Avec Résister à la servitude, Georges Zimra poursuit une quête sur la nature du « Un ». Il avait déjà interrogé la dimension de l’Un chez le sujet dès son premier livre La passion d’être deux, le désir du Un dansl’altérité sexuelle. Thème éminemment psychanalytique qui ouvre sur la question de la servitude amoureuse et interroge l’incomplétude sexuelle et les impasses symboliques de la castration. Dans son second livre, Freud, les juifs, les Allemands, Georges Zimra portait sa question sur la fonction du Un dans la société dont le vœu est d’être Une. En partant de l’exemple des juifs dans la société allemande au XIX siècle, il suit le parcours des juifs éclairés par le mouvement des Lumières qui finissent par renoncer à leur identité dans la haine de soi pour fusionner avec la société bourgeoise allemande et lui apporter ses plus grands créateurs. Il faut remarquer qu’il ne met pas de majuscule à juifs, qu’il garde ainsi comme un nom commun ce qui pleinement cohérent avec son propos.
Dans Penser l’hétérogène, Figures juives de l’altérité, Georges Zimra poursuit cette interrogation en recherchant les assignations qui aliènent l’homme à une identité quantifiée sous le nom de nation ou de religion. Georges Zimra y déploie une technique de travail qui se prolonge dans Résister à la servitude. Prenant appui sur des textes forts, philosophiques ou sociopolitiques, tels que ceux d’Anna Arendt, de Kant, de La Boétie ou de Claude Lefort, il les lit avec sa culture freudienne et lacanienne et ainsi les fait résonner dans notre actualité. Les questions difficiles que nous vivons aujourd’hui trouvent ainsi une ouverture dans cette relecture érudite. À lire Georges Zimra, on constate le parcours effectué par la pensée psychanalytique de notre temps et son regard sur notre société. On y entend comment elle est contrainte par la mondialisation et la marchandisation généralisée à questionner la représentation des choses autrement qu’à l’époque de Herbert Marcuse et de Michel Foucault. En effet, à l’arrière plan de son travail, se profile la fonction de la parole individuelle et de la libre parole collective, c’est-à-dire de la démocratie. L’influence de Lacan pousse la réflexion de Gorges Zimra à trouver des oppositions signifiantes et l’amène à se situer au littoral de ces oppositions représentées par le mouvement conceptuel d’aujourd’hui.
Dans Résister à la servitude, Georges Zimra reprend chacun des termes de ce beau titre et ce qui le sous-tend. Comment vivre ensemble ? Du point de vue de l’inconscient, ce n’est qu’au prix d’un abandon de jouissance qu’un humain peut se tenir sans amour proche d’un autre : solitude ou servitude.
Georges Zimra trouve une démonstration de cette thèse dans une mise en parallèle entre Freud, Hans Kelsen et Hannah Arendt. En opposant névrose individuelle et névrose collective, il peut nouer une dialectique qu’il exprime ainsi : « plus un individu est pris en charge par le groupe, la formation collective, la communauté, plus il est uni à son chef, moins sa névrose aura de champ pour s’épanouir, moins il aura de symptômes, car ceux-ci sont le reflet du conflit intime. La névrose collective se substitue à la névrose personnelle. »i
Georges Zimra conclut ce chapitre central de son livre qui fut l’objet d’une disputatio publiqueavec Étienne Balibar et Fethi Benslama en juin 2006 par une référence à Hanna Arendt : « L’homme des masses est réduit à lui-même. L’aliénation est retournée sur sa propre vacuité. Cette rupture du lien social est aussi rupture libidinale puisque l’idée de création impose l’existence des autres. La servitude qui en résulte est inédite dans l’histoire de l’homme. C’est une servitude qui n’est ni celle du maître ni celle de la tyrannie des passions ». Et Georges Zimra conclut : « Cet homme chez qui on a broyé toute singularité, toute individualité, n’a d’existence que dans la masse, c’est-à-dire dans l’espace où aucun corps n’est séparé d’un autre, dans une fusion totale, intime, avec les autres, qui soude en un seul corps le corps social, l’homogénéise. C’est cela qui constitue l’anéantissement de soi. »ii
