N°21 / Résistances et altérité Juillet 2012

« Conscience individuelle et esprit collectif »(1939)*

Maurice Halbwachs

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Un des défauts les plus graves de la psychologie classique, qu'il s'agisse de la psychologie physiologique ou de la psychologie associationniste, c'est que, en se limitant à l'étude de l'homme isolé, elle a manqué de rendre compte des facteurs multiples qui affectent du dehors l'individu, tels que les institutions, les coutumes, les échanges d'idées et surtout la langue qui, dès l'enfance, conditionne, tout au long de sa vie, son entendement, ses sentiments, son comportement et ses attitudes d'une manière qui serait inconcevable pour un individu isolé. Pourtant, même si la psychologie classique a négligé ces influences et n'a considéré la conscience individuelle qu'à l'intérieur de ses propres limites, elle n'a pu manquer de noter l'incidence de tous ces facteurs sur la conscience.

L'intelligence et à la raison

Lors même que l'individu est artificiellement séparé de la société et considéré hors des rapports qu'il entretient avec le groupe, il n'en garde pas moins pour autant l'empreinte de la société. Les processus intellectuels en particulier, qui ne peuvent être expliqués que par l'action exercée par la société sur l'individu, ont été l'objet d'études de tous les psychologues. On pourrait même dire qu'ils ont été l'objet de prédilection des observations et analyses au moins des psychologues classiques. Parfois même ceux-ci parvenaient à la descrip­tion correcte et à l'analyse pénétrante du fonctionnement de ces processus mentaux mais les explications qu'ils en offraient se heurtaient à des difficultés insurmontables. Ceci vaut autant pour les empiristes que pour les introspec­tionnistes. Car comment expliquer les idées, les principes, la pensée, le jugement que nous ne possédons que parce que d'autres les possèdent, si l'on soutient l'hypothèse de l'esprit isolé. Qui plus est, une bonne partie des psy­cho­logues, en particulier les psychologues métaphysiciens qui ont défendu la théorie des idées innées, croyaient que les « fonctions mentales inférieures » telles la mémoire, l'imagination, la perception et aussi les états affectifs et les impulsions, dépendent étroitement de la vie intellectuelle « supérieure ».

Ils n'ont pas manqué de remarquer que la volonté est liée à l'intelligence et à la raison. Cependant, confinant l'intelligence à notre for intérieur, ou plus exactement, cherchant ses racines dans un élément extérieur du milieu qui nous enveloppe, ils n'arrivaient pas à en comprendre la nature et à en discer­ner les traits caractéristiques. Ils ont en particulier échoué à comprendre que l'intelligence est un facteur tout relatif puisqu'il est relié au milieu social qui se transforme et varie avec les lieux et les époques. Ils se sont sans doute rapprochés de la bonne solution du problème sans toutefois l'atteindre. Leur recherche a inévitablement souffert de l'interprétation statique et fermée de l'intelligence due au fait qu'ils n'ont pas pris en compte le milieu social.

D'autres psychologues, non seulement les métaphysiciens mais aussi les associationnistes, les physiologies et les introspectionnistes, qui ont tenté d'expliquer les fonctions mentales et l'esprit, étaient surtout intéressés par ce qu'ils considéraient comme les éléments les plus simples, les plus immédiatement perceptibles et observables de l'activité psychique, c'est-à-dire la sensation, l'imagination et les tendances organiques. C'est la raison pour laquelle les soi-disant processus et états mentaux « supérieurs » leur ont paru être seulement une sorte d'extension et combinaison d'états et d'actes sensoriels, une structure et une superstructure à la fois complexes et artificielles. Pourtant il n'y a aucune raison de les placer hors de l'esprit individuel, dans l'étude des processus mentaux, puisque, croyaient-ils, ces états mentaux y ont leur racine, en tirent leur existence, les formes inférieures de la vie consciente qui sont conditionnées par notre organisme et qui, y étant liées, doivent avoir approximativement les mêmes frontières.

