N°19 / L'inconscient collectif Août 2011

De la sociologie compréhensive

Max Weber

Résumé

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Signification d'une sociologie « compréhensive »

Comme tout devenir, le comportement [Verhalten]humain (« externe » ou « interne ») manifeste au cours du développement des enchaînements et des régularités. Ce qui, du moins au sens plein, est propre uniquement [428] au comportement humain, ce sont des enchaînements et des régularités dont le développement se laisse interpréter de façon compréhensible. Une « compréhension » du comportement humain obtenue par interprétation comporte tout d'abord une « évidence » spécifique qualitative de degré très variable (98). Le fait qu'une interprétation possède un degré particulièrement élevé d'évidence ne prouve encore rien en soi quant à sa validité empirique. En effet, un comportement individuel semblable quant à son développement extérieur et à son résultat peut dépendre des constellations de motifs les plus diverses, dont la plus évidente du point de vue de la compréhension n'est pas toujours celle qui Se trouvait effectivement en jeu. La « compréhension » d'une relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l'imputation causale avant qu'une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne une « explication compréhensible » [verständliche Erklärung] valable (99). C'est l'interprétation rationnelle par finalité [zweckrationale Deutung] qui possède le plus haut degré d'évidence. Nous appelons comportement rationnel par finalité celui qui s'oriente exclusivement d'après les moyens qu'on se représente (subjectivement) comme adéquats à des fins saisies (subjectivement) de manière univoque. Il n'y a pas que l'activité rationnelle par finalité qui nous est compréhensible : nous « compre­nons » également le développement typique des affections et leurs conséquences typiques pour le comportement. Les frontières du « compréhensible » sont variables dans les disciplines empiriques. L'extase et l'expérience mystique, de même que, avant tout, certaines sortes de relations psychopathiques ou encore le comportement des petits enfants (ou aussi celui d'animaux, dont nous n'avons pas à nous occuper ici), ne sont pas accessibles à notre compréhension et. à notre explication compréhensive [ verstehende Erklärung]dans la même mesure que d'autres processus. Non point que l'« anormal » échappe comme tel à l'explication compréhensive. Au contraire, la réalité absolument « compréhensible », en même temps que la plus « simple » à saisir comme correspondant à un « type de justesse » [Richtigkeitstypus](nous expliquerons plus loin le sens de cette notion), peut précisément consister en l'acte qui dépasse de loin la moyenne. Ainsi qu'on l'a souvent dit : il n'est pas nécessaire d'« être César pour comprendre César » (100). Sinon l'historiographie n'aurait plus de sens. A l'inverse, il existe également des processus d'ordre « personnel » et « psychique » qui passent pour des agissements tout à fait quotidiens, dont l'enchaînement ne possède en général pas cette évidence qualitativement spécifique qui caractérise le compréhensible. Tout comme de nombreux processus psychopathiques , le mécanisme d'un certain nombre de phénomènes d'exercice mnémonique et intellectuel [4291 n'est que partiellement « compréhensible ». C'est pourquoi les sciences de la compréhension traitent les régularités observables de cette sorte tout à fait comme des constantes de la nature physique.

L'évidence spécifique du comportement rationnel par finalité ne signifie naturellement pas que l'interprétation rationnelle devrait spécialement être considérée comme le but de l'explication en sociologie. On pourrait tout aussi bien affirmer le contraire si l'on tient compte soit du rôle que jouent dans l'activité humaine certaines « émotions » et certains « états affectifs » irrationnels par finalité, soit du fait que toute étude compréhensive rationnelle par finalité se heurte sans cesse à des fins qui ne peuvent plus, de leur côté, être interprétées comme des « moyens » rationnels en vue d'autres fins mais qu'il faut tout bonnement accepter comme des directions de l'activité qui échappent à une interprétation rationnelle plus complète - même si leur origine peut encore en l'occurrence faire l'objet d'une explication compréhensive d'ordre « psychologique ». Il est vrai, cependant, que le comportement qui se laisse interpréter rationnellement constitue la plupart du temps l'« idéaltype » le plus approprié dans les analyses sociologiques d'enchaînements compréhensibles : la sociologie aussi bien que l'histoire font avant tout des interprétations de caractère « pragmatique », à partir d'enchaînements compréhensibles de l'activité. C'est ainsi que procède par exemple l'économie politique quand elle construit rationnellement la notion d' « homme économique ». La sociologie compréhensive fait en général de même. En effet, son objet spécifique ne consiste pas en n'importe quelle « disposition intérieure » ou comportement extérieur, mais en l'activité [ Handeln ]. Nous désignerons toujours par « activité » (en y comprenant l'omission volontaire et l'acceptation) un comportement compréhensible, ce qui veut dire un comportement relatif à des « objets » qui est spécifié de façon plus ou moins consciente par un quelconque sens (subjectif) « échu » ou « visé ». La contemplation bouddhique ou l'ascèse chrétienne de conviction ont pour les agents une relation subjectivement significative à des objets d'ordre « intime » et la libre disposition économique et rationnelle de biens matériels de la part d'un individu est significativement relative à des objets d'ordre « extérieur ». L'activité spécifiquement importante pour la sociologie consiste en particulier en un comportement qui

