N°19 / L'inconscient collectif Août 2011

La psychologie collective du raisonnement

Maurice Halbwachs

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Une édition électronique réalisée de l’article « La psychologie collective du raisonnement. ». Paris : revue Zeitschrift für Sozialforschung. , 1938 (pp. 357 à 374).
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Édition complétée le 5 juin 2002 à Chicoutimi, Québec.

Le raisonnement, en même temps qu'il se décompose en plusieurs propo­sitions, reproduit schématiquement un véritable débat à l'intérieur de nous-mêmes, mais qui n'est possible et dont nous n'avons sans doute eu l'idée que parce que nous avons déjà débattu et discuté avec d'autres personnes. Robinson Crusoë nous raconte que, dès son arrivée dans l'île, il délibéra sur le moyen qu'il devait employer pour se rendre à l'épave : « alors, je convoquai un conseil - je veux dire dans ma pensée - pour savoir comment je ramènerais le radeau ». Nos diverses opinions et nos points de vue ne sont enfermés en effet qu'en apparence dans notre esprit. On peut dire, autrement que sous forme métaphorique, que notre pensée est souvent comme une salle de délibération où prennent rendez-vous et se rencontrent des arguments, idées ou abstractions que nous devons dans une large mesure aux autres : si bien que ce sont les autres qui débattent en nous, qui soutiennent des thèses, formulent des propositions qui ne sont dans notre esprit que l'écho du dehors.

Cependant, si nous empruntons aux autres la matière de nos pensées, n'est-ce point nous qui les enchaînons à notre manière ? Un homme qui raisonne, en particulier un homme à système, ne nous donne-t-il pas l'impression d'être comme un îlot de logique, battu par des courants d'opinions contraires et souvent contradictoires ?

En effet, le raisonnement, si on le met en regard de l'opinion, parait prendre son point d'appui sur l'individu, ou sur les choses, et non sur la société.

On raisonne, d'abord, pour justifier son point de vue, tel qu'il résulte de nos sentiments et de nos habitudes d'esprit, quelle qu'en soit l'origine, pour le justifier en lui-même, contre les autres, et aussi (puisque nous sommes sou­vent divisés intérieurement) contre nous-mêmes. Comme nous subissons l'influ­ence de nos semblables, ceux-ci, étant divers, ont pu déposer dans notre esprit les germes de pensées qui ne s'accordent pas : il s'agit alors pour nous de les accorder à tout prix, ou de sacrifier celles qui ne peuvent s'assimiler à celles auxquelles nous tenons le plus. Pensées qui sont le plus souvent à base de sentiments, d'où une logique affective, qui n'est pas la moins répandue, et qu'il faut appeler de ce nom, alors même qu'il s'agit moins de sentiments que de croyances, mais qui ne sont pas des savoirs proprement dits.

Mais nous raisonnons aussi pour retrouver, à travers et au-delà des formes multiples de l'ignorance, de l'erreur, et de la croyance, non plus le système de notre pensée, mais le système des choses. Second pôle du raisonnement, l'ob­jec­tif ; le premier étant le subjectif : entre les deux, comme entre les jambes du colosse de Rhodes et perdu dans leurs ombres qui se rejoignent, coulerait le flot des opinions communes, qui seul porterait la marque du social. Après tout, la pensée sociale n'est peut-être qu'un mélange qui s'opère nécessaire­ment entre deux logiques, affective et objective, et c'est pour cela qu'elle est illogique essentiellement. Comme l'a montré M. Lévy-Bruhl dans son dernier livre 1, expérience mystique et expérience positive coexistent chez les primi­tifs ; sans se confondre, elles s'entrepénètrent. On ne pousse pas à l'eau un canot sans avirons, mais un filet n'est pas lancé autrement qu'avec des rites associés. Ce n'est pas vrai que des sociétés primitives.

Raisonnement objectif : l'expression ne surprendra pas, si l'on songe aux philosophes du XVIIe siècle, pour qui la raison n'était dans notre corps ou dans notre âme que parce qu'elle était au fond des choses ou dans les choses. Si la réalité est rationnelle en elle-même, dans sa nature et dans son fonction­ne­ment, on n'apprendra comment raisonner sur elle qu'en s'efforçant de pren­dre contact avec elle, mais en perdant contact, au préalable, avec les autres, dont les prénotions s'interposent, comme un milieu non conducteur, entre nous et les choses (ou, sur un autre plan, entre nous et la vérité intelligible). François Simiand, contre les doctrines économiques qu'il appelait concep­tuel­les, se réclamait d'un rationalisme positif : retrouver les liaisons intelligibles entre les facteurs, les conditions, les résultats non pas dans une construction de l'esprit, mais dans le monde réel, tel qu'il se construit, suivant une logique que nous étions incapables d'inventer. L'expérimentateur paraît être bien loin de la société, ne voyant plus ce que voient les autres, absorbé dans ce qui est hors du champ de leur vision. La société serait naturellement portée à le con­sidérer avec défiance, parce qu'il cherche ailleurs qu'en elle son point d'appui. Ou plutôt, comme elle ne peut rien envisager autrement que sous l'angle du social, elle le soupçonne de se rattacher à quelque secte maçonnique, ou à une confrérie secrète, dont il y a tout lieu de craindre les entreprises et les maléfices2. Mais, même s'il n'est pas un savant, et s'il n'effectue pas de raisonnement proprement scientifique, tout homme qui croit qu'il y a une vérité, qu'elle n'est pas une vérité d'opinion, qu'elle se place hors de la pensée sociale, doit s'efforcer de l'atteindre par une méthode de raisonnement qui ne doit rien non plus à la société.

Ainsi s'explique que le raisonnement ait pu être présenté comme l'opéra­tion par excellence grâce à laquelle nous échappons aux influences collecti­ves, soit pour nous affirmer contre les autres (logique affective), soit pour nous subordonner (et les autres avec nous) aux lois des choses (logique objective) : ce qui ne va pas sans un effort contre-nature, en ce sens qu'il s'ex­er­ce contre notre nature d'êtres sociaux, soumis aux forces d'opinion. Est-ce là une illusion ?