L'organisme, le cerveau et le système nerveux

Toutefois, lorsqu'ils s'attachaient à étudier de plus près et plus complètement les faits psychologiques, les psychologues devaient reconnaître le caractère manifeste de la relation entre l'organisme, le cerveau et le système nerveux de gens divers, relation qui ne pouvait pas dans chaque cas s'expliquer en référence à un organisme isolé. Ainsi le langage par exemple et l'expression des émotions. A vrai dire lorsqu'on explique des états mentaux à l'aide d'états corporels, lorsque l'âme et le corps sont reliés entre eux dans leurs réactions et mouvements, ils mettent en valeur les caractéristiques psychiques que l'homme a en commun avec les animaux. Lorsque, au contraire, on se limite à l'étude des formes élémentaires de la vie consciente, on ne peut plus expliquer comment l'homme a réussi à s'élever d'un niveau aussi primitif aux formes supérieures actuelles de sa vie mentale. C'est précisément parce que les psychologues de cette école ont compris le fonctionnement de notre esprit à ce niveau presque organique, qu'ils devaient admettre qu'une partie considérable de notre vie mentale ne relève pas de la psychologie individuelle puisqu'il est impossible d'expliquer les activités intellectuelles dans une telle perspective et que, en conséquence, la vie mentale doit faire l'objet d'une autre discipline scientifique portant sur les phénomènes de groupe.

Dès lors il n'est guère étonnant que Blondel, psychologue physiologiste lui-même, mette l'accent dans un article sur ce que la psychopathologie peut apprendre de la sociologie. Il disait, en citant Durkheim :

« Ce n'est pas l'individu qui invente sa religion, sa morale, son droit, son esthétique, sa science, sa langue, sa manière de se comporter dans les circonstances de tous les jours, avec ses égaux, ses supérieurs ou ses inférieurs, avec les forts ou les faibles, avec les vieillards, les femmes ou les enfants, sa manière de manger et de se tenir à table, l'infini détail enfin de sa pensée et de sa conduite. Tout cela, il le reçoit tout fait, grâce à l'éducation, à l'instruction et au langage, de la société dont il fait partie. Ce sont donc bien là des états mentaux, mais des états mentaux que leurs caractères les plus essentiels opposent aux états proprement individuels. S'ils sont communs à tous, non seulement ils ne sont le propre de personne, mais encore ils ne se réalisent tout entiers en aucune de leurs incarnations individuelles. Les idées de l'hom­me moral ne sont pas la morale ; celles du savant ne sont pas la science ; nos goûts ne sont pas l'esthétique ; les paroles que nous échangeons ne sont pas le langage. Une réalité mentale qui déborde les mentalités individuelles tout en contribuant à les constituer, telle est la nature essentielle des représentations collectives1. »

L'objet de la psychologie collective ainsi défini, on fera bien de le distinguer de ce qu'il n'est pas et ce qui reste du domaine de la psychologie individuelle. Selon Blondel, le psychologue doit s'appuyer fortement sur les données de la psychophysiologie et de la psychopathologie. Pour ce qui est des représentations et tendances collectives, il s'agit avant tout de reconnaître leur action sur l'esprit de chaque individu, de décrire ce processus, d'en noter les causes et de l'éliminer c'est-à-dire de laisser la place nette à la psychologie physiologique. Puisque cette dernière cherche à atteindre ce qui, dans les états de conscience peut être expliqué par l'organisme, surtout par l'organisme con­si­­déré dans sa nature générale, cette psychologie s'occupe en réalité de l'espèce humaine et elle doit s'appeler « psychologie spécifique » ou psychologie com­­pa­rée. Ce qu'elle étudie au fond dans l'organisme individuel, c'est l'espèce.

La psychologie collective

Les données fondamentales de la psychologie collective, sont le groupe et les tendances et représentations que les différents milieux sociaux ont en commun, mais elle ne s'adresse pas aux individus pour comprendre ces états psychiques collectifs. D'abord elle les trouve à l'extérieur des esprits individuels, dans les formes et structures des institutions et coutumes, dans les croyances et dans les produits du groupe, tels que l'art, la science, la langue ou la technique. Elle saisit mieux la nature sociale qu'ils portent tous en eux-mêmes et que l'on reconnaît de l'extérieur puisque tout ce que cette nature sociale provoque se manifeste dans les formes du langage et de la pensée commune et ne dérive pas de l'introspection individuelle mais de l'intelligence dans sa forme collective.

