N°19 / L'inconscient collectif Août 2011

Le fou, le sage et la gouvernance1

Bernard Forthomme

Résumé

Comme nous ne pouvions envisager de présenter toute la généalogie de la question du « fou » et de l’homme sensé, y compris dans sa polysémie métaphorique, ni même analyser le passage moderne de la figure de l’insensé à celle de l’aliéné, il nous a semblé fécond de prendre comme fil conducteur les métamorphoses de la perception de l’image du « fou » et du « sensé » au prisme de la figure du roi Saül, à la naissance du politique en Israël, élu avant d’être rejeté, lui qui représente, dans l’histoire mondiale, la première grande figure proprement tragique quelque peu documentée. Ensuite seulement, nous évoquerons les différents modes de la « folie » comme autant de révélateurs des parcours modaux de l’existence dramatique, dans l’esprit de la pathosophie de Viktor von Weizsächer suivant l’interprétation donnée par le Dr Jacques Schotte dans son enseignement magistral de Louvain.

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Être à présent un homme sensé (a sensible man), tout à l’heure un fou (a fool), et bientôt une brute (a beast) ! Oh ! étrange !
W. Shakespeare, Othello, the Moor of Venice, Acte II, sc. 3 (1604).

Folie et sagesse sur le chemin de la gouvernance

L’intitulé de notre étude incline à ne pas s’arrêter aussitôt à la question des rapports entre folie et sagesse, voire entre Dame folie et Dame sagesse, suivant la personnification développée par les scribes bibliques2. Toutefois, l’allégorie suggère alors la forte référence des écrits sapientiaux à une source divine, au sage par excellence.

Avant de recevoir une acception proprement morale, psychologique ou médicale, la folie est d’abord perçue dans sa signification expérimentale (sapientielle), sociale et tout particulièrement — sans qu’il s’agisse là d’un hasard —, dans le champ de l’émergence de l’autonomie politique touchant la gestion des affaires humaines par rapport à l’ambiance théocratique.

Ainsi comme nous ne pouvions évidemment envisager de présenter toute la généalogie de la question du « fou » et de l’homme sensé, y compris dans sa polysémie métaphorique, ni même analyser le passage moderne de la figure de l’insensé à celle de l’aliéné, il nous a semblé fécond de prendre comme fil conducteur les métamorphoses de la perception de l’image du « fou » et du « sensé » au prisme de la figure du roi Saül, à la naissance du politique en Israël, élu avant d’être rejeté, lui qui représente, dans l’histoire mondiale, la première grande figure proprement tragique quelque peu documentée.

D’une manière générale, dans l’optique biblique, apparaît cet étrange renversement : s’il ne faut pas contester sans restriction la folie, c’est bien parce que la folie peut limiter de manière recevable la sagesse, et s’il ne faut pas exalter sans nuance la sagesse, c’est précisément parce que la sagesse des sages peut n’être qu’une forme de ruse, d’esprit de prudence dans la manière de conduire sa vie sans audace, ou une forme d’esprit de défiance poussé à tel point que l’envie de savoir prend le pas sur l’esprit capable de faire crédit : c’est l’esprit du mauvais œil ou du serpent, l’esprit de rivalité entre les hommes, autant qu’entre les hommes et Dieu.

La sagesse se manifeste alors, suivant un relief puissant, comme une manière de gouverner sans faire confiance à la parole, laquelle prévient pourtant la sagesse des sages. La sagesse sous forme de bon gouvernement se caractérise par le risque de vouloir être comme les autres peuples. De préférer à l’unique source de la sagesse qui me prévient l’attrait pour une comparaison, voire une forme politique de la gouvernance où l’exercice de l’autonomie expose, en réalité, à une dépendance par rapport au modèle gouvernemental des autres peuples. La folie du sage configurée par la politique pacifiste de Salomon manifeste cela par une forme d’universalisme diplomatique aux dépens de la singularité élective de la sagesse incomparable.

La folie des sages, c’est induire le soupçon que la Loi est une forme de concurrence jalouse entre elle et l’autonomie humaine. C’est une forme de méfiance face à la parole incomparable, à la Loi qui surpasse le régime sub natura. Le fou, dans ce sens, c’est celui qui méprise la Loi ; il soupçonne Dieu d’être méfiant de l’homme, de ne pas faire justice, sinon de ne rien voir des injustices qui se commettent ou, pratiquement, de ne pas exister. Soupçon de jalousie envieuse qui n’affecte pas simplement Dieu, mais ceux qui entendent en être les témoins.

Ainsi, le fou soupçonne Dieu de se réserver la vie permanente et, en outre, il accuse les justes de ne pas savoir se comporter dans l’existence et de ne pas comprendre que la mort rend vain sinon ridicule leur sens de la justice. Cette animosité contre le juste encore vivant s’explique dans la mesure où il semble manifester une vérité qui accuse ceux qui veulent régler leur vie uniquement en fonction du temps fugitif et d’une épreuve de leur mortalité comme effet de la méfiance divine à l’égard du désir de l’homme.

Certes, le vrai messie, c’est celui qui reconnaît qu’il est homme et non un dieu. Et s’il prie, c’est le symptôme de cette conscience humaine de soi mais aussi d’une confiance qui outrepasse l’esprit de défiance et de contrôle. C’est un acte qui reconnaît que tout n’est pas fermé ni verticalement ni horizontalement : la posture verticale de la démarche humaine en témoigne. Tout n’est pas clos dans des facta, une geste que nous serions astreints à interpréter. Des bouleversements sont possibles, des futurs contingents comme autant de nouvelles naissances, comme autant d’événementiaux (et pas seulement d’existentiaux).

Car si je mets le savoir avant le croire, je suis gagné non seulement par l’esprit de soupçon et de rivalité, mais par un esprit qu’aucune vérification, nul contrôle ne peut satisfaire. Et pourtant tout est mis en œuvre par l’esprit jaloux pour limiter à l’extrême la marche de manœuvre de ce qui est à surveiller, pour resserrer la clôture verticale et temporelle. Le jaloux veut fermer l’histoire et les futurs contingents. Il veut par la mémoire omnisciente anesthésier toute altérité du passé des autres et entraver toute innovation angoissante, toute fécondité du temps. Le jaloux veut clôturer l’histoire, suffoquer l’eschatologie. Malgré cette volonté de panoptisme chaque confirmation est une source nouvelle d’inquiétude ; chaque nouvelle connaissance un amoncellement d’angles morts. L’esprit de jalousie l’emporte sur le croire radical (l’Urglaube), en deçà de la disjonction entre expérience et langage, où convergent l’horizon du monde et sa rupture, l’engagement dans une relation préalable. Il s’agit ici d’un croire en (avec ce que cela implique comme engagement) et non de croire à ceci ou de croire que cela.

Certes, la sagesse accomplie ne consiste ni dans le croire ou le savoir, ni dans la seule priorité de la praxis sur la théorie, mais dans la théorie et la praxis mises à l’épreuve de la mort comme événement unique, hapax qui seul est capable de vérifier l’unité de la théorie et de la pratique, sa résistance dans la joie véritable et efficiente, la joie comme lien social. Il reste que la sagesse pose bien la question cruciale que s’efforce de mettre en œuvre l’émergence du politique : comment passer de singulier à l’universel sans mettre en cause la confiance première, l’Urvertrautheit ?

Il reste que les prophètes dénoncent de manière clairvoyante la sagesse qui pose le savoir avant le croire et qui fait comme si la source profonde de la loi n’existait pas. Toutefois, la sagesse comme art de gouvernement met aussi en cause, à juste titre, l’exercice d’un pouvoir qui ne se fonderait que sur des inspirations charismatiques, transitoires par nature et donc trop instables pour assurer la vie intérieure et la sécurité extérieure d’un peuple.

