N°19 / L'inconscient collectif Août 2011

Proudhon : Anarchisme ou Fédéralisme ?

Jorge Cagiao y Conde

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Un très récent article de Pierre Ansart paru dans cette revue (n° 16, janvier 2010) rouvre un vieux et très passionnant débat qui traverse les études proudhoniennes et la littérature militante anarchiste : y a-t-il conciliation entre l’anarchisme et le fédéralisme proudhoniens, ou bien a-t-on affaire à deux idées bien distinctes, voire contradictoires ?

Disons d’entrée que la perception du débat a été un peu faussée par l’interprétation anarchisante dont parle Pierre Ansart dans son article, une interprétation avancée le plus souvent dans la littérature anarchiste militante et qu’on peut considérer comme scientifiquement peu rigoureuse. Mais il n’y a rien d’étonnant à ce que cela soit ainsi car, comme le soulignait fort à propos Gaetano Manfredonia dans un article récenti, le propre du militant anarchiste est de piocher librement dans l’œuvre proudhonienne, et chez les autres théoriciens anarchistes, ce qui s’accommoderait le mieux avec ses propres vues et de rejeter ce qui s’y opposerait, par exemple l’importance du droit et de l’Etat chez Proudhon. Le militant peut se permettre ce genre de choix (de fantaisies, diront certains), son but n’étant pas de faire œuvre scientifique. Il en va tout autrement pour ceux qui attachent quelque importance au savoir scientifique et à la connaissance que l’on peut avoir d’un système de pensée, le proudhonien en l’espèce.

Dans les lignes suivantes, nous ne nous intéressons qu’aux études scientifiques portant sur la question, mais il importe de bien garder à l’esprit que les lectures anarchisantes (militantes) de l’œuvre proudhonienne ont eu et ont encore un certain poids dans l’interprétation « canonique » que la critique livre de la pensée de Proudhon. C’est un élément à prendre en considération, et il est d’autant plus important qu’il n’est pas toujours facile de faire la différence entre les études militantes (ou peu rigoureuses scientifiquement) et les autres, l’idéologie guettant au demeurant le travail du chercheur à chaque instant.  

Mais revenons à nos moutons. Laquelle des deux interprétations, l’anarchisante, qui présente un Proudhon farouchement hostile à l’Etat et à toute forme de droit et d’autorité, ou la fédéraliste, qui présente un Proudhon réconcilié avec l’Etat et le droit, est « la bonne » ? Pour répondre à cette question, comme l’a très bien perçu Pierre Ansart, il faut tout d’abord s’intéresser au lexique et au sens des mots employés par Proudhon lui-même. A ce propos, il convient de rappeler que le sens des mots « anarchie » et « fédéralisme » chez les commentateurs de l’œuvre proudhonienne ne correspond pas bien souvent, ou pas toujours, au sens proudhonien. Si la chose est vraie en ce qui concerne l’anarchie, que l’on prend trop souvent comme un bloc, alors que Proudhon lui-même distingue de manière très significative l’anarchie « positive » de la « négative »ii, elle l’est encore plus en ce qui concerne le fédéralisme. En effet, trop souvent les commentateurs plaquent sur la pensée fédérale proudhonienne les connaissances qu’ils peuvent avoir sur le fédéralisme sans se demander si le modèle fédéral qu’ils ont à l’esprit quand ils essaient de décrire ou d’expliquer le fédéralisme proudhonien peut être considéré comme un étalon de mesure fiable nous permettant de bien le comprendre (le fédéralisme en général, et le fédéralisme proudhonien plus particulièrement), ou bien plutôt le contraire.

A ce sujet, il faudrait noter au moins deux choses importantes du point de vue méthodologique pour toute étude s’intéressant au fédéralisme proudhonien : premièrement, l’utilisation généralisée du modèle fédéral classique (fédéralisme territorial ou national) faite par les commentateurs pour rendre compte du fédéralisme proudhonien apparaît comme hautement problématique, parce que, comme l’a bien montré la littérature spécialisée ces dernières années (en mettant d’ailleurs en évidence le penchant nationaliste et centralisateur du modèle précité et de la doctrine dominante en la matière)iii, il y aurait d’autres conceptions ou théories fédérales (fédéralisme plurinational ou holiste), qui méritent tout de même l’attention du chercheur ; deuxièmement, que le fédéralisme proudhonien n’est pas le fédéralisme territorial de la doctrine dominante. Or il est évident qu’en partant de la prémisse que le fédéralisme proudhonien doit impérativement rentrer dans le moule du fédéralisme classique et être étudié à l’aide des outils offerts par celui-ci (la nation une, la souveraineté de l’Etat central, la subordination des parties, etc.), les commentateurs de la pensée fédérale proudhonienne ne peuvent pas éviter les écueils suivants : tantôt déformer sa pensée fédérale, dès lors décrite et interprétée à la seule lumière du fédéralisme national ou territorial, et en essayant de le faire rentrer tant bien que mal dans son moule (voir par exemple l’interprétation individualiste ou communaliste de son fédéralisme dont il sera question plus loin) ; tantôt faire une lecture ou interprétation contentieuse qui, percevant cette fois-ci les différences du fédéralisme proudhonien, dénoncerait ses faiblesses ou incohérences (partant du principe que tout écart ou différence par rapport à la règle ne peut être que mécompréhension de celle-ci), ou bien qui le renverrait sans appel vers le domaine du droit international public, là où en somme il ne risque pas de nuire…

Enfin, last but non least, il faut ajouter à tout ceci – et c’est un facteur qu’on sous-estime dans le débat - un manque presque total d’intérêt des chercheurs en sciences politiques et juridiques en France pour les thématiques fédérales. La France n’ayant pas de culture fédérale, cette absence de réflexion sur la chose fédérale peut paraître normale, mais elle n’est pas moins gênante pour autant, car, en définitive, elle ne peut que participer à la méconnaissance et aux approximations qui caractérisent le plus souvent les études et les commentaires portant sur la pensée fédérale. Et cela est très fâcheux, on nous l’accordera, quand on veut parler fédéralisme. Nous y reviendrons.

La réponse de Pierre Ansart à la question « anarchie ou fédéralisme ? » dans la pensée proudhonienne reprend la thèse soutenue par les meilleures études en la matière (Haubtmann, Gurvitch, Bancal, etc.)iv, à savoir qu’il n’y aurait pas de rupture ou de contradiction dans la pensée proudhonienne, mais plutôt une lente et cohérente évolution de l’anarchie vers le fédéralisme, deux mots qu’on peut considérer plutôt comme synonymes dans la pensée de maturité de Proudhon. Il s’agit d’une thèse qui a été validée de nombreuses fois et à laquelle nous ne pouvons que souscrire. Mais si la thèse semble indiscutable et elle ne parvient pas malgré tout à rendre définitivement caduques les interprétations individualistes ou anarchisantes de la pensée proudhoniennev, qui pour trouver le vrai Proudhon réfèrent au premier Proudhon ou bien lisent le dernier Proudhon, le Proudhon de maturité, encore avec les lunettes anarchisantes, c’est peut-être parce que les arguments sur lesquels cette thèse a été fondée n’ont pas la consistance ou la force nécessaires pour trancher le débat définitivement. Car il faut bien reconnaître que, malgré le caractère non fondé et incohérent de l’interprétation anarchisante (incohérent tant par l’incohérence analytique que par l’incohérence réintroduite dans la pensée proudhonienne !), il s’agit d’une interprétation qui peut être séduisante dès lors que le fédéralisme politique n’a plus dans le système proudhonien, tel qu’il est présenté par ses commentateurs, le sens et toute la place que l’auteur lui-même lui réservait. C’est à ce niveau-là que, à notre sens, se trouve le problème.

Pierre Ansart a raison : nous devons nous intéresser au sens des mots et au contexte dans lequel ces mots prennent et font ou ne font pas sens. Mais sur le dernier point, Pierre Ansart ne pousse pas jusqu’au bout son raisonnement, offrant ainsi une explication à bien des égards lacunaire. Ces lacunes (qui deviennent des brèches exploitées par l’interprétation individualiste ou anarchisante) demandent à être comblées si l’on veut bien comprendre la place du fédéralisme dans la pensée de Proudhon et ramener ce débat anarchie-fédéralisme à de plus justes bornes. En ce sens, il convient de : 1/ nous intéresser aux choix lexicaux de Proudhon concernant le fédéralisme, ainsi que, surtout, au contexte historique dans lequel ces choix se font ; 2/ réfléchir à la manière dont le fédéralisme est perçu dans la France de Proudhon et des commentateurs de son œuvre. Ces deux points seront traités dans la première partie (1) de notre article. Nous attirerons ensuite (2) l’attention sur un point méthodologique capital : avant de pouvoir trancher le débat entre l’anarchie et le fédéralisme, et avant de savoir éventuellement à quelle famille fédérale appartient le fédéralisme proudhonien, nous devons avoir une bonne connaissance du fédéralisme et de sa (ses) logique(s)vi (3), car autrement ce serait comme demander à un aveugle de choisir entre Picasso et Van Gogh. Or c’est justement là que le bât blesse.

