1 Repentir et promesse : la permanence du sujet
L'homme est un être dans le temps et son humanité se qualifie en fonction de sa relation envers le temps. C’est dans et à travers le temps qu’il reste conscient de soi, c’est par et en vertu du temps que se déploie son être moral, que s’exerce son action. La fidélité, traduction morale de cette continuité, serait alors notre vertu par excellence, elle peut apparaître contre l’arrière-fond du passé aussi bien que dans l’ouverture vers le futur . La fidélité tournée vers l’avenir s’exerce par la promesse, la fidélité tournée vers le passé se manifeste dans le remords et surtout dans le repentir, c’est elle qui se trouve à la genèse du haut phénomène moral du pardon. Toutefois, d’aucuns pourraient dire que le parallélisme entre promesse et repentir n’est somme toute que factice, leur symétrie fictive. Un célèbre texte de Nietzsche semble conforter cette position. La Généalogie de la Morale décrit l’homme comme l’animal sachant promettre. La nature a aurait privilégié l’oubli salutaire à l’égard du passé pour libérer la créature du fardeau de la responsabilité, des dettes qu’il a pu contracter dans des périodes anté¬rieures de sa vie. Or, par la Promesse, cet être naturellement adonné à l’oubli se serait mis à « continuer de vouloir ce qu’il avait voulu un jour », bref, se serait donné « une mémoire de la volonté ». Cette intuition nietzschéenne semble appuyer le thème d’une asymétrie des fidélités, entre celle qui s’adresse au passé et celle qui concerne l’avenir. La promesse, elle, serait le chiffre d’une fidélité qui est à renouveler à chaque instant, donc elle atteste une authentique créativité. En revanche, le remords et même le repentir ne se rapportent finalement qu’au constat d’un fait du passé qu’on aurait aimé ne pas avoir voulu. La promesse implique une relation à soi qui est à recréer à chaque instant, remords et repentir ne se définissent qu’en fonction d’un passé immuable, ils se positionnent par rapport à des faits établis à jamais. Remords et repentir tournent autour d’une réalité inscrite pour toujours dans une histoire, la promesse invoque un dépassement de soi novateur qui domine l’avenir.
Cette dévalorisation, cette réduction de la portée des phénomènes de la fidélité tournée vers le passé peut paraître à première vue plausible, mais une analyse conceptuelle ne la confirmera pas. Si le remords peut être effectivement considéré comme s’attachant surtout aux conséquences matérielles de notre agir, on verra que le repentir, lui, possède bel et bien des ressorts analogues à ceux de la promesse, que la responsabilité morale qui y est attachée ne s’épuise pas dans une relation aux seuls faits « objectifs ». Le fait « physique » du délit qui serait à l’origine du repentir est absolument insuffisant à le motiver, tous les phénomènes qui jalonnent la voie du pardon sont essentiellement de nature volontaire. La promesse traduit une souveraineté du sujet qui ne cesse de ressourcer sa continuité de soi, mais la responsabilité envers le passé atteste finalement une souveraineté analogue. Le sujet prometteur veut tenir sa promesse et c’est en continuant de la vouloir qu’il pourra la tenir. Or, la reconnaissance de la responsabilité que traduisent l’aveu, le repentir et la demande du pardon, témoigne également d’une continuité de la volonté. En fait, derrière une façade d’objectivité et voilé par de multiples niveaux d’oubli, un dynamisme semblable jaillit de la continuité reliant le présent au passé. Les phénomènes de la responsabilité morale ne se comprennent que contre l’arrière-fond d’une continuité ininterrompue de la volonté depuis l’avènement des « faits » du passé. Bref – et c’est notre thèse – l’aveu, le repentir et la demande du pardon n’ont de sens que s’ils se réfèrent à une volonté qui, d’une certaine manière, continue à vouloir maintenant le mal qu’elle avait voulu au moment où il a été commis effectivement1.