D’où l’intégration du prophétisme extatique (non-scripturaire) dans le prophétisme sacerdotal de Samuel. D’où la demande d’un roi, d’une fonction de gouvernance moins instable, plus autonome, comme chez les autres peuples. D’où l’élection du roi Saül, dont le nom signifie le « Demandé », mais cet élu sera finalement révoqué. D’où sa manière de masquer épisodiquement sa nouveauté — serait-ce au regard des peuples hostiles — sous la transe d’un prophète extatique. D’où le malaise profond éprouvé chez celui qui est chargé d’exercer une transition entre l’ancien régime sacerdotal arrivé à bout de souffle, trop particulier (la corruption des fils de Samuel), incapable d’assurer la sécurité du peuple (ou sa politique extérieure), et un mode plus autonome et plus rationnel (universel) d’exercice du pouvoir3.

D’autant plus que cette fonction n’est pas intériorisée. La relation à Dieu se passe toujours par la médiation sacerdotale. Contrairement au pouvoir davidique, la relation à Dieu n’est pas autonome ni permanente, n’est pas directe ni lyrique (psalmodique), mais formelle. Ce qui favorise l’éclosion du soupçon, la projection (symbolisée par la lance royale) d’une menace venant de l’extérieur, et l’agression contre ce qui semble menacer l’autonomie de la nouvelle fonction. La tragédie du roi Saül peut alors s’éprouver comme la tension entre l’identité désirée et le sentiment du rejet incompréhensible, même s’il est justifié après coup par des défaillances rituelles.

 Tragédie à laquelle rien ne pourra porter remède, malgré le tetrapharmakon articulé par la tradition scripturaire : ni la musique, ni voix ou les deux discours de David (portant sur l’image négative du rival et la théologie fataliste, car la perte du sens du fortuit est une caractéristique du délire de persécution), ni le sevrage (la séparation des protagonistes)4, ni la nécromancienne (rationalisée par la version grecque de la Septante en ventriloque, hengastrymuthos)5 laquelle, en territoire ennemi, évoque Samuel défunt et rend des forces à Saül (affaibli suite au jeûne rituel de la guerre sainte) par le nourrissage ; mime inquiétant de la parole prophétique impossible. Tout se terminera par la mort désunie, suicidaire (le double récit de la fin du roi), et le dépeçage du corps, l’extermination des Saülides, sauf le fils estropié de Jonathan gardé en résidence surveillée (car il a déjà lui-même un fils et donc un rival potentiel).

Métamorphoses romanesques, moralistes et pauliniennes

Toutefois, la rédemption de Saül se trouve dans le succès salutaire d’Esther (fille de Benjamin) face à la persécution majeure. La rédemption de la figure de Saül est également présente dans certaines lectures talmudiques. On y célèbre parfois le sens moral du roi, son application rigoureuse de la loi, en contraste avec l’amoralisme de David.

On peut trouver également une forme de rédemption du roi Saül dans la figure de Paul, Saül de Tarse, Benjaminite lui aussi, et grand passeur du singulier à l’universel — serait-ce sur un mode différent du politique —, mais dont le nom est bien celui du roi violent et soupçonneux avant sa conversion. Paul dont les écrits et le sens aigu de la grâce, de la destinée qui dépasse les forces et les projets de l’homme, favoriseront d’ailleurs la renaissance du tragique dans l’Europe de la Réforme protestante.

Il n’en demeure pas moins que, dans les écrits pauliniens, le prophétisme extatique est explicitement intégré dans le service d’une communauté capable de déchiffrer les manifestations d’ivresse spirituelle, et soumis à la rationalité du régime messianique. En effet, des manifestations comme la glossolalie spirituelle sous encadrée par la référence au verbum caro, à la parole faite chair suivant la médiation de la volonté comme désir, mais également de la volonté comme liberté.

La critique ultérieure de l’ivresse prophétique manifestée dans un mouvement connu sous le nom de montanisme — mise en cause de manière moins tolérante par le pouvoir ecclésial que dans le cadre paulinien à propos de la glossolalie des Corinthiens — est aussi liée au développement de la christologie comme rapprochement unique de la parole et de la chair par le truchement de la liberté. L’abîme entre la parole pure (logos) et la voix, phônè (avec son cortège d’ivresses extatiques) est désormais fortement atténué. C’est la voix qui prévient et porte la parole — non pas une voix pure, une rumeur, même si la rumeur aiguillonne et peut acheminer vers la parole (ainsi qu’on le voit dans la guérison évangélique de la femme au flux de sang, Marc 5, 25-34). La parole de vie est une limite à la rumeur comme au flux de sang qui stérilise ou désocialise la femme rendue rituellement impure. Il reste que la poésie sonore de la glossolalie reste le signe d’un murmure, d’un parler archaïque et, simultanément, d’une expression nouvelle qui se cherche, y compris une forme de langage universel ! Ce qui rejoint d’ailleurs l’ambiguïté de la parole ventriloque de la nécromancienne, forme de déchéance et mime de la parole prophétique devenue impossible.

Dans la tradition patristique, la souffrance de Saül prend quelquefois une résonance christologique, mais il faut reconnaître que la figure davidique sous les traits du juste persécuté l’emporte largement et efface souvent le rôle fondamental joué par Saül comme initiateur de la fonction messianique. Cette marginalisation de Saül s’explique sans doute initialement par le silence du Nouveau Testament à son égard.

L’énigme du rejet de l’élu au regard de la théologie de l’histoire

L’exégèse chrétienne médiévale se montre également réservée pour ne pas dire silencieuse. Néanmoins, notamment dans la lignée de la lecture utopiste de Joachim de Fiore, la figure de Saül prend une place structurelle. Elle représente le moment nocturne de la royauté par rapport à l’aube davidique et au midi salomonien, configurant la sagesse ou l’esprit de liberté et de simplicité. Ce qui correspond respectivement à la figure paternelle de Dieu, à la figure filiale et à la figure spirituelle — liberté émancipée de la stricte dépendance du père et du fils. Troisième phase de l’histoire spirituelle qui correspond à l’émergence de la réforme religieuse ou monastique du XIIe siècle, régime de la libre simplicité face aux anciens régimes du primat de la loi et de l’obéissance (ou l’ère doctrinale), du père et du fils. Il reste que dans ce système de concordances triadiques, le personnage de Saül reste structurellement nécessaire, soit comme nuit avant le jour, soit comme moment paternel du premier pouvoir. Mais c’est encore un pouvoir hétéronome comme le pouvoir constantinien

Certes, la conversion constantinienne (la sienne d’abord et pas celle de l’Empire, suivant P. Veyne) implique qu’il n’y a pas revendication du pouvoir civil de la part des responsables chrétiens. Le gouvernement spirituel se démarque nettement d’une emprise civile. Le gouvernement pastoral inaugure un nouveau mode de relation entre le regimen (gouvernement) et le regnum (le règne), entre le regimen animarum et le regimen corporum. Cela se formalise dès la Regula pastoralis (ca 590) du pape Grégoire le Grand. Ensuite le régime sera inclut dans le règne6. Tandis qu’au XIIIe siècle, le pouvoir pontifical en viendra à revendiquer la plenitudo potestas. Ce qui prépare l’absolutisme moderne et la pensée du pouvoir politique comme rapport de forces.