***

S'il existe une logique du sentiment et de la croyance, c'est qu'il n'y a pas entre notre intelligence et notre sensibilité une véritable cloison étanche. Certes, le sentiment s'oppose quelquefois au raisonnement, et il est difficile de raisonner avec un homme passionné ou avec un croyant. Pourtant, la passion et la croyance raisonnent, elles se développent, elles s'affermissent, par les arguments mêmes qu'elles mettent en forme, ou sur lesquels elles prétendent se fonder.

Ces arguments, d'où les tirent-elles ? Non d'elles-mêmes, de leur substan­ce, car en elles-mêmes, la croyance, la sensibilité, la Passion sont irration­nelles. Mais représentons-nous différentes régions ou milieux, dans une so­ciété même, entre lesquels il y a bien des rapports, parce qu'un grand nombre d'individus circulent et passent sans cesse de l'un à l'autre. Alors on com­prendra que, chez tel d'entre eux toutes les formes de pensée logique ou illogique, à base de raison positive ou de données sentimentales, puissent se heurter, s'opposer et se contredire, mais aussi s'organiser ensemble et s'unifier, et qu'en particulier on puisse mettre au service d'une croyance ou d'un sentiment toutes les ressources de dialectique que nous offrent les divers grou­pes auxquels nous nous trouvons reliés.

De cet enchevêtrement presque inextricable du logique et de l'illogique dans les façons de penser des hommes vivant en société, Pareto nous a tracé un tableau que nous aurons avantage à reproduire ici, bien qu'on puisse trouver sa classification assez arbitraire. Mais il a eu le mérite d'explorer très largement ce vaste champ des raisonnements faux et vraisemblables, préjugés, superstitions, théories, arguments, polémiques, tels qu'il les rencontrait, par exemple, chez les Pères de l'Église, ou dans les journaux contemporains à grand tirage3.

Tout d'abord, il distingue les actions humaines en logiques et non logiques (ce qui ne veut pas dire illogiques, comme nous allons le voir).

A propos des actions non logiques il se demande si elles ont par ailleurs une fin logique objectivement, alors que ceux qui les accomplissent ne s'en doutent pas ou se proposent une fin qui est logique pour eux, mais qui ne l'est pas en réalité, c'est-à-dire qui est une fin logique subjective. En d'autres ter­mes, il y a des cas où nos actes sont logiques, en ce sens qu'ils se confor­ment à la logique véritable, objective, indépendante des individus ou même des groupes. Dans d'autres cas, il n'en est pas ainsi. Mais nous sommes amenés, alors, à faire plusieurs distinctions, dans cette catégorie des actions non logi­ques, la plus vaste en réalité, car il est bien rare que nous agissions pour des raisons purement objectives.

Il y a des actions non logiques, non seulement en soi, mais pour ceux mêmes qui les accomplissent. Elles sont en somme peu importantes, car « les hommes ont une tendance très prononcée à donner un vernis logique à leurs actions ». En d'autres termes, il est rare que, même si nous suivons notre fan­tai­sie, ou si nous agissons au hasard, nous ne cherchions pas à nous donner au moins l'illusion que notre acte pourrait être approuvé et pris à son compte par le groupe, par une partie du groupe. D'autres actions, non logiques en soi, sont cependant accomplies en vue d'une fin imaginaire, mais imaginaire pour le groupe tout entier : par exemple, les actions magiques. Autre et dernière caté­gorie : beaucoup d'actions non logiques (c'est-à-dire non conformes, dans la pensée de leurs membres, à la logique objective qu'ils ne connaissent pas) ont cependant une fin logique aux yeux de ces membres, et de plus atteignent souvent la fin objective, bien qu'on ne l'ait pas recherchée. Ainsi, « la majeure partie des actes politiques procédant de la tradition, de la prétendue mission d'un peuple ou d'un homme » rentrent dans ce cadre. De même la plupart des actions économiques. On peut d'ailleurs y distinguer deux espèces : le sujet accepterait le but objectif, s'il le connaissait, ou bien il ne l'accepterait pas.

Cette distinction, à vrai dire, ne prend de sens, que si l'on reconnaît qu'il y a plusieurs logiques, qui s'étendent à des groupes de plus en plus larges, au moins en droit. Dira-t-on que l'action pleinement logique est celle qui se conforme à la raison, et à elle seule ? Mais à quelle raison, c'est-à-dire à la raison de quel groupe ? L'essentiel est que nous cherchons toujours à justifier notre action vis-à-vis d'un groupe quelconque, au nom de raisonnements dont nous empruntons les prémisses quelquefois au même groupe, quelquefois à deux groupes différents, mais tels que l'un embrasse et domine le second. Par exemple, la proposition de Stuart Mill, le duc de Wellington est homme, est empruntée à un groupe limité, restreint dans le temps et dans l'espace, celui de ceux qui ont connu, directement ou par témoignage le duc en question : c'est la mineure. Quant à la majeure : tout homme est mortel, elle vaut pour un grou­pe bien plus étendu, pour tous ceux qui ont pu observer l'homme, simple­ment, et son évolution organique. Lorsqu'on dit qu'une action est logique sub­jec­tivement, non objectivement, cela signifie qu'elle est conforme à la logique d'une société restreinte, non d'un groupe plus large, qui comprend en droit le premier, et n'existe pas encore, mais qui se constituera. Les pratiques de la magie sont illogiques, par rapport à la science de demain, elles sont logiques par rapport aux croyances de la tribu d'aujourd'hui.

C'est dire qu'il y a de la logique jusque dans les actions qui nous paraissent étrangères ou contraires à la raison. Pareto le reconnaît. Examinant l'histoire des doctrines politiques et sociales, il constate que les auteurs, s'ils reconnais­sent implicitement les actions non logiques, exaltent explicitement les actions logiques. Le plus grand nombre d'entre eux considèrent qu'elles sont seules à intervenir dans les phénomènes sociaux. Mais lui-même distingue, dans les actions qu'on appelle logiques, deux éléments.