Les différents chapitres interrogent les aliénations qui nous prennent dans les rets de l’idéologie. Il présente ainsi un chapitre inspiré par la lecture de Philippe Pignard sur l’évolution de la clinique qui n’est plus écoute de la parole du sujet mais construction délirante, dirait le Freud de Constructions dans l’analyse, issue de l’induction sociale produite par le DCM IV et le tâtonnement empirique des laboratoires pharmaceutiques qui créent des entités cliniques selon la réponse somatique à la substance inventée. Il note que cette abdication critique engendre une croyance en la toute puissance de l’homme sur sa chimie : un neurobiologiste, Richard Restak allant jusqu’à dire « nous avons la possibilité de mettre au point notre propre cerveau ».iii Georges Zimra énonce depuis sa double place de psychiatre et de psychanalyste que « La nouvelle psychiatrie donne accès à un corps mental débarrassé du psychisme ».iv Et il peut conclure avec Jacques Derrida : « Le sujet moderne ne veut rien savoir de cet inconscient, il « préfère s’en remettre à des machines, à des neurones, sur lesquels il n’a aucune prise ».v
Notre auteur poursuit sa réflexion sur l’aliénation en reprenant les analyses de Raymond Aron et d’Hannah Arendt sur le totalitarisme : « le totalitarisme n’est pas une tyrannie mais une destruction du politique, l’annulation du pouvoir de chacun sur chacun, le nivellement de tous dans un corps compact et indifférencié. »vi La logique des droits de l’homme conduit à penser l’homme comme un être humain en général, lui faisant perdre sa signification : « l’homme réduit à lui-même n’est rien d’autre qu’une chose sans importance aucune, ne renvoyant à rien d’autre. »vii
Ses remarques sur le totalitarisme, sans être neuves, sont utiles à relire. En bon lacanien, il insiste sur le langage : « Dans le langage totalitaire, la parole se donne pour totale, exhaustive; elle prétend saisir et exprimer le réel dans une transparence complète. L’idéologie fonctionne comme une langue qui se serait éteinte, parce qu’elle ne tolère aucune autre représentation que celle qu’elle a décrétée, définie, proclamée et qu’aucune autre pensée n’est admise. Ce n’est pas le langage qui porte l’idéologie, mais c’est cette dernière qui dit la vérité du langage. »viii Logiquement, sa réflexion le porte vers une analyse de 1984 de George Orwell et vers l’ouvrage bien connu de Victor Klemperer LTI où « puisqu’il ne s’agit plus de penser l’homme, il faut penser que celui-ci est devenu inutile, superflu. »
L’homme superflu est le titre très bien trouvé du chapitre suivant. Ces mots qui choquent auraient pu être le titre de l’ouvrage. Dans le Résister à la servitude, il y a un volontarisme et une éthique qui sont absents du totalitarisme dont l’analyse est un des moments clés du livre de Georges Zimra. En lisant les textes classiques d’Hanna Arendt et de Claude Lefort à partir des clés freudienne et lacanienne, et en particulier la théorie de Lacan des quatre discours (discours du Maître, de l’Université, de l’hystérique et de l’analyste), il étend le discours du Maître à un collectif structuré sur un mode paranoïaque ce qu’il énonce : « Dans les sociétés totalitaires, l’Autre se réduit à l’Un.ix » Il pousse à son point extrême la représentation du moi que donne Lacan dans le second « Discours aux Catholiques » du 10 mars 1960, moi doté d’une « rage collante où la bulle vitale bout sur elle-même et se gonfle en une palpitation à la fois vorace et précaire ». Ce moi du dictateur devient « comme s’il avait absorbé la substance de la société, comme si, Ego absolu, il pouvait infiniment se dilater sans rencontrer la résistance des choses. »x Le texte de Georges Zimra éclaire celui du sociologue, au point que les deux pensées cheminent sur des voies parallèles. Ayant en mémoire les textes de Vassili Grossman ou de Robert Littell décrivant le martyre du poète Mandelstam, ou le récent film Staline,xi les mots de cette description de la paranoïa d’un seul induisant des multitudes à la soumission et à l’interdiction de penser, ces pages prennent un poids tel qu’on ne peut qu’avoir envie de les lire et de les relire.