La volonté est le ressort par excellence de notre agir moral. C’est en la situant par rapport au vouloir qu’on détermine, qu’on évalue, qu’on apprécie la responsabilité du sujet. Effectivement, si l’on veut établir la responsabilité d’un homme pour un fait passé, il faut prouver qu’il est de « son fait », qu’il provient de son action. Tout d’abord, on doit montrer que le phénomène matériel, physique, résulte de son agir, qu’il découle d’un acte de sa corporéité. Que cela soit en esquissant un geste ou en émettant une parole, en tournant un bouton ou en lançant un projectile, le sujet a dû entamer une opération qui allait aboutir au fait. La réalité de cette causalité physique fonde la responsabilité dans un sens matériel. Or elle n’en est que la condition nécessaire mais non pas suffisante. Il faut encore qu’il s’y ajoute une véritable causalité par la volonté. Le geste de la main doit prolonger, ou, si l’on veut, traduire un acte de la volonté. En l’absence d’une telle volition, un fait qui émane de mon agir peut avoir une portée matérielle mais ne saurait vraiment affecter ma responsabilité de sujet. Pour qu’une responsabilité subjective, qui est finalement l’unique responsabilité au sens propre, soit engagée, le mouvement de mon corps qui exécute l’action doit pouvoir être retracé jusqu’à une intention de ma volonté.
2. La continuité du sujet moral
Or, comment établir la genèse de cette responsabilité morale, comment cerner et déterminer le moment de son surgissement ? Le sens commun – mais aussi les philosophes – croit pouvoir statuer sur l’existence de ce genre de faits de volonté primitifs à l’origine de notre agir. Nos bonnes et mauvaises actions surgissent de nos bonnes et mauvaises intentions. Ces intentions se laissent discerner selon leur individualité, elles se laissent situer dans des moments donnés du passé. Donc, correspondant au fait physique singulier qui avait exécuté l’action bonne ou mauvaise, il y aurait également des faits moraux singuliers. Intuition subite ou décision émanant d’une longue réflexion, d’un véritable tourment moral, une réalité singulière d’ordre volontaire serait à l’origine de mon action.
Quand je comprends mon agir comme se déclenchant à partir d’une volition singulière, indentifiable dans le temps, je me représente la causalité morale analogue à la causalité physique. Il se trouve – je pense – une instance ou un échantillon du vouloir qui est à l’origine de ma condition morale présente. Je suis maintenant innocent ou coupable, bon ou mauvais, en fonction d’une volition passée à jamais révolue. On croit pouvoir confirmer et illustrer cette condition par le renvoi aux phénomènes du repentir et du pardon. J’ai accompli dans le passé, j’ai voulu dans un moment antérieur du mal qui me qualifie maintenant de mauvais. Dès lors, me sentant coupable, je voudrais modifier ma situation. L’acte accompli ne peut plus être défait, l’intuition voulue n’est plus susceptible d’être pour ainsi dire « dé-voulue ». J’aspire néanmoins à être délivré de cet asservissement au passé, je désire changer de condition. J’entreprends des actions réparatrices qui effaceront les traces physiques de mes opérations passées, j’éprouve dans le repentir des sentiments nobles, bons qui permettront de mettre entre parenthèses, voire d’oblitérer mes anciens sentiments vicieux. Et dans la demande de pardon, j’espère que le cœur de celui que j’ai offensé changera, que les sentiments de rejet qu’il éprouve à mon égard se transformeront. En lui voulant désormais du bien, je le conduis à vouloir du bien à mon égard.
Tous ces phénomènes de prise de conscience graduelle ou subite de la culpabilité s’inscrivent dans la théorie « ponctuelle » de la volonté morale. Ils sont, après tout, à considérer comme surgissant, chacun, contre l’arrière-fond d’un oubli. Le criminel, le pécheur a voulu effectivement son action, mais il l’a comme oubliée. Il a comme oublié probablement jusqu’au fait physique de l’acte et il a surtout oublié le fait moral de la volition. En devenant conscient de sa culpabilité, il remédie à l’oubli par la considération douloureuse, la mise en lumière anxieuse de sa volition passée. Désormais, son regard est tourné vers le passé. Il est comme obnubilé par ce passé, et il voudrait en être libéré. Or, il n’en sera pas libéré avant d’accéder dans le présent à des volitions opposées à celles qu’animait son action passée.