1. Proudhon et le fédéralisme : les mots et la chose

Proudhon n’assume pas pleinement le mot « fédéralisme » dans son œuvre avant la fin des années 1850. On trouve des commentaires en assez grand nombre favorables au fédéralisme dans ses carnets et dans sa correspondance (Ansart évoque par exemple le fameux épisode du Sonderbund), mais l’idée ne semble pas retenir l’attention de Proudhon dans ses Mémoires sur la propriété ou encore dans les œuvres écrites au lendemain la révolution de 1848. Pourquoi est-il ainsi ? Les commentateurs de l’œuvre proudhonienne avancent comme argument l’intérêt que Proudhon, exilé volontaire en Belgique à partir de 1858, porte alors à la question des nationalités en Italie ou en Pologne pour expliquer son virage fédéraliste. Nous ne saurions discuter la pertinence de cette thèse : il est évident que le regard que Proudhon porte sur les affaires internationales nourrit sa réflexion sur le fédéralisme. L’inconvénient de cette thèse (inconvénient dont on prendra la pleine mesure au fil de notre commentaire) est qu’elle exagère l’importance de l’international dans la théorisation proudhonienne de l’idée fédérale. On pourrait ainsi avoir l’impression que le fédéralisme proudhonien aurait une vocation internationaliste, autrement dit que Proudhon penserait le fédéralisme essentiellement pour le domaine international. Mais cette thèse fait fausse route, comme nous le disions, en ce qu’elle majore excessivement l’importance de l’international dans le fédéralisme proudhonien. Si Proudhon pense le fédéralisme, c’est d’abord en s’intéressant au domaine dans lequel le fédéralisme peut contribuer au changement social et à l’émancipation des citoyens, et ce domaine est bien le domaine propre à la démocratie, à savoir le domaine intra-étatique (ou « national »), et non le domaine interétatique (ou « international »). L’argument internationaliste évacuerait donc de manière trop expéditive le dossier sans répondre ni prendre suffisamment en considération une question cruciale, que Proudhon devait tout de même se poser : quid du fédéralisme en France ?

Mais revenons au choix lexical de Proudhon et aux hésitations qui l’entourent. Pourquoi attendre la fin des années 1850 ? Les explications de Pierre Ansart sur l’influence que la culture politique jacobine dans la France post-révolutionnaire a pu avoir sur l’œuvre proudhonienne restent, à notre sens, bien en deçà de la réalité. Les importants travaux d’Olivier Beaud sur le fédéralisme, auxquels nous renvoyons le lecteurvii, ont pu mettre en évidence le caractère incontestablement tabou du mot « fédéralisme » dans la France du XIXe siècle. Rappelons par exemple que le Dictionnaire Littré donnait en 1865 une définition bien peu flatteuse du mot fédéralisme, le rapprochant tantôt du « système qu’autrefois se donnaient les sauvages », tantôt du « projet Girondin de rompre l’unité nationale ». Dès lors que le fédéralisme était considéré comme étant quelque chose d’arriéré ou comme une trahison à la Révolution ou à la nation, on peut imaginer quelle ne serait la difficulté pour un intellectuel français de faire du fédéralisme un drapeau politique perçu comme légitime en politique intérieure. Et c’est pourtant ce que Proudhon fait. Or comment pouvait-il rendre intelligible le discours fédéraliste dans la France post-révolutionnaire ? A notre sens, on n’a pas encore pris la pleine mesure du courage et de l’audace (suicidaires sans doute !) dont Proudhon a fait preuve en s’emparant du drapeau fédéraliste dans la France de son tempsviii. Car l’étonnant, compte tenu du climat unitariste et du jacobinisme dont se nourrissent également la droite et la gauche françaises, n’est pas que Proudhon ait tardé à assumer l’idée fédérale et à la théoriser, mais plutôt qu’il ait osé le faireix.

Rappelons de plus que Proudhon n’essaie pas de faire œuvre théorique comme le ferait un chercheur ou un scientifiquex. Chez Proudhon théorie et pratique (ou politique) avancent du même pas, et la théorie n’importe que parce qu’elle doit permettre de changer la société. C’est pourquoi l’idée d’une théorisation de l’idée fédérale qui n’aurait pas d’application dans la France de son temps ne semble pas recevable. Reste à savoir quelle forme adopterait ce fédéralisme politique, sur quelle base territoriale il prendrait appui, etc., mais sa vocation « pratique » paraît incontestable.

En conséquence, que Proudhon pense le fédéralisme pour la France est quelque chose qui ne semble pas discutable. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que Proudhon ait pensé voir de son vivant la France s’organiser selon le principe fédératif. Le pessimisme et la lucidité si caractéristiques de Proudhon, joints à la chape de plomb jacobine qui pesait sur la France de son temps, sont autant d’éléments qui nous permettent de penser que Proudhon était certainement très sceptique sur les éventuelles chances de réussite de sa théorie fédérale. Mais cela n’a somme toute aucune importance ici. Ce qui importe est que rien ne nous permet de conclure que Proudhon pensait le fédéralisme simplement pour le domaine international et non (ou moins) pour le domaine intra-étatiquexi.

En résumé, nous devons bien différencier la chose (ou l’idée : le fédéralisme), d’une part, dont Proudhon semble parler souvent sans la nommer dans ses écrits « pré-fédéralistes », des mots (« fédéralisme », « fédéral », etc.), que Proudhon n’accepte pas d’assumer (car trop négativement connotés) avant la fin des années 1850. Il y a aussi chez Proudhon, on peut le voir clairement aussi bien dans ses œuvres que dans ses carnets des années 1840 et 1850, un important travail de réflexion sur l’idée fédérale, travail laborieux qui portera ses fruits et qui lui permettra de produire une théorie fédérative qui est, en l’espèce, expurgée des lieux communs, des mythes et autres dogmes hérités de la Révolution. Rares sont ceux, il faut le rappeler, qui, comme Proudhon, ont réussi à se débarrasser du lourd fardeau (lourd pour la pensée) que notre culture politique nous laisse toujours en héritage.

Nous avons donc là une difficulté qu’on ne peut pas esquiver ou écarter d’un revers de main : une chose est la position proudhonienne sur la question, une autre la position proudhonienne décrite par la critique. Nous devons bien garder à l’esprit que la démocratie française, d’hier comme d’aujourd’hui, répugne à faire droit et à prendre au sérieux un certain nombre de principes ou arguments de base du fédéralisme : le pluralisme ou la diversité culturelle, l’autonomie politique des entités sous-étatiques, etc. C’est bien la raison pour laquelle il n’y a rien d’étonnant à ce que les contemporains de Proudhon et ses commentateurs français plus tard aient pu lire la théorie fédérative proudhonienne, non sans quelque amusement ou agacement parfois, avec les lunettes que leur offrait leur culture politique jacobine et unitariste. Or, avec ces lunettes, le travail d’exégèse ne peut, comme nous le verrons, que : 1/ privilégier l’aspect international, et 2/ exagérer le caractère individualiste ou anarchisant (économique) de son fédéralisme. Mais n’oublions pas quelque chose d’essentiel : Proudhon, ayant lui-même grandit et produit son œuvre dans une société et dans une culture profondément jacobines, n’en abhorrait pas moins – et la chose est bien connue - lesdites culture et société. Les lunettes de ses commentateurs n’étaient pas les siennes.

2. Fédéralisme : qu’est-ce à dire ?

Partons d’un triste constat non démenti par les meilleures études en la matière ces dernières années : la connaissance que nous avons du fédéralisme (à quoi cela sert ? Comment faire ? Quoi fédérer ? Qu’est-ce que fédérer ? etc.), influencée par une culture politique jacobine et nationaliste qui lui est viscéralement hostile, est fort précaire et lacunaire. Comme Olivier Beaud l’a expliqué (Théorie de la Fédération), nombreux sont les stéréotypes et les fausses idées qui circulent dans la littérature fédérale, y compris parmi les spécialistes de la question. Si telle est la situation dans laquelle se trouvent généralement les spécialistes de la question, gageons alors que le profane en la matière risque de naviguer à vue dans les eaux troubles du fédéralisme…

Ce constat étant fait, et avant de revenir à Proudhon, posons-nous un instant les questions suivantes : qu’est-ce que fédérer ? Et quoi fédérer ? La réponse à ces questions doit nous permettre de comprendre la logique de base du fédéralisme.

Le sujet est d’une simplicité déconcertante quand on se situe dans le domaine international. Si nous posons ces questions autour de nous, chacun sera capable de dire que fédérer sert à unir des Etats tels que la France, l’Italie, etc., en s’appuyant sur des exemples utiles comme l’Union européenne aujourd’hui. Autrement dit, les sujets, les auteurs ou créateurs de la « chose fédérale » en droit international sont donc facilement reconnaissables et identifiables, y compris pour celui qui n’a jamais réfléchi à la question. Dans le domaine international, le fédéralisme proudhonien ne semble pas faire exception à la règle, car il répond, selon ses commentateurs, à la même logique : fédérer pour quoi faire ? Pour unir ce qui ne l’est pas. Et fédérer quoi ? Les Etats-nations bien sûr ! La critique est unanime et d’une clarté absolue sur le sujet : le fédéralisme international est une affaire d’Etatsxii.