Non sans provoquer une vigoureuse contestation de la tyrannie de ce pouvoir pontifical qui ne se contente pas de l’ars artium comme régime pastoral, mais prétend à la plenitudo potestas : critique formulée non seulement chez un Dante ou, plus radicalement, chez un Marsile de Padoue, mais chez certains franciscains fameux comme le languedocien Pierre de Jean Olivi (ca 1248-1298), dans sa Lectura super Apocalypsim : dans la lignée joachimiste, il compare le transfert du pouvoir de l’église ancienne (Babylone) à l’église spirituelle (ecclesia spiritualis), nouvelle épouse (sponsa nova), au transfert du pouvoir entre le roi Saül et le roi David. Critique qui se formule plus systématiquement chez le frère anglais Guillaume d’Ockham, particulièrement dans son Breviloquium7. Il conteste énergiquement la force qui ignore le rapport entre l’origine divine du pouvoir politique (en puissance absolue ou logique) et l’origine humaine des modalités ou des formes prises par les différents régimes (en puissance ordonnée), avec pouvoir de renversement des formes en place, même si c’est un pouvoir d’exception, une fois le choix du gouvernant effectué. Folie d’une force spirituelle qui veut régner autrement que par la parole et les signes qui s’adressent à des libertés.

L’approche exorciste de l’altérité envieuse

Le Moyen Age tardif suscite toutefois une évolution plus défavorable de la réception du personnage de Saül. Cette évolution est favorisée par la mention biblique de l’esprit mauvais — venant de Dieu toutefois ! — qui provoque son tourment, ainsi que son rapport à la nécromancienne qui est alors volontiers identifiée à une sorcière. Aspect sinistre dont le personnage biblique est totalement dépourvu. Au contraire, c’est lui qui materne le roi défaillant et lui redonne des forces pour reprendre le combat. Toujours est-il que la fin de la période médiévale voit d’un très mauvais œil (c’est le cas de le dire) cette complicité entre Saül et une sorcière.

Dans ce contexte, la figure de Samuel décédé puis évoqué — comme un élohim — par la devineresse évolue également : l’esprit qui monte de la terre pourrait bien être un revenant, voire un démon sinon Satan lui-même ! Bref, on tend de plus en plus à ne voir en Saül et dans sa souffrance, qu’un tourment démoniaque lié à un pacte volontaire. Volonté politique dont la vocation à l’autonomie est avortée, précisément par cette allégeance à une force obscure. C’est pourquoi la cure musicale et vocale opérée par David est volontiers assimilée à un exorcisme.

Et cette cure musicale de Saül par David, est rapportée explicitement, suivant l’humanisme chrétien, à la consolation dont bénéficia François d’Assise — quasi aveugle, souffrant des suites du traitement de son ophtalmie, de la cautérisation ignée ; consolation par un cithariste invisible, lequel est devenu, par remaniement de la tradition, un ange musicien (objet d’audition et de vision). L’association de la figure de David, de Cécile et de François d’Assise est recommandée dans le Trattato dell’arte della pittura (Milan, 1585), de Giovanni Lomazzo, pour orner les volets intérieurs des orgues. Un violiste français, André Maugars, en témoigne encore un demi siècle plus tard8.

La refiguration humaniste et réformée de la folie furieuse

À la Renaissance, nous assistons à un véritable renouveau de la figure de la folie douce comme sagesse critique (Erasme), mais aussi de la furor, de la folie furieuse comme celle du roi Saül. Pour un faisceau de raisons. Tout d’abord, parce qu’il y a un renouveau humaniste des études bibliques et parce que le recours aux textes originaux (veritas hebraïca) n’est pas effacé comme en Islâm. Ensuite, parce que la Réforme protestante insiste très fort sur la grâce et la prédestination. Ce qui favorise une résurgence de l’idée de destin (fatum calvinisticum) — le terme fataliste est alors inventé (1584) —, même s’il ne s’agit plus de la moïra grecque. Ajoutons à cela un intérêt croissant pour la question de la jalousie (serait-ce d’abord sous son aspect politique, ainsi chez Machiavel avant Hobbes, et dans le contexte de rivalités nationales) qui devient un véritable concept et l’objet de recherches suivies, ce qui a favorisé aussi un renouvellement de l’intérêt porté à la figure du roi Saül9.

Ce n’est donc pas un hasard si la figure de Saül renaît, d’un certaine manière, en même temps que la tragédie. Ainsi en langue française, après le Samuel und Saul de W. Schmelzl (1551), c’est le Protestant Jean de la Taille, théoricien de la tragédie (lequel formule des lois destinées à un usage classique), qui fait paraître en 1572 son Saül le furieux, et La Famine ou les Gabéonites, en 1574 — épisode qui touche à la mise à mort des descendants de Saül (2 S 21). Episode où le fanatisme, l’ « excès de zèle » de Saül est explicitement censuré. Zèle qu’il faut entendre ici au sens fort de furor, d’une fureur guerrière démesurée, serait-elle en faveur d’Israël ! Il n’a donc pas fallu attendre les Lumières pour révoquer le fanatisme. Mais ici, c’est le roi qui est montré comme fanatique (Saül avant Jéhu), et non pas la classe sacerdotale dont relève Samuel. Il reste que cette configuration dramatique de la figure de Saül se répercutera sous les formes variées de la peinture et du théâtre (comme le Saül du P. Chamillart en 1688, et l’intermède musical de Bretonneau, David et Jonathan), mais encore du ballet, de l’oratorio (cf. le pathétique Saül de Haendel, 1739 ; où Saül est basse et David contreténor ; notons aussi l’importance du chœur, du peuple d’Israël, par rapport au héros moderne), de nombreuses variations musicales (Les fureurs de Saül par Mondonville, 1760) et poétiques (Saül moriens).

Une réaction vigoureuse — celle de la Modernité — adviendra par la mise en relief l’autonomie humaine face à la fragilisation non seulement du rapport entre l’acte politique ou moral et la force salutaire (l’avenir eschatologique), mais aussi face à l’incertitude nouvelle (via moderna) de la structure du monde et de sa connaissance, liée à une perception plus aiguë de leur contingence. Monde fissuré qui laisse passer non seulement les figures angéliques mais aussi les forces démoniaques dans ses interstices !

Crise du pouvoir pastoral et autres dissidences

Réaction qui affectera également le régime pastoral (dans la généalogie du pouvoir moderne) avant le régime médical, lequel garde une filiation avec le pouvoir pastoral, d’autant plus que très longtemps, depuis la médecine monastique jusqu’au XVIIIe siècle inclus, les moines et les prêtres feront souvent office de médecins des campagnes et des pauvres.

Les contre-conduites — distinguées toutefois de la rupture révolutionnaire — évoquées par Foucault dans son cours du Collège de France (1977-1978), se manifestent alors par l’ascétisme, érémitique ou non, mais également par les espérances eschatologiques, mais encore par la formation des communautés dissidentes, autant que par l’importance des réformes qui s’enracinent dans la réhabilitation des affects, dans la mystique et la musique, autant que dans l’importance toute particulière reconnue aux Ecritures (qui va devenir la Bible, surtout à l’époque polémique des Lumières). Il est remarquable que Bonaventure sauvegarde la place des Ecritures comme école de la contingence inclinant la volonté libre face à la nécessité philosophique ou scientifique (dans son prologue du Breviloquium), mais plus encore que Pierre Olivi — considéré comme dissident, caput divisionis, au moins jusqu’au Chapitre Général de Terni, en 1500 — s’efforce de sauvegarder l’originalité des Ecritures par rapport à la théologie elle-même, du moins la théologie comprise comme scientia au sens de la logique d’Aristote.