En dépit de toute son apparente rigueur logique, cette vision ponctuelle atomisée de la volonté morale reste très inadéquate. La volonté n’est pas déterminée par un moment passé, à savoir par une volition révolue qui en serait définitivement séparée et détachée. Bien au contraire, la volonté doit être comprise comme continuant à vouloir le bien ou le mal. De toute façon, le discernement et la détermination du moment initial, d’un moment initial donné de notre agir moral, reste problématique. Tout d’abord, si on peut fréquemment isoler le moment effectif d’une décision morale, la plupart de nos décisions ne sont plutôt qu’instances ou échantillons d’un continuum, à savoir de notre caractère moral qui, lui, ne naît pas à un moment déterminé de notre devenir, dont la genèse ne saurait être localisée, délimitée au sein d’une section donnée du passé. Qui plus est, fréquemment, un décalage évident s’accuse entre le moment effectif où l’acte est compris et « le moment » où sa qualification morale pourrait être ancrée. L’état d’ivresse n’est pas une condition atténuante ou annulante mais plutôt aggravante de la culpabilité de l’auteur de l’accident. Bien sûr, au moment du carambolage, le conducteur ne jouissait plus effectivement de son pouvoir de discernement et de libre choix. Il est néanmoins considéré comme coupable en vertu d’une décision antérieure de sa volonté où il avait accepté le risque de l’accident car il avait consommé de l’alcool, tout en sachant qu’il allait se trouver au volant...
Les philosophes insistent sur l’arrachement, le surgissement, la nouveauté propres aux phénomènes moraux. En réalité, derrière l’éclat du ponctuel, de l’atomisé, se cachent la continuité et la solidarité. Les moments de la prise de conscience apparaissent le plus souvent sous la forme du retour, du repentir, de la répétition. En fait, il vaudrait mieux parler de dévoilement des liaisons, de découverte des connexions et des prolongations. On rapporte que des criminels rôdent autour du lieu de leur crime, qu’ils s’y trouvent attirés, ramenés par une impulsion irrésistible. Une espèce de contrainte interne leur impose la reprise du contact avec les circonstances de leur méfait, le retour à l’endroit où il a été accompli. Or, il s’agit ici moins d’une nouvelle phase psychologique dans la relation au passé que de la manifestation troublante d’une secrète non-séparation d’avec lui. L’eidétique des phénomènes de la conscience est centrée sur la description de la façon dont le sujet moral finit par obstruer les fissures, par combler la béance entre son présent et son passé. L’après-crime établit une période de séparation, de dissociation avec un moment de pertinence morale exceptionnelle, la prise de conscience semble mettre fin brutalement aux apparences d’émancipation par rapport au passé. Le remords paraît annoncer qu’on se trouve blessé une seconde fois par la désapprobation violente ressentie envers son action. En fait, il s’agit moins d’une seconde morsure que de la venue à la lumière d’une blessure initiale qui, ne s’étant jamais cicatrisée, perdure. Le remords comme le repentir signalent une situation où la conscience désirerait ardemment que son action n’ait pas eu lieu, que son intention n’ait pas été voulue. Remords et repentir, actes du présent, paraissent comme des actions numériquement différentes et de direction opposée par rapport à des actions du passé sur lesquelles on aimerait « revenir ». Ils sont comme des actes de non‑vouloir de ce qu’on avait voulu auparavant, ou inversement, de vouloir de ce qu’on n’a pas su ou voulu vouloir dans le passé. Remords et repentir semblent dédoubler, voire démultiplier des actes moraux antérieurs. La parade que le sujet livre ainsi aux mauvaises actions, aux intentions vicieuses du passé, est quasiment leur exécution à rebours : il doit pour ainsi dire les répéter en une direction morale inversée afin de pouvoir les invalider et les annuler.
Cette vision morale tient compte du sérieux radical de la volonté morale mais le manque en même temps. La nécessité où on croit se trouver pour relever le défi d’un acte moral du passé consisterait dans sa réitération négative, à savoir dans l’exécution d’un acte du même contenu matériel et d’une intensité au moins égale mais d’une qualification, d’une direction morale inversée. On reconnaît ainsi la portée, la pertinence irréductibles d’un acte moral qui semble devoir perdurer et valoir pour toujours, qui ne saurait être dissout ou supprimé mais seulement remplacé par un autre acte. Toutefois, ce « remplacement » entraîne à son tour des difficultés. Il conduit à faire intervenir un acte numériquement différent de l’acte répréhensible à annuler, donc un autre acte, mais on disqualifie alors d’une certaine manière la réalité même de tout renouvellement moral. Si la seule manière de « revenir » sur un acte du passé consiste à le remplacer purement et simplement par un acte présent, c’est la continuité du sujet moral qui s’en trouve affectée. Pour que le sujet moral puisse être libéré de sa culpabilité, il faut qu’il soit le même depuis le moment où il aura accompli son crime jusqu’à celui où il s’en trouve délivré. Or la théorie atomisée de l’acte moral remplaçable par un autre ne rend pas justice de cette continuité, de cette identité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’aveu, le remords, le repentir ne sont pas des actes que séparerait une durée écoulée des intentions du passé, mais plutôt des réponses que se donne, des décisions qu’impose à elle-même une volonté qui se comprend comme continuant de vouloir le mal voulu dans le passé. La prise de conscience morale ne signifie pas adopter une nouvelle position par rapport à soi-même, mais réaliser que ce mal qu’on dénonce, on n’a jamais vraiment cessé de le vouloir.