Mais n’est-il pas surprenant que cette certitude et cette assurance avec lesquelles nous pouvons répondre aux questions précédentes, que cette même certitude et assurance avec lesquelles les commentateurs du fédéralisme proudhonien parlent de son fédéralisme international deviennent confusion et embarras dès lors que le débat est ramené au domaine du droit public interne ? Convenons qu’il est pour le moins curieux qu’on arrive à identifier sans peine les sujets du fédéralisme international proudhonien alors que les sujets de son fédéralisme intra-étatique demeurent difficilement identifiables pour les commentateursxiii. Et même lorsqu’ils sont identifiés, il faut savoir qu’on est loin d’avoir un consensus dans les études proudhoniennes sur la question (ce n’est d’ailleurs pas, pour les raisons susmentionnées, une question qui intéresse la critique proudhonienne), les uns prenant comme base de la fédération la commune (Alexandre Marc, Voyenne, Chambost), les autres prenant plutôt le citoyen (interprétation individualiste et anarchisante), ou encore la région (Bancal ou Ansart)xiv.

On pourrait essayer de se tirer d’affaire en répondant que si la question n’a pas de réponse évidente, c’est peut-être parce que Proudhon lui-même n’a pas été très clair sur le sujet. Or il faut dire que Proudhon traite la question dans ses écrits fédératifs, et de manière plutôt claire à notre avis. Même en acceptant que ses développements puissent manquer çà et là de précision ou de clarté (resterait à savoir si l’obscurité qui lui est reprochée est le fait de l’auteur ou du lecteur !), on peut identifier assez facilement les sujets du pacte fédératif proudhonien à l’aide de sa logique fédérative. En bref, le fait qu’on n’ait pas dans les études proudhoniennes une position claire et consensuelle sur la question est à la fois très problématique et incompréhensible : problématique, car la critique ne parvient pas à nous expliquer convenablement la logique du fédéralisme politique proudhonien ; incompréhensible, car on ne peut pas laisser entendre que le choix des auteurs ou signataires du pacte fédératif n’a aucune importance, ni aucune conséquence sur le système de droit fédéral positif créé par le pacte. Si, comme nous le pensons, Proudhon est très clair à ce propos, pourquoi ne l’est-il pas le Proudhon des études proudhoniennes ?    

Pour bien comprendre les termes du débat et la position des uns et des autres, revenons un instant aux questions précédentes et aux réponses que l’on peut donner en droit public interne : fédérer quoi et pour quoi faire ?

La première difficulté en droit public interne peut se résumer comme suit : si fédérer est unir ce qui ne l’est pas, pourquoi fédérer alors que l’union (ou l’unité) est déjà acquise dans l’Etat ? Réponse qui revient dans le meilleur des cas à faire du fédéralisme un sous-produit (la décentralisation) et qui, dès lors, rend inopérante la deuxième question : quoi fédérer ? Pour répondre à cette question, si l’on tient encore à parler avec un minimum de sérieux, il faudrait dire que nul pacte ne peut avoir lieu à l’intérieur de l’Etat, car lui seul a la souveraineté, et en conséquence la question n° 2 (quoi fédérer ?) ne serait plus pertinente : l’Etat se décentralise, plus ou moins, mais nul autre sujet que l’Etat lui-même n’est l’auteur de ladite décentralisation.

Le problème est que la question du « quoi fédérer » reste centrale dans le fédéralisme proudhonien (et dans le fédéralisme en général) : si les parties qui se fédèrent ne sont pas libres de se fédérer, autrement dit, si elles n’entrent pas en fédération de leur propre chef, il n’y a pas de fédéralisme, on aurait affaire à autre chose. Dès lors que la liberté des contractants devient une condition sine qua non du fédéralisme (condition tellement importante qu’elle est assortie aussi du droit de sécession chez Proudhon), nous devons obligatoirement répondre à la question n° 2 : quoi fédérer ?, car parler de la liberté des contractants sans savoir qui sont les contractants est parler dans le vide. A cette question, Proudhon répond en affirmant que ce sont les groupes naturels d’association ou nationalités primitives qui sont les sujets du pacte fédératif, autrement dit ses auteursxv. Mais avant d’expliquer en détail la position proudhonienne, favorable aux « nationalités » (ou « nations sans Etat »), il convient de passer en revue les différentes interprétations du fédéralisme proudhonien. Cela devrait nous permettre de montrer en quoi ces interprétations déforment la pensée proudhonienne, et ouvrent, involontairement, la porte aux interprétations anarchisantes ou utopistes.

D’abord l’interprétation individualistexvi. Le fédéralisme qui prend comme base du pacte la souveraineté de l’individu ou du citoyen aboutit dans la pratique à un fédéralisme national (ou décentralisation) dans lequel les collectivités territoriales ou entités autonomes sous-étatiques sont définitivement mises sous la tutelle et sous le contrôle de l’Etat fédéral. N’étant pas les fondateurs ou les auteurs du pacte fédératif, il est logique (dans la logique unitaire qui régit cette théorie de l’Etat fédéral) qu’elles restent subordonnées à l’Etat central. Ce fédéralisme individualiste considère comme déjà faite, et comme indiscutable, l’unité nationale et les frontières de l’Etat dès avant le pacte fédératif (le pacte étant ici fictif et non réel), raison pour laquelle cette théorie individualiste du fédéralisme doit plutôt être rangée dans la catégorie des théories du contrat social type Rousseau ou Rawls. C’est un fédéralisme qui répond aux questions comment fédérer, pourquoi fédérer, etc. (qui est en somme une approche disons pragmatique ou démocratique moniste du fédéralisme) mais aucunement à la question « quoi fédérer », considérée comme nulle et non avenue. Notons aussi que l’une des caractéristiques du fédéralisme dit « territorial » ou « national » est le développement d’une très forte culture politique nationaliste bâtie au détriment des cultures et peuples qui composent (ou peuvent composer) initialement la fédération. Si l’on pense à l’omnicompétence de l’Etat vis-à-vis des parties fédérées et du nationalisme véhiculé et promu par ce même Etat fédéral, on devrait comprendre sans peine la distance qui sépare ce contrat ou « fiction de légiste »xvii de celui de Proudhon. Au demeurant, les études empiriques qui se sont intéressées à cette théorie individualiste de la fédération (au fédéralisme territorial) ont déjà montré son incapacité, voire son refus de faire de la place au pluralisme national à l’intérieur des frontières de l’Etat. Or on sait que Proudhon pense le fédéralisme en termes de pluralisme national dans la fédération (plusieurs demoi dans un demos commun). L’interprétation individualiste nous livrerait donc, sans doute inconsciemment, un Proudhon théoricien de la décentralisation ou d’un fédéralisme territorial, qui s’accommoderait bien volontiers du nationalisme et de l’omnicompétence de l’Etat. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien c’est Proudhon qui ne voit pas que sa théorie le mène justement là où il ne veut pas aller (l’omnicompétence de l’Etat, le nationalisme d’Etat, la subordination des parties par rapport au Tout fédéral, etc.), et c’est donc un Proudhon bien naïf qui roule sans le savoir pour l’ennemi qu’il pense combattre ; ou bien ce sont les tenants de cette interprétation qui n’ont pas compris le sens et la logique du fédéralisme politique proudhonien. En tout cas, on est là bien loin du théoricien du pacte fédératif.  

L’interprétation anarchisante, faisant fi du politique, mène dans le meilleur des cas au fédéralisme individualiste décrit dans le paragraphe précédent (qui dès lors n’est plus anarchiste !). L’impasse utopiste à laquelle elle aboutit, enfermée dans un raisonnement idéaliste (l’anarchie négative, la justice, une société pacifiée et sans conflits qui serait l’œuvre de la seule volonté et de la conscience individuelles, etc.) ou purement économiste (son fédéralisme économique, mais sans le pendant politique) est résolument contraire à la fois aux principes fédéralistes et à la philosophie proudhonienne.

L’interprétation communaliste est très proche dans son esprit de l’interprétation individualiste. Elle pose à la base du contrat fédératif la commune. Ici la mécompréhension du phénomène fédératif est tout à fait évidente. Même en laissant de côté le principe identitaire ou particulariste (fondamental dans le fédéralisme), il faut rappeler que la logique du fédéralisme impose, pour que la fédération puisse à la fois avoir quelque stabilité et demeurer fidèle à ses engagements premiers, que le contrat fédératif soit signé entre un nombre relativement réduit d’acteurs. S’il est déjà difficile dans une fédération de bien fonctionner et de trouver des compromis pouvant satisfaire une dizaine ou une vingtaine de parties, imaginons la cacophonie que produirait une fédération composée de quelques centaines ou quelques milliers de parties (de communes). Comme les études empiriques sur le fédéralisme le montrent, moins le nombre de parties est important dans la fédération, plus elle arrive a priori à fonctionner correctement, et donc à satisfaire les attentes des parties, et par conséquent à rester fidèle à ses engagements fondateurs. En outre, plus les territoires fédérés sont importants en nombre et faibles en taille, moins ils arrivent à faire entendre leur voix, ce qui, à terme, est toujours favorable à une recentralisation du système et par conséquent défavorable pour les communes, qui, trop nombreuses et fragmentées, seront trop faibles et pas assez solidaires (le seul argument économique ne suffit pas !) pour y résister. En somme, non seulement cette théorie n’est pas réalisable dans la pratique (où alors à très petite échelle), mais, surtout, c’est une théorie qui débouche précisément sur ce qu’elle prétend éviter : la centralisation du pouvoir. En ce sens, on peut penser que cette interprétation est parfaitement anti-proudhonienne. En effet, l’importance que Proudhon accorde à la commune et à l’individu est indéniable, mais il y a une différence entre l’autonomie non négociable de la commune (lieu de vie et des échanges économiques) et de l’individu dans l’Etat fédéré et dans la Fédération, et l’idée de faire de la commune la base du pacte fédératif. L’interprétation communaliste déforme grossièrement la pensée proudhonienne en la matière et, tout comme l’interprétation individualiste, met Proudhon devant une incohérence théorique insurmontable : voulant libérer la commune et l’homme, Proudhon les livrerait à l’ennemi qu’il combat, à savoir l’Etat centralisateur. Répétons-le : l’autonomie politique de la commune n’est à pas rapprocher de la souveraineté des contractants dans le pacte fédératif. Ce sont les contractants qui, selon Proudhon, décident d’entrer dans la fédération et même éventuellement d’en sortir (peut-on penser sérieusement que c’est la commune qui serait titulaire du droit de sécession dont parle Proudhon ?). Seule la petite nationalité ou groupement naturel d’association, quelque chose que l’on pourrait rapprocher de la région (ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « minorités nationales » ou « nations sans Etat »), peut assurer avec quelques garanties ce rôle dans la fédération.

