faire, Javier Callejo s’est consacré à décrypter les transformations dans le sens de travail en fonction de l’âge des individus. Son travail empirique se distingue par la clarté analytique et expositive et par l’exhaustivité méthodologique. Il essaie de pénétrer dans les différentes stratégies des individus de différents groupes d’âge pour affronter le binôme vie-travail.
Carlos Prieto, de sa part, considère que la condition sociale de genre est un critère de différentiation dans la construction subjective du sens du travail. Ses arguments se développent autour de la dichotomie travail/vie personnelle en partant de la thèse selon laquelle « dans des conditions de vie identiques, l’on trouve des structures de valeurs clairement différenciés » dans lesquelles le fait d’être homme ou femme joue un rôle important en tant que reflet de la répartition de rôles dans la société (p. 209). L’analyse de cet auteur, amplement expérimenté dans le domaine de la recherche sur le travail et le genre, révèle deux conceptions bien distinctes des conditions temporales du travail dans l’entreprise et qui sont liées à l’importance accordé par chaque personne à la participation dans les activités familières (logique universelle et logique de genre). Il montre que les attributions faites spécifiquement aux femmes salariées dans l’exposé initial du chapitre, se font progressivement extensives aux hommes.
Après ce chapitre, nous entamons la troisième et dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la question de la réglementation de l’emploi et l’expérience dans le travail. Les règles publiques sur l’emploi sont liées à la construction et l’exercice de la citoyenneté, de laquelle relèvent des nouvelles relations de pouvoir entre entrepreneur, salarié et État. Au début de cette dernière partie du livre, Luis Enrique Alonso et Carlos Jesús Fernández soulignent le caractère structural, à chaque fois plus évident, de la précarité de l’emploi en tant qu’outil disciplinaire dans le fonctionnement de la société de services. Ces deux auteurs mènent à bien une réflexion approfondie sur les nouveaux modèles de contrôle et gouvernement propres à la biopolitique et qui proviennent et mènent à l’individualisation et la dépolitisation des relations salariales. De cette façon, l’insécurité s’avère une nouvelle raison et un coup de pouce à l’individualisation.
Dans le chapitre suivant, Amparo Serrano, enchaine avec la question de la dépolitisation du travail liée au paradigme de l’activation, qui promeut des politiques attitudinales et socialisantes du coté de l’offre (gouvernement des conduites), tel que favorisent les institutions européennes. Son apport critique aux nouvelles politiques d’emploi, par rapport à leurs aspects cognitifs et normatifs, entraîne un intéressant parcours généalogique à travers le processus de constitution de la gouvernance européenne et le concept d’activation. Dans son analyse, les allusions au caractère polysémique et paradoxal des principales notions du jargon social et de l’emploi européen sont essentielles.
Face à ce contexte dans le domaine du travail, Robert Salais propose un changement de route, une approximation alternative qu’il considère que devrait être à la base d’une construction politique légitime du modèle social européen. Il essaie de rétablir les principes de justice sociale et qualité dans l’emploi, selon l’approche par les capacités d’Amartya Sen. Au sein de cette approche, le principe d’égalité d’opportunités (égalité de ressources) est remplacé par celui de l’égalité de capacités (possibilité réelle de choisir, de transformer les ressources/opportunités en « fonctionnements »).
C’est avec cette proposition de Robert Salais que Trabajo, subjetividad y ciudadanía met le point final à une analyse complète, riche en approches et méthodologies, sur l’interaction entre la nouvelle norme sociale de l’emploi (dispositifs de gouvernabilité économiques et publiques) avec les dimensions personnelles et sociopolitiques de l’individu. Sa lecture s’avère fondamental pour atteindre une compréhension holistique des échanges de transformation réciproque entre la société, la politique et l’économie, imbriqués dans l’expérience du travail. Nous considérons que, par ailleurs, une grande partie de la valeur de cet ouvrage relève de la visibilisation à travers l’analyse qu’elle fait d’aspects que, au cours des transformations, ont resté ou ont été (peut être volontairement) éclipsés, tels que les nouvelles pratiques gouvernementales dans le domaine de l’emploi ou la question de la souffrance dans le travail, des sujets récurrents dans cet ouvrage. Cet exercice de visibilisation met en évidence la qualité paradoxale dominante dans de nombreuses situations et expériences de travail. C’est le cas des logiques confrontées de « empowerment » d’une part et de dépouillement de droits d’autre part; de laxité gouvernative et de contrôle/domination des conduites; d’extension des nouveaux mécanismes d’exploitation et restriction de la définition de vulnérabilité, etc. À travers ces paradoxes, les binômes souhait-potentialité, conditions de vie personnelle-conditions de vie salariale, représentations personales-normes publiques, besoins-capacités, entre autres, montrent des nouvelles formes et possibilités d’être dans un contexte où le sens de communauté et de lutte sociale se trouve enfoncé dans une crise plus profonde et avec de conséquences plus néfastes que toute crise économique, tant le fatalisme capitaliste se nourrit d’elle.