Ainsi il y a deux domaines complémentaires mais nettement séparés ou du moins séparables, et susceptible d'être distingués comme la forme et le contenu. On peut rappeler à ce propos la distinction kantienne (in Esthétique transcendantale) entre formes des sensations, de l'espace, du temps qui sont perçues a priori et le contenu matériel, qui ne devient connaissance qu'une fois rapporté à l'agencement de ces formes. De la même manière notre conscience contient d'une part des formes ou modèles sociaux et d'autre part, des choses imaginées ou perçues, des morceaux de pensées et de connaissances comparables aux perceptions et images des animaux, qui n'en diffèrent qu'en raison de la plus grande complexité de l'organisme et du système nerveux humains. Ces phénomènes mentaux, vagues à l'origine et susceptibles d'être comparés à la pensée confuse d'un homme qui rêve, n'offrent prise à la connaissance qu'une fois entrés dans le cadre de référence de la pensée sociale. Mais en même temps ils changent de nature en se transformant en états collectifs avec seulement une frange de conscience organique qui s'obscurcit dans le caractère indéfini de la vie animale. Dans la mesure où ils fournissent la matière première de la conscience et de la vie mentale de l'espèce, ces phénomènes doivent être étudiés exclusivement du dehors mais toujours en référence à leurs manifestations organiques dans l'individu.

La psychologie sera donc soit collective soit individuelle et tout ce qui est dans l'esprit sera expliqué en termes de groupe ou d'espèce. En juxtaposant ces deux disciplines et en éclairant l'une par l'autre, on pourrait dans une certaine mesure expliquer la vie mentale dans sa totalité. Car l'esprit doit tout ce qu'il contient soit à l'organisme soit au groupe social. Une fois ces dettes payées, on peut dire qu'il ne doit rien à personne.

Néanmoins Blondel a soutenu qu'outre ces deux disciplines psychologiques il y en a une troisième, qui est la seule d'ailleurs, selon lui, à mériter le nom de psychologie individuelle, pour la raison suivante. Il est entendu que, comme disait Tarde, l'homme est un être social greffé sur un être biologique. Mais le psychologue ou le sociologue ne peut explorer complètement l'individu lui-même, issu de ce croisement ou de ce contact entre séries d'éléments physiologiques et sociaux. Cependant on sait bien qu'il existe des différences individuelles à l'intérieur des groupes sociaux. Elles proviennent de combinaisons et d'interférences entre les conditions organiques et les circonstances sociales qui ne sont pas identiques pour différents individus. Il convient donc que la psychologie se charge un jour de rendre, compte non seulement du fonctionnement de l'esprit en général mais aussi des particularités des phénomènes qui marquent la conscience individuelle.

L’anthropologie

On arrive ainsi à la nécessité de répartir l'étude de la mémoire, de la perception, des émotions et des sentiments entre trois disciplines psychologiques, l'une collective, la seconde physiologique ou spécifique et la troisième différentielle. Cette dernière, Comte s'est proposé de l'ajouter dans son système de philosophie positive comme la septième science, à celles qu'il avait déjà incluses dans sa classification. Elle devait s'appeler « anthropologie » ou « philosophie morale », étant conçue comme la science des phénomènes mentaux individuels.

Envisageons donc ce point de vue. Quel serait l'objet précis de la psychologie individuelle ou différentielle ainsi définie ? Se propose-t-elle d'expliquer toute conduite de chaque individu, partout et de tout temps ou de quelques individus seulement ? Mais lorsqu'il s'agit de l'esprit humain, de même lors­qu'il est question d'êtres organiques et d'événements matériels, on ne peut pas expliquer scientifiquement le cas individuel. Un incendie, une avalanche, la croissance d'une plante, le décès d'un animal, ce sont des événements uniques non en tant que types, mais dans la mesure où chacun d'entre eux est distinct de tous les autres du même type. Cela s'applique de la même manière aux états complexes de la conscience individuelle ou aux actes par lesquels un être humain explique sa propre personnalité. C'est un aspect de l'histoire ou c'est l'histoire elle-même, si l'on comprend par là la description d'êtres et de faits uniques, qui commence là où s'achève la science des faits sociaux.