Il ne nous reste que l’interprétation holiste (ou régionaliste), la seule à notre avis qui à la fois explique correctement le fédéralisme proudhonien et parvient à l’intégrer avec cohérence dans l’ensemble de son système. Le choix proudhonien en faveur de la région reprend d’une certaine manière la logique fédérale sur la démocratie que l’on trouve déjà dans les Federalist Papersxviii ou, bien avant, chez Montesquieu (the best of de big, the best of the small) : le fédéralisme parvient à mieux faire fonctionner la démocratie dans la mesure où il rapproche les centres de décision des citoyens, ces derniers pouvant dès lors participer plus activement et influer plus efficacement sur les décisions prises par les gouvernants (maximisant ainsi l’idée du gouvernement du peuple par le peuple), tout en écartant le risque, qui pèse sur toutes les communautés ou groupes de taille modeste, de se faire engloutir par de plus gros et puissants Etats. Les intérêts tant économiques (prospérité commune) qu’identitaires (la défense et la survie des petites nationalités) des peuples inclineraient donc au fédéralisme.

La région semble, selon cette logique, la cellule de vie la mieux placée tant du point de vue des échanges économiques (échanges qui répondent à une logique d’intérêt), qui donnent telle ou telle physionomie à un territoire en ce qui concerne l’activité économique (pêche, agriculture, tourisme, etc. : des intérêts à défendre par les gouvernants et qui conditionnent naturellement les choix politiques des parties fédérées), que, surtout, du point de vue des échanges ou des relations qui répondent davantage à ce qu’on peut considérer comme une logique désintéressée ou solidaire (de l’ordre de l’affectif), qui seuls permettent aux citoyens de se sentir naturellement rattachés à une communauté de vie, de langue ou de culture, et même de consentir des sacrifices plus ou moins importants pour elle. Ce sont ces liens affectifs qui permettent par exemple de rendre légitime l’autorité politique des gouvernants, le citoyen se sentant gouverné par « les siens ». En effet, pensons qu’aucune différence culturelle substantielle ne saurait distinguer deux communes bretonnes par exemple ; c’est éventuellement l’économie qui peut le faire : l’une riche, l’autre pauvre. En revanche, c’est la culture commune (une certaine manière d’être au monde) qui les rend solidaires et qui rapproche naturellement ces deux communes bretonnes (et leurs habitants) face aux communes « non-bretonnes », ou à un éventuel danger extérieur. Quelle que soit sa force mobilisatrice (certaine) dans les processus de formation et de consolidation de ce qu’on peut appeler, avec Benedict Andersonxix, « une communauté imaginée », l’argument économique n’aura jamais la même force, en termes de fraternisation, de solidarité interpersonnelle et de légitimation du pouvoir, que l’argument identitairexx. Et cet argument identitaire (on fait partie d’un même peuple et d’une même culture qui est importante à nos yeux et qu’on veut donc sauvegarder, et faire évoluer) on ne le trouve pas, redisons-le, dans la commune, mais bien dans un territoire un peu plus grand : la régionxxi.

Il y aurait, à notre sens, dans les interprétations individualiste et communaliste une tentative très évidente de dépassement de l’identitaire, tentative sans doute louable et bien intentionnée (on peut penser en effet à toutes les politiques meurtrières mises en place au nom d’une certaine identité) mais pas moins pourvue d’une forme d’aveuglement pour autant. En effet, ces interprétations semblent nier une réalité indépassable (on a tous une identité plurielle, mais on n’a pas tous une identité culturelle, linguistique ou nationale plurielle !), réalité qu’on se doit d’analyser de la manière la plus prudente et objective (toutes les politiques identitaires ou nationalistes – au Québec ou au Canada, au Pays Basque ou en Espagne, etc. – ne sont pas, les preuves sont en l’espèce irréfutables, nécessairement une menace pour la démocratie), sans se rendre compte en plus qu’elles donnent dans une autre forme de politique identitaire ou nationaliste : celle de l’Etat-nation. Néanmoins, la réponse proudhonienne devant une telle prise de position a toujours été très claire : rien ne justifie qu’on fasse droit au principe des nationalités par en haut (la nationalité légitime serait la grande nationalité) et pas par en basxxii.  

Il y aurait donc chez Proudhon un double argument favorable à la région : lieu de vie et d’échange (l’argument démocratique précité), elle est aussi lieu d’identité et de culture où se forme l’individu demain citoyen. Détruire ou déprécier sa culture et sa langue, comme le fait l’Etat unitaire, revient à détruire l’individu dans sa personnalité et dans sa dignité, et par conséquent à détruire le citoyen en formation. Son projet fédératif est ce sens on ne peut plus clair : le fédéralisme doit changer le cadre territorial ou les frontières de la démocratie. La démocratie nationale unitaire n’étant qu’abus et mépris pour la diversité et le pluralisme caractéristiques de la démocratie, il convient pour Proudhon de rapprocher la démocratie du citoyen, afin qu’elle (le gouvernement de tous par tous) soit effective et à l’image de la société réelle et de son pluralisme immanent. Mais ne nous méprenons pas : il n’y a pas d’organicisme proudhonien au sens où son fédéralisme tendrait à « essentialiser » les petites nationalités (régions) et à promouvoir une sorte de nationalisme unitaire à petite échelle. Si le lecteur a bien suivi notre argumentation jusque-là, il sait désormais que fédérer est unir. Si les régions ont, dans l’esprit proudhonien, une liberté absolue de contracter, et donc d’entrer ou de pas entrer dans la fédération, on peut aussi penser que l’intérêt tant économique qu’identitaire poussera les régions vers la fédération. Ce qui ne veut pas dire, dans l’hypothèse où une ou plusieurs régions n’accepteraient pas d’y entrer, qu’il faudrait les y contraindre, ce qui serait contraire au pacte fédératif. Ce serait leur droit (sans doute pas leur intérêt) de rester indépendantes, même si le pari et le souhait de Proudhon sont différents. Son pari et son souhait vont vers la fédération : une fédération qui repose sur la volonté de ses membres (les régions ou nationalités, non pas essentialisées, ce qui n’a à vrai dire aucun sens car il n’y pas de « région » ou de « nation », comme entité ou réalité en soi, qui puisse véritablement agir ou vouloir autrement - cela devrait aller de soi - que comme expression de la volonté des citoyens qui les habitent). Et cela, peut-on dire, d’autant plus que cette fédération, telle que Proudhon la pense, assurerait aux régions leur indépendance politique dans l’union fédérative :

« Que deviennent, dans cette fédération où la ville est autant que la province, la province autant que l’empire, l’empire autant que le continent, où tous les groupes sont politiquement égaux, que deviennent les nationalités ?
Les nationalités seront d’autant mieux assurées que le principe fédératif aura reçu une application plus complète »xxiii.

Par quoi Proudhon signifiait quelque chose que l’expérience se chargera de montrer par la suite : la mise une place d’un système qui assure aux petites nationalités (aux vraies nationalités dans le langage proudhonien) leur survie et le maintien de leur personnalité, en respectant leur souveraineté sur un certain nombre de questions, tout en permettant à la fédération de construire progressivement une identité pan-nationale commune à tous, est le seul moyen de mettre fin aux revendications et aux luttes nationalistes qui, par en haut et par en bas, détruisent tout ce qui est censé favoriser la participation volontaire et loyale de tous à la construction la maison commune. C’est donc par la liberté des « nationalités primitives » que l’expédient des nationalités pourrait être résolu, étant entendu que le choix entre un Etat sans liberté (ou sans autonomie) pour les collectivités territoriales et un autre qui garantirait leur liberté n’est pas un vrai choix (cornélien) en démocratie. Seule la liberté des collectivités territoriales assure ce minimum de diversité et de pluralisme caractéristiques d’une démocratie libérale, comme le montrent d’ailleurs, Proudhon ne se trompe pas sur ce point, les revendications spontanées et logiques qui se font jour à l’intérieur de l’Etat chaque fois que celui-ci accepte de, ou est poussé à donner une certaine autonomie aux régions. Inertie centrifuge irrésistible dès lors que le pouvoir n’est pas confisqué par l’Etat central :

« Les nationalités actuellement existantes venant à s'écrouler par la déconfiture du système qui les a établies, laisseraient la place aux nationalités primitives dont l'absorption a servi à les former, et qui regarderaient comme un affranchissement ce que vous appelleriez, vous, dans votre système, une destruction. Je conviens que, si demain la France impériale se transformait en Confédération, les nouveaux États confédérés, au nombre de vingt ou trente, n'iraient pas d'emblée se donner chacun, pour le plaisir d'exercer leur autonomie, un nouveau Code civil, un Code de commerce, un Code pénal, un autre système de poids et mesures, etc. Dans les commencements, la fédération se réduirait à l'indépendance administrative ; pour le surplus, l'unité serait de fait maintenue. Mais bientôt les influences de race et de climat reprenant leur empire des différences se feraient peu à peu remarquer dans l'interprétation des lois, puis dans le texte ; des coutumes locales acquerraient autorité législative, tant et si bien que les États seraient conduits à ajouter à leurs prérogatives celle de la législature elle-même. Alors vous verriez les nationalités dont la fusion, plus ou moins arbitraire et violente, compose la France actuelle, reparaître dans leur pureté native et leur développement original, fort différentes de la figure de fantaisie que vous saluez aujourd'hui »xxiv.