A ses yeux, dans les Écritures, il s’agit premièrement des libres comportements de Dieu à l’égard des êtres spontanés ou proprement libres, et non de vérité universelles ou de réduction des rois et des prophètes, de Jésus (« personne singulière ») et des apôtres à des exempla ou à des allégories (Summa super Sententias). Mais il reconnaît que « les universaux ont pour but de veiller à ce que l’on adhère aux particularités (de la foi), plutôt que le contraire » (universalia illa magis ordinantur ad hoc quod istis particularibus perfecte adhaereatur quam e contrario ; 6, 17-18). On est ici aux antipodes, tout autant, de la notion aristotélicienne de nécessité a posteriori que du concept hégélien d’universel concret, mais cela annonce la conception scotiste du contingent comme ce qui est causé de manière contingente (et ne relève donc ni de la nécessité ni du hasard, mais de la puissance absolue de choisir et du choix effectué comme potentia ordinata). L’épistémologie olivienne annonce surtout le réalisme cognitif d’Ockham, car il fait explicitement référence à Olivi dans sa Summa Logicae. Les images ressemblantes ou les espèces (species) — invoquées dans le réalisme indirect de Thomas d’Aquin — sont inutiles pour rendre compte de la connaissance : le concept suffit pour renvoyer à la chose connue. Le concept comme terme du langage mental (produit de l’acte mental, abstractif lorsqu’il s’agit d’un concept universel) et signe naturel, est un signe individuel qui renvoie à plusieurs choses individuelles. Le modèle noétique de la ressemblance (entre concept et chose connue) est remplacé par celui de la causalité naturelle (contact direct de l’acte de l’esprit intentionnel avec la chose) et de la référence.

Cela peut se traduire également au plan médical, par différentes dissidences qui se montrent rebelles face au régime de la prévention défiante et liberticide (la vaccination) ou, au contraire, par la médecine homéopathique avec sa double connotation politique : à la fois portée par des milieux conservateurs et par l’utopie socialiste. Sans parler du recours à l’électricité, au magnétisme, à l’hypnose, à la phytothérapie et ainsi de suite. Il ne s’agit pas seulement de constater l’insuffisance des cures et des régimes convenus, mais de rompre avec une forme de régime, jugé oppressant, du savoir et des relations. Et d’imposer une autre narration, un autre tempo, un récit alternatif des maladies résistantes comme des guérisons triomphantes (parfois proche des contes de fée à la manière des Cinq psychanalyses de Freud).

Typologie des suicidaires et d’une puissance anti-cléricale

Quoi qu’il en soit, le Grand Siècle voit la figure de Saül prendre une tournure morale typique. Elle est rapprochée de celle du meurtrier de son frère (Caïn) — mais initiateur, serait-ce en ses descendants, d’un passage de la production agraire à la métallurgie, du nomadisme à la sédentarité, comme de la campagne à la ville (cette utopie spécifique). Saül est également rapporté à la figure de l’aîné Esaü qui persécute son frère cadet Jacob, mais encore à la figure de Judas, le traître, qui persécute Jésus (nouveau David) et finit par se suicider. Saül rentre alors explicitement dans la typologie des suicidaires et de ceux à qui la grâce efficace a manqué. Saül sera enrôlé dans les grands conflits théologiques de la Renaissance touchant les rapports de la liberté humaine et de la grâce divine !

Il faut attendre le siècle des Lumières pour voir s’amorcer une réhabilitation décisive du premier Roi d’Israël. En effet, Voltaire exalte en Saül le refus politique (autonome) du fanatisme, celui des prêtres représentés à ses yeux par Samuel – en soulignant le refus de passer le roi ennemi par le fil de l’épée, alors que Samuel réclamait cet anathème, et le réclamera jusque par la bouche de la nécromancienne. Mais le Diderot du Neveu de Rameau a une vision moins simplificatrice des rapports entre la philosophie et la musique de la vie. Enfin, même la tentative médicale de coloniser la folie, d’en faire une simple maladie, ne se passe pas sans la connaissance de la psychologie spirituelle antérieure, non seulement dans la tradition philosophique, mais religieuse : ainsi à propos des différents degrés de l’oraison orale et mentale (au sens de mens, esprit, proche de la mémoire). Ainsi, il ne faut jamais oublier le nombre de références faites par la littérature philosophique (depuis Leibniz) et médicale, aux écrits de Thérèse d’Avila, pour ne citer que ce cas exemplaire.

Prestigieux criminel

Le romantisme entend également apporter sa contribution à la réhabilitation du personnage maudit. C’est alors sous la figure du révolté, de celui qui ose affronter la volonté de Samuel et de Dieu. Il se rapproche de la figure diabolique mais dans un sens inversé ou favorable propre au diabolisme romantique et à son apologie du crime (comme chez Baudelaire) — forme de critique poétique du prosaïsme bourgeois et de l’intellectualisme. Le héros romantique se doit de manifester cet esprit de liberté sous forme de révolte ; esprit révolté attribué généralement à Satan. Mais le romantisme, c’est aussi un courant qui appuie la naissance de la science historique comme savoir fondamental et qui suscite l’émergence de l’histoire comme discipline rigoureuse inscrite dans la formation intime de l’esprit (national notamment) et non plus comme information adjacente. C’est précisément un historien éminent comme Leopold von Ranke qui détermine, dans sa Weltgeschichte (1881) la figure du roi Saül comme « la première figure tragique de l’histoire mondiale ».

De l’insensé à l’aliéné et au malade mental

Le dix-neuvième siècle est également le siècle où l’aliénisme prépare la spécialisation de la médecine mentale comme psychiatrie. La figure de Saül passe alors du statut de héros biblique et d’insensé, à celui de l’aliéné et du malade mental, objet de diagnostic et de traitement, voire d’internement. C’est aussi une grande époque de conquête hygiéniste de la société et du pouvoir par la profession médicale, impliquant aussi une mainmise sur le passé, une relecture de l’histoire et des personnages religieux ou philosophiques qui configurent la civilisation en profondeur : cela concerne non seulement Saül — considéré comme archétype de la folie (ainsi chez Archambault dans son introduction au Traité de l’aliénation mentale de W. Ellis, dont la traduction, annotée par Esquirol, est parue à Paris en 1840) — , mais déjà Moïse et, bien entendu, le nouveau Saül (Paul) ou encore Luther (le nouveau Paul), quand il ne s’agit pas directement de considérer le délire du philosophe par excellence (ainsi le démon chez Socrate, suivant le médecin et homme politique F. Lélut), sinon la théomégalomanie (sic)réformatrice de Jésus lui-même (suivant les médecins O. Panizza et Binet-Sanglé dans sa Folie de Jésus). Chez Charcot, la relecture sémiologique de l’hystérie devient même un critère esthétique. Un peintre qui montre un exorcisme sera évalué en fonction de son observation clinique pour ainsi dire, la plus conforme possible avec le schéma préétabli par le médecin touchant la grande hystérie.

Le vingtième siècle poursuit sur cette lancée. Elle rapproche la haute figure primordiale de Saül d’un cas clinique de paranoïa, comme celui de l’instituteur Wagner, auteur d’une pièce précisément consacrée à Saül et David (cf. Dr R. Gaupp, Die dramatische Dichtung eines Paranoïkers über den Wahn, 1921).

Complexification

Toutefois, une série de réactions devait s’en suivre face à un tel réductionnisme. Non seulement à cause d’une précision accrue de la science exégétique qui aide à mieux respecter les textes et les personnages au sein de leur époque, comme les différentes relectures auxquelles ils donnent lieu au long des âges. Mais aussi parce ce que l’époque contemporaine redécouvre la richesse de la notion de mélancolie au-delà de la Renaissance et du Baroque : notion sans doute hippocratique à l’origine et médicale (quasi physiologique) en de nombreux développements (y compris dans la médecine arabe ou arabo-persane), mais également surdéterminée par des influences multiples, philosophiques (ainsi le traité sur la mélancolie attribué à Aristote), littéraires ou esthétiques, susceptibles de se recouper avec l’image du génie romantique. Sans oublier les influences de la psychologie théologique, notamment celle des traités De Acedia évoqués déjà, notamment, par Brierre de Boismont dans son traité Du suicide ou de la folie suicide… (1856) ou par Louis Calmeil dans son traité De la folie… (1845).

