N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

De l’individualisme des japonais

Bruno Smolarz

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Comment aborder ce sujet sans a priori culturel ou théorique ? Pour le géographe que nous sommes, par une observation, la plus objective possible, du comportement social des individus.

Prenons un exemple, simple et concret, qui concerne tous les habitants des villes, majoritaires dans la plupart des pays : la traversée d’une rue à un passage piétons (dit passage protégé) et de feux de signalisation.

Les habitants d’une grande ville comme Paris, quels que soient leur âge et leur condition sociale, savent parfaitement qu’il s’agit d’un lieu de désordre où l’excès d’individualisme (d’égoïsme ?) prédomine. Attendre que « le petit bonhomme passe au vert » semble une atteinte intolérable aux droits fondamentaux de l’individu. Monsieur Toulemonde, Madame Sans-Gêne, Mademoiselle Moi-je n’ai pas de temps à perdre, pas une seconde à consacrer à la lenteur sous peine de raccourcir l’éternité. S’ils sont au volant, c’est la même chose, la couleur orange les excite comme un chiffon rouge énerve les taureaux, ils klaxonnent pour écarter leurs alter ego qui bravent, en toute bravitude, l’interdiction légale de traverser lorsque le feu est vert pour les automobilistes, et rouge pour les piétons. L’autorité parentale, ou grand-parentale, des quelques malheureux qui tentent vainement d’inculquer aux jeunes enfants, par une leçon de choses, un peu de civisme (il existait autrefois une matière scolaire intitulée Instruction civique), est violemment mise à mal. Pourquoi respecter une interdiction qu’une personne adulte d’aspect respectable, en costume cravate, ou même en uniforme, ne respecte pas ?

Si le comportement social est un comportement « qui s’oriente significativement d’après le comportement d’autrui », il y a là matière à confusion pour l’acquisition d’un habitus.

Spécificité japonaise ?

Qu’en est-il au Japon ? Les feux de signalisation sont, en général, strictement respectés même si, pour les piétons, il n’y a pas de véhicule automobile en vue. L’écrivain et universitaire Michaël Ferrier, qui réside depuis une dizaine d’années à Tôkyô, donne le « conseil de navigation » suivant à un visiteur français : « Ne traverse jamais en dehors des passages rayés et attends que le petit bonhomme passe au vert si tu ne veux pas être considéré comme le plus triste des sauvages1 ».

Ce n’est cependant pas là une attitude particulièrement spécifique au Japon, malgré la propension des Japonais à considérer comme « typiquement japonais » leur comportement (ceci par manque de points de comparaison, la majorité de la population insulaire n’ayant que peu résidé à l’étranger, même si les touristes, pour des voyages de courte durée, y sont nombreux).

Le comportement individuel coïncide donc, dans ce cas précis, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, à peu près parfaitement avec le comportement social. Ce n’est pas un comportement individualiste qui varie plus ou moins fortement selon les individus. Il y a peu de place dans la société japonaise pour l’individualisme au sens occidental du terme, où les droits priment sur le devoir, individualisme qui se confond avec une notion de liberté totalement égocentrique, nuisible au bon fonctionnement social.

À quoi cela tient-il ?

La formation d’un habitus, au sens durkheimien2 d’ensemble des apprentissages réalisés par l’enfant pendant l’éducation, prend en compte la vie en groupe organisé, la présence d’autrui, ce qui permet de normaliser la conduite de chacun. Les réactions imprévisibles ou individualistes, égoïstes, sont réprimées au nom de la cohésion du groupe.

Il en résulte ce que le philosophe conservateur Umehara Takeshi appelle Mutualisme, une responsabilité réciproque interpersonnelle3. Chacun est responsable à la fois de soi-même, et d’autrui. C’est une notion inconnue de l’individualisme occidental moderne, ce n’est pas non plus la même chose que la société du « care », cette notion ambiguë et polysémique qui signifie, à l’origine, les soins, l’assistance apportée à un malade.

Ce mutualisme appris, cultivé à l’école (où les enfants, dès leur plus jeune âge, participent à l’entretien de leur classe, ont de nombreuses activités de clubs, de responsabilités partagées entre grands et petits) se poursuit dans l’entreprise où le travail d’équipe est sans cesse favorisé. L’entreprise japonaise, dans ses aspects positifs, correspond à la définition idéale donnée par John K. Galbraith4 : le résultat obtenu par l’équipe est supérieur à la somme des capacités individuelles de chacun des membres. Lors des entretiens de recrutement menés par les grandes entreprises auprès des jeunes diplômés de l’université, les qualités « sportives » de meneur de jeu, ou de « jongleur » au sens moyenâgeux, de boute-en-train capable de distraire et de galvaniser un groupe, sont tout aussi appréciées que les têtes bien faites, parce que le travail est essentiellement un travail réalisé en commun.

Faire honneur au japon

Peut-on déterminer l’origine de ces comportements qui, aux yeux d’un occidental, semblent des survivances d’une société archaïque ?