3. Vaincre l’oubli : force et limites de la psychanalyse
La pratique du traitement psychanalytique confirme d’une manière éclatante la continuité ininterrompue du vouloir à travers des actes qui paraissent pourtant être séparés les uns des autres. Le malade est en proie à des phobies, à des fixations, à des blocages, dus à des événements d’un passé plus ou moins lointain. Il avait subi ou plutôt accompli un acte qu’il ne peut plus assumer. L’oubli est la seule parade que le sujet puisse opposer à un lambeau de son passé lui imposant des charges, lui assénant des vérités qu’il n’est pas en mesure d’assumer. Cependant l’oubli ne résoudra pas ses problèmes. Le sujet ne doit certes plus faire face aux exigences du passé, il ne doit pas écouter leur message accablant. Or, le fait de se voiler les yeux, d’obstruer les ouvertures où le passé pourrait rejoindre le présent, ne fait que repousser les échéances, déplacer les défis. La charge affective de l’agir passé continue à peser secrètement sur le sujet et, occultée, renvoyée dans les profondeurs de l’inconscient, elle suscitera des blocages. La guérison ne saurait passer que par la victoire remportée sur l’oubli. On se souviendra des actions qu’on n’avait pas jusqu’alors la force de regarder en face : s’en souvenant, on les reconnaîtra comme siennes, on se les réappropriera, par conséquent, on les assumera.
Toutefois, « trouver » l’acte qui est à l’origine de la névrose n’est pas le repérage d’un simple fait matériel. S’agissant d’un événement de l’enfance, il ne suffit pas qu’un parent, un membre de notre entourage le rappelle au patient, le lui communique. Il faut que ce soit le sujet lui-même qui, au terme d’un processus graduel, prolongé, remonte dans son passé et retrouve l’événement fondateur. En fait, retrouver n’est pas la meilleure expression. Il ne s’agit pas de saisir un fait, un événement comme un objet épars au milieu d’un espace neutre, mais de renouer consciemment avec le passé pour rétablir la continuité avec lui, c’est-à-dire restaurer la continuité du sujet conscient et voulant. Si la communication de ce fait initial par un autre ne suffit pas pour provoquer la guérison, c’est qu’il ne s’agit pas de la restitution d’un objet perdu mais du rétablissement d’un courant. L’action fatale dont l’occultation a déclenché le blocage n’est pas comme une pièce dont la réinstallation remettrait en route une mécanique. L’intention coupable n’est pas un fait passé à jamais révolu mais un moment de la volonté et la volonté, elle, n’est pas une succession d’atomes mais un courant moral continu. La guérison de l’oubli coupable ne saurait intervenir qu’au moment où le sujet aura renoué avec son passé, c’est-à-dire qu’il se sera remis en face de son acte lointain comme si cet acte était là et voulu maintenant.
Si la communication par autrui d’une information cruciale concernant le moment initial, l’événement qui est à l’origine de la névrose ne saurait encore effectuer la guérison, c’est qu’à force de tentatives patientes pour remonter dans son passé, c’est le sujet lui-même qui doit rétablir le courant continu de sa conscience, assumer par son vouloir présent ce qu’il avait voulu dans le passé. Toutefois, l’emphase sur le sujet, l’insistance sur sa prise de conscience, sur ses efforts, ne permettent pas encore de venir à bout de l’occultation pathogène. Ce n’est pas seulement la communication extérieure d’informations pourtant cruciales qui reste insuffisante pour rétablir le passé de la conscience. Il se peut encore que par un heureux hasard le sujet lui-même « tombe » sur l’événement initiateur du blocage. En fait, il se peut qu’il ne l’ait jamais oublié en tant que fait matériel. Or le sujet peut fournir à lui-même l’information cruciale dont peut-être il n’a jamais cessé de disposer, il n’en trouvera pas pour autant la paix. Réaliser par soi-même la découverte du moment et du comment du déchirement sont des facteurs indispensables de la procédure de cure, ils ne conduisent pas pour autant d’eux-mêmes à un véritable dénouement. Le moi doit, certes, se suppléer, se donner à lui-même les éléments, les instruments de la prise en charge de son histoire morale, cela ne lui permettra pas encore de restaurer son unité, son identité.