C’est également la reviviscence du pathos tragique non seulement dans le domaine du théâtre — jusqu’à l’emphase tragique qui a suivi la première guerre mondiale et la shoa —, mais dans la compréhension des affects par la dialectique hégélienne, et surtout par l’analyse : doctrine analytique qui structure précisément une théorie majeure de la psychogenèse en fonction d’une pièce fameuse de la tragédie grecque, de Sophocle en particulier. Une lecture analytique fine et perspicace de la tragédie saülienne a fait date dans l’Evolution psychiatrique (1983/84), par les soins du Dr Charles Brisset10.

 Désormais, il ne s’agit plus de prétendre (sans s’exposer à devoir se justifier) être celui qui guérit en face de celui qui serait aliéné ou seulement malade. Il faut que le médecin soit à la fois en face du patient et de son côté. Cela fait songer à la philosophie du chiasme de la perception chez Merleau-Ponty : lorsque je perçois, je ne suis pas simplement un patient ou même simplement réactif par rapport à l’environnement, comme l’avait déjà montré Changeux au regard de l’activité cérébrale. Non seulement j’anticipe pratiquement une partie de ce que je vois (le quatrième pied de la table que je ne vois pas encore), mais je suis du côté encore invisible où se lève le voile sur le visible. Cela fait encore songer au théâtre moderne (récusant le théâtre divertissement), au théâtre de la cruauté d’Antonin Arthaud : je ne suis pas simplement spectateur patient du drame qui se passerait comme une représentation en face de moi, mais je suis acteur de l’événement, à la fois dans la salle et sur scène, celle-ci à son tour devenant la salle. Désormais, l’incurable n’est pas seulement à la fin d’un processus de cure qui trouve sa limite, mais au cœur de ce processus. Toutefois, au lieu de donner à penser que la guérison soit impossible ou simplement de surcroît, elle reste la visée finale. C’est parce que l’on croit à la guérison, de jure, que l’on peut entreprendre la démarche de cure, même si, de facto, l’on ne fait que soigner, soulager ou consoler. Sans ce rapport téléologique à l’acte de guérir (impliquant le thérapeute autant que le patient, devenant acteur significatif du guérir, sauf à en rester à une médecine vétérinaire), l’acte même de soigner ou de soulager n’aurait pas lieu.

Enfin, c’est la théologie elle-même qui évolue. Elle ne se pense plus simplement comme une recherche de vérité univoque, du logos (serait-il fait chair), mais comme parcourue par une voix (phonè), un dire originaire, et comme un discours intimement complice du pathos tragique (ainsi que Hans Urs von Balthasar l’a illustré avec force et ampleur). Évolution qui favorise une résurgence des figures tragiques comme celles du Dieu obscur voire ambigu de certains passages bibliques ou de Saül lui-même. Figures qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre instance de déchiffrement.

Le degré de pénétration de la folie

La question qui sans cesse ressurgit est alors celle-ci : la folie peut-elle pénétrer au cœur de l’âme ? Il semblerait que oui chez Platon, ouvrant la voie à une conception de l’errance de l’âme elle-même que nous retrouverions chez Leibniz, Schelling ou le chimiste Georg Stahl et la médecine romantique. Toutefois les quatre folies divines, la tétralogie des manies platoniciennes ébranle la raison prudentielle comme sophrosunè, mais pas le logos, le cœur du psychisme (du moins dans le Phèdre). Qu’il s’agisse de la folie manique ou divinatoire, de la folie rituelle, poétique ou érotique. Peut-on en faire une base de l’ethnopsychiatrie comme G. Devereux ? Mais cela suppose la rationalisation aristotélicienne.

Dans le De Anima, la folie ne peut affecter au premier chef que la dimension corporelle et non l’âme comme forma corporis. Cette forme est en elle-même incorruptible, même si par corps il faut entendre précisément le psychisme — que l’interprétation réformée et moderne distinguera de l’esprit, ainsi dans le De Anima de Melanchthon, lequel introduit non seulement Galien et l’anatomie de Vésale, mais conteste la triade aristotélicienne au profit de la dyade paulienne développée dans Galates, entre la chair d’un côté (incluant la psychologie) et l’esprit de l’autre — développant la pneumatologie et de la folie de la croix au sens de môria theou, et non de mania et encore moins nosos (Mt 10,1). Cette lignée somatisante, jamais menée à son terme (et pour cause !), est prolongée jusqu’à Thomas d’Aquin, car selon lui l’individuation ne peut se faire par la forme, laquelle est essentiellement unique et universelle. Bref, la forme ne peut être affectée par la folie, car seul un individu et non une forme peut être malade. Mais Thomas fait jouer un rôle très important à la dérive des passions, comprises comme neutres en elles-mêmes.

Quant au Pseudo-Aristote, dans son traité consacré à la Mélancolie, élimine la distinction platonicienne entre folie humaine et folie divine, et montre le lien entre la vie des experts (periti) au sens large (comprenant non seulement le savant, mais le poète et le politique, tout acteur de la culture) et l’affection mélancolique. Toutefois, il rapporte encore la mélancolie et son remède au déterminisme du corps (la bile noire, l’effet du vin) comme dans la tradition hippocratique11.

Par contre, dans la pensée universitaire représentée sans égale autour de 1300 par Jean Duns Scot, bien qu’il soit le plus ferme penseur de la volonté comme liberté jusqu’à Kant, il paraît que la volonté comme volonté (liberté) — sans détermination de la volonté par le corps — puisse manifester une forme de perversion a priori. Et on peut comprendre pourquoi : ce qui individue, ce n’est plus la matière, le corps, car c’est la forme, comme forme singulière. Haeccéité que je peux connaître non seulement par l’intuition sensible, mais par l’intuition intellectuelle. Il n’y a plus désormais d’individuation vraiment singulière que par la forme, tandis que la connaissance véritable (ou scientifique au sens des Analytiques d’Aristote) n’est plus seulement celle du général. Ce sur quoi reviendra Guillaume d’Ockham en contestant le statut catégoriel des universaux et approfondissant donc la critique de Platon : il n’existe que des individus qualifiés. Tout le reste est affaire de discours et concept entendu comme signe désignant des individus. Il n’est plus nécessaire de penser l’individuation ni par le corps ni par la forme la plus singulière.

Chez Descartes, il semble que la folie relève d’un déterminisme corporel comme les noires vapeurs de la bile, mais elle menace bien l’exercice de la raison au point que la déraison nous livre au pouvoir du corps, à un fait sans événement. Et plus radicalement que le rêve ou l’erreur elle-même. Toutefois, la grande affaire de Descartes, ce n’est point la folie, ni même d’écarter la déraison, mais c’est la découverte aiguë du cogito, de l’expérience résistante du doute, bien plus forte à ses yeux que la folie. Cogito qui instaure un bouleversement radical du rapport à soi, à l’infini mis en moi (ce qu’a bien souligné Lévinas), au corps, aux vérités mathématiques et éternelles. En outre, la volonté, bien qu’elle soit plus à l’image de l’infini que l’intellect, peut induire l’intellect fini en erreur, et ainsi prendre sur elle une part de responsabilité dans l’errance aussi bien que dans l’erreur. Il reste que la raison reste la chose du monde la mieux partagée à chaque sujet pensant et que la déraison est bien écartée, reconduite au déterminisme physiologique voire à la sécrétion hormonale de l’épiphyse. Malgré tout, rappelons que pour Blaise Pascal lui-même, le plus inquiétant et le plus révélateur de la condition humaine n’est pas la folie du fou (victime de son imagination) mais l’errance « des plus sages », en tant qu’ils participent activement à leur perte.