D'une part, les résidus, c'est-à-dire ce qu'on trouve lorsqu'on écarte toutes les justifications et les raisonnements : par exemple l'instinct des combinai­sons, propre à certains individus, qui les porte à inventer et imaginer pour leur compte, pour le plaisir ; la persistance de traditions qui ne correspondent plus aux croyances et manières d'agir actuelles ; le besoin de manifester ses senti­ments (personnels) par des actes extérieurs ; un besoin confus de sociabilité, qui ne se satisfait pas assez dans les formes et coutumes actuelles ; l'égoïsme instinctif, encore. Tout cela, qui résiste à l'action rationnelle de la société, peut être appelé en effet résidu : « les simples appétits, les goûts, et, dans les faits sociaux, cette classe très importante qu'on appelle les intérêts », entendons sans doute les intérêts sous la forme la plus personnelle et antisociale. Au reste, nous demeurons sur le plan de la pensée, car, d'après Pareto, les résidus sont des principes, correspondant à certains sentiments et instincts, mais qui les manifestent, et ne se confondent pas avec eux.

De ces résidus, nous distinguerons les dérivations, c'est-à-dire les argu­ments le plus souvent déductifs qui visent à expliquer, justifier, démontrer ces pensées à base d'instincts. Ces dérivations, Pareto les a réparties en quatre classes : 1° les affirmations pures et simples, qu'elles s'appuient sur des faits, le plus souvent imaginaires, ou sur des sentiments, ou sur un mélange des uns et des autres. Si ces affirmations se distinguent des résidus eux-mêmes, c'est sans doute qu'elles se présentent sous forme générale, qu'elles imitent donc les propositions rationnelles ; 2° les raisonnements qui invoquent l'autorité d'un ou de plusieurs hommes (mais des hommes représentatifs d'un groupe, qu'il s'agisse, suivant les exemples donnés ici, de saint Augustin ou de Roosevelt), l'autorité de la tradition et des coutumes, l'autorité d'un être divin, ou d'une personnification, le progrès par exemple. Mais tout cela est bien du collectif ; 3° les raisonnements qui s'accordent avec des sentiments ou des principes, intérêt individuel et social, entités juridiques, métaphysiques, et surnaturelles. Ici, on envisage en somme des doctrines et des croyances, par exemple la morale de Bentham, la croyance aux sorciers (qui justifie les procès contre les animaux), les idées de Rousseau, de Kant et d’Auguste Comte, membres et représentants des groupes de philosophes ; 4° les preuves verbales : l'usage de termes d'un sens indéterminé, douteux, équivoque, en s'en tenant « aux cas où le caractère verbal de la dérivation est bien tranché et l'emporte sur tout le reste », sinon cette dernière classe comprendrait le langage. Il s'agit des idola linguae, comme aurait dit Bacon : c'est que chaque mot de la langue est riche de significations sociales, diverses souvent pour le même mot.

De ces réflexions nous pouvons retenir les deux points suivants.

En premier lieu, la logique d'un raisonnement doit s'entendre dans un sens tout relatif, d'abord, parce que ce qui est logique pour un groupe ne l'est pas pour l'autre, et ensuite parce que derrière une logique apparente, qui nous paraît illogique, il y a quelquefois une logique objective et cachée, une sorte d'instinct rationnel. Lorsque nous la découvrons, elle vaut même pour nous qui nous inspirons d'autres règles et d'autres critères. Par exemple, pour les marins grecs, les sacrifices à Poséidon et l'action de ramer étaient des moyens également logiques de naviguer. Logique religieuse dans un cas, puisque l'acte du sacrifice s'accordait avec la croyance aux dieux et à leur pouvoir, telle qu'elle existait dans la société des Grecs. Logique technique ou techni­cienne dans l'autre, puisque l'acte de ramer s'accordait avec les principes et l'expérience du groupe des marins. Dira-t-on que seule est logique une action qui est appropriée au but poursuivi, c'est-à-dire une action utile ? Mais il y a bien des degrés dans l'utilité, bien des façons de concevoir l'intérêt, si bien qu'il n'y a guère d'action qui ne puisse être dite utile, c'est-à-dire logique de quelque point de vue. Si les sacrifices à Poséidon ne sont pas utiles objecti­vement (puisque nous savons qu'ils ne peuvent favoriser la navigation), ils servent du moins à entretenir la foi religieuse, et un certain type de société et d'institutions. C'est en ce sens qu'il est inexact d'appeler prélogiques les façons de raisonner des primitifs parce qu'elles ne sont pas conformes à notre logique à nous.

Nous accusons d'illogisme un sauvage qui, ayant manqué sa pêche ou sa chasse, bien qu'il ait emporté son grigri, explique cet échec par un mauvais sort qu'un sorcier a dû lui jeter. Mais il se conforme à un principe qui est, pour lui, d'une application générale, savoir que les amulettes ont un pouvoir, exactement comme nous nous conformons au principe de causalité, quand nous refusons d'admettre un fait surnaturel dont il y a des témoins, en déclarant qu'ils ont mal vu.

D'autre part, et c'est le second point, si absurdes en apparence que soient nos instincts et nos goûts, nos préférences, nous cherchons toujours, et nous trouvons souvent, des raisons pour les justifier. Or tous ces arguments sont « dérivés », en effet, de quelque courant de pensée sociale. Il semble que nous soyons préoccupés de faire approuver notre action et même d'en faire accepter la responsabilité, de la faire « endosser » par une raison collective ; entendez, par une pensée rationnelle commune à un groupe. Or, des pensées de ce gen­re, bien différentes l'une de l'autre, et qui même quelquefois se contre­disent, on en trouve un grand nombre parce que la société se décompose en beaucoup de groupes et sous-groupes secondaires, auxquels nous participons et pouvons participer en même temps. C'est ce qui explique que, quel que soit le degré où il se trouve dans l'échelle sociale, intellectuelle ou morale, chacun prétend avoir raison, l'enfant contre la grande personne, le serviteur contre le maître, l'ignorant contre le savant, le débauché contre le vertueux, et chacun trouve pour défendre sa thèse ou son erreur, ou son vice, des raisonnements qui sont regardés comme valables dans certains milieux.