Les exigences du traitement psychanalytique contribuent à clarifier le sens des phénomènes relatifs à 1’affranchissement de la culpabilité, au renouvellement de soi. Les actions isolées qui, d’une manière ou d’une autre, reviennent à la manipulation d’un fait passé de la volonté, qu’elle soit comprise comme le remplacement de ce fait par un autre ou sa re-saisie et sa réinsertion dans le vide provoqué par l’oubli, sont autant d’opérations visant à « ajouter » quelque chose aux exercices passés de la volonté. Elles demeurent néanmoins inefficaces dans la mesure où elles ne rendent pas justice à la contemporanéité très réelle de l’affection, à la brûlure présente de la conscience qui veut être guérie maintenant. Nombreux sont des moralistes qui depuis les Stoïciens regardent avec méfiance le remords et le repentir, les considérant comme signes et expression de la fragmentarité de la conscience morale, d’une prise de distance inconséquente, lâche et surtout inefficace par rapport à elle-même. Sartre parle de la fuite indigne devant sa responsabilité. Nietzsche, lui, fustige l’aberration du remords : au lieu d’assumer avec lucidité un acte, même si l’on ne saurait plus l’approuver, on préfère « ajouter une seconde bêtise à la première »...
Ces dénonciations de moralistes correspondent à une vérité métaphysique. Le remords et le repentir, tous les phénomènes du « revenir sur soi », peuvent paraître moralement indignes et surtout ineffectifs, impuissants pour réaliser leur visée. Le re de ces opérations est la marque de leur inadéquation radicale. On se rend compte de la réalité, de la pertinence irréductible d’une action, et on pense néanmoins pouvoir l’effacer par une autre. On brûle maintenant d’une blessure et on voudrait la panser au moyen d’une reprojection fictive dans le passé. Bref, on préconise le renouvellement moral du pécheur, mais on ne situe pas ce renouvellement par rapport à l’acte coupable lui-même. Or le repentir doit délivrer le sujet d’une culpabilité surgie d’une action, il ne saurait alors être compris qu’à partir d’une vision qui réconcilie la continuité du vouloir avec l’actualité effective de la volition.
4. Le repentir comme rupture ?
Les moralistes, philosophes et théologiens, traitent souvent du repentir dans le contexte de la conversion où la prise de conscience morale de sa culpabilité explose dans une rupture. Concevoir le repentir comme un acte de rupture rend justice à l’expérience vécue de l’arrachement et il permet de comprendre la fidélité de la volonté en vertu d’une véritable présentification de l’acte moral. « Rupture » traduit une intuition radicalement différente de celle qui sous-tend les diverses figures de la répétition. Dans la rupture, je ne remonte pas vers le péché de mon passé afin de supprimer ce moment de ma volonté par un autre. Bien au contraire, au lieu de retourner en arrière comme la femme de Loth, je vise le présent. La rupture s’effectue dans le présent, son sens est précisément de rompre avec tout ce passé qui me hante et me tourmente.
Traduire le phénomène de la reconnaissance de la culpabilité en termes de rupture restitue à la conscience morale sa visée essentielle de présent, concentre la volonté dans la dimension du présent. Toutefois, pour suggestive et féconde qu’elle soit, si elle ne tient compte que de l’esprit « arrachement » de la rupture, même cette présentification de la volonté demeure inadéquate. L’insistance sur la rupture en tant que telle dramatise l’agir du sujet moral, du sujet voulant, mais au prix de le cerner dans des moments et dans des lieux isolés, en deçà de toute extension et de toute épaisseur. Le repentir et son pendant magnifique, le pardon, ne sont plus, certes, représentés sous forme d’actes ajoutés à d’autres actes, des actes passés, mais nonobstant son dynamisme, la relecture comme rupture ne délivre pas encore complètement le repentir et le pardon de leur condition d’actes isolés. Sans doute, ce dont on doit être libéré est à représenter comme une condition, un état de la volonté, non pas comme une volition isolée. Or l’acte par lequel s’opère l’affranchissement est à envisager, lui aussi, à partir de la vision d’un vouloir continu. Le repentir vise certes à rompre avec le péché, mais il ne suffit pas de voir en lui l’acte instantané d’une rupture dans le présent, il doit plutôt être lu comme l’agir d’un vouloir continu. Pour rendre compte de l’efficace authentique du repentir, il nous faudrait le représenter comme un discours que la volonté tient maintenant à elle-même, à elle-même comme sujet de la volition coupable, donc à elle-même comme à une volonté qui continue à vouloir le mal, qui veut, en fait, le mal maintenant.