Dans l’optique de Hegel, l’esprit étant libre, il n’est pas pour soi capable de la folie comme maladie (Der Geist ist frei, für sich, unfähig dieser Krankheit [der Verrücktheit)] ) : ce sur quoi fera fond le traitement moral dans la ligne de Pinel (comme cure distincte d’une manière de faire la morale, même si le philosophe est plus optimiste que le médecin), mais également la justification du grand renfermement. Il est vrai que s’il y a bien un vecteur de renfermement des pauvres (catégorie où se confondent les miséreux, les vénériens, les fous) dans l’hospitalité, l’hôpital n’a jamais vraiment confondu les gens et l’hospitalité n’est pas synonyme de renfermement : elle comporte le vecteur du « prendre soin », même s’il ne s’agit pas aussitôt d’un soin médical. Cela prépare néanmoins l’hôpital comme lieu de la folie résolutive, lieu de cure médicale, comme on le voit dès le Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie (1800), prolongeant ainsi la médecine expectante hippocratique. Curabilité qui suppose non seulement le sujet métaphysique capable de sortir de rets de la folie, mais de l’individu bourgeois, de l’égalité du citoyen devant la raison la mieux partagée. Sans toutefois qu’un Pinel s’exagère l’importance de la curabilité de la manie, car l’expérience clinique était là pour le désabuser ; comme aujourd’hui à propos d’un usage excessif du principe régulateur du délire (abandonnant le délirant à la puissance terrible du délire, sans vouloir recourir trop vite, au moins dans un premier temps, aux neuroleptiques). Ni qu’il faille exagérer, comme Swain, la capacité de l’individu bourgeois à s’identifier à la folie de l’autre. D’autant plus que l’empathie en ce domaine ne date pas de la condition sociale révolutionnaire, loin s’en faut !

Que dire des maladies salvifiques (upâya) du Bouddha (inspirant la figure d’un Vimalakîrti singulièrement aimé des chinois, ou d’un Brug-pa kun-legs au Tibet), des naga sâdhus shivaïtes, de la tragédie grecque, de la compréhension scripturaire de Saül, des actes symboliques mis en œuvre par les prophètes (extatiques ou scripturaires comme Osée, Jérémie ou Ezéchiel, tout particulièrement, jusqu’au bel canto)12 ? Que dire de l’accueil d’un automutilateur comme celui de Guérasa par le Jésus des Evangiles, ou de l’accueil des situations altérantes chez des fols en Christ comme Syméon Salos et les Yourodivi, ou encorechez ceux qui suivent la voie du blâme, les malâmatis musulmans, voire certains hassids (Sefer hassidîm) ? Que dire encore de l’hospitalité bénédictine (Domus Dei, Maison-Dieu basée sur l’écoute de l’étranger, l’audi filia et inclina aurem tuam de la Regula monachorum), prise en relais par Jean de Dieu et tant d’autres (y compris le pouvoir civil trouvant de plus en plus méritoire d’édifier des hôpitaux et plus seulement des monastères). Que dire de hospitalité de François d’Assise à frère soleil ou à frère feu comme à frère loup ou à frère lépreux, à frère voleur ou à frère sarrasin ? Sans oublier l’incomparable hospitalité shakespearienne aux altérités ?

L’esprit de défiance : folie ou sagesse ?

Quant à l’esprit de méfiance, il est par excellence l’expression de la vigilance indispensable à la vie et à ce qui la rend la plus précieuse, mais signe encore de la défiance bourgeoise, dans la mesure où elle est inhérente à l’égalité démocratique, comme l’a bien montré Tocqueville. Chacun est jaloux de tout le monde. Peu importe ce que chacun possède, mais tout le monde doit le voir et le savoir ! Tout doit pouvoir être objet de contrôle. Et je ne fait confiance, que si tout est supposé transparent, si tout se dit, et doit se dire (sorte de parrhèsia obligée).

Ce qui, dans la foulée, modifie le rapport à la jalousie ancienne. Le sage, c’est celui qui non seulement n’est pas jaloux, mais d’abord celui qui ne donne pas lieu à la jalousie d’autrui.

Quant au fou, s’il n’est pas regardé comme un automate plus ou moins conscient, ni comme l’objet d’une médecine vétérinaire serait-elle tempérée par une charité citoyenne, le fou, dis-je, apparaît ce foyer mystérieux qui révèle la sagesse de l’existence : ni comme un simple malade, ni comme le fou qui, par une parole de courtisan, est engagé pour dire ses quatre vérités au roi ou au puissant en place. Cela, c’est une modalité domestiquée de la folie (sous forme de parole franche), comme la fête des fous dont l’ordre social ou clérical use pour mieux se maintenir.

Non, il s’agit ici du « fou » qui nous permet de dévoiler non seulement la puissance du délire (susceptible de détruire le fou), mais les connexions profondes de l’existence, sa vivacité pathique13, son affectus comme sagesse passante, son itinérance (transitus), son épreuve du mourir (cf. Bonaventure, Itinerarium, VII). Même s’Il me tue sans raison, je l’aime dit Job ou encore une Thérèse de Lisieux. Supposition impossible qui différencie d’un amour masochiste et du pouvoir ensorcelant des mères (Faust). La sagesse du fou, c’est de pouvoir s’exposer au délire et de s’écarter de la puissance du délire. La vraie sagesse, c’est d’être capable de plusieurs normes comme le disait G. Canguilhem ; capacité qui constitue à nos yeux la vraie joie.

Parcours modaux

Quant l’homme douloureux perd l’audace première au bénéfice de la défiance, affaiblit le sens basal du contact au profit de l’esprit de contrôle total mais aux dépens d’une capacité hardie, fière de s’autoriser (dürfen), alors qu’il ne peux l’affaiblir sans tristesse ou fuite en avant, voilà qu’il s’expose au trouble basal de l’humeur, à la polarité maniaque et dépressionnaire, mais également à la perturbation du tact même que cette polarité met en œuvre ! Cette impuissance du tact affecte l’accomplissement de la sagesse auditive et visuelle (liée au vecteur noétique mais aussi au croire comme forme de connaissance), voire également olfactive (liée à l’espérance). Cette défiance du tact (manière dont l’environnement m’est plus ou moins cher, carus, sorte de charité basale), une telle défiance n’est jamais loin d’une mise en cause de la sagesse comme goût de la connaissance et de l’action, jusqu’au dégoût de l’être, au tædium vitae ou à l’acédie (plus intimement liée à l’ambition spirituelle ou professionnelle, y compris politique).

 Non que cela soit directement pathologique ou signe d’asocialité radicale, de psychopathie, car il y a une asocialité salutaire du désir lorsque ce qui est vécu outrepasse non seulement le sensori-moteur, expression d’un toucher plus profond, mais la démarche basale de la vie (ainsi Ingrid Bergman dans Stromboli, terra di Dio de Rossellini). Lorsque je ne marche plus sur la terre connue (mais sur une île volcanique en éruption au sommet de laquelle je prends la fuite comme un philosophe sicilien fameux), que je ne fréquente pas les gens de mon milieu comme ces marins insulaires, lorsque je ne puis pas toucher les énormes thons qui jaillissent de l’eau ainsi que des vénus soudainement hérissées hors de la mer, lorsque je ne parle pas ma langue, ni même vraiment le Basic English, mais un patois italiote, lorsque je suis forcé à résidence, soupçonné dans mon honneur et mes anciennes relations (sa première liaison avec un officier allemand) jusqu’au refus des laissez-passer nécessaires pour aller dans le Nouveau Monde… alors, oui, ce n’est plus là une terre des hommes, mais une terre de Dieu. Il ne reste que le langage sous forme de prière, celle que Minkowski identifiait à une manière de sortir de l’impasse, malgré tout, les pieds dans la cendre, le nez dans les gaz toxiques : Mon Dieu, je suis perdue….