Blondel rend plus explicite encore sa conception en énumérant un certain nombre d'études qui dérivent de la psychologie différentielle qu'il a dans l'esprit : pédagogie, orientation professionnelle, « ethnologie » et pathologie mentale. Il est évident que dans chacune de ces études, le devant de la scène est occupé par les circonstances individuelles. Il est nécessaire lorsqu'on envisage des cas individuels de définir les aptitudes intellectuelles et professionnelles, les dispositions morales, la condition mentale. Il y a autant de problèmes de méthode qui demandent une classification et des distinctions préliminaires. On n'est en face de cas individuels qu'au moment de l'appli­cation et aucune de ces disciplines ne doit être considérée comme science pure si elles se limitent à l'accumulation d'observations individuelles.

On peut aller encore plus loin et se demander s'il s'agit toujours de science dans la mesure où ces disciplines se limitent à rassembler des données hétéro­gènes empruntées à diverses autres sciences. En vérité on ne connaît guère de lois scientifiques qui ne mettent pas en rapport des faits homogènes si bien qu'il est difficile de croire que les études citées dépassent le cadre de simples descriptions.

Psychologie collective et psychologie sociale.

En conclusion il existe une psychologie collective et une psychologie sociale. Mais peut-être ces deux sciences sont-elles encore trop peu dévelop­pées pour nous permettre de poser des problèmes demandant leur contribu­tion, ces problèmes étant très complexes et peut-être même insolubles. Il faut maintenant se demander quelle est la place qui revient à la psychologie collec­tive dans le domaine de la sociologie. Il peut sembler que, lorsqu'ils étudient la psychologie collective de la même manière que la psychologie individuelle classique, les sociologues se contentent de parfaire la psychologie de l'indi­vidu en exposant tout ce qu'il emprunte à la vie sociale sans s'attaquer à l'étude de l'esprit social elle-même. Pourtant ce n'est pas tout à fait vrai. La pensée collective n'est pas une entité métaphysique qui doit être recherchée dans un monde à part, dans un monde également métaphysique. L'esprit collectif n'existe et n'est réalisé que dans les consciences individuelles. Bref ce n'est qu'une certaine organisation des relations entre esprits individuels, c'est l'état de conscience d'un nombre plus ou moins grand d'individus que com­prend le groupe. Pour cette raison l'esprit collectif ne peut être exploré en se limitant à l'esprit individuel. Il faut, pour l'atteindre et l'étudier, le chercher dans les manifestations de tout le groupe pris comme un tout. En d'autres termes il faut toujours considérer les fonctions mentales telles qu'elles se réa­li­sent dans telle ou telle personne, comme des aspects fragmentaires d'une fonction qu'elles ont en commun avec les autres membres du groupe. Ainsi on peut dire que les individus pensent, sentent, agissent en commun en adoptant une attitude mentale qui appartient au groupe.

On sera ainsi amené à distinguer deux parties de la psychologie collective. La première, la partie générale, concernant l'étude des caractéristiques et des modes de fonctionnement de la pensée collective tels qu'on les trouve dans toutes les sociétés où apparaissent ces formes de la conscience collective et dans lesquelles se développent des représentations et des tendances qui diffè­rent en contenu suivant le groupe et qui sont par conséquent particulières au groupe. Les psychologies collectives spéciales suivront cette étude générale, par exemple celles qui portent sur le groupe religieux, la famille, la nation, la classe sociale, les groupements économiques, etc., qui s'attacheront à l'étude de leur nature spécifique et au contenu spécial des traditions, des souvenirs, des concepts des pensées, des sentiments et des perceptions qui les carac­térisent.

Mais une telle étude ne s'occupe-t-elle pas du même domaine que la socio­logie des groupes ? Trouve-t-on autre chose le long de l'existence des groupes et dans leur activité sociale que le jeu des tendances et des représentations ? Sommes-nous fondés en conséquence à faire la distinction entre la sociologie comme telle et la psychologie collective ?

La société est peut-être quelque chose de plus ?