Deus tradidit mundum disputationi. Chaque homme veut se convaincre qu'il a raison, et pour cela, il lui faut bien, comme disait Kant, rattacher « la maxime de son action », qui repose souvent sur des tendances organiques, à une proposition universelle, universelle absolument en droit, mais universelle en fait à l'intérieur d'un groupe. C'est ainsi que les pratiques ascétiques se rattachent peut-être à un trouble nerveux, à un déséquilibre organique

mais, bien qu'anormales dans leur nature, elles paraissent rationnelles du jour où elles se fondent sur une doctrine ascétique, qu'une communauté accep­te comme la vérité, reconnue par elle, mais qui vaut à ses yeux pour tout le monde.

De même la pitié, le pardon des injures, a pu paraître dans le monde ro­main le signe d'une honteuse faiblesse individuelle, jusqu'au jour où elle s'est réclamée d'une croyance commune à un groupe, à l'ensemble des chrétiens.

Il ne faut pas s'étonner, dès lors, de ce que les procédés dont use la logique du sentiment et de la croyance diffèrent de ceux qu'applique la logique pure­ment intellectuelle. Ribot a montré que la première procède, le plus souvent, par accumulation, ou par gradation, c'est-à-dire par effet de masse, ou par entraînement progressif, tandis que la logique intellectuelle se moque de l'élo­quence. Traduisons cette différence en termes sociologiques. Nous dirons que le raisonnement intellectuel (comme nous le verrons) doit se con­for­mer strictement aux règles d'un groupe défini, celui des logiciens, des mathématiciens, etc. Quand il s'agit d'un sentiment ou d'une passion, nous ne nous en tenons pas à une section limitée de la communauté. Nous cherchons partout des arguments, c'est-à-dire des appuis, des adhésions, parce que nous voulons satisfaire ou développer notre désir, et qu'il faut pour cela qu'il apparaisse conforme aux tendances de la plupart des groupes, ou des groupes les plus étendus.

C'est pourquoi nous usons du procédé par accumulation. « Le charlatan qui pérore devant un public de foire éveille tour à tour la curiosité, le désir, la peur, l'hilarité. Il invite, gourmande, et, à travers ce désordre apparent, vise avec logique un seul but : l'écoulement de sa marchandise. La brocanteuse de mariages, qui vante un parti, énumère les qualités physiques, morales, intel­lec­tuelles, la position, la dot, omettant soigneusement les valeurs négatives. Le discuteur passionné se fait une arme de tout, au hasard, pour étourdir son adversaire. »

« Le procédé par gradation exige plus d'art et se rapproche davantage de la logique réfléchie. L'habileté, dans la logique rationnelle, consiste en la rigueur inattaquable du raisonnement. Dans la logique affective, l'habileté est autre. On suppose l'auditeur uniquement ou principalement capable d'émotion : il faut le persuader, le subjuguer, l'entraîner. Pour cela, le mieux est de l'ébranler peu à peu comme un arbre qu'on veut abattre et qui finira par tomber sous les coups. » Mais cela revient à invoquer successivement des sentiments ou des motifs émotionnels qui ont de plus en plus de force, qui doivent exercer de plus en plus d'action sur le public parce qu'ils sont communs à des groupes de plus en plus étendus, ou auxquels ceux à qui l'on parle se rattachent de plus en plus étroitement, soit qu'on s'élève du groupe local à l'humanité, soit l'inverse.

L'essentiel est, cependant, que ces procédés, nous les appliquons aussi bien lorsqu'il s'agit de fortifier en nous un désir ou une passion, de la justifier à nos yeux, que lorsque nous nous efforçons de la faire partager aux autres. Qu'il s'agisse d'un ambitieux, d'un amoureux, de l'envie, de la haine, d'une passion politique ou religieuse, il en sera de même. Les procédés de l'art oratoire sont alors ceux-là mêmes dont nous usons pour développer notre sentiment, pour le fortifier de raison, c'est-à-dire pour lui assurer la place à laquelle il a droit non seulement en nous-mêmes, mais dans la société. Alors il change d'aspect, il est entraîné dans le courant de l'opinion, de la morale, au moins d'une certaine opinion, d'une certaine morale. Il reste sans doute individuel en son fond, mais il s'étoffe d'éléments sociaux. Il perd en partie, à nos yeux comme à ceux des autres, sa singularité et son étrangeté.

Mais ce n'est pas seulement par les procédés dont il use pour se défendre, se justifier, s'affirmer et s'imposer, qu'un sentiment prend forme collective, c'est aussi par le contenu des arguments qu'il invoque, des représentations qu'il appelle à son secours, et qui doivent s'accorder avec la conception d'un milieu plus ou moins large, et aussi d'une époque.

***

Rentrons maintenant dans le domaine de la science et de la recherche dé­sin­téressée, et attachons-nous d'abord à la forme des raisonnements. Le rai­son­nement consiste toujours à rapporter un jugement singulier ou particulier à un jugement (ou à plusieurs) plus général, un fait pris dans des conditions déterminées d'espace ou de temps à une théorie ou à une loi ; et nous voyons assez clairement qu'une opération de ce genre est synthétique : synthèse entre la démarche d'un esprit ou d'un groupe d'esprits particuliers, et la règle admise dans une société plus large où ils sont compris ; synthèse entre une section et le tout.