5. Actualité de la transgression : pardonner au présent
La métaphore de la rupture approfondit la réflexion sur le changement de cœur qu’invoque le repentir, mais cette présentification reste encore insuffisante. En dépit de l’insistance sur le nécessaire dépassement de la vision de la volonté en termes d’actes isolés, comprendre le vouloir moral comme un continuum ne signifie pas encore pouvoir faire l’impasse sur la singularité irréductible de la mauvaise volition. Cette intention-action qu’on a « devant soi » demeure l’horizon final – ou initial – du repentir et du pardon. Certes, le repentir est proféré et le pardon accueilli par le pécheur, néanmoins, repentir et pardon se réfèrent toujours à une ou plusieurs volitions passées, donc à des réalités singulières concrètes. À ce moment, il devient clair qu’on ne saisira la vérité volontaire du repentir et du pardon que si on parvient à penser l’acte singulier du passé dans l’exercice, dans l’accomplissement présent du vouloir.
Ce résultat de la réflexion semble être quelque peu paradoxal et on s’empresse d’ajouter : on n’entend évidemment pas énoncer l’absurde hypothèse d’une répétition de l’acte coupable selon sa matérialité, de sa réitération incessante à chaque instant depuis sa première volition et exécution jusqu’à maintenant, jusqu’au moment présent. Non, il s’agit ici de comprendre la mauvaise action du passé, non pas comme se répétant, mais comme s’accomplissant d’une manière très réelle dans le moment même où je suis conduit au repentir. Le repentir me vise comme coupable maintenant. Or, on ne saurait être et se savoir coupable maintenant d’une transgression que si on transgresse effectivement, que si on se sait transgresser effectivement maintenant. Faire l’aveu de son péché et s’en repentir reviennent à confesser la brûlante actualité de la transgression.
L’analyse conceptuelle du repentir montre l’insuffisance des divers modèles explicatifs qui situent la volonté coupable dans des volitions isolées, et elle aboutit à une vision présentifiante du vouloir comme continuant à accomplir la volition à laquelle il vient s’opposer. La description de quelques moments et de quelques traits saillants du repentir – mais aussi du pardon – confirment la réalité d’un vouloir qui, sans être astreint à la répétition des actes du passé, peut et doit être néanmoins compris comme les voulant également maintenant.
Le repentir est le phénomène par excellence de la prise de conscience morale efficace de la culpabilité, tandis que le remords, lui, ne renvoie guère à un sens « présent » du vouloir, occupé qu’il est à récuser l’exercice passé de la volonté en raison de ses conséquences calamiteuses. Contre cette figure de la prise de conscience morale, noyée dans les péripéties physiques de l’action, perdue dans tous ces instants isolés, détachés du courant, s’affirme l’acte à visée exclusivement morale du repentir. Dans le repentir également, le sujet invoque son action selon sa singularité effective, cependant l’invocation du passé sert ici à sa prise en charge par le présent. Je me repens de mon action que je vois clairement selon ses détails et ses circonstances, je rappelle, voire je revis d’une manière aiguë la décision – ou l’indécision – funeste de ma volonté. Or l’invocation n’est pas seulement une mise en spectacle, mais elle aboutit à la réappropriation. Je veux rompre avec l’intention criminelle, je veux m’en délivrer, mais pour que cette libération s’accomplisse selon toutes ses dimensions morales, il faut qu’elle se fasse par moi et moi seul. Et pour que ce soit moi, moi au sens strict, selon toute l’intensité et toute l’intentionnalité de mon vouloir qui me repent, il faut qu’au « moment » du repentir, je sois comme rempli par mon acte, que je le considère comme mien dans le présent indivis où je suis présent intégralement à moi.