L’atteinte au symbolique n’est pas ici comme chez Klemperer dans les mots qui infléchissent la pensée à son insu, mais dans une atteinte délibérée à ce qui constitue l’humain : sa relation d’altérité, faire de l’humain un homme abstrait. L’homme privé d’altérité et de fonctions sociales, fussent-elles d’exploitation productive, est devenu un zek, un homme des camps. « Claude Lefort désigne là la première mort que subit la victime comme mort symbolique par la destruction de tous les liens qui la rattachent à son humanité. Le futur zek est d’abord anéanti symboliquement avant de l’être tout court. »xii
Il faudrait aussi commenter le chapitre intitulé Les dérives de la libido qui analyse le devenir de l’aliénation dans la société de consommation, dans la société post-moderne. « L’homme qui a mis tant de siècles pour asservir la nature à ses besoins est par un retour des choses à nouveau asservi par elle. » Il analyse cette aliénation dans la relation de l’homme au temps, à « l’industrialisation du désir » selon Lacan. « La surconsommation s’apparente à un deuil maniaque par un usage éphémère des objets. La rotation de ces objets est si rapide qu’elle interdit tout manque, toute usure et parfois même tout usage. Cette aliénation est la forme suprême d’une servitude. »xiii
Le livre de Georges Zimra est à prendre comme un outil pour penser et donc pour résister à une forme d’oppression du capitalisme. L’effort de l’oppresseur est de s’efforcer que l’autre ne pense pas ou pense peu, seulement dans des espaces délimités, et que ses possibilités de liens d’altérité soient contrôlées et réduites. Ainsi est engendrée une servitude discrète, voire torpide, qui caractérise le moment actuel de notre société. La réflexion sur les extrêmes enseigne à déceler dans le travail de la cure, mais aussi et surtout, dans la vie sociale et politique, les indices ténus, tels de frêles bourgeons, de la survenue du totalitarisme. Ils sont comme des traits d’allure anodine qui ne deviennent lisibles que parce qu’ils sont exacerbés dans l’aliénation ou dans l’extrémisme social.
La potentialité totalitaire sous la forme de la pulsion vers l’Un est au cœur de la société et de ses leaders. L’involution vers l’Un est l’expression, dans l’individu et donc dans la masse, de la pulsion de destruction. L’alternative, pour échapper à la fourmilière inhumaine, à la persécution généralisée à quoi conduit le capitalisme sécuritaire, à la limitation des expressions de la pensée, vœu du capitalisme acéphale, nécessite de penser et d’exprimer la pensée. L’effort pour construire en permanence l’altérité est le gain de la pensée sur la pulsion de destruction. Chaque sujet qui y parvient est aussi un gain pour la démocratie, comme la démocratie est l’effort pour permettre la pensée chez tous les citoyens, au un par un, contre le Un.
Une critique de forme : il est regrettable qu’un livre aussi documenté, aussi riche en ouvertures théoriques, aussi utile pour lutter contre la servitude sous toute ses formes, aussi foisonnant d’idées actuelles ne soit pas doté d’indexations, ni d’un travail éditorial qui articulerait les différents paragraphes dans un chapitre et les chapitres entre eux. Travail à envisager pour une éventuelle seconde édition qu’on doit lui souhaiter…
1 Texte reproduit avec l'autorisation de la revue Che voi Revue de psychanalyse.
i G.Zimra, Résister à la servitude, p.85
ii Ibidem, p.9
iii Ibid., p.102, reprenant Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, 2009, p.29.
iv Ibid., p.103
v Ibid., p.105, reprenant Élizabeth Roudinesco et Jacques Derrida, De quoi demain … Dialogue, Paris, Galilée, 2001, p.87.
vi Ibid., p.116
vii Ibid., p.117
viii Ibid., p.120
ix Ibid., p. 125
x Claude Lefort, Un homme en trop, Paris, Seuil, 1986
xi Vassili Grossman, Vie et Destin, éd. L’âge d’homme, coll. Poche, 1980, Robert Littell, L’Hirondelle avant l’orage, Éd. Points, 2009
xii G. Zimra, Résister à la servitude, ibidem, p.127
xiii Ibid., p.147.