Il y a une différence profonde à cet égard entre le raisonnement et le jugement. Tout jugement (même celui qu'on appelle synthétique) est une ana­lyse. jugements de fait, par exemple, ce mur est blanc : je choisis, parmi tous les éléments de ma perception, ces deux-là, le mur et la blancheur, et j'affirme qu'il y a un lien entre eux. Mais ce lien, je ne le crée pas : il est donné, dans la perception même. jugements d'idée, par exemple, la justice est une vertu : ce rapport est simplement abstrait par moi de beaucoup d'autres où la justice se trouve prise, dont elle est en quelque sorte encadrée : la justice est imper­sonnelle, est imprescriptible, est un bien, est relative à certains égards, etc. ; je n'ai pas à rapprocher ce sujet et cet attribut, ils sont déjà donnés, en quelque sorte l'un dans l'autre, dans ma pensée. Si la société intervient dans le juge­ment, c'est qu'elle nous pose des questions, nous oblige à examiner tel objet ou telle idée sous un aspect seulement, à oublier ou ne plus envisager temporairement les autres. Elle nous aide à mettre de l'ordre dans nos pensées et nos perceptions, et à préparer ainsi, si l'on veut, la matière de rapproche­ments entre ces rapports ainsi distingués, la matière, en d'autres termes, de raisonnements. Tout raisonnement en effet implique des jugements divers, correspondant à des affirmations particulières (ou générales) et s'efforce de les lier l'une à l'autre, d'en constituer une sorte d'unité.

Mais si le jugement doit être ainsi la matière du raisonnement, en quel sens dirons-nous qu'il est, lui-même, particulier ou général ? Général, il l'est toujours en quelque mesure, puisqu'en résultat de l'analyse qui l'élabore, au lieu de se présenter comme un état complexe individuel, il est une réponse à la question posée par un groupe, c'est-à-dire une affirmation à la fois intelligible et valable pour celui-ci. Mais le groupe lui-même peut être très restreint (une petite section, déterminée localement ou d'une autre manière, d'une commu­nauté qui en comprend beaucoup d'autres) : c'est pourquoi le jugement est dit alors particulier, comme intelligible et valable pour une partie seulement de la communauté.

Soit, maintenant, le raisonnement déductif sous sa forme pure, le syllogis­me. On a longtemps débattu au sujet de sa valeur, et soutenu qu'il ne nous apprenait rien que nous n'ayons su déjà. Tout dépend de ce qu'on entend par savoir. Deux jugements peuvent exister à l'intérieur d'une société, mais n'être aperçus et acceptés que dans des milieux différents de celle-ci, si bien que ces jugements n'ont pas été, jusqu'ici, mis en rapport. Par exemple, dans les milieux de moralistes, on admettra que « toute personne responsable de ses actes peut être punie, et doit l'être si elle a transgressé les lois », et que « toute personne qui n'est pas responsable ne doit pas être exposée à des sanctions » ; dans les milieux de médecins, que « les sujets atteints d'aliénation ou de dé­ran­gement cérébral ne sont pas responsables de leurs actes ». Mais il S'écou­lera peut-être longtemps avant qu'on conclue : « les sujets atteints d'aliénation, etc., ne doivent pas être exposés à des châtiments ou à des sanctions pénales quelconques », le temps nécessaire pour que les deux jugements soient rap­pro­chés, pour que les deux milieux soient amenés à les confronter. Alors c'est la société dans son ensemble, ou ceux qui se considèrent comme membres, à la fois, des deux milieux, qui tirera la conclusion. On peut dire, d'ailleurs, que la conclusion était contenue dans les prémisses, parce que chacune des deux prémisses, bien qu'elle ait été formulée d'abord dans un seul milieu, aurait été cependant admise par l'ensemble, si la question lui avait été posée, c'est-à-dire qu'elle était admise implicitement par la société tout entière. Mais, pour qu'elle le fût explicitement, il a fallu que les deux propositions et les deux milieux fussent rapprochés.

Il en est autrement, et la synthèse s'opère dans des conditions différentes, quant au raisonnement inductif. Ici, nous partons de plusieurs propositions particulières dont chacune est valable pour un groupe, mais n'est valable que pour lui, puisqu'elle correspond à son expérience et aux conditions où il se trouve, qui ne sont pas celles des autres. Conditions de temps, de lieu, dont on ne peut dire a priori qu'elles n'influent pas sur le fait observé. Maintenant, sup­posons que tous ces groupes particuliers soient compris dans une société plus large. Les membres de cette société, qui font partie en droit de tous les groupes, vont rapprocher ces propositions particulières, et constater qu'elles énoncent toutes les mêmes faits, dont la réalité apparaît donc indépendante de ces conditions de temps et de heu. Pourtant, ce n'est pas là, comme eût dit Aristote, une énumération complète. Ces groupes, si nombreux et divers soient-ils, n'épuisent pas, leur expérience ne comprend pas toutes les condi­tions possibles où le fait pourrait se présenter. Si l'on passe outre, cependant, si l'on donne à la proposition une forme entièrement générale et universelle, c'est qu'on considère, au-delà de la société actuelle, une société plus large qui comprendrait d'autres groupes encore, tous les groupes et toutes les conditions possibles. Or, ce qui permet et paraît légitimer ce passage à la limite, c'est que les propriétés particulières sont générales, chacune pour son groupe. C'est ce qu'on ne pourrait faire si l'on partait de propositions individuelles. Car de cas individuels, même nombreux, on ne tirera jamais rien de général.

En d'autres termes, la différence entre les deux formes de raisonnement c'est que la déduction se fonde sur l'autorité de la société tout entière, qui pose les prémisses, c'est-à-dire des propositions générales qui valent pour tous les groupes en lesquels elle se décompose ou pourra se décomposer. Dans l'in­duc­tion, au contraire, la valeur de la conclusion résulte de propositions parti­cu­lières, mais de forme générale chacune, puisqu'elles sont collectives et cor­res­pondent à l'expérience de groupes l'autorité, au lieu de descendre, remonte de bas en haut mais ce n'est pas, même après la synthèse, l'équivalent d'une proposition entièrement générale, parce que la société que forment ces grou­pes est incomplète : la proposition synthétique véritable (qui pourrait, en re­tour­nant le raisonnement, servir de base à une déduction) ne vaut que pour une société virtuelle, c'est-à-dire qu'elle n'est valable qu'en droit.