Puisque la société enferme un ensemble d'êtres humains qui pensent, agissent et sentent en commun, la sociologie traite avant toutes autres choses d'idées, de croyances, de sentiments et de tendances, c'est-à-dire des faits psy­cho­logiques. Mais la société elle-même est peut-être quelque chose de plus. En premier lieu, pour réaliser la solidarité sociale dans l'harmonie des pen­sées, sentiments et actes, elle doit accepter certaines conditions qui apparais­sent sous forme de mécanismes qu'on appelle les « techniques » et qui sont particulièrement manifestes dans la vie économique : techniques de produc­tion, de mécanisation, de commerce, de circulation monétaire. Mais il y a aussi des techniques religieuses, juridiques, scientifiques, artistiques, etc. Il y a en particulier la technique générale du langage. Sans aucun doute ces tech­niques impliquent une mémoire, un raisonnement et des concepts qui sont communs au groupe qui les emploie. Il fallait les inventer et ils doivent être conservés, renouvelés et développés. Cependant une fois fixés ils fonctionnent de façon presque automatique. L'organisme et le matériel sont mis ensemble, les manipulations et les mouvements du premier deviennent dans l'utilisation de la technique plus physiques que conscients. Ils ne constituent que l'applica­tion de lois naturelles, des lois qui ne sont pas celles de la vie sociale mais qui sont imposées du dehors à la société.

A ce propos on peut se demander s'ils représentent une partie essentielle de la vie du groupe social ou s'ils y figurent toujours comme un élément étranger. Il a été affirmé que toute évolution, qu'elle soit sociale, économique, juri­di­que ou religieuse, s'explique par l'évolution de la technologie industrielle. Ce qui importe pour la psychologie collective c'est qu'il s'agisse moins d'instruments, de matériaux, de machines et d'opérations que d'idées, plus précisé­ment de représentations collectives dont ils sont l'objet. L'étude de la technologie scientifique se trouve hors du domaine de la psychologie collective, de la sociologie ou même de la sociologie économique.

Nous ne voudrions pas soutenir que la science n'est pas le produit de la pensée collective, cependant il convient de faire la différence entre la science et son contenu ou ses applications matérielles. Ainsi les techniques peuvent faire l'objet de la réflexion sociale tandis que l'invention de la technique, com­me la science et son application, sont les résultats de la pensée collective. La science elle-même, dans sa nature matérielle, ne fait pas partie de la société.

En outre on peut distinguer deux aspects dans toutes les institutions, les actes collectifs et les représentations collectives. Une institution comme la royauté repose avant tout sur la soumission au roi, sur la reconnaissance de son pouvoir et de son prestige, sur des sentiments d'affection et de respect. Ce sont des éléments psychologiques. Par ailleurs il y a la couronne, le sceptre, le palais royal, les vêtements, les uniformes qui distinguent les dignitaires et les officiers royaux selon leur rang. Il y a des documents écrits qui légitiment le pouvoir royal, les manuscrits anciens, les chartes, les édits, les cérémonies, les sessions parlementaires, les spectacles de cour dont tous les détails sont réglés strictement suivant l'étiquette et la tradition. Bref il y a la forme extérieure de l'institution, faite d'éléments matériels, qu'on peut appeler morphologiques.

Devons-nous conclure que l'étude sociologique des institutions dépasse le cadre de la psychologie collective puisqu'elle comprend les caractéristiques et les formes des lois, des coutumes, des gouvernements et des organisations sociales qui ne sont pas du tout d'ordre psychologique, qui ne sont pas reproduites comme des états de conscience mais existent, visibles et tangibles, dans l'espace ? C'est à ces aspects de la réalité sociale que Durkheim se référait en recommandant de traiter les faits sociaux comme des choses. De cette façon en effet les modes d'existence des sociétés prennent une place parmi la masse des objets matériels auxquels ils semblent partiellement s'identifier.

Admettons que les institutions soient avant tout des formes stables et stabilisées des modes de vie. Néanmoins si l'on remonte à l'origine de ces structures nous trouvons des états mentaux des représentations, des idées et des tendances qui, en se stabilisant, se cristallisent en quelque sorte. Certes, il y a bien des degrés et des différences à cet égard entre l'institution nouvelle-née et l'ancienne institution qui est inflexible comme ossifiée. Dans ce dernier cas elle a perdu une partie de son contenu mental. Quoi qu'il en soit on ne peut pas comprendre son existence et son caractère à moins de se rappeler et de ressaisir la pensée collective qui lui a donné naissance et qui se trouve désormais diminuée et réduite et peut-être presque évanouie mais susceptible d'être réanimée si, à la faveur d'un concours des circonstances, l'institution prend un nouveau départ en revêtant une nouvelle forme. De plus le facteur fondamental est de nouveau l'idée que la société se fait de l'institution, de ses aspects extérieurs, des gestes et des réactions que celle-ci peut commander.