Deux pistes, mais il pourrait y en avoir d’autres5 ; celle de la hiérarchisation sociale, comme dans toute société traditionnelle, où l’individu appartient à un groupe, et n’est rien en dehors de ce groupe ; c’était le cas des guerriers, c’est aussi celui des salariés d’une grande entreprise qui n’existent que par leur fonction au sein de l’organigramme, dûment indiquée sur leur carte de visite, véritable viatique qui les situera d’emblée, comme un grade sur l’épaulette, à l’égard de leur interlocuteur. Jusqu’à 1945, cette organisation hiérarchique au niveau national s’appuyait sur la notion de kokutai (pays-corps), où la nation tout entière était considérée comme une seule et grande famille dont le tennô (empereur) était le paterfamilias tout puissant.

L’autre piste pourrait être l’activité rizicole, principale composante de l’agriculture japonaise traditionnelle, qui est essentiellement un travail d’équipe pour l’aménagement et l’entretien des réseaux d’alimentation en eau des parcelles. L’individu n’existe dans ce cas que par son appartenance à un groupe primaire. Dans l’entreprise moderne on pourrait retrouver quelque chose de cet « esprit de corps » dans la présence de syndicats d’entreprise et non pas nationaux.

Il existe évidemment des cas de déviance à la norme, de renversements des rôles, et les marginaux, poètes vagabonds, artistes excentriques, ne manquent pas dans l’histoire culturelle du pays et dans les œuvres littéraires ; mais si l’on en parle, c’est justement parce qu’ils constituent l’exception qui confirme la règle respectée par la majorité évidemment silencieuse. Il s’agit souvent là d’un individualisme qui permet d’affirmer l’autonomie de l’individu par rapport au groupe, un individualisme qui « dépasse » la société sans pourtant s’y opposer, différent de l’individualisme occidental exclusivement égoïste6.

Et pour en revenir à notre feu rouge, l’amuseur public Kitano Takeshi (plus connu en Occident comme cinéaste et « artiste »), ce « bateleur » des temps modernes, a un jour résumé sa position par une phrase en passe de devenir proverbe : « Si nous traversons tous ensemble, nous ne courons aucun risque. » Ce qui signifie, de manière symptomatique, que la transgression des règles n’est acceptable que si la responsabilité en est partagée (les excès commis par les troupes japonaises, composées d’éléments parfaitement disciplinés, à l’époque de l’expansionnisme militaire et colonialiste, sont peut-être en partie dues à cet état d’esprit). Toute transgression individuelle ne rencontrerait que le regard désapprobateur des autres et, par conséquent, l’exclusion de celui qui porte atteinte à l’homogénéité du groupe. Ce qui, pour ceux qui appartiennent à un groupe minoritaire, représente une dérive autoritaire7.

Comme pour l’enfant qui s’apprête à traverser et regarde les autres faire, c’est toujours le regard d’autrui qui importe. C’est par lui seul que l’individu existe ; sa structure psychique, dans sa manière de penser et de sentir, est étroitement liée à celle de la société.

L’individualisme, dans une société normative, ne peut pas s’exprimer par le comportement social, la société ne jugeant que sur les apparences. Tenter de se libérer de la masse par un comportement individuel (ou une apparence individualisée, vestimentaire), c’est s’exclure de cette masse, de cette société. Devenir un individu, mais au sens occidental d’égoïste qui ne tient pas compte des autres.

Vers un nouvel individualisme

On objectera que les jeunes Japonais sont différents, plus individualistes que leurs aînés. Ce n’est sans doute là qu’une apparence, l’impression que l’on retire de la rencontre avec des personnes éloignées de leur milieu, ou dont le comportement n’est pas encore aligné sur le comportement social habituel parce qu’ils n’ont pas intégré les rouages de la société (monde du travail, de la famille avec enfants). Bien souvent leur anticonformisme de façade ne fait que suivre les diktats de la mode : il suffit qu’un artiste en vogue se teigne les cheveux pour que tous ses admirateurs en fassent de même. Un autre aspect de cet individualisme, chez les jeunes et les moins jeunes, est la tendance à l’introversion, à cultiver, derrière le masque social, un hédonisme égoïste qui se cache dans l’anonymat de la foule des grandes villes.

En tant qu’individus d’une société contemporaine, les Japonais ont, comme tout un chacun, des préférences, des marottes, des sentiments personnels, même s’ils sont parfois dictés par les modes et les mots d’ordre de la société de consommation dans laquelle ils vivent. Leur éducation les incite à suivre, de manière grégaire (bien qu’il n’y ait que peu de moutons au Japon) les tendances du jour. Ce qui fait le bonheur des marchands de sacs et d’accessoires inutiles.

En tant que citoyens responsables, ils se conduisent admirablement bien ; ils ne jettent pas leur mégot dans les caniveaux, ne crachent pas leur chewing-gum sur les trottoirs, ne prennent pas les transports publics pour des réfectoires, des boudoirs ou des confessionnaux où raconter leur vie, trient leurs ordures, etc. Enfin ils ne se conduisent en public ni en goujats ni en mufles.

Mais ils se désintéressent au plus haut point de la chose publique sous sa forme politique telle qu’elle a été importée d’Occident. La « politique » au sens premier, qui s’occupe de la cité, existe sous forme de participation régulière à des réunions de voisinage afin de régler les problèmes de communauté, nommer des délégués dans les instances locales, du bas vers le haut. Il y a aussi des initiatives collectives, les « mouvements habitants », pour discuter et s’opposer aux mesures d’aménagement qui les touchent directement.

La politique politicienne, celle des partis, des clans, des alliances, est un jeu auquel les Japonais réagissent de manière traditionnelle, c’est-à-dire en respectant la hiérarchie connue, en rejetant l’inconnu. On choisira de préférence le candidat le plus âgé du groupe le plus important parce qu’il correspond à l’image que l’on a de l’autorité. Mais la participation aux élections, qui dépasse rarement les 50 %, montre que la réponse populaire à la démocratisation à l’occidentale est surtout une apathie collective ; comme pour la transcendance et l’existence d’un Dieu unique, c’est un apport extérieur qui ne rencontre qu’une indifférence polie et auquel on ne croit pas.

L’individualisme, au Japon, mais aussi dans d’autres sociétés non-européennes, gagnerait sans doute à être défini selon des normes propres : un individualisme qui concerne l’individu, mais dans le cadre de la collectivité à laquelle non seulement il appartient mais à laquelle il a aussi conscience de participer pleinement8.

1  Ferrier, Michaël, Tôkyô, petits portraits de l’aube, Arléa Poche, 2010, p.102.

2  « la notion d’habitus vient bien de Durkheim, et de son disciple Mauss, mais elle a été revisitée, plus près de nous, par Bourdieu » (note et indications bibliographiques aimablement suggérées par Madame Helene Feertchak, que nous remercions pour ses observations pertinentes).
Durkheim, E., L’Évolution pédagogique en France, M. Halbwachs (éd.), vol.1, Alcan, 1938
Mauss, M., Les techniques du corps, Journal de Psychologie, XXXII, n° 3-4, mars-avril 1936
Bourdieu, P., Le Sens pratique, Editions de Minuit, 1980

3  Umehara, Takeshi (différents articles, en anglais, dans New Perspectives Quarterly) :
Ancient Japan shows Postmodernism the Way, vol.9, printemps 1992, pp.10-13.
The Civilization of the Forest, vol.16-2, n°spécial, 1999, pp.40-48.
Ancient Postmodernism, vol. 26-4, automne 2009, pp.40-54.

4  Galbraith, John Kenneth, Les conditions du développement économique, Nouveaux horizons, 1962, pp.78-79

5  « la théorie des facteurs historiques pour expliquer la culture de la solidarité et de la loyauté au Japon (les samouraïs et la culture rizicole) est due au spécialiste australien du Japon Murray Sayle in : The Yellow Peril and the Red Haired devils, Harper’s, nov. 1982, 23-35 ; elle est reprise de façon très claire (pp. 123-125) dans un grand classique de la littérature sur les organisations : Images de l’organisation, du Canadien Gareth Morgan (Les Presses de l’Université Laval, 1989). » (note et indications bibliographiques de T. Kosakai).Nos observations proviennent d’une expérience directe du Japon (non pas celui des guerriers, mais celui des salarymen) et d’une étude sur le terrain des pratiques agricoles. Nous avons cherché à témoigner pour participer au débat, sans analyser le Japon au prisme de théories générales comme celle de Louis Dumont (société holiste/société individualiste). Pour ce qui est de la civilisation rizicole, le géographe français Francis Ruellan, auteur d’une monumentale thèse sur le Kansai (1940), a étudié, dans les années 1930, les « parents d’eau », riziculteurs liés par des obligations réciproques rendues nécessaires par le partage des ressources hydrauliques.

6  Lozerand, Emmanuel, De l’individu – Le prisme de la biographie, Cipango – Cahiers d’études japonaises n° 3, Inalco, 1994, p. 63-92.

7  Voir le témoignage de l’écrivain Kenji Nakagami (1946-1992) recueilli par Guy Sorman, Les Vrais Penseurs de notre temps, Fayard, 1989 ; Nakagami, dont plusieurs romans ont été traduits en français, est issu d’une « caste » défavorisée.

8  Voir Lozerand, Emmanuel, La question de l’individu au Japon, in L’individu aujourd’hui, Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Philippe Corcuff, Christian Le Bart et François de Singly (dir.), Presses Universitaires de Rennes, collection « Res Publica »/Colloque de Cerisy, 2010, pp.139-150.
Emmanuel Lozerand, professeur de Littérature japonaise, écrit notamment : « … le temps n’est-il pas venu de reconnaître d’autres formes d’individualisme, tant pour cesser d’objectiver les Autres sous la forme de types entomologiques que pour régénérer et enrichir notre conception occidentale de l’individu qui présente, semble-t-il, quelques signes de fatigue ? »

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