Au reste, l'induction sous cette forme même n'est possible, et toutes ces propositions particulières ne sont ainsi rapprochées, que parce qu'on a déjà l'idée dans tous ces groupes qu'il doit y avoir une proposition générale. Ou, encore, les vérités partielles des groupes paraissent des aspects ou des élé­ments partiels d'une même vérité, précisément parce que nous sommes dans le monde des groupes, dont chacun n'a de réalité que par rapport à une société plus large : comme si les propositions partielles n'étaient que des fragments d'une plus générale, affirmée par une société dont les groupes ne sont eux-mêmes que des parties. Ainsi, l'autorité qu'ont les propositions particulières, et qui remontera à la conclusion générale, elles l'empruntent à celle-ci, envisagée comme ce qui les légitime elles-mêmes (c'est ainsi que, pour Kant, un raison­nement de causalité repose sur l'idée que la causalité est une condition néces­saire a priori de toute expérience). Dans le raisonnement par induction, il y a, au fondement même, une part de déduction et d'a priori. C'est la preuve qu'aucun raisonnement n'est possible en dehors d'un cadre, même très large et lointain, posé par la société en principe, et sous une autre garantie que la sienne : ce qu'on peut exprimer en disant qu'aucune conclusion même empiri­que n'est valable, si elle n'est pas conforme à la logique du raisonnement.

Il est vrai que cette logique peut s'entendre en plusieurs sens. On sait qu'il existe une logique formelle, qui comprend les lois les plus générales du raisonnement, inférences immédiates et médiates, quel que soit leur contenu ou leur matière. Mais il ne suffirait pas, pour les dégager et les formuler, d'un effort de la pensée individuelle. Car celle-ci pourrait raisonner à sa guise, si elle ne rencontrait pas de contradicteur. Comment songerait-elle à ces règles, et pourquoi s'imposerait-elle ces prescriptions ? En fait, la logique formelle n'a pu prendre naissance et se préciser que dans une société de philosophes et de logiciens.

Nous attribuons quelquefois à Socrate le mérite d'avoir le premier posé les bases de la logique vraiment rationnelle, d'avoir découvert la vertu de la définition, le pouvoir de la dialectique. Mais, si l'on replace Socrate dans son milieu historique, on s'aperçoit que sa méthode a pris forme au contact des sophistes, que nous ne connaissons guère que par ce qu'il nous en dit, lui ou Platon, mais qui paraissent déjà avoir poussé très loin l'art de discuter. La dialectique en somme, s'est constituée dans une société très ouverte et très mouvante, où se rencontraient non seulement des individus, mais des écoles, où s'affrontaient des essais et procédés de démonstration élaborés dans des régions très diverses, en Grèce, en Asie, en Italie. C'est en raison de leurs oppo­sitions, et de leurs contradictions internes, qu'a pu se constituer une logique supérieure, qui était comme un tribunal avec son code, ses lois, sa procédure, et dont relevait l'ensemble des logiciens, création collective qui a mis sa marque sur les esprits.

Plus tard, au Moyen Age, dans le cadre des universités médiévales, la scolastique nous présente une évolution du même genre. C'est le débat, la dispute, non pas dans le for intérieur de chacun, mais dans les assemblées publi­ques, où les rôles sont distribués entre les docteurs ou les maîtres, où, avec la thèse et l'antithèse, les opinions des différentes écoles s'affirment et s'opposent devant le groupe des logiciens. Pour qu'un raisonnement paraisse vrai, pour qu'il soit reconnu tel, il n'importe pas qu'il s'appuie sur l'expérience, ou sur une forte conviction individuelle. C'est plutôt la tradition ou l'assen­timent universel qu'on invoque, et qui ne sont qu'en somme les applications d'un même principe, dans le temps et l'espace, qui font appel à une raison dont les groupes sont les agents et les dépositaires. Il faut, surtout, que les arguments soient mis en forme. C'est la règle du jeu, à laquelle doivent se soumettre tous ceux qui entrent dans l'arène. C'est-à-dire qu'ils doivent être pré­sentés dans un cadre et suivant une disposition logique qui est essen­tiellement collective. Cette façon de concevoir et de pratiquer le raisonnement se retrouvera bien au-delà du moyen âge, chez les métaphysiciens du XVIIe siècle.

Rien n'est plus édifiant à cet égard que la polémique entre Arnauld et Leibniz sur la liberté. Arnauld ne peut pas comprendre son interlocuteur, jus­qu'à ce que celui-ci s'avise de présenter sa théorie sous une forme scolastique ; que la notion singulière de l'individu contient en elle-même tous les attributs de celui-ci, en particulier le fait que celui-ci accomplira librement telle ou telle action. La force d'une telle conclusion, qui nous échappe aujourd'hui, à nous qui ne faisons plus partie de ce milieu, s'impose cependant au vieux logicien, qui ne prend la thèse au sérieux qu'à partir de ce moment. Tant il est vrai que ce n'est pas un individu qui raisonne, mais une époque et une société.

Avec le raisonnement mathématique, nous sortons de la logique formelle pour entrer dans un autre domaine. Ici encore, on a pu croire qu'un esprit, livré à ses seules forces, pourrait reconstruire toute la mathématique, toute la géométrie. En fait, il n'irait pas bien loin, s'il ne faisait point partie de la société des mathématiciens. Cette société existe en effet, elle a ses principes, ses règles, ses conventions, ses formules, son langage, ses signes, qu'elle a élaborés peu à peu, au cours du temps, au prix d'un effort collectif. La dé­mons­tration mathématique n'est une analyse qu'en apparence et après coup. En réalité, elle suppose une synthèse, c'est-à-dire le rapprochement de plu­sieurs propositions qui ont été établies par des groupes de chercheurs distincts. Tout problème nouveau est d'ailleurs une question qui est posée à un ensemble de mathématiciens par l'ensemble des autres. Il y a enfin une logi­que spéciale, qui s'applique à tout ce domaine, mais à lui seul, et qui est comme une législation qui a pour frontières les limites d'un pays. Étendue au-delà, elle ne vaut plus. L'esprit géométrique doit faire alors place à un autre esprit : c'est qu'en réalité on est passé d'un groupe à un autre, qui ne reconnaît pas les mêmes lois.