Notons, enfin, comment dans le fédéralisme par dévolution (par en haut) auquel fait ici allusion Proudhon (les exemples de la Grande Bretagne, de la Belgique et de l’Espagne d’aujourd’hui confirment la pertinence du propos proudhonien) le principe identitaire, ou la logique particulariste, a toujours une place centrale tant en ce qui concerne la raison d’être de la décentralisation que de son évolution ultérieure, souvent vers un plus grand self-government des parties (telle est en tout cas la volonté des parties). Sans cette logique particulariste qui anime les projets de construction d’une identité nationale ou de loyauté envers les valeurs propres du groupe territorial partie de la fédération, il n’y aurait à vrai dire aucun intérêt à résister par en bas au projet de nation-building (un Etat, une nation, une langue, une culture, etc.) de l’Etat, car cette culture, ces valeurs ou cette langue promues par la fédération seraient déjà celles des partiesxxv.

On voit bien aujourd’hui, dans des Etats où l’on a une situation de pluralisme national, que les mesures adoptées pour accommoder cette diversité dans l’unité de l’Etat (fédéral ou décentralisé, selon les cas : Belgique, Canada, Espagne, etc.), ont conduit à promouvoir au niveau régional (Catalogne ou Belgique) ou provincial (Québec) des politiques en matière linguistique ou culturelle (mais d’autres domaines sont aussi concernés : la sécurité sociale, l’éducation, l’immigration, le sport, etc.) qui s’opposent parfois ouvertement aux intérêts de l’Etat central ou de son groupe national majoritaire : l’obligation pour les administrations publiques régionales ou provinciales d’utiliser le catalan, le flamand ou le français au détriment nécessairement de la langue de l’Etat ou majoritaire dans l’Etat (le castillan, le français et l’anglais) ; l’obligation pour l’Etat de supporter le coût financier de ces mesures, ce qui oblige aussi à créer des asymétries interterritoriales considérables qui vont nécessairement à l’encontre du principe d’égalité et de solidarité interterritoriales dans l’Etat, etc. La langue et la culture, on l’oublie très souvent, sont un élément fondamental dans toute structure fédérative lorsqu’elle est composée de plusieurs groupes nationaux ou linguistiques, car rares sont à vrai dire les secteurs (éducation, immigration, culture, police, droit civil, justice, etc.) où elles ne jouent pas un rôle premier dans le renforcement de cette logique particulariste. Les autorités fédérées ont de plus, comme chacun sait, la capacité de développer des politiques propres, de faire des choix susceptibles d’écarter ou de concurrencer ceux de l’Etat central, et même de créer localement des intérêts divers qui ne manquent pas de créer à leur tour une allégeance et une fidélité particulières envers les valeurs propres véhiculées et promues par l’Etat fédéré (dès lors une « communauté imaginée » aussi). Une note de bas de page de Proudhon, dans Du Principe fédératif, nous montre sa position sur cette question. On s’est rarement intéressé aux vues proudhoniennes en la matière ; aussi la citation, bien que longue, mérite-t-elle d’être reproduite intégralement :

« L’article 109 de la Constitution fédérale suisse porte : « Les trois principales langues en Suisse, l’allemand, le français et l’italien, sont langues nationales de la Confédération ». Cet article dicté par la nécessité et le simple bon sens, est un des plus remarquables que j’aie rencontrés dans aucune constitution, il répond admirablement à la fantaisie nationaliste de l’époque. Les constituants de l’Helvétie ne pouvaient mieux témoigner qu’à leurs yeux la nationalité n’est pas chose purement physiologique et géographique ; c’est aussi, et bien plus encore, chose juridique et morale.
On ne l’entend pas ainsi dans les Etats unitaires : là vous ne trouvez plus ni le même respect des idiomes, ni le même sentiment de la nationalité. Dans le royaume des Pays-Bas, fondé en 1814 et qui dura jusqu’en 1830, sous le roi Guillaume, d’ailleurs excellent prince, la langue française était à l’index ; dans l’intérêt de l’unité on lui refusait la nationalité. Depuis la révolution de 1830 et la séparation de la Belgique, sous le roi Léopold, c’est le tour du flamand (la même langue que le hollandais) d’être regardé comme étranger, voire même hostile, bien qu’il soit parlé par les deux tiers de la population belge. J’ai entendu d’honorables citoyens des Flandres se plaindre de manquer de notaires et de magistrats qui comprissent leur langue, et accuser très haut la malveillance du gouvernement. Une domestique flamande, envoyé à la poste pour retirer ou affranchir une lettre, ne trouver à qui parler. Apprenez le français, lui disait brusquement l’employé. MM. les gens de lettres parisiens observeront sans doute que l’extinction du flamand ne serait pas pour l’esprit humain une grande perte, il en est même qui poussent l’amour de l’unité jusqu’à rêver d’une langue universelle. En tout cas ce n’est pas de la liberté, ce n’est pas de la nationalité, ce n’est pas du droit »xxvi.

La nécessité et le simple bon sens obligent, selon Proudhon, à respecter les valeurs culturelles et la langue des groupes linguistiques ou nationaux membres de la fédération. En effet, l’Etat ne pouvant jamais être neutre en matière linguistique, comme il peut l’être en matière religieuse par exemple, le choix fait par l’autorité fédérale de communiquer en une seule langue est un choix important qui a toujours des répercussions considérables dans les fédérations. La langue officielle étant la même pour tout le territoire de la fédération, la conséquence logique de l’imposition d’une langue est toujours l’effacement progressif des autres langues, d’abord dans le domaine public (école, armée, justice, etc.), puis, peu à peu, jusqu’à dans la sphère privée (contrats, échanges commerciaux, vie de famille, etc.). Dans le meilleur des cas, la langue non officielle est conservée dans la sphère privée (quartier, famille), mais dans un état de dépréciation tel qu’il devient très difficile, voire impossible, de se servir de cette langue pour réussir socialement. Très souvent, le choix se réduit donc à l’abandon progressif de la langue non officielle au profit de la langue officielle (celle qui permet l’intégration et met en route l’ascenseur social) ou à la marginalisation. La langue officielle commune devenant ainsi à terme la langue de tous les citoyens, on peut comprendre la force et l’efficacité « nationalisatrice » des politiques linguistiques nationales.

Mais si le choix linguistique est important et a des effets considérables pour la réussite du projet de nation-building de l’Etat fédéral ou fédération, au sens du monisme national, culturel, linguistique de l’Etat, les effets peuvent être bien différents lorsque la souveraineté linguistique reste acquise aux parties fédérées. Si les régions ou les provinces ont la souveraineté en matière linguistique (comme c’est le cas au Canada, en Belgique et en Suisse), le choix d’une langue officielle autre que celle de l’Etat (à supposer qu’il n’y en ait qu’une, comme en Espagnexxvii) œuvre naturellement contre les intérêts du projet de construction nationale (nation-building) de l’Etat lui-même : au lieu d’avoir une seule langue pour tous les citoyens au niveau de l’Etat, nous en aurons plusieurs, ce qui rendra d’autant plus difficile la communication entre citoyens ayant une langue différente (et surtout leur mobilité), et donc la création de cette communauté imaginée, au niveau de l’Etat, qui, selon les spécialistes, est la fin vers laquelle tendent traditionnellement les efforts de construction nationale de l’Etat-nation. Autrement dit, il y aurait alors dans l’Etat plusieurs projets concurrents de nation-building : le projet fédéral et le projet régional ou provincial (ou fédéré). Comme le notait Proudhon, loin de constituer une anomalie en démocratie, cette diversité et cette concurrence de projets politiques au sein de la fédération est absolument normale là où la fédération est composée de plus d’un groupe national ou peuple. C’est d’ailleurs, on peut le penser, l’une des raisons d’être du fédéralisme. C’est justement ce que la théorie classique du fédéralisme (fédéralisme territorial : un seul projet national pour la fédération) et les interprétations anarchiste, individualiste et internationaliste du fédéralisme proudhonien n’ont pas compris, ou ne veulent pas comprendre.    