1) suivant le sens subjectif visé par l'agent est relatif au comportement d'autrui, qui

2) se trouve coconditionné au cours de son développement par cette relation 'significative [ sinnhafte Bezogenheit ] et qui

3) est explicable de manière compréhensible à partir de ce sens visé (subjectivement). On peut également compter au nombre des phénomènes qui comportent une relation subjectivement significative au monde [430] extérieur et spécialement au comportement d'autrui, les actes émotionnels et les « états affectifs » qui sont importants, mais seulement indirectement, pour le développement d'une activité, tels le « sentiment de la dignité », l' « orgueil », l' « envie » ou la « jalousie ». Ce qui intéresse la sociologie dans ces phénomènes, ce ne sont pas leurs aspects physiologiques ni, suivant la terminologie d'il y a quelques années, leurs aspects dits psychophysiques , tels la courbe des pulsations, les retards dans le temps de réaction ou autres manifestations de ce genre, ni non plus les données psychiques brutes, telle la combinaison des sentiments de tension, de plaisir ou de douleur qui permettent de caractériser ces manifestations. Au contraire-, la sociologie opère sa propre différenciation en se fondant sur les relations significatives typiques (surtout d'ordre externe) de l'activité et c'est pour cette raison que - comme on le verra encore - la « rationalité par finalité » lui sert précisément d'idéaltype pour pouvoir évaluer la portée de ce qui est « irrationnel par finalité ». Ce n'est qu'au cas où l'on voudrait caractériser le sens (visé subjectivement) par cette relation comme formant l' « aspect interne » du comportement humain - façon de parler qui n'est point sans danger ! - que l'on pourrait dire que la sociologie compréhensive considère ces phénomènes « dans leur intérieur », étant entendu qu'il ne s'agit nullement dans ce cas de faire le dénombrement de leurs manifestations physiques ou psychiques. Les seules différences dans les qualités psychologiques d'un comportement ne sont donc pas comme telles importantes pour nous. La similitude de la relation significative n'est pas liée à la similitude des constellations « psychiques » qui se trouvent en jeu, tout vrai qu'il soit que des différences de chacun de ces aspects peuvent être déterminées par l'autre. Une catégorie comme celle de la « recherche du profit » n'appartient vraiment à aucune espèce de psychologie. En effet, la « même » recherche de la « rentabilité » dans une « même » entreprise commerciale peut non seulement rester la même en cas d'un changement de propriétaire dont les traits de caractère seraient absolument hétérogènes, mais elle peut aussi être déterminée directement, en ce qui concerne l'identité de son développement et de son résultat final, par des constellations « psychiques » ultimes et des traits de caractère opposés ; de plus, les aspirations ultimes qui sont décisives (pour la psychologie) peuvent n'avoir aucune espèce d'affinité. Les processus dont le sens n'est pas subjectivement relatif au comportement d'autrui ne sont cependant pas pour autant indifférents du point de vue de la sociologie. Ils peuvent au contraire impliquer les conditions décisives et par, conséquent les motifs déterminants [431] de l'activité. En ce qui concerne les sciences de la compréhension, l'activité est pour une large part significativement relative au monde extérieur qui est par lui-même étranger à la signification, ainsi qu'à des objets et des événements de la nature : l'activité de l'homme économique isolé que l'on construit théoriquement l'est entièrement et exclusivement. Les phénomènes dépourvus de « relativité significative » subjective, tels l'évolution du nombre des décès et des naissances ou les processus de sélection des types anthropologiques ou encore les données psychiques brutes, jouent à titre de « conditions » et de « conséquences » d'après lesquelles nous orientons notre activité significative, un rôle aussi important pour la sociologie compréhensive que les faits de la climatologie ou de la physiologie végétale pour l'économie politique.

Les phénomènes de l'hérédité par exemple ne sont pas compréhensibles à partir d'une signification visée subjectivement, et ils le sont naturellement d'autant moins que les déterminations scientifiques de leurs conditions sont établies avec plus d'exactitude. Supposons que l'on parvienne un jour - nous avons parfaitement conscience de nous exprimer a la manière d'un non-spécialiste -à établir un enchaînement approximativement univoque entre, d'une part, le degré de présence de qualités et de tendances déterminées, sociologiquement importantes, par exemple celles qui favorisent soit la naissance d'aspirations à des espèces déterminées de puissance sociale soit les chances d'y atteindre - par exemple la capacité d'orienter rationnellement l'activité en général ou bien d'autres qualités intellectuelles désignables en particulier - et, d'autre part, un quelconque indice phrénologique ou encore le fait d'être issu de certains groupes humains reconnaissables à des signes caractéristiques quelconques. La sociologie compréhensive devrait évidemment tenir compte au cours de ses recherches de ces faits spéciaux tout comme elle prend en considération la succession des âges typiques, de la vie et la mortalité des hommes en général. Sa propre tâche ne commencerait pourtant qu'au moment précis où il faut expliquer par interprétation :

1) Par quelle activité significativement relative, à des objets du monde extérieur ou, le cas échéant, à leur monde intérieur, les êtres doués de ces qualités. héréditaires spécifiques ont-ils cherché à réaliser les contenus de leur, aspiration qui se trouvent déterminés ou favorisés par ces qualités, dans quelle mesure y sont-ils parvenus, pourquoi ont-ils réussi ou échoué ?