Il y a eu aussi, il s'est constitué plus tardivement une société des physi­ciens avec une logique spéciale également, la logique et le raisonnement expérimental, qui s'est fait péniblement sa place dans un milieu intellectuel dominé par les mathématiciens. Pendant longtemps elle n'a pu se faire admet­tre qu'en se réclamant de la logique mathématique, et Leibniz, encore, a cru devoir démontrer mathématiquement le principe de la conservation de la force vive, et déclaré que cette démonstration était celle qui avait le plus de valeur à ses yeux.

Nous avons dit qu'on se représentait souvent le raisonnement objectif à base de données positives comme une opération de l'esprit par laquelle celui-ci entrerait en contact immédiat avec les choses, comme un décalque pris directement sur les séquences et les liaisons telles qu'elles sont données dans la réalité, sans que s'interpose entre la pensée individuelle et les objets aucune opinion préexistante, aucune représentation collective. Mais on oublie ordi­nairement qu'il faut un effort considérable pour adopter, en face des choses, une telle attitude, un effort dont l'individu isolé ne serait pas capable.

Sans doute, pour s'en tenir aux faits, aux données de l'expérience, il sem­ble que ce soit assez de se maintenir en une position toute passive, de se refuser à toute interprétation qui ne résulte pas des faits eux-mêmes. Cepen­dant, comme l'a montré M. Lévy-Bruhl, pour un sauvage (et pour beaucoup d'hommes civilisés) l'expérience « mystique », telle qu'elle est constituée par la tradition, par les croyances de notre groupe, est aussi naturelle, elle s'im­pose à eux avec autant de force que ce que nous appelons l'expérience sensi­ble, physique et objective. Avant que celle-ci pût se dégager de la première, acquérir assez de consistance et de cohérence pour se présenter comme un tout indépendant, et même comme le tout de la réalité, il n'a pas suffi de quelques observations et de quelques réflexions suivies chez des individus isolés. L'expérience physique supposait, pour se constituer et passer ainsi au premier plan, l'existence continuée d'un groupe d'hommes n'ayant d'autre objet que de découvrir les caractères et les lois de la nature physique, d'un groupe d'hommes ayant ses définitions propres, des traditions déjà anciennes, et une méthode qui n'était qu'à lui. Aujourd'hui encore, pour devenir physi­cien, il faut entrer dans un tel groupe, s'y incorporer et se pénétrer de son esprit.

Ces groupes ont une histoire qu'il est bien difficile d'écrire, car on ne les aperçoit, ils ne se manifestent que lorsqu'ils ont conquis le droit d'exister. Une façon nouvelle de raisonner, telle que le raisonnement expérimental, ne pou­vait se greffer simplement sur la plante encore si vivante de la vieille dialec­tique, qui couvrait alors de son ombre toute la société (toute la pensée sociale sous toutes ses formes). Il y avait entre l'une et l'autre une opposition trop visible. Les physiciens se sont fait peu à peu leur place en se laissant en quelque sorte oublier, parce que l'objet sur lequel ils travaillaient paraissait trop spécial, et sans rapport avec les objets ordinaires de la pensée commune. Toutes les sciences et les idées nouvelles ont poussé ainsi, ont été élaborées d'abord dans de petits groupements sans prétention apparente, en marge des disciplines officielles qui les auraient étouffées dans leur germe, si elles avaient pu soupçonner que c'était là, pour elles, des idées ou des sciences dangereuses. Mais elles ne l'ont pas soupçonné précisément parce qu'il y avait séparation personnelle entre ceux qui les pratiquaient et les autres. De là ce qu'Auguste Comte a appelé le compromis cartésien : le monde des choses matérielles à la physique, le monde spirituel (et vivant aussi) à la vieille dia­lec­tique : en réalité, un traité au sujet de la ligne frontière qui sépare les deux groupes. Il arrive d'ailleurs, au XVIIe siècle, qu'elle passe à l'intérieur d'une pensée individuelle : c'est qu'un individu peut faire partie de la société des physiciens et de la société religieuse. Mais il n'en fait point partie en même temps, et il réserve l'emploi exclusif de chacun des deux genres de raison­nement au groupe qui le pratique lui-même exclusivement.

Dans la société des savants, nous voyons ainsi apparaître des divisions, qui correspondent à une forme nouvelle du savoir, à un renouvellement de l'activité rationnelle ou raisonnante, manifesté et qui a pris naissance au sein d'une section restreinte de la communauté. Le raisonnement part dans une nouvelle direction, en même temps qu'une colonie nouvelle se détache dans la corporation scientifique, dès qu'elle se sent capable de constituer une société d'esprit autonome, avec une autorité sociale originale, sur laquelle ses divers membres prennent leur point d'appui. Les physiciens en face de l'esprit géométrique. Mais l'esprit expérimental va lui-même Se diversifiant, malgré l'exclusivisme des groupes, peut-être à cause de cet exclusivisme même. C'est parce qu'une section scientifique croit que sa compétence s'étend, en droit, à l'ensemble des choses, qu'elle ne peut faire obstacle à la formation d'autres sections scientifiques. Il faudrait, pour les combattre, qu'elle se transporte sur leur terrain, revête leurs armes logiques, emprunte leurs instruments ration­nels. Mais alors elle cesserait d'être elle-même.

