N°21 / Résistances et altérité Juillet 2012

L'expression des émotions et la société (1947)*

Maurice Halbwachs

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Les formes qu'on pourrait appeler supérieures de la sensibilité, les senti­ments et les passions paraissent exiger une élaboration plus personnelle et plus prolongée que les émotions, ou le plaisir et la douleur élémentaires. Or, il y a sans doute une logique des sentiments, presque inconsciente, qui fait que, comme le disait Stendhal à propos du sentiment de l'amour, toutes nos réflexions, nos imaginations se cristallisent en quelque sorte autour de la représentation de la personne aimée ou détestée, de l'objet désiré ou redouté. Mais tout ce travail mental ne peut s'accomplir sans qu'il s'y mêle bien des idées, des jugements, des raisonnements. Ainsi, ces états affectifs sont pris dans des courants de pensée qui viennent en notre esprit du dehors, qui sont en nous parce qu'ils sont dans les autres. C'est bien nous qui les éprouvons. Mais ils ne subsistent et ne se développent, dans un monde où nous sommes sans cesse en contact avec les autres, qu'à la condition de se présenter sous des formes qui leur permettent d'être compris, sinon approuvés et encouragés, par les milieux dont nous faisons partie. Il en résulte que leur intensité, leur nature et leur direction s'en trouvent plus ou moins modifiées.

La société, les sentiments et les passions

Ainsi, la société exerce une action indirecte sur les sentiments et les passions. C'est qu'il y a en nous un homme social, qui surveille l'homme passionné, et qui, sans doute, lui obéit parfois et se met en quelque sorte à son service pour justifier sa passion : même alors, l'homme ne cesse pas d'être social ; il raisonne, il pense. Mais tout cela, en somme, peut se passer dans le for intérieur, loin des yeux (sinon en dehors de l'influence occulte) de la société.

Il n'en est plus de même des émotions, et aussi bien de cet ordre de senti­ments et de passions qui leur sont étroitement liés parce qu'ils en sont à la fois l'occasion et la cause. Par leurs manifestations extérieures, tout au moins par leurs modes d'expression visibles, sensibles, elles tombent sous le regard des hommes qui nous entourent, des groupes auxquels nous sommes liés. Quand l'émotion s'exprime, cette expression est matérielle, et le groupe a prise directement sur elle1.

Ainsi il se peut que l'expression émotive ne soit nullement naturelle, innée ou héréditaire, en tout cas liée à la constitution organique de l'espèce. Certes, l'enfant sanglote et pleure, il agite les bras, et pousse des cris sans que per­sonne le lui ait appris. Mais il y a loin de ces mouvements et contractions spontanées des tout petits enfants aux expressions et attitudes très nuancées et dont la signification est bien définie, telles qu'on les voit apparaître aux âges suivants. Tout se passe comme si les enfants les avaient apprises en regardant les autres, et à leur contact. Mais alors les adultes d'aujourd'hui les ont reçues eux-mêmes de leurs parents, ceux-ci des leurs : et ainsi en remontant jusqu'à nos ancêtres les plus éloignés. L'expression émotive se serait transmise com­me la langue ; et après tout elle lui ressemble en ce qu'elle met en jeu toute une mimique, qui est comme un langage des gestes et des traits. Elle répon­drait au même besoin de communiquer aux autres ce qu'on éprouve.

C'est la collectivité elle-même qui aurait suggéré, ou choisi parmi toutes celles qui se produisaient spontanément, au gré des fantaisies individuelles, telle mimique expressive, parce qu'elle lui paraissait sans doute le moyen le meilleur de réaliser parmi tous les membres du groupe qui en étaient témoins une communauté de sentiment ou d'émotion, de même que le langage a été élaboré par la société pour réaliser une communauté de pensées. Il n'est pas du tout nécessaire d'admettre que ces gestes et expressions soient comme le résidu de gestes pratiquement utiles, ni même qu'ils aient été imaginés par le groupe et imposés par lui dans une pensée utilitaire ; il suffit qu'ils aient ré­pon­du au besoin qu'ont les hommes, par suite de leur existence collective, de sympathiser les uns avec les autres dans la joie et dans la douleur, dans l'admiration, l'enthousiasme, l'indignation et la haine.

Lorsqu'on peut observer en secret un être humain qui ignore qu'on le regarde on ne s'en soucie point, et qui, sous l'empire d'une émotion, lève les bras au ciel, s'arrache les cheveux, profère des sons et des paroles confuses, n'est-on point frappé de ce que toute cette gesticulation n'a point de sens et de raison d'être chez un individu isolé, et que la personne émue se comporte comme si elle était en présence d'autres êtres prêts à répondre à ses mouvements et à ses cris ?

États affectifs et fait sociaux

Comme l'a dit M. Blondel : « Les états affectifs forts sont assez rarement le fait d'individus isolés. La solitude appauvrit en général non seulement l'expression extérieure de nos émotions, nos pleurs, nos rires, nos cris et toute notre mimique, mais le jeu même de représentations et de sentiments qui le sous-tendent ; si cependant nos émotions se développent hors de la présence d'autrui, c'est que nous subissons incessamment le mirage de la vie en commun qui nous est si naturelle, c'est que notre imagination est toute peuplée de spectateurs et d'auditeurs imaginaires devant lesquels nos émotions alors se déploient, c'est que, par une sorte de dédoublement auquel le jeu de la conscience réfléchie nous a accoutumés, devenant à nous-mêmes nos propres alliés et nos propres ennemis, nous nous plaignons, nous nous indignons ou réjouissons avec nous, nous nous emportons contre une sorte d'adversaire intérieur, nous nous procurons à nous-mêmes la vision pathétique de nos pleurs et le déchirement de nos cris. »

Ainsi, nos états affectifs tendent naturellement à s'épanouir dans un milieu social qui leur soit adapté. « Nos colères s'alimentent de la fureur ou de l'indifférence de nos adversaires, de la participation de nos amis ; elles s'étei­gnent faute de résistance ou de concours. Nos peurs se dissimulent et s'amor­tis­sent, si notre entourage ne les partage pas : elles s'exaltent au con­traire en paniques, s'il les fait siennes. » La solitude morale nous est en horreur. Certes, on a dit aussi que les grandes douleurs sont muettes, et nous avons tous, plus ou moins, la pudeur de nos émotions. C'est que, lorsque les autres ne se trouvent pas au même ton émotif que nous, qu'il ne peut y avoir, entre nous et eux, communion affective, alors nous rétractons et nous replions en effet sur nous-mêmes ; ou bien, et de préférence lorsqu'il s'agit des sentiments supé­rieurs, moraux, sociaux, esthétiques et religieux, « il arrive que nous nous réfugions dans une sorte de groupe idéal entre les membres duquel règne cet accord nécessaire que la réalité nous refuse... Mais, plus souvent encore, le veto qui leur est opposé use à la longue nos préférences et nos élans. »

Mais, inversement, nos émotions, sont soumises à une véritable discipline sociale, du fait qu'en présence des événements d'un certain genre, et dans telles circonstances qui se produisent souvent, c'est la société qui nous indique elle-même comment nous devons réagir. Ou plutôt, il ne s'agit pas seulement de la façon dont nous devons exprimer nos sentiments, sur quoi nous revien­drons plus loin, mais du sentiment et de l'émotion elle-même : la société attend que nous l'éprouvions, nous commande elle-même de la ressentir.

« A un certain degré de l'échelle sociale, dit encore M. Blondel, nous savons tout ce que doivent être nos sentiments au récit d'un exploit ou d'un crime, devant un Titien ou un Rodin, à l'audition d'une symphonie de Bee­thoven, en visitant Notre-Dame, en apprenant une victoire ou une défaite de nos armes. » Dans une réunion d'hommes où tous, pour une raison ou l'autre, sont à la joie, nous pouvons avoir nos motifs particuliers d'être tristes. Mais nous nous dominons, nous nous efforçons de participer à l'allégresse générale, sentant bien qu'autrement nous ferions figure de trouble-fête. Quand tout le monde est préoccupé, attristé, abattu, si nous rions, si nous plaisantons, nous passerons pour un mauvais plaisant ou bien pour manquer de cœur.

En dehors de ces circonstances, où nous devons nous mettre à l'unisson d'un sentiment collectif, il arrive que nous-mêmes nous trouvions dans une situation qui nous concerne seuls et que nous nous représentions alors le sentiment que nous devons éprouver, parce que tout autre, dans les mêmes conditions, serait ainsi affecté.

Quelqu'un nous a fait du bien, et nous devons non seulement lui témoi­gner, mais éprouver pour lui de la reconnaissance. Offensés, victimes d'une injustice, nous n'avons peut-être point de haine dans le cœur, aucun ressen­timent, mais il suffit que les circonstances dans lesquelles nous avons eu à souffrir par le fait d'un autre se retracent à notre pensée pour que l'esprit de vengeance s'éveille en nous par persuasion. Persuasion qui vient en réalité du dehors ; c'est la société qui parle à Néron par la voie de Narcisse. Il pourrait, il est vrai, résister, pencher vers la bonté et l'indulgence ; mais alors il prêterait l'oreille à une autre partie de Io. société. Le pardon des offenses, pour se faire accepter, dans le monde romain, doit s'appuyer sur la communauté chré­tienne : ou plutôt, les deux réactions affectives et différentes s'opposent com­me deux impératifs émanant de sociétés différentes. « Entre ce que nous éprouvons spontanément et ce que nous éprouvons par devoir, et quelquefois par con­trainte, la frontière est ici bien malaisée à tracer. »

Tenons-nous-en maintenant à l'expression émotive en elle-même c'est-à-dire aux gestes, au changement des traits, aux larmes, et à toutes les réactions motrices et articulatoires dont nous avons parlé. Qu'elles ne soient point pleinement spontanées, qu'il soit possible de les provoquer du dehors, artifi­ciellement, et de les soumettre ainsi à l'influence d'une volonté exté­rieure, c'est ce qui résulte de divers faits, et en particulier des expériences sur les ré­flexes conditionnés qui ont été faites par Pavlov. Des souris ont été habituées à entendre sonner une cloche avant de recevoir leur nourriture. Dès lors, le son de la cloche, alors même que la nourriture ne leur est point montrée, détermine chez elles une abondante sécrétion de salive. « Si, pour saliver, dit M. Blondel, il ne sert de rien de simplement le vouloir, il nous suffit, nous le savons tous, de penser fortement à un plat que nous aimons pour nous faire venir l'eau à la bouche ; or, il nous est toujours loisible de penser à ce que nous voulons, et, par ce détour, de saliver à volonté. » Ainsi, tandis que ces mécanismes sont montés chez l'animal au moyen d'un dispositif dirigé par une volonté extérieure, l'homme est capable de les monter lui-même en lui : il suffit qu'il évoque telles ou telles représentations, certaines images. Mais on c'explique ainsi qu'il soit possible à la société de déterminer chez ses membres certaines réactions expressives : il. lui suffit de présenter à leur vue les objets, les figures, les gestes dont les images donnent en quelque sorte le signal de ces mouvements et de ces réactions motrices.

Émotions et dressage social

D'où un grand nombre de techniques émotionnelles dues au dressage social. On les peut observer le mieux dans les sociétés dites primitives, à l'occasion des cérémonies et des fêtes alors que les membres rassemblés de la tribu ou du clan célèbrent les rites de leur religion, et reproduisent symboli­quement les actions héroïques et la vie légendaire de leurs ancêtres. Au cours de ces cérémonies qui se prolongent pendant des jours et des semaines, tout est réglé de façon à exercer une action continue et puissante sur les imaginations. Les objets sacrés sont exposés, des dessins symboliques reproduisent partout le totem, les chants, les danses évoquent et figurent les légendes, les mythes, de la tribu. Ces gestes et ces formes apparentes expriment à la fois et entretiennent des états affectifs communs à tous les membres du groupe.

Ainsi, des éléments expressifs et eux seuls, bien groupés et gradués, réus­sis­sent à éveiller une conviction profonde, une illusion entière qui s'accom­pagne de sentiments, et qui, en quelque sorte, les crée de toutes pièces, tels que le groupe ou la communauté les éprouve en commun et veut les imposer à ses membres. Par exemple, les procédés de l'initiation se rencontrent presque identiques en somme chez les peuples non civilisés aussi différents que les Australiens, les Peaux-Rouges, les indigènes de la Nouvelle-Guinée. A l'âge de la puberté, les jeunes gens feignent de tomber morts, puis, après des rites variables et compliqués, ils ressuscitent, et on leur communique les traditions de la tribu : mort et résurrection apparentes, mais qu'ils éprouvent comme une réalité.

Dans les peuples plus évolués, nous retrouvons des rites semblables et les mêmes procédés. Ainsi, les mystères d'Eleusis en Grèce faisaient passer les néophytes par les affres de la mort, traverser les représentations terrifiantes de l'Hadès, pour entrer dans la lumière resplendissante du séjour de la déesse. C'était l'enseignement d'une mort conduisant à une autre vie. On évoquait chez l'initié une série d'états d'âme dont la conclusion était une croyance nou­velle, probablement en l'immortalité. Les actes symboliques qu'il accom­plis­sait, les spectacles qu'il contemplait, tels étaient les moyens par lesquels on déterminait en lui, Comme d'ailleurs chez ceux qui étaient soumis en même temps aux mêmes épreuves, les émotions successives qui étaient la raison de cette mise en scène.

L'émotion prend forme collective à l'occasion de la mort

Mais c'est surtout à l'occasion de la mort que l'émotion prend forme col­lec­tive, et que tout un rituel de gestes et de lamentations s'impose aux parents, aux amis de celui qui vient d'expirer. Chez les sauvages d'Australie, dès que l'un des leurs a rendu le dernier soupir, c'est une explosion de désespoir parmi les vivants mais qui se manifeste par des mouvements et des actes bien réglés. Sans doute, ils paraissent être hors d'eux-mêmes, ce sont des gestes et des contorsions désordonnées, c'est une grappe humaine, qui s'agite autour du mort : mais chacun, suivant son degré de parenté, joue un rôle défini, soit qu'il se lacère le corps, le visage, soit qu'il contracte ses membres, se torde sur le sol, soit qu'il pousse seulement des cris et se répande en lamentations.

Lods nous rapporte (dit M. Blondel) que, dans l'antiquité juive, le « deuil comportait deux manifestations bruyantes... le cri funèbre... et le thrène (poé­sie chantée en mélopée par la pleureuse souvent avec accompagnement de flûte ou de sistre). Il va sans dire que ni l'un ni l'autre n'étaient l'explosion spontanée, irréfléchie de la douleur chez les survivants. Car chez les Israélites, comme chez une foule de peuples non civilisés, les lamentations funèbres étaient strictement réglées par la coutume. Elles étaient proférées par des personnes déterminées, réparties par sexe et par clan, avec des paroles impo­sées par la tradition pendant un nombre de jours constant et probable­ment à heures fixes, comme chez les Syriens modernes ».

M. Granet a montré qu'en Chine le langage de la douleur constitue « une symbolique minutieusement ordonnée ». Ainsi s'explique le deuil imposé aux parents du mort comme une sorte de quarantaine. « Isolés dans des cabanes individuelles installées autour de la maison du mort, ils ne reçoivent plus de visites et n'ont même plus de rapports entre eux. Réduits au silence et à l'immobilité, n'exerçant plus de fonctions publiques, s'interdisant la musique, se soumettant à tout un système de restrictions alimentaires, s'abstenant de tout soin de propreté, ils vivent dans un état d'hébétude dont la collectivité les autorise à sortir graduellement par une série d'étapes, également réglementées, dont les cinq catégories d'habits de deuils qu'ils ont à revêtir successivement, constituent autant de signes extérieurs. » (Blondel.)

Voici un passage tiré du livre dont l'auteur est le Hollandais de Groot, The Religious System of China, où nous est décrit en détail l'enterrement chez les anciens Chinois. C'est après le moment l'on a garé le cercueil en haut des marches de la maison, dans une petite cabane de bois entourée des objets du sacrifice : « Quand tout a été mis à sa place, les serviteurs quittent la chambre de derrière et s'arrêtent sur le côté ouest de la porte, le plus élevé de rang à l'ouest de celui qui est le plus bas. L'invocateur est le dernier à quitter la cham­bre. Ayant fermé la porte, il se place à la tête des serviteurs, et tous pas­sent à l'ouest des piliers, descendant par les marches de l'ouest. A ce moment les femmes frappent du pied. Et quand les hommes passent le long du double par le côté sud, se dirigeant vers l'est, les pleureurs mâles frappent du pied. Les invités s'en vont alors, sur quoi les femmes frappent du pied. Le pleureur principal les reconduit hors de l'allée en s'inclinant, rentre, et se joint à ses frères pour pleurer avec eux près de l'endroit où le cercueil est garé, leurs faces tournées vers le nord. Cela fait, les frères quittent l'allée et sont égale­ment reconduits au dehors par le pleureur principal qui les salue en s'inclinant. A la fin, les pleureurs principaux quittent la rue, ce qui met fin aux gémisse­ments. Tous s'arrêtent sur le côté est, tournant leurs faces vers l'ouest. L'allée est alors fermée, et le pleureur principal, s'étant incliné avec les mains jointes, se retire dans son abri de deuil. »

Ainsi, devant des assistants, les parents expriment leur douleur par des attouchements, des bons, des coups sur la poitrine, des lamentations, dont tous les détails, le type, le nombre, le moment et l'endroit où il faut les exécuter, sont exactement prévus. Remarquons qu'il s'agit de gestes rituels, c'est-à-dire qui ont un sens et qui passent pour posséder une efficacité magique ou reli­gieuse. M. de Groot nous dit : « Pendant qu'on prépare le cercueil, les pleu­reurs s'abstiennent de gémir, parce que ces manifestations de chagrin pourraient faire que le chagrin réel soit enfermé dans le cercueil, Ce qui serait fatal au mort et aussi à ses descendants. » Et encore : « Quand on place le couvercle sur le cercueil, ceux qui ne sont pas de proches parents s'écartent, pour que leur ombre n'y soit pas enfermée. Toutes les femmes de la famille montent sur un banc ou sur une chaise afin d'éviter une fausse couche ; c'est que la partie terrestre de l'âme du mort retourne au sol d'où elle est issue, et pourrait de là facilement passer dans leur corps et y détruire les faibles germes de vie que le principe opposé y a placés. » Le geste ou le mouvement rituel et l'expression émotive sont étroitement unis, c'est qu'il y a quelque chose qui rappelle les gestes religieux, dans ceux qui ont pour rôle de manifester les sentiments. L'émotion collective étant liée à ces mouvements, à ces attitudes, il semble qu'elle dépende d'eux, qu'ils suffisent à l'entretenir, à conjurer tout ce qui n'est pas elle. Il semble que dans l'émotion elle-même ainsi partagée et multipliée il y ait une efficacité et un pouvoir qu'il ne faut pas laisser se per­dre, qu'il faut diriger vers la prière, l'invocation, la supplication, vers l'adora­tion aussi et la gratitude, comme vers la malédiction. Ainsi les chœurs au début d'Œdipe roi, qui élèvent leurs plaintes, en même temps qu'ils célèbrent des sacrifices pour écarter la peste et appeler les dieux à leur aide.

Relisons maintenant dans Colomba, de Mérimée, la scène où la jeune fille corse vient chanter la ballata au chevet d'un mort : « Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaient autour de la table. A la tête du mort se tenait sa veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout un côté de la chambre ; de l'autre étaient rangés les hommes, debout, tête nue, l'œil fixé sur le cadavre, observant un profond silence. Cha­que nouveau visiteur s'approchait de la table, embrassait le mort, faisait un signe de tête à sa veuve, et à son fils, puis prenait place dans le cercle sans pro­férer une parole. De temps en temps, cependant, un des assistants rompait le silence solennel pour adresser quelques mots au défunt Pourquoi as-tu quit­te ta bonne femme ? disait une commère. N'avait-elle pas bien soin de toi ? Que te manquait-il ? Pourquoi ne pas attendre un mois encore ? Ta bru t'aurait un fils... Puis la vocératrice prend la main de la veuve, demeure quelques minutes recueillie et les yeux baissés, et improvise, tantôt s'adressant au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une prosopopée fréquente dans les ballata, faisant parler le mort lui-même pour consoler ses amis et leur donner des conseils. » Le silence de la foule n'est interrompu que par quelques soupirs, quelques sanglots étouffés.

On pourrait enfin, comme l'a fait M. Blondel, montrer par de nombreux exemples à quel point dans nos sociétés même, non seulement à la campagne, mais à la ville aussi, à un enterrement, à un mariage, ces manifestations de deuil ou d'allégresse sont réglées par une sorte de code impératif qui impose au comportement extérieur uniforme. Or les manifestations font corps avec les sentiments. « Il serait bien difficile à une mimique en partie réglée par la collectivité d'engendrer, d'accompagner ou de traduire une émotion qui ne serait pas en partie actualisée. »

Les émotions, les coutumes et les traditions

En résumé, ce qui frappe surtout, et ce que nous avons essayé d'établir, c'est que non seulement l'expression des émotions, mais à travers elle les émotions elles-mêmes sont pliées aux coutumes et aux traditions et s'inspirent d'un conformisme à la fois extérieur et interne. Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère, ont d'abord été éprouvés et manifestés en commun, sous forme de réactions collectives. C'est dans les groupes dont nous faisons partie que nous avons appris à les exprimer, mais aussi à les ressentir. Même isolés, livrés à nous-mêmes, seuls en présence de nous-mêmes, nous nous compor­tons à cet égard comme si les autres nous observaient, nous surveillaient. Par là, on peut dire que chaque société, chaque nation, chaque époque aussi met sa marque sur la sensibilité de ses membres. Sans doute il subsiste en ce domaine une large part de spontanéité personnelle. Mais elle ne se manifeste, elle ne se fait jour que dans des formes qui sont communes à tous les mem­bres du groupe, et qui modifient et façonnent leur nature mentale aussi profondément que les cadres du langage et de la pensée collective.

*  « L’expression des émotions et la société. ». Échanges sociologiques, 1947. Paris, Centre de documentation universitaire.

1   Pour établir la possibilité d'une régulation sociale des émotions, il faut d'une part souli­gner l'importance de ce sur quoi peut s'exercer un contrôle social « l'expression matérielle des émotions » (élément constitutif de l'émotion elle-même et même élément essentiel selon les tenants de la théorie physiologique) ; d'autre part montrer que l'expression émo­tive n'est pas innée, c'est-à-dire déterminée par la nature...

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Christèle Fraïssé

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