3. Anarchisme ou fédéralisme ?

Où se situe donc Proudhon ? Est-ce le Proudhon anarchiste le vrai Proudhon, ou plutôt le Proudhon fédéraliste ? Avant de répondre à cette question, il convient d’abord de rappeler que Proudhon est l’auteur d’une pensée qui se veut globale et cohérente, et dont les principes (sa dialectique sérielle, la notion de « conflit » ou d’ « équilibre instable », etc.) sont appelés à intervenir dans chaque domaine de la vie en société. Cette pensée globale demande aussi à être comprise et jugée dans sa globalité. Si on accepte de la voir et de l’analyser de la sorte, nous avons à notre sens deux options (avec toutes les nuances et variations que l’on voudra) : soit considérer que l’œuvre proudhonienne n’atteint pas la cohérence voulue et visée par son auteur (c’est l’image du Proudhon utopiste, idéaliste, etc.), soit considérer que la pensée proudhonienne est traversée par une logique cohérente qui fait tenir l’ensemble. Dans le premier cas, il faudra expliquer ce qui ne va pas, en quoi le raisonnement proudhonien serait vicié ou « faux », ou dénoncer ses éventuelles incohérences (par exemple le « fédéralisme non fédéraliste » décrit par l’interprétation individualiste). Dans le second cas, il faudra à la fois expliquer ce qui fait la cohérence de la pensée proudhonienne, et essayer de le faire avec cohérence.

En somme, si l’on se range au second avis, il faut expliquer concrètement comment s’articulent les éléments clés de sa réflexion (liberté, justice, conflit, équilibre, etc.), sans céder à la tentation des conclusions partielles ou trop hâtives. Prenons l’exemple de l’étape dite « anarchiste » de Proudhon. Les deux ouvrages qui sont considérés par la critique comme étant les ouvrages où l’anarchisme et l’individualisme proudhoniens se montrent avec le plus de force sont L’idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1851) et les Confessions d’un révolutionnaire (1849). Dans ces ouvrages on trouve, selon la critique, le Proudhon le plus anti-autoritaire et le plus anti-étatiste. Nous sommes d’accord avec cette affirmation, mais une lecture plus nuancée de ces ouvrages nous permettrait de trouver déjà des thèmes fédéralistes qui seront traités et développés ultérieurement. Un autre indice nous incline à penser que le Proudhon des années 48-51 était sans doute moins individualiste et anarchiste que ce que l’on ne prétend généralement : son Cours d’Economie Politique, rédigé en 1851. Ce texte inédit, écrit à l’époque de ses écrits « anarchistes », est rempli de notes et des commentaires d’une teneur très organiciste (le collectif prime l’individuel) et qui semblent pour le moins difficilement conciliables avec son anarchisme… Sans prétendre pour notre part expliquer ce grand mystère proudhonien (d’un côté l’individu souverain, de l’autre le collectif qui prime l’individu), il est tout de même intéressant de voir comment le Proudhon inédit du Cours d’Economie semble nuancer, voire contredire, le Proudhon anarchiste (anarchie négative). Et là aussi, il nous semble qu’il n’y a pas de place pour une interprétation à la manière du « tout blanc » (Proudhon demeure fidèle à l’anarchisme, le Cours n’est qu’un inédit sans importance, écrit d’ailleurs pour se défouler : on connaît « sa goutte de mauvais sang »xxviii) ou du « tout noir » (Proudhon se contredit sans cesse, c’est un défaut constant de sa pensée qui du coup la frappe de nullité, etc.) ; à notre sens, seule l’interprétation fédéraliste parvient à remettre de l’ordre et de la cohérence là où autrement tout est utopie et désordre dans l’esprit proudhonien : l’anarchie négative rejetant l’Etat, s’enferme dans l’utopie anti-étatique ; l’organicisme du Cours, sans le pendant de la liberté individuelle, s’enferre dans les affres du communautarisme, etc. C’est une thèse que nous ne pouvons étayer ici, mais Proudhon était sans doute déjà un « fédéraliste » avant la révolution de 48xxix.

La seule manière, à notre avis, de retrouver la pensée proudhonienne dans la cohérence voulue par son auteur et d’en donner une bonne intelligence est de l’appréhender à la lumière de la logique fédérale qui la traverse. Par exemple :

1/ L’articulation de la liberté individuelle (raison individuelle) et de la liberté collective (raison collective), ou, autrement dit, de la souveraineté individuelle et de la souveraineté de l’Etat (fédéral et fédéré). L’individu est plus libre dans la fédération dans la mesure où le pouvoir est rapproché de son lieu de vie, là où en définitive il peut agir et avoir quelque influence sur les décisions prises par les gouvernants, voire même accéder (plus facilement) aux responsabilités gouvernementales. Cette logique fédéraliste se décline en trois volets ou arguments. Nous suivons ici Daniel Weinstock :

« 1/ L’argument de la liberté […] qui est au centre de la défense madisonienne du fédéralisme américain, voit dans tout gouvernement un danger potentiel pour la liberté individuelle, et conçoit la multiplication de paliers gouvernementaux et les contrepoids ainsi créés comme favorisant cette liberté (Hamilton, Jay et Madison, 1788) ;
2/ L’argument de la citoyenneté : la multiplication des paliers gouvernementaux augmente également le nombre de leviers politiques à la portée des citoyens, et facilite donc le développement d’une citoyenneté active, d’autant plus que les leviers politiques crées par le réaménagement fédéral seront plus proches du citoyen que ceux que met à sa disposition le gouvernement central […] ;
3/ l’argument de la démocratie : la création de niveaux gouvernementaux ayant souveraineté sur un certain nombre de questions, mais recoupant un nombre moins important de citoyens que l’Etat central, multiplie les occasions qu’ont les citoyens de s’exprimer démocratiquement par le vote, augmente le poids de chaque vote, et favorise une participation démocratique éclairée et informée en ramenant certaines décisions politiques à une échelle cognitivement plus à la portée du citoyen moyen »xxx.

Les groupes naturels ou nationaux distincts sont aussi plus libres dans la mesure où, ayant la souveraineté sur un certain nombre de questions, ils peuvent faire les choix politiques qui s’accordent le mieux avec leurs valeurs et leur culture, protéger plus efficacement l’espace propre à la démocratie et œuvrer en faveur de leurs propres intérêts, les intérêts communs ou collectifs n’allant pas nécessairement (ou en tout cas pas plus que dans un Etat unitaire) dans cette configuration à l’encontre des intérêts individuels. En bref, la où dans les interprétations anarchisantes, individualistes et internationaliste, il semble y avoir divorce entre l’individuel et le collectif, on trouve la réconciliation entre l’individuel et le collectif voulue par Proudhon dans l’interprétation « fédérale holiste ».

2/ Articulation de l’économique et du politique dans la fédération. Que devient en effet le fédéralisme économique (ou le mutuellisme) sans le fédéralisme politique ? Le mutuellisme ne peut, dans une société centralisée ou peu décentralisée, avoir que des effets très limités, le centralisme politique favorisant des choix et des stratégies susceptibles de faire échouer les projets mutuellistes. Au demeurant, rien ne laisse supposer que le mutuellisme se développerait moins, ou moins bien, dans une fédération que dans un Etat unitaire plus ou moins centralisé. Ce qui est sûr, c’est que la création d’un pouvoir politique local fort favorise naturellement la création et le développement d’une activité économique locale, que les pouvoirs publics (locaux) tiennent à encourager et à protéger, contrairement à la politique économique d’attraction (vers la capitale de l’Etat) des Etats centralisés ou faiblement décentralisés, qui a plutôt tendance à créer dans la périphérie des « déserts » économiques.

