N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Baruch Spinoza, Tractatus theologico-politicus

Alexandre Duclos

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Sociogenèse du politique : détour par le Tractatus Politicus.

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La bibliothèque idéale de tout chercheur s'intéressant au politique doit comporter cet ouvrage publié en 1677. Il est comme une virgule, un petit obstacle, une anomalie pour reprendre l'expression de Negri dans la pensée du politique. En effet, Baruch Spinoza réalise cet exploit de construire une théorie du politique en refusant de constituer une compétence spécifique du philosophe, ou de l'expert en politique (quelque soit sa chapelle originelle).

On ne doit penser le politique qu'à partir de ce qui a déjà été fait. Ceci a deux conséquences essentielles. D'une part, la création de la politique est l'affaire de ceux qui la produisent ; il ne saurait y avoir de dépossession, de constitution d'un art du possible distinguant ceux qui savent administrer les choses de ceux qui n'en sont pas capable. D'autre part, on doit se fier à l'expérience, ou plus exactement, se limiter à ce qu'il a été donné de constater. Ainsi, dans la très courte troisième partie relative à la démocratie, Spinoza s'appuie sur une « expérience » historique pour affirmer que les femmes ne doivent pas accéder au pouvoir politique. D'autres passages sont étonnants : Spinoza considère que sur cinquante personnes choisies au hasard, il s'en trouvera statistiquement une qui soit sage. Par conséquent, si l'on a besoin de cent sages pour gouverner une cité, il faudra nommer 5000 patriciens, 100 sages et 4900 idiots utiles. « Lorsque les dimensions d'un état réclament sa direction effective par une centaine d'homme d'élite, la puissance souveraine devra être donnée à cinq mille patriciens au moins. Sur le nombre ainsi multiplié, cette fois, on sera certain de découvrir cent hommes supérieurs par leur qualité d'esprit ».Dans cette courte invitation la lecture de Spinoza, peu nous importe de résumer la doctrine du philosophe ; c'est la démarche qui nous intéresse fondamentalement. Spinoza n'est pas un démocrate, il expose dans une partie sur l'aristocratie un modèle qui ressemble fort à la république romaine et dont le point essentiel reste le contrôle des pouvoirs.

Notre philosophe fait une analogie entre l'humain et la société politique. De même qu'un humain doit chercher à augmenter sa puissance d'existence en restant fidèle à sa nature, de même une société ne saurait suivre d'autres voies que celles que sa nature lui offre. Le vrai bien, pour une société, c'est sa liberté, c'est-à-dire sa capacité à être à l'origine d'elle même. C'est donc la sociogenèse spontanée du droit qui exprime le mieux la liberté d'une société politique et sa puissance d'existence. En d'autres termes, Spinoza propose une philosophie politique dont le postulat de base est un renoncement. Une telle philosophie renonce à être un discours transcendant l' « insociable sociabilité » des communautés humaines, elle renonce à prétendre qu'elle est meilleure que ce qui resulte naturellement de l'activité sociale et des rapports de forces. Le législateur ne se dédouble pas en législateur éclairé, philosophe ou conseiller du Prince et le législateur réel. Il n'existe pas en ce sens de rationalité aristocratique qui serait l'apanage de quelques éclairés mais un système politique animé par des politiciens qui tirent leur savoir (qui est proprement un savoir faire) de l'expérience, du maniement de la socialisation. Spinoza, par conséquent, ne conseille pas les éclairés mais éclaire, il rend des comptes au sens commun en ce sens qu'il lui donne simplement une façon de lire sa propre action, une façon de l'apercevoir et de l'interpréter. Il ne cherche ni à prescrire, ni à tromper mais plus simplement à aider la lecture de la réalité politique.

Ce faisant, il prend une position rare dans la tradition de la philosophie politique. Il n'est pas conseiller du Prince comme un Machiavel, il ne cherche pas à énoncer un droit universel, il ne cherche pas un produire un modèle théorique capable de produire rationellement des décisions politiques, il ne cherche pas à théoriser une lecture théologique de l'histoire ni même un nouveau genre de principe de nécessité historique. Il est en quelque sorte un commentateur, un écrivain publique. On sait depuis la scholie 2 de la proposition 37,du livre IV de l'Ethique que seule une passion plus forte peu contraindre une passion et que par conséquent, seule une passion plus forte pour le droit pourra persuader les citoyens de renoncer à leur à leurs passions individuelles, issues de leur droit naturel. Par conséquent, un chef ou un groupe de direction ne pourra pas, sauf à user d'une contrainte physique vouée à l'échec à long terme, obtenir l'adhésion par des dispositifs rationnels.

S'ils avaient lu et compris Spinoza, les bureaucrates de l'ONU auraient pu éviter les différents fiascos de l'action de MINUK1 au Kosovo. L'idée d'une administration rationnelle pensée par des experts en gestion de conflits et dont le seul contact avec la population est une institution nommée Ombudsman serait apparu comme une fable détachée de toute réalité politique. Non parce qu'une telle démarche serait irrationnelle ou injuste mais tout simplement parce qu'elle est une négation de la nature conflictuelle et essentiellement sociale du politique. L'humain est passionné et complexe, la socialisation le sera aussi. Certes, la philosophie de Spinoza ne permet pas de juger l'action d'une puissance souveraine à l'aune d'une morale universelle. La seule vertu du souverain, c'est sa puissance, c'est-à-dire l'exercice de sa liberté. Spinoza a réussi le tour de force de proposer une pensée du politique qui ne s'appuie sur aucune référence exogène transcendante, un Dieu personnifié et doué d'intention, une providence historique ou une rationalité universelle. De là, on ne saurait s'extraire du jeu politique pour le juger, on ne saurait imaginer un point de vue abstrait à partir duquel on pourrait évaluer. En d'autres termes, il n'existe pas de neutralité axiologique dans les « sciences politiques », dans la mesure ou ces dernières souhaiteraient produire du droit. Elles peuvent conserver cette neutralité que dans la mesure ou elles cherchent à comprendre et à rendre des comptes au sens commun.

Le Tractatus Politicus est la première critique explicite d'une expertise exogène en politique, bien que Spinoza pense que les dirigeants politiques peuvent constituer une élite, une fois qu'elle est avertie de la nature passionnée de la population et du rapport de force et de séduction qui animera les relations entre le souverain et les citoyens le fondent en le reconnaissant.

1 Mission Intérimaire des Nations Unies au Kosovo.

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Alain Deniau(1)

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