Finalement il y a une morphologie de la population qui parait, à première vue, ne pas appartenir au domaine de la psychologie collective mais qui ne fait pas moins partie de la sociologie. La distribution physique de la masse d'un groupe, l'effectif des habitants d'une ville, leur concentration, leurs mou­ve­ments migratoires, l'incidence de la natalité et de la mortalité, ce sont tous des faits physiques et non pas organiques. Ne devons-nous pas considérer les groupes et les unités humaines sous leur aspect purement matériel, quant à leur relation au sol, à leur distribution géographique, à leurs habitudes qui sont toutes sujettes aux lois de la mortalité et de la natalité ? Nous devrions comprendre pourtant que ce n'est qu'une vue superficielle des choses. Les populations ne sont pas des masses inertes qui obéissent à des lois physiques aussi passivement que les grains de sable ou comme des troupeaux d'animaux. Tous ces phénomènes apparaissent comme s'ils étaient déjà conscients de leur distribution, leur masse et leur forme, leurs mouvements, leur croissance et leur déclin. C'est plutôt les états de la conscience collective, morphologique ou démographique, que le statisticien essaie de reconstruire sur la base de ses données numériques.

Ainsi, ni les techniques ni les faits morphologiques de la population ne peuvent être étudiés et expliqués sans chercher dans ces faits mêmes et derrière eux, les faits psychologiques qui sont les phénomènes de la psycho­logie collective. Ces derniers envahissent en conséquence tout le terrain de la sociologie.

En conclusion : unir la psychologie et la sociologie

En conclusion, il faut garder à l'esprit que les traits caractéristiques des représentations collectives et leurs tendances sont de s'exprimer et de se manifester dans des formes matérielles, de nature souvent symbolique ou emblématique. Tout se passe comme si la pensée d'un groupe ne pouvait naître, survivre, et devenir consciente d'elle-même sans s'appuyer sur certaines formes visibles dans l'espace. C'est pourquoi il est nécessaire d'en étudier les manifestations et expressions matérielles, de les analyser dans toutes leurs particularités, de les relier les unes aux autres et de les suivre dans leurs combinaisons. Cette nécessité, imposée à la sociologie, pourrait être comparée à celle qui oblige la psychologie physiologique à étudier les réactions motri­ces et le fonctionnement du système nerveux et du cerveau. Elle tourne son attention vers l'organisme individuel. Quant à la sociologie, elle étend son attention à l'observation des traits physiques de groupes entiers.

Voilà qu'apparaît la différence entre la psychologie individuelle et la sociologie. Voilà ainsi qu'on saisit la possibilité et le besoin de les unir et de les faire collaborer. Car la vie consciente semble impliquer deux types de conditions : elle est liée à un organisme ; elle est cependant aussi en rapport avec un milieu social, ses institutions, ses techniques et sa population. Elle a, pourrait-on dire, deux faces tournées vers les conditions organiques et vers les conditions sociales qui sont exactement complémentaires. La face qui réflé­chit la vie organique dépend de la psychologie de l'individu ; il en va bien ainsi puisque c'est une caractéristique essentielle des organismes d'êtres isolés et séparés les uns des autres. C'est dire qu'ils se présentent en tant qu'indi­vidus. Pour ce qui est de l'autre aspect de la vie mentale, rattaché à la société, à ses institutions et coutumes, il ne peut être que collectif parce qu'il est lié aux réalités collectives qui l'envahissent et dont il retrouve les projections dans sa propre nature.

Ce qu'on a voulu en définitive décrire, et ce qui doit être clairement com­pris, c'est la façon dont l'esprit collectif, enveloppant les hommes associés, des groupes et leurs organisations complexes, donne à la conscience humaine accès à tout ce qui a été accompli en matière de pensées, de sentiments, d'attitudes et de dispositions mentales dans les divers groupes sociaux où il s'incarne.

*  Version française de l’article paru dans l’American Journal of Sociology, 44, 1939, pp. 812 à 822.

1 In Journal de psychologie, XXII, avril 1925, p. 333.

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