3/ L’articulation de la souveraineté individuelle (la liberté inaliénable de l’homme) et du droit dans la fédération. L’interprétation anarchisante nous livre généralement un Proudhon hostile à toute forme d’Etat et de droit. Cette hostilité, prenant tantôt la forme d’un refus catégorique (la mort de l’Etat), tantôt la forme d’un individualisme exacerbé (mélange d’atomisme – l’individu désengagé – et de rationalisme subjectiviste), placerait Proudhon dans une position bien délicate : point d’Etat ni de droit ? Ou trop d’Etat (c’est le résultat du contractualisme individualiste à la Rousseau) ? Quelle forme concrète adopterait alors le fédéralisme proudhonien ? L’une des plus intéressantes études de ces dernières années sur Proudhon, celle d’Anne-Sophie Chambostxxxi sur la pensée juridique de Proudhon, montre bien l’intérêt que Proudhon accorde au droit, un droit qui, bien qu’entendu davantage à la façon du contrat que de la norme posée par l’autorité étatique souveraine, n’implique pas moins une certaine forme étatique (la fédération) capable de favoriser la réalisation et le développement de ce nouveau droit, réellement négocié par en bas (« la participation des membres du corps social à l’édiction de ses normes »xxxii) au lieu d’être imposé verticalement. On peut regretter qu’Anne-Sophie Chambost ne se soit pas intéressée davantage (dans le livre cité et dans un autre paru plus tardxxxiii) à la théorie fédérative proudhonienne (et à la théorie du fédéralisme), car à lire l’auteure : 1/ on n’a pas l’impression que le fédéralisme est réellement au cœur du projet proudhonien, comme il l’est, mais bien plutôt que son système conviendrait parfaitement dans un Etat unitaire (le faible nombre de pages consacré au fédéralisme, thème développé de manière insuffisante, semble abonder dans le sens indiqué) ; 2/ on voit mal comment ce droit négocié par en bas peut devenir effectif sans les conditions et l’architecture fédérale nécessaires : dans une structure fédérale unitaire (fédéralisme territorial), à plus forte raison dans un Etat très faiblement décentralisé, l’expérience montre que lorsqu’un groupe national à la mainmise sur l’appareil de l’Etat, le débat au cours duquel doivent se confronter les opinions des uns et des autres, et dont la résultante serait la raison collective proudhonienne, est réduitsur nombre de questions à sa plus simple et triste expression en raison du monopole de l’opinion que le groupe dominant (divisé en une droite et une gauche) ne manque d’exercer – verticalement - lorsqu’il a tous les leviers (Etat, médias et presse, etc.) à sa portée. Proudhon a quelques pages éclairantes dans Du Principe fédératif à propos de cette « opinion publique nationale » (c’est la presse qu’il attaque), dont l’indépendance et la liberté, condition aussi du pluralisme, sont d’autant plus factices que l’intérêt de flatter un pouvoir trop puissant se fait ressentir avec plus de force par les éditorialistesxxxiv. C’est donc sous-entendre que les seuls débats susceptibles d’intéresser et de nourrir la raison collective et le pluralisme social dans la fédération sont ceux qui opposent la droite nationale à la gauche nationale, le capital national au salariat national, etc. Dans une fédération soucieuse de conserver le pluralisme culturel et la tension qui l’anime originairement, la raison collective « générale » doit être à l’image de l’identité pan-nationale de la fédération ou de l’Etat : identité, et donc raison collective, résultante du dialogue entre cultures et nations au sein de la fédération. Mais cette raison collective (demos)n’est pas appelée à remplacer dans la fédération la raison collective, nécessaire, que l’on trouve aussi au niveau des parties fédérées (demoi). En effet, si un certain nombre de pans de la structure fédérative, qui concernent la fédération dans son ensemble, doivent être négociés par les différents groupes nationaux ou entités fédérés parties dans la fédération (droit commun, armée, justice, diplomatie, etc.), il en est d’autres (de la langue du guichetier quand vous allez à la mairie jusqu’aux allocations familiales que vous percevez) qui relèvent de la seule compétence de l’autorité fédérée (donc de la raison collective fédérée). Or, sur cette importante et indéniable réalité, les études proudhoniennes, contrairement à Proudhon, ne disent mot.

Une dernière remarque avant de conclure. On pourrait penser que notre interprétation fait dire à Proudhon plus qu’il n’aurait voulu, autrement dit, que le fédéralisme que nous présentons ici n’est pas le fédéralisme de Proudhon. Dans la mesure où le Franc-Comtois n’a pas laissé de projet fédéraliste ou de constitution fédérale nous permettant de savoir avec certitude quel était son modèle, l’interprétation s’impose. Nous avons dénoncé les incohérences des interprétations individualistes et communalistes en la matière, moins en raison de l’argument de base (l’individu souverain, la commune souveraine) que de la position incohérente et contradictoire dans laquelle elles plaçaient le fédéralisme proudhonien, tout en laissant penser que sa théorie fédérale serait bien fondée en vue d’atteindre les fins poursuivis par Proudhon (la fragmentation du souverain dans l’Etat, le pluralisme en démocratie, un rôle plus actif pour le citoyen, etc.). Comme nous l’avons expliqué, le problème est moins l’individu souverain ou la commune souveraine que le fait indéniable, en l’état actuel des recherches sur le fédéralisme, que ces bases fédératives mènent tout droit à l’omnicompétence ou à la souveraineté une de l’Etatxxxv. Si on peut éventuellement penser que Proudhon met à la base du pacte fédératif l’individu ou la commune, on sait en revanche avec certitude que la logique proudhonienne (la fin poursuivie par Proudhon) est bien une logique anti-étatiste, non pas au sens de « plus d’Etat », mais au sens de « plus d’Etat omnicompétent ». On a vu que, si la prémisse (individu/commune) est très discutable, la fin poursuivie par Proudhon, son intention, ne l’est pas. Dès lors, il nous semble que la seule position scientifiquement tenable, pour les interprétations individualiste et communaliste, aurait consisté à dire que sa théorie fédérative proudhonienne était en réalité une mauvaise théorie, un fédéralisme en quelque sorte mal construit, en ce sens qu’il était incapable de poursuivre les fins qui, elles, étaient bien celles de Proudhon : pluralisme, autogestion, diversité culturelle et nationale dans la fédération, etc.

Notre interprétation, s’en sort-elle un peu mieux que les interprétations individualiste et communaliste ? Nous le pensons. La nationalité ou région est-elle la base du pacte fédératif proudhonien ? Aucun doute à notre sens, mais cela importe moins, nous espérons l’avoir montré, que le fait que le seul fédéralisme capable d’atteindre les fins proudhoniennes est bien un fédéralisme politique contractualiste et holiste.  

Conclusion

Dans cet article nous avons essayé de prolonger et de compléter la réflexion de Pierre Ansart sur le débat anarchie-fédéralisme chez Proudhon, en essayant de clarifier et d’élargir les contours dudit débat, et d’apporter quelques réponses qui, à notre avis, permettent à la fois de mieux comprendre le sens du fédéralisme proudhonien et de redonner à la pensée proudhonienne la cohérence qui manque dans nombre d’études sur sa pensée. Notre objectif n’était pas de trancher définitivement le débat : une étude plus ambitieuse que celle que nous avons entrepris ici devrait prendre en considération un certain nombre d’éléments de la pensée proudhonienne qui n’ont pas retenu spécialement notre attention ici, et qui pourraient sans doute être de nature à nuancer tel ou tel aspect de notre analyse. Cela étant, il nous semble que les questions que nous soulevons ici, à notre connaissance pour la première fois dans les études proudhoniennes, ainsi que les réponses apportées, devraient à l’avenir être prises en considération (du moins discutées) dans une étude ambitieuse et rigoureuse sur la pensée proudhonienne et plus particulièrement sur son fédéralisme.  

Nous avons essayé de montrer, dans un premier temps, l’importance du contexte dans lequel Proudhon pense le fédéralisme. Ce contexte historique, celui de la France post-révolutionnaire, caractérisée par une culture politique jacobine, nationaliste et centralisatrice sans doute sans pareil dans l’Europe du XIXe siècle, agit sur la pensée proudhonienne comme un frein (une censure) en deux directions différentes : 1/ d’abord, cela pose à Proudhon un problème de taille : comment faire accepter un produit (le fédéralisme) dans une société comme la France dont les convictions politiques et culturelles étaient à l’opposé de ce qu’il proposait ? ; 2/ la mise en contexte du problème montre aussi que le contexte lui-même (la culture politique de la France du XIXe siècle, puis du XXe) est à l’origine de la mécompréhension ou de l’incompréhension de la pensée fédérale proudhonienne, mécompréhension ou incompréhension de ses contemporains qui sera ensuite relayée par les commentateurs de son œuvre. A l’image du poisson, qui ne serait pas conscient de l’eau dans laquelle il évoluexxxvi, les commentateurs de l’œuvre proudhonienne ne seraient pas conscients de la culture nationaliste et jacobine dans laquelle ils baignent et par l’intermédiaire de laquelle ils accèdent à (et ils expliquent) l’œuvre proudhonienne, en en livrant une version adaptable au dogme de la nation une et indivisible.

Il nous a paru ensuite important de revenir sur le sens du fédéralisme afin de montrer trois choses, qui semblent indiscutables en l’état actuel des recherches : 1/ d’abord, qu’il n’y a pas qu’un seul fédéralisme, car à côté du fédéralisme territorial classique, nous voyons émerger avec force depuis quelques années un fédéralisme plurinational dont la logique, déjà bien en place depuis plusieurs siècles (Althusius, Calhoun, etc.), s’oppose à l’idée classique du monisme national dans l’Etat ; 2/ en conséquence, dans la mesure où il y a au moins deux conceptions rivales du fédéralisme, il est regrettable, et rien ne justifie, que les commentateurs de la pensée proudhonienne aient laissé en friche la question de l’éventuelle appartenance de Proudhon à l’une de ces deux familles fédérales. Car le non-dit en la matière, ou bien une explication qui évacuerait trop rapidement la question, laissent de plus à entendre (c’est peut-être ce que certains ont compris) que le fédéralisme proudhonien relèverait du fédéralisme territorial, ce qui est, pour le dire sans détours, une grossière erreur dans les interprétations que nous avons appelées « anarchiste », « individualiste » et « internationaliste » ; 3/ enfin, que le fédéralisme proudhonien suit une logique « multiculturaliste » soucieuse de respecter et de préserver, là où il y en a, les nationalités qu’il appelle « primitives ».