***

Mais il y a encore d'autres logiques, collectives aussi, et constituées plus anciennement que les précédentes, développées avant elles d'abord, puis subsistant en même temps, et qui, toujours avec elles, se partagent l'esprit des hommes associés : principalement la logique des prêtres, des groupes reli­gieux, définie, approfondie et codifiée par la société des théologiens ; la logi­que des tribunaux, des magistrats, des avocats et hommes de loi, en vigueur de tout temps, et dans tous les pays évolués, à l'intérieur de ce qu'on peut appeler la société des juristes. L'une et l'autre, les savants d'aujourd'hui sont fondés à les sous-estimer, parce qu'elles ont un caractère normatif et pres­crivent surtout ce qui doit être. Mais toute logique, en somme, est normative, puisqu'elle consiste en prescriptions que la pensée du groupe s'impose à elle-même et impose à ses membres : qu'on raisonne en mathématicien ou en physicien, on doit « se conformer à des lois, obéir à des règles », on s'expose au reproche d'avoir « commis des fautes et enfreint telle ou telle pres­cription ».

Disons plutôt que ce sont des logiques des valeurs, des valeurs sociales, à la différence de la logique du sentiment, qui repose (mais en partie seulement) sur des jugements de valeur individuels 4, et qu'elles utilisent sans doute certaines données réelles, psychologiques et morales aussi bien que physi­ques, mais que, à la différence des logiques objectives, elles les subordonnent à des préférences collectives, et s'inspirent à cet égard du principe de finalité,

On voit bien, d'ailleurs, comment le raisonnement religieux ou juridique (politique) s'explique à l'origine, et pourquoi il a dû s'introduire le premier. Quand des milieux différents se constituaient en une société, ou que des grou­pes jusque-là séparés se fondaient en une communauté plus large, il fallait tenir compte des croyances diverses ou opposées dans ces milieux et ces groupes, et opérer entre elles une synthèse. On conservait les affirmations for­mu­lées dans des sociétés restreintes, dans la mesure où elles pouvaient se combiner entre elles, et surtout, s'adapter aux principes d'une société plus large où elles étaient comprises. C'est peut-être dans la religion et dans le droit, c'est-à-dire dans la société religieuse et dans la société politique, que de tels problèmes se sont posés d'abord. Mais il en a été de même, progressi­vement, sur d'autres plans, philosophique, scientifique, pratique, et dans les communautés correspondantes.

Or, il se peut qu'à l'origine, et en certaines périodes de l'évolution histori­que, ces sociétés diverses aient tendu à s'inspirer dans leurs raisonnements d'une même logique : au Moyen Age, de la dialectique, aussi bien en matière de théologie et de politique que de science et de philosophie. Toutefois, pro­gres­si­vement, divers domaines se sont constitués, avec des groupes correspon­dants. La philosophie s'est distinguée de la théologie, la science de la philo­sophie, la science expérimentale de la mathématique, cependant que les diver­ses organisations nationales, politiques, économiques se différenciaient de leur côté. Ainsi se sont constituées autant de logiques distinctes, dont chacune n'est valable qu'à l'intérieur du groupe qui s'en inspire et qui l'a fixée.

Il se trouve que des hommes appartenant à ces communautés diverses se rencontrent, opposent leurs méthodes de raisonnement, appliquent des méthodes différentes, développées et mûries à l'écart l'une de l'autre à une même question. Partout, même, bien des individus font partie à la fois de plusieurs de ces groupes, si bien que dans leur esprit se heurtent plusieurs logiques. Il y en a autant, en effet, que de sociétés distinctes. N'en concluons pas, cependant, que la pensée individuelle est comme une tour de Babel, ou un asile de Bedlam. Toutes ces logiques partielles ont en effet une même origine. Elles se sont différenciées à l'intérieur d'une logique plus large qui s'exprime dans le langage (grammaire, syntaxe), dans la vie pratique, dans la vie commune, de même que les divers groupes font partie de la société en général. Cela suffit pour que, si diverses soient-elles, elles puissent subsister côte à côte, à condition, bien entendu que chacune d'elles n'empiète pas systé­ma­tiquement et de façon trop durable sur des domaines qui ne sont pas le sien.

Il y a autant de logiques distinctes que d'aspects déterminés ou détermi­nables des choses, pouvant devenir centres d'intérêt pour une communauté. De ces logiques, chacune d'elles doit être rigoureusement exclusive, et cependant tolérante aussi, dans la mesure où elles développent toutes quelque attribut de l'espèce, et s'en rendent compte, pour elles comme pour les autres.

1  L'Expérience mystique et les symboles chez les primitifs, Paris, Alcan, 1938.

2  On se rappelle Rousseau, imaginant un dispositif pour observer le soir, par reflet, le ciel étoilé dans la campagne, surpris et menacé par les paysans qui croient à une opération de sorcellerie. A Venise, lorsqu'Einstein fut obligé de quitter l'Allemagne, nous avons lu, dans un grand journal italien : « Qu'il s'en aille ! Qu'il s'en aille ! Qu'il retourne à son grimoire, à sa cabale ! »

3  Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, édition française 1917-1919, 2 vol. Nous en avons parlé dans deux articles publiés dans la Revue d'économie politique, septembre-décembre 1918 et juillet-août 1920. M. Aron a étudié la sociologie de Pareto en un article très pénétrant dans la Zeitschrift für Sozialforschung, Jahrgang VI (1937), p. 489 sq.

4  « L'intelligence, disait Eisler, n'est pas créatrice de valeurs, elle ne fait que reconnaître les valeurs existantes, lesquelles sont biologiques en leur fond. » Ribot déclare : « La valeur des choses est dans leur aptitude a provoquer le désir, elle est proportionnelle à la force du désir. » (Logique des sentiments.) Il en conclut que les valeurs sont purement sub­jectives, c'est-à-dire individuelles. Pourtant, même dans l'ordre des sentiments, il existe et se manifeste des préférences collectives, des approbations et, condamnations par un groupe, et la société peut développer et créer de toutes pièces en nous des désirs et des passions. Nous les trouvons, formulés et acceptés collectivement, dans certains milieux, et nous pouvons d'ailleurs chercher ceux qui s'accordent avec nous à cet égard.

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