Quant à l’épreuve de l’homme affecté par la disjonction du lien entre vouloir et devoir (obligation puissante), willen et müssen, il ouvre le champ du paroxysme pervers, celui qui croit vouloir ce qu’il veut intensément et si rapidement, jusqu’à l’excès de vitesse et la persuasion de sa force quasi naturelle, sans égard pour l’événement, ce qui advient, l’altérité ; bref, sans tenir compte du vecteur spirituel de ce qui advient au désir. A tel point que cela transforme en destin, en récurrence monotone, sans reprise joyeuse : même si je ce que je dois se limite à ce que je veux, je ne veux plus que ce que je dois — car je sais bien que mon objet fétiche, la marionnette n’en vaut pas la peine, mais tout de même, je ne peux m’en passer, mon désir doit passer par ce défilé. Sorte de vouloir non seulement du nécessaire, mais de ma volonté même transformée en devoir ! Je veux la nécessité de ma volonté et non ce qui advient. Il n’y a plus là nulle aventure, sans doute, mais un sentiment d’intensité, de plus, même si je désire une mouche autant que la musique ou Dieu lui-même.

Quant à la forte réticence à répondre à l’invitation à se souvenir (que je peux ignorer) et à s’ouvrir à l’avenir, la difficulté de répondre à un tel Sollen, voilà qui versifie les dites névroses (tellement marquées par l’analyse freudienne et ses récits, ces narrations proches parfois de contes thérapeutiques), cette manière d’adapter sa vie au code, et de ne plus demander finalement que ce que l’on attend de moi (cf. Lacan). Mon existence n’est plus alors qu’un pointillé, un parcours semblable à celui du petit Poucet allant de caillou en morceau de pain mangé par les oiseaux. Reste un discours, ce qui va et vient, risquant de remplacer le parcours par l’apologie ou la rationalisation de sa vie. Voire la banalisation qui se donne des allures d’ouverture aux styles de vie distincts du sien et qui, en vérité, est chargé de résoudre les différences. C’est aussi à partir de ce mode du parcours que l’on peut entendre le fameux adage freudien « Wo Es war, soll ich werden ».

Quant à l’effondrement géologique de la puissance, de la capacité, ou de la possibilité du devenir ou du futur (y compris sous forme de transpossibilité), l’effritement du Können, il s’ouvre non plus sur le sommet d’un volcan, mais sur sa cheminée où un œil rouge me regarde et m’attend pour assourdir tout parler véritable et effacer toute trace de mon parcours. Ne rejetant, par sa poussée véhémente, qu’une semelle de plomb comme si la haine avait définitivement vaincu le principe de l’amour. Grondements qui remplacent le discours, mais non le grand parler, ce parler poétique sans aucune concession aux dimensions fiduciaires du langage ordinaire, mais qui, de par cela même, nous renvoie, par delà les principes, au dire originaire, à l’univocité de l’être et aux conversations quotidiennes qu’elle rend possibles autant que le discours théologique.

Cela confine à la perte d’aimer, à la confusion de l’empathie, de sa structure noétique, voire à la valorisation du principe de froideur comme principe de performance en entreprise, impliquant la délocalisation des personnes. Forme de défiance qui se manifeste par une méconnaissance voulue du parcours professionnel, de sa temporalité, du réseau des relations de travail, bref, par une forme de déficit moral qui favorise les accidents de travail, le sentiment de burn out, voire les suicides. Par contre, le Mögen de l’empathie, voilà qui met en capacité (Vermögen), autorise (soi et autrui) à ceci ou cela : à devenir auteur ! Il n’en demeure pas moins que la souffrance de l’homme insensé déploie non seulement le secret des six auxiliaires modaux d’une langue particulière14, mais du même coup les principaux circuits pathétiques des événements qui charment l’existence au risque de l’envoûter, et des événementiaux qui s’efforcent d’être à la hauteur d’une telle expérience verbale.

 Cette pensée où consonnent les modes verbaux et les parcours pathétiques, rejoint la philosophie. Non comme sagesse de l’amour, mesure consciente de la folie du soi comme investissement contre son gré par l’altérité (ce coup de force éthique tenté par Lévinas), mais comme amour douloureux, amour dramatique de la sagesse. Car rien ne peut mesurer l’amour démesuré, sauf aimant de manière démesurée (ce qui expose à la rationalité propre à la contingence ou au choix avec ses virtualités, ses univers possibles). Ce qui se recoupe aussi avec la théologie lorsqu’il apparaît que l’amour démesuré ne peut obliger à l’amour, mais seulement le proposer personnellement. C’est le foyer même où le pouvoir absolu se peut contester et se laisse en somme mesurer : grâce à sa libre puissance, il est en mesure d’exposer sa puissance irrésistible au refus, et qu’un tel rejet se fasse avec une liberté affûtée ou un libre-arbitre émoussé.

La folie et la sagesse ne sont plus catégoriales mais modales, des modes du sujet qualifié, avec un sens aigu des contingences : non au sens de pure facticité ou de hasard, mais en tant qu’événement causé de manière contingente, impliquant par là le jeu de la liberté. Cette pensée modale est explicitement en germe depuis l’époque médiévale dans la manière de penser le rapport à la loi, et notamment sous forme de Regula. Ainsi dans la première Règle franciscaine lorsqu’il s’agit de penser le mode de la relation à autrui, à l’étranger et au plus lointain, sous l’aspect de la prédication, de la parole transmise : soit par un mode de vie silencieux, soit par une parole très structurée mais opportune ou tempestive15.

1  Communication prononcée en décembre 2010 au Séminaire — tenu à l’Institut Universitaire d’Etudes Juives (IUEJ, Paris).

2  Voir le chapitre IX, du livre des Proverbes.

3  Cf. B. Forthomme, La folie du roi Saül, Les Empêcheurs-Le Seuil, Paris, 2002.

4  La musique du kinnor de David (harpe urbaine distincte du cor guerrier) fera partie des mythes musicaux chrétiens comme la musique et le chant de Cécile (lors de son martyre) et la cithare qui console autant qu’elle gratifie François d’Assise. En plus de la vraie médecine qui guérit parfois, soulage souvent et doit consoler toujours, il y a la surabondance du « gratifier » (excédant la gratification comme bénéfice secondaire de la maladie).

5  Dans notre examen de l’épisode de la nécromancienne nous suggérons une réflexion qui se réfère au travail de G. Marcel (notamment dans son Journal Métaphysique) sur la temporalité et l’exercice de la mémoire (irréductible à une collection de données), et sur le signe, comme condition de possibilité de l’exercice de la nécromancie ; cf. La folie du roi Saül, op. cit., 154-169.

6  M. Senellart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, 311 pp. 

7  G. d’Ockham, Court Traité du pouvoir tyrannique [ca 1347], trad. J-F Spitz, Paris, Presses universitaires de France, coll. Fondements de la politique, 1999.

8  « David chassait les malins esprits qui possédaient Saül et rendait son âme tranquille par les accords mélodieux de sa harpe, sainte Cécile fait abjurer le paganisme à Tiburce et à Valère, et leur fit embrasser la Foi chrétienne, cantantibus organis [tandis que jouaient les instruments]. Et saint François demandant à Dieu dans la ferveur de ses méditations de lui faire ouïr une des joies des Bienheureux, entendit un concert d’Anges qui jouaient de la viole » (A. Maugars, Response faite à un curieux, sur le sentiment de la musique d’Italie, Paris, 1639, 17-19). L’insistance est mise ici plus sur la mélodie que sur le rythme. Le mythe musical chrétien de François d’Assise comporte également une dimension exorciste, face à l’esprit d’acédie qui risquait de le miner. Dans les sources premières (permettant d’identifier l’épisode de la cithare consolatrice en septembre 1225, après la composition du Cantique de Frère Soleil), ce rapport à l’esprit mauvais n’est pas direct mais seulement latéral ou contextuel. En effet, le rédacteur de la Vita Secunda, inscrit le récit au cœur d’un ensemble de chapitres intitulés (ultérieurement) : de vera laetitia. Vraie joie (impliquant l’épreuve du mourir, comme dans l’apologue franciscain de la joie parfaite) qui apparaît comme remède à l’acédie (de malo acediae). Vraie joie ou joie proprement spirituelle rompant avec la détresse charnelle, non seulement celle de François, mais de l’Eglise visible, voire de l’Ordre dont il avait été l’occasion première. Notons que l’audition de la cithare invisible intervient, dans le récit premier, après le renoncement à emprunter en secret l’instrument de musique, même pour y faire jouer un « poème honorable » et consolateur (Celano, Memoriale in desiderio animae, ch. 89). Pour tout ceci, voir F. Guilloux, Saint François d’Assise et l’ange musicien. Thèmes et variations iconographiques…, Rome, Instituto storico dei Cappuccini, 2010. L’audition de la cithare invisible excède alors le champ visionnaire et auditif de la cure (sub natura) pour celui du régime du tout autre fait prochain (sub gratia) ! Cela excède dans le même mouvement non seulement le régime sub lege mais le régime sub prophetae au sens où la musique pouvait être instrumentalisée pour servir d’incitation à une inspiration en panne comme chez le prophète Elisée (2 Rois 3, 9-17). La cithare invisible rapproche de l’inspiration lyrique et de sa plus grande permanence chez David, sans parler de Jésus (il est lui-même la Musique qui fait danser de joie le prophète Jean dès le sein de sa mère ; Luc 1, 41.44).

9  Cf. B. Forthomme, La Jalousie. Election divine, secret de l’être, force naturelle et passions humaines, Bruxelles, Lessius, 2005, ch. X, L’émergence ou le dépassement du politique — La jalousie du roi Saül, pp. 631 ss.

10  Pour plus de précisions, voir La folie du roi Saül, op. cit., chapitre V : La Refiguration psychiatrique, p. 218 sqq.

11  Relevons a contrario le rôle que joue le vin dans l’Othello (un Maure, expert militaire étranger) de Shakespeare, mais il s’agit explicitement de la coupe désordonnée (Every inordonate cup is unblessed and the ingredient is a devil ; II, 3, 310 s.), comme élément de la machination de Iago, inducteur de jalousie ; notons aussi le lien fréquent entre la jalousie amoureuse et l’ivresse alcoolique. Jalousie qui transforme l’homme sensé en fou et en bête (presently a beast). Blaise Pascal, de son côté et sur un autre registre, fera jouer à la posture humaine autant qu’à la puissance divine — irréductible à l’enthousiasme de la Renaissance et son paradigme dramatique du renversement — le rôle d’une force capable de transformer soudainement un homme de foi en incroyant, et inversement !

12  Ezéchiel 33, 30-32 ; pour préciser les autres références dans ce paragraphe, voire notamment B. Forthomme, L’Expérience de la guérison, Paris, Seuil, 2002.

13  Cf. V. von Weizsäcker, Pathosophie [1956] in Gesammelte Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, Band X, rééd. 2005, 647 pages (version française annoncée en 2011 chez Jérôme Millon, Grenoble). Voir aussi J.-L. Feys, L’anthropsychiatrie de Jacques Schotte, Paris, Hermann, 2009.

14  Cette détermination langagière implique non seulement les rapports entre catégories de pensée et catégories de langage, mais entre catégories de langage et catégories de l’expérience humaine, voire catégorie d’événements. Même si une langue détermine les catégories de pensée, comment expliquer la diversité de pensées de l’être formulées en grec par le Poème de Parménide, la dialectique platonicienne du Sophiste ou le Traité des catégories d’Aristote ? Question déjà soulevée à l’occasion de la réduction métaphorique du concept par Nietzsche et par E. Benveniste, tenant du déterminisme linguistique. Le problème étant de voir si ce sont les existentiaux qui rejoignent, de fait, les auxiliaires modaux d’une langue déterminée ou, au contraire si, de droit, les modes verbaux déterminent les événementiaux ! Peut-être existe-t-il une logique paronymique des événementiaux qui soit irréductible à une série empirique (hétéronyme) ou à une déduction rigoureuse (synonyme) au sens kantien. C’est la question de la référence ad unum mais encore de l’insuffisance de ce lien analogique, laquelle n’est pas encore levée par le déplacement de la causalité exemplaire au profit d’une causalité ontologique (actus essendi), où l’ousia concerne autant le divin que le sublunaire, suivant P. Ricœur dans sa Métaphore vive (1975). Réflexion qui fait passer de la forme rhétorique à la sémantique (où la phrase est porteuse du sens et non le seul mot, signe dans un code) et au discours, sa référence à l’expérience, à l’événement translinguistique. Les auxiliaires verbaux seraient non seulement des déplacements déviants (par rapport au code) ou impertinents du sens, mais un pouvoir affirmatif de redécrire la réalité suivant une pluralité de modes dramatiques ! Drame plus que pathos, car il ne s’agit pas seulement d’opérer le lien pathétique ou narratif, comme centre entre le cosmos sensible et le logos ! Drame (effet et inducteur de contingence) impliquant une volonté qui balaie tout le champ du cosmos, du pathos et du logos. Reste alors à préciser si l’analogie métaphorique ne suppose pas une univocité de l’être, une synonymie du c’est ceci ou c’est cela (qu’il s’agisse du fini ou de l’infini), sans laquelle aucun langage ordinaire ne pourrait décrire la réalité, et sans laquelle aucune langage poétique ou savant ne pourrait la redécrire. Sans parler du langage théologique consacré à distinguer la potentia absoluta et la potentia ordinata à propos de l’unique volonté libre et rationnelle, car puissance de choisir des contraires et ayant fait son choix.

15  « Fratres vero, qui vadunt, duobus modis inter eos possunt spiritualiter conversari. Unus modus est… Alius modus… » (Regula non Bullata, XVI, 6-7). A la Renaissance, les Constitutions ignatiennes développeront particulièrement cette pensée modale. Cela recoupe également la montée en puissance du nominalisme mais aussi de la logique de la supposition impossible dans l’expérience mystique moderne, mais encore dans la musique de G. Fauré ou le jazz à la Miles Davis (où l’improvisation exploite, sur un même accord, divers modes d’une même tonalité). Relevons également l’insistance mise par les neurosciences sur la variation des modalités d’accès à l’information perceptive. Enfin, même en chimie des solides où l’intérêt se porte particulièrement sur les structures cristallines, il est capital de repérer les modes de répétition à la Vasarely et, parmi tous les arrangements atomiques possibles constituant les éponges chimiques que sont les poreux hybrides (cf. le physico-chimiste G. Férey) par exemple (dont la structure est faite de parties organiques et inorganiques), quelles sont les structures cristallographiques à sélectionner, car les mieux adaptées à telles ou telles performances (ainsi pour protéger les principes actifs des médicaments dans le sang afin de mieux cibler l’organe).

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Miklos Vetö

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