Dans la dernière partie de cet article, nous avons essayé d’avancer quelques arguments dans le but de montrer que seul le fédéralisme holiste parvient à s’articuler avec cohérence et pertinence avec les autres idées-force de la pensée proudhonienne (justice, conflit, équilibre instable, liberté, etc.). C’est à notre sens la seule manière de retrouver toute la cohérence de la pensée proudhonienne, et d’éviter ainsi à la fois les contradictions qui lui sont trop rapidement et injustement imputées, et les interprétations qui, après examen rigoureux des idées-force de la pensée proudhonienne, ne résistent pas à l’analyse, ces études nous livrant plutôt un Proudhon cuisiné à la sauce préférée de chaque auteur. Ou alors, c’est nous qui avons goûté et servi notre sauce sans le savoir. Nous ne demandons alors qu’à être convaincus de notre erreur.

i   Manfredonia, G., « Lectures anarchistes de Proudhon au XXe siècle », in Lectures de Proudhon au XXe siècle, Paris, Société P.-J. Proudhon, 2007, p. 117-122.

ii  L’anarchie négative, telle que décrite et dénoncée par Proudhon, resterait au stade de la critique ou de la démolition. Mais la reconstruction, le stade positif, n’est pas possible sans la participation du droit, de l’Etat, etc., que l’anarchie négative semble rejeter. C’est cette critique de l’anarchie négative, la prise de conscience de Proudhon à propos de l’utopisme de cette position, qui le met sur la voie du fédéralisme.   

iii  Cf. par exemple : Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, Paris, PUF, 2007 ; Alain-G. Gagnon, Au-delà de la nation unificatrice : Plaidoyer pour le fédéralisme multinational, Barcelona, IEA, 2007 ; Ramón Máiz, La frontera interior. El lugar de la nación en la teoría de la democracia y el federalismo, Murcia, Tres Fronteras, 2008 ; Wayne Norman, Negotiating Nationalism. Nation-building, Federalism, and Secession in the Multinational State, Oxford University Presse, 2006 ; Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorities, La découverte, 2001; Will Kymlicka et Wayne Norman, Citieznship in Diverse Societies, Oxford University Press, 2000.

iv  Ansart, P., Sociologie de Proudhon, Paris, Presses Universitaires de France, 1967 ; Bancal, J., Proudhon, pluralisme et autogestion, 2 vol., Paris, Aubier Montaigne, 1970 ; Gurvitch, G., Proudhon, Paris, Presses Universitaires de France, Col. « Philosophes », 1965 ; Voyenne, B., Histoire de l’idée fédéraliste. Le fédéralisme de P.J. Proudhon, Paris, Presses d’Europe, 1973 ; Haubtmann, P., Proudhon, sa vie et sa pensée, Paris, Beauchesne, 1982 ; id., La Philosophie sociale de P. J. Proudhon, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980.

v  Nous en sommes là simplement au niveau du constat : les derniers ouvrages et articles importants parus ou à paraître sur la question reprennent la thèse du fédéralisme individualiste proudhonien.

vi  Son fédéralisme économique et son mutuellisme ne faisant pas l’objet, à notre sens, des mécompréhensions qui pèsent sur son fédéralisme politique, notre propos ne portera ici que sur ce dernier.

vii  Beaud, O., Fédéralisme et Fédération en France. Histoire d’un concept impossible ?, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999 ; id.,« La notion de pacte fédératif. Contribution à une théorie constitutionnelle de la Fédération », in Mohnhaupt, H., Kervégan, J.-F., Liberté sociale et contrat dans l’histoire du droit et de la philosophie, Klostermann, 1997, p. 197-270 ; id., Théorie de la Fédération, PUF, 2007.

viii  Audace qui a pourtant été bien soulignée par la critique en ce qui concerne la critique proudhonienne de la propriété, par exemple.

ix  D’ailleurs, la situation en France n’a guère changé en ce qui concerne le fédéralisme (ou alors elle changé en pire). Imagine-t-on sérieusement un grand intellectuel français ou un dirigeant politique de droite ou de gauche plaider la cause du fédéralisme en politique intérieure ?

x  Comme Louis Le Fur, par exemple, auteur d’une importante thèse sur le fédéralisme à la fin du XIXe siècle : Etat fédéral et Confédération d’Etats (1896), Paris, Panthéon-Assas, 2000.

xi  Cela ne veut pas dire que la logique du fédéralisme proudhonien n’est pas une logique internationaliste, ce qui est une tout autre chose. Or, que la logique du fédéralisme proudhonien soit une logique internationaliste (souveraineté de contractants) ne veut pas dire que son fédéralisme se limite au seul domaine international.

xii  D’où découle une architecture fédérale en parfaite cohérence avec le principe de base : la souveraineté, dans nombre de secteurs stratégiques (armée, diplomatie, pouvoir de dépenser, etc.) reste acquise à l’Etat membre.

xiii  Nous avons traité cette question dans deux autres articles, auxquels nous renvoyons le lecteur : Jorge Cagiao, « Alexandre Marc et le fédéralisme », in Lectures de Proudhon au XXe siècle, Paris, Société P.-J. Proudhon, 2007, p. 73-95 ; « Quelle place pour la sécession dans la théorie du fédéralisme ? », in Jorge Cagiao y Conde (dir.), Le fédéralisme : le retour ?,Paris, Société P.-J. Proudhon, 2010, p. 23-39.

xiv  Dans tous les cas, le choix du sujet (individu, commune, etc.) sur lequel se construit la fédération ne semble rien changer au système fédéral proudhonien tel que décrit par les commentateurs de l’œuvre proudhonienne. Pour le spécialiste du fédéralisme, cela est pour le moins très étonnant.

xv  Par exemple : Proudhon, P.-J., De la Création de l’Ordre dans l’Humanité (1843), vol. I, Paris, Tops-Trinquier, 2000, p. 182 ; La Fédération et l’Unité en Italie, Paris, Dentu, 1862, p. 25 et suivantes ; Guerre et Paix, vol. II, Paris, Dentu, 1861, p. 270-271 ; Du Principe fédératif, (1863), Paris, Tops-Trinquier, 1997, p. 273

xvi  Le très bon ouvrage d’Edouard Jourdain (Proudhon. Un socialisme libertaire, Paris, Michalon, 2009, cf. p. 79 et suivantes) est un bon exemple de cette lecture individualiste.  

xvii  Proudhon, P.-J., Du Principe fédératif, op. cit., p. 86.

xviii  Hamilton, A., Madison, J., Jay, J., Le Fédéraliste, Paris, Economica, 1988.

xix  Anderson, B., Imagined Communities : Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, London, Verso, 1991.

xx  C’est exactement pour la même raison qu’un Français se sent de prime abord plus proche d’un Québécois ou d’un Suisse francophone que d’un Anglais ou d’un Espagnol ne maîtrisant pas sa langue. Plus la culture et le vécu entre deux ou plusieurs personnes est partagé, plus la communication est rendue facile et en conséquence les chances de créer des liens entre elles sont grandes. La culture et la langue sont des barrières qui ne sont pas toujours faciles à dépasser ou franchir. Il y a bien entendu d’autres barrières, et pas moins importantes d’ailleurs, comme les barrières socioprofessionnelles, culturelles (niveau d’études ou de culture), économiques, etc., mais on ne peut pas prétendre que les barrières linguistiques ou culturelles (culture différente) ne sont pas importantes ou qu’elles peuvent être surmontées facilement, plus facilement en tout cas que les autres.

xxi  Ce n’est pas le terme qui nous intéresse ici, mais la réalité physique de cette communauté de langue et de culture majoritaire dans un territoire. D’ailleurs, le terme « région » n’est pas utilisé partout : on lui préfère « province » au Canada, « canton » en Suisse, etc.

xxii  Proudhon, P.-J., La Fédération et l’Unité en Italie, Paris, Dentu, 1862, p. 26.

xxiii  Id., De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, (1858), Paris, Fayard, 1988, t. II, p. 736.

xxiv  Id., Du Principe fédératif, op. cit., p. 243.

xxv  Soit parce qu’il s’agit d’un seul peuple (ou groupe national) qui décide de s’organiser selon le principe fédératif, soit parce que (le plus souvent) c’est le groupe national ou peuple majoritaire qui impose ou cherche à imposer aux groupes nationaux minoritaires sa nation et ses valeurs propres. Dans les deux cas, c’est le modèle fédéral territorial (un Etat, une nation) qui, téléologiquement, répond le mieux aux attentes du peuple fondateur.

xxvi  Proudhon, P.-J., Du Principe fédératif, op. cit., p. 145, nous soulignons.

xxvii  L’Etat espagnol n’a que le castillan comme langue officielle (art. 3 de la Constitution espagnole de 1978). Seules les Communautés autonomes ayant une langue propre (catalan, galicien ou basque) ont un bilinguisme officiel (catalan-castillan, galicien-castillan, basque-castillan).

xxviii  Proudhon, P.-J., De la Justice…, op. cit., t. II, p. 676.

xxix  Cette thèse a déjà été soutenue par Bernard Voyenne, par exemple (op. cit.).

xxx  Weinstock, D., « Vers une théorie normative du fédéralisme », Revue Internationale des Sciences Sociales, n° 167, mars 2001, p. 80-81.

xxxi  Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

xxxii  Ibid., p. 278.

xxxiii  Proudhon. L’enfant terrible du socialisme, Paris, Armand Colin, 2009.

xxxiv  La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à « la presse unitaire ».

xxxv  Cf. par exemple Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, op. cit.

xxxvi  L’expression est empruntée à Wayne Norman (Negotiating Nationalism…, op. cit., p. xiii ; nous soulignons) : « The legacy of nationalism in the great nation-states is also instructive, in part because of its very invisibility, so to speak. Like fish unaware of the water they swim in, citizens and even intellectuals in both France and the USA tend not to see their political cultures as nationalist ».

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