L’ardeur douloureuse du repentir remplit le cœur d’un homme qui ressent sa transgression comme bouchant maintenant l’horizon. La transgression est mienne, elle manifeste le vouloir qui est mon être moral lui-même. Le repentir de la transgression a comme pendant, comme réponse ou plutôt comme répondant, le pardon. Et le pardon, lui aussi, est une catégorie du présent. Il est sollicité par une personne qui se sent coupable maintenant ; s’il lui est accordé, c’est pour lui pardonner dans le présent. Le pardon, quoiqu’il prenne le plus souvent son origine dans des considérations et émotions du passé, ne saurait être comme une formule figée, résultat d’une décision lointaine, conservé pour être divulgué au moment voulu. Certes, il peut être préparé, voire arrêté, décidé dans un moment passé, il n’a toutefois sa vérité que s’il remplit maintenant le cœur de celui qui s’apprête à pardonner. La couleur de vérité, l’accent d’authenticité, la force convaincante, bref, tout son efficace libérateur n’émane que d’une volonté qui s’adonne maintenant à son action. La vérité du pardon exige quasiment qu’il soit « difficile », qu’il « coûte », le souvenir du tort subi, de la blessure infligée doit être vif dans l’esprit. Bien sûr, cette présence, ce présent intégral du pardon vise un autre comme agent d’un acte, source d’une intention que ne brouille ni ne voile l’éloignement dans le temps. Le pardonné doit être envisagé selon sa responsabilité plénière, et a fortiori, lui aussi, il doit se voir ainsi, il doit se comprendre dans ces termes. Je sollicite et j’accueille le pardon comme visant un ou plusieurs actes du passé, mais c’est en tant que sujet, comme agent de ces actes que je le sollicite et l’accueille. Et je me comprends comme auteur, comme agent de ces actes dans le présent, maintenant. L’élan bienfaisant du pardon qui touche ma volonté empêtrée dans la transgression ne me libère pas du « poids du passé », mais de la servitude présente. Pour l’éprouver selon la plénitude de son actualité, le pardon doit être compris comme affranchissant la volonté de ses intentions coupables, or comment saurait-on être délivré d’une intention qu’on n’éprouve plus aucunement maintenant ?
Nietzsche a voulu réserver la mémoire à la promesse, donc à l’exercice de la souveraineté du sujet moral dans l’avenir. Or une fidélité égale est à l’œuvre dans les rapports que le moi maintient avec le passé. L’essence du sujet moral, c’est la responsabilité qui exige impérieusement la continuité de soi, la présence à soi ininterrompues. S’agissant de la volonté, cette continuité, cette présence ne sauraient être qu’actives. On a toujours cru devoir distinguer l’acte isolé de la volition, l’intention singulière, ponctuelle de la faculté de vouloir selon son exercice continu, selon sa condition permanente. La distinction entre l’agir et l’état, entre l’isolé et le continu est correcte et véridique, sous condition de ne pas prendre la distinction pour une dissociation. Au sens strict du terme, la volonté est toujours un vouloir, non pas une entité hypostasiée mais un continuum qui est un courant. Sans doute, le vouloir ne s’exerce que par des volitions. Toutefois, il n’est pas que la somme de ses volitions et les volitions, elles, ne sont pas les simples retombées du vouloir. Comme on l’a entrevu lors de la discussion du repentir et du pardon, la volonté morale s’exprime obligatoirement par des actes singuliers, délimités dans le temps, à savoir les volitions, mais qui, une fois déployées et effectuées, ne retombent pas comme des choses matérielles dans le réceptacle du passé. Le sens même de la portée morale de la volonté, de la volonté bonne ou mauvaise, c’est de tenir son acte passé comme un moment effectif de son présent. La volonté ne répète pas son acte passé, néanmoins elle en reste l’auteur, l’agent maintenant. Pour comprendre la fidélité qui est le ressort essentiel de la responsabilité morale, la volonté doit être conçue comme continuant à être l’auteur de ses actes passés, de ses volitions révolues.
1 Pour l’arrière-fond historique de cette conception de la volonté, cf. M. Vetö, La naissance de la volonté, Paris, L’Harmattan, 2002 ; tr. brésilienne. O nascimento da vontade, par Alvaro Lorencini, Sao Leopoldo, Unisino, 2005.