2) Quelles ont été d'autre part les conséquences compréhensibles de cette aspiration (conditionnée par l'hérédité) pour le comportement significativement relatif d'autres -hommes ?

Rapport entre la sociologie compréhensive et la psychologie

A la suite de toutes ces explications on voit que la sociologie compréhensive n'est pas une branche de la « psychologie » (101). L'espèce la plus immédiatement « compréhensible » de la structure significative d'une activité reste celle qui s'oriente subjectivement et de façon strictement rationnelle d'après des moyens qui passent ( subjectivement) pour être univoquement adéquats à la réalisation de fins conçues (subjectivement) de façon univoque et claire. Il en sera le plus souvent ainsi quand, aux yeux du savant, ces moyens semblent également appropriés aux fins en question. « Expliquer » une activité de ce genre ne saurait jamais signifier qu'on la fait dériver de « conditions » psychiques », mais qu'au contraire on la fait découler des expectations , et exclusivement des expectations , qu'on a nourries subjectivement à propos du comportement des objets (rationalité subjective par finalité) et qu'on était en droit de nourrir sur la base d'expériences valables (rationalité objective de justesse) (101a). Plus une activité est orientée de manière univoque conformément à un type de rationalité par justesse [Richtigkeitsrationalität],moins son développement se laisse en général comprendre d'une manière significative par des considérations d'ordre psychologique, quelles qu'elles soient. Inversement, toute explication de processus « irrationnels » (c'est-à-dire ceux à propos desquels les conditions « objectivement » justes de l'activité rationnelle par finalité étaient restées inaperçues ou bien, chose totalement différente, à propos desquels on a écarté subjectivement, dans une mesure relativement considérable, les considérations rationnelles par finalité de l'agent, par exemple à propos d'une panique à la bourse) exige avant tout qu'on établisse comment on aurait agi dans le cas limite rationnel et idéaltypique d'une rationalité absolue par finalité et par justesse (102). Une fois cela établi il est possible, ainsi que le montre la plus simple réflexion, d'effectuer en général l'imputation causale du développement relativement aux éléments « irrationnels » aussi bien du point de vue objectif que subjectif, parce qu'alors on sait ce qui-dans une activité est en général explicable « uniquement par la psychologie », au sens caractéristique de cette formule couramment employée. Cela veut dire qu'on sait alors à quels enchaînements il faut imputer l'activité, soit qu'ils aient pour base une orientation objectivement erronée soit qu'ils se fondent sur une irrationalité subjective par finalité, de même qu'on sait si dans le dernier cas l'irrationalité se fonde seulement sur des motifs saisissables dans les règles de l'expérience tout en restant totalement incompréhensibles ou bien sur des motifs qui se laissent interpréter de manière compréhensible, quoique non rationnelle par finalité. Il n'existe donc pas non plus d'autre moyen pour établir ce qui dans un « état psychique » - admettons même qu'il soit parfaitement connu - [433] est devenu important pour le développement de l'activité. Ces considérations valent absolument et sans réserve pour toute imputation historique et sociologique. Par contre, les « aspirations » ultimes que l'on peut saisir avec « évidence », qui sont en ce sens « .compréhensibles » (c'est-à-dire qu'on peut revivre par intropathie) et auxquelles se heurte une psychologie compréhensive (par exemple l'instinct sexuel), ne sont rien d'autre que des données qu'il faut en principe accepter simplement comme telles, à l'instar de toute autre constellation de facticités, y compris celle qui serait entièrement étrangère à une signification. Entre ces deux extrêmes que sont d'une part l'activité orientée (subjectivement) de manière absolument rationnelle par finalité et d'autre Part les données psychiques absolument incompréhensibles, il existe une gamme, faite en réalité de transitions indéfinissables, d'enchaînements ( irrationnels par finalité) qui sont, suivant l'expression courante, compréhensibles « psychologiquement ». Ce n'est cependant pas ici le lieu d'entrer, même par allusions,- dans cette casuistique extrêmement délicate.

L'activité orientée subjectivement par finalité et l'activité orientée « judicieu­sement » d'après ce qui est objectivement valable (ou activité rationnelle par justesse) sont deux choses totalement différentes. Une activité qu'un savant se propose d'expliquer peut lui apparaître comme étant au plus haut point rationnelle par finalité et en même temps lui sembler orientée, du côté de l'agent, d'après des suppositions vraiment mal fondées. Une activité orientée par exemple d'après des représentations magiques possède souvent un caractère qui est subjectivement beaucoup plus rationnel par finalité que n'importe quel comportement « religieux » non magique, tout simplement parce que, avec le désenchantement croissant du monde, la religiosité se trouve obligée de tolérer de façon croissante des relations significatives (subjectivement) plus irrationnelles par finalité (par « