Résistance ? Si en psychologie sociale, cette notion renvoie presque invariablement à celle de résistance au changement, elle possède, bien que de façon rarement explicite, une forte dimension politique, comme l’indiquent les divers champs théoriques présentés ci-après. En effet, s’intéresser à la résistance revient à traiter des relations de pouvoir entre individus et sociétés, ainsi que des enjeux dans l’élaboration de ces sociétés, entre changement-innovation et immobilisme-conformisme.
Les théories sur le changement d’attitudes et la communication persuasive vont évoquer et élaborer théoriquement les résistances individuelles ou collectives, des travaux pionniers de Lewin (1947, 1975) sur le changement des habitudes alimentaires, jusqu’aux modèles de changement d’attitude proposant diverses voies de persuasion, modèle de la probabilité d’élaboration (ELM) de Petty et Cacioppo (1986) ou le modèle heuristique-systématique (HSM) de Chen et Chaiken (1999). Dans ce même courant, les recherches sur l’engagement (Kiesler, 1971 ; Girandola, 2003) et la dissonance cognitive (Festinger, 1957) ayant conduit à la théorie de la soumission librement consentie (Joule et Beauvois, 1998), abordent les modes de résistances des individus aux changements prescrits par la société ou inhérents aux contraintes des situations quotidiennes. Les processus d’influence sociale sont également concernés, des travaux de Sherif (1936) sur la normalisation jusqu’à ceux de Moscovici (1979) sur l’influence des minorités suivis par la théorie de l’élaboration du conflit de Perez et Mugny (1993) en passant par le conformisme mis en évidence par Ash (1956) et la soumission à l’autorité décrite par Milgram (1974). Traitant la problématique du changement individuel ou collectif, ces travaux étudient les processus par lesquels les individus vont se conformer aux positions d’autrui ou au contraire y résister.
Une majorité aborde donc la résistance sous l’angle de l’absence de changement. Dès lors la résistance est pensée soit comme une force venant lutter contre une ou plusieurs autres forces dont l’objectif est a priori de faire évoluer – l’individu ou la société – vers une « meilleure » situation, tel que le propose Lewin par exemple, soit comme un état de non changement lorsque les auteurs mesurent l’absence d’écart entre une attitude initiale et une finale. La résistance est par conséquent ce qui refuse le changement, conduisant certains auteurs à proposer et valider des échelles de mesure individuelle de la résistance au changement (Oreg et al, 2008). Ces approches qui finalement, n’en constituent qu’une seule, s’accordent avec le dictionnaire définissant la résistance, à partir de sa racine latine resistere de sistere qui signifie « s’arrêter », comme « un phénomène physique consistant dans l’opposition à une action ou à un mouvement ». Ces approches qui laissent dans l’ombre la dimension politique de cette notion, ne tiennent pas compte de ses multiples formes. En psychologie sociale, l’approche de l’influence des minorités de Moscovici prolongée dans le cadre de la théorie de l’élaboration du conflit de Perez et Mugny, est peut-être celle qui a le plus le mérite de proposer que la résistance soit à l’origine de transformation plutôt que du maintien d’un statu quo. Avec la prise en compte d’une part de minorités actives comme pouvant être à l’origine d’influence, et d’autre part de l’influence latente, différée et privée, résister à l’influence d’une minorité peut dans certaines situations conduire à du changement à un niveau individuel et sociétal.
Dans le même sens, lorsque le dictionnaire envisage plus spécifiquement l’action humaine, diverses significations impliquant la désobéissance, l’insurrection ou la rébellion sont ajoutées à celles d’obstacle, de refus ou encore de défense. Selon nous, cela indique qu’inclure l’être humain permet d’aller au-delà de l’état ou de l’étant pour penser l’action et faire apparaître à l’analyse, cette dimension politique essentielle mais généralement tenue à l’écart. Car résister implique de participer ou d’entrer dans un rapport de force où l’être qui résiste est celui contre lequel s’exerce la force à laquelle il s’oppose. Ainsi, traiter de la résistance nécessite de penser les rapports de pouvoir, de domination qui y sont à l’œuvre, et conduit à penser l’altérité comme condition nécessaire aux processus de résistance. Dès lors, l’étude de la résistance dans le champ social implique que l’on se trouve « du côté du vivant et de l’action » comme l’évoquent Lhuilier et Roche (2009, p.8). Cela nécessite aussi d’aborder cette notion dans toute son ambiguïté et son ambivalence. Et il nous semble qu’en psychologie sociale – parce qu’en général, la dimension politique est laissée de côté – la résistance est justement sous-employée car renvoyant à seulement une dimension des actions des individus, voire de leur non action. D’abord, est omise la complexité de la résistance, visant plutôt à la simplifier dans l’espoir de mieux la saisir, et ensuite est négligée l’importance de l’altérité. Une approche tenant compte de ces deux aspects et s’insérant explicitement dans une visée politique, permettrait « de comprendre pourquoi un effort qui, de prime abord, ne semble que réactif et viser la simple conservation de l’être, le maintien de son état de fonctionnement peut, à un moment donné, interrompre le processus d’assujettissement et rendre possible le déploiement de toutes les potentialités de la puissance d’agir » (Lhuillier et Roche, 2009, p.11).
C’est cette problématique qui a guidé l’ensemble des textes présentés ici à partir de thématiques parfois très différentes. Ainsi, les auteures traitant de questions autour du genre, mettent en évidence les dynamiques de résistance individuelles et/ou collectives dans des situations d’évolution sociétale, le mariage en Tunisie (Dorra Ben Alaya), la présence des femmes en politique en France (Nicole Roux) ou encore les réactions en France au changement de sexe (Christèle Fraïssé). Les tensions entre changements et « traditions » – ou entre innovation et conformité – visibles dans ces travaux, permettent d’examiner les formes d’expression des résistances. La réflexion concernant le rapport du mangeur contemporain à son alimentation (Estelle Masson), fondée sur l’analyse des données d’enquêtes récentes, révèle que la mise en actions concrètes associée à la décristalisation d’un rapport au passé nostalgique, constitue également une forme de résistance – active – permettant de penser une autre modernité alimentaire et de se réapproprier son alimentation. Dans le même sens, la recherche sur le développement et l’agriculture durables (Elisabeth Michel-Guillou) montre comment l’élaboration des représentations sociales est articulée aux positions résistantes des individus les uns par rapport aux autres. Les positions minoritaires d’expression de résistance face à la mise en œuvre des politiques environnementales, sont ainsi prises en compte, non comme des refus de changement, mais plutôt en tant que dynamique participant à l’évolution de la société et aux modifications potentielles des opinions des acteurs-actrices tels que le texte sur les risques et les minorités (Marc Poumadère et Raquel Bertoldo) ainsi que celui relatant l’affaire Dreyfus (Stéphane Laurens) le développent également. Enfin, la souffrance au travail comme lieu d’expression ou d’impossibilité d’expression des résistances individuelles et collectives est abordée à partir d’un questionnement autour des nouvelles formes de management. D’une part, examinée sous l’angle de la psychodynamique et de la clinique du travail (Nicolas Chaignot), la souffrance au travail est vue comme l’échec des résistances des individus et des collectifs, nous conduisant alors à réfléchir sur la façon d’aborder la notion de souffrance en prise avec la société française actuelle. D’autre part, explorant les aspects collectifs et individuels des stratégies de résistance ainsi que la façon dont les sciences humaines abordent cette notion de résistance (Adeline Raymond), le texte pointe l’absence d’éthique collective qui vient oblitérer les résistances actives des individus au travail.
Explorant différents domaines, ces textes rappellent tous que la résistance n’est pas une pathologie de l’humain à contourner ou à combattre, mais bien une de ses formes d’expression, perceptible au travers des conduites et surtout dans la dynamique des interactions et des relations de pouvoir, exprimant toute la richesse de l’être humain et de la société.
Asch, S.E. 1956. « Studies on independance and conformity : a minority of one against an unanimous majority », Psychological monographs, 70, pp. 416.
Chen, S. et Chaiken, S. 1999. « The heuristic-systematic model in its broader context », in Chaiken S. et Trope Y. (sous la direction de). 1999. Dual-process theories in social psychology. Boston, Guilford Press.
Festinger, L. 1957. A theory of cognitive dissonance, Evanston IL, Row et Peterson.
Girandola, F. 2003. Psychologie de la persuasion et de l’engagement, Presses universitaires de France-Comté.
Joule, R.-V. et Beauvois, J.-L. 1998. La théorie de la soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, Paris, PUF.
Kiesler, C.A. 1971. The psychology of commitment : experiments linking behavior to belief, New-York, Academic Press.
Lewin, K. 1947. « Group decision and social change », in Swanson, E. ; Newcomb, T.M. et Hartley, E.L. (sous la direction de). 1947. Readings in social psychology, New-York, Holt, pp. 197-211.
Lewin, K. 1975. Psychologie dynamique. Les relations humaines, Paris, PUF.
Lhuillier, D. et Roche, P. 2009. « Introduction », Nouvelle revue de psychosociologie, n°7, pp. 7-18.
Milgram, S. 1974. Obedience to authority. An experimental view, Harpercollins.
Moscovici, S. 1984/1998. « Introduction », in Moscovici, S. (sous la direction de). 1984/1998. Psychologie sociale, Paris, PUF, pp. 5-22.
Moscovici, S. 1979. Psychologie des minorités actives, Paris, PUF.
Oreg, S. ; Bayazit, M. ; Vakola, M. ; Arciniega, L. ; Armekis, A. et Barkauskiene R. 2008. « Dispositional resistance to change : measurement equivalence and the link to personal values across 17 nations », Journal of Applied Psychology, 93, pp. 935–944.
Petty, R.E. et Cacioppo, J.T. 1986. Communication and persuasion : central and peripheral routes to attitude change, New-York, Springler-Verlag.
Perez, J.-A. et Mugny, G. 1993. Influences sociales : la théorie de l’élaboration du conflit, Paris, Delachaux & Niestlé.
Sherif, M. 1936. The psychology of social norms, New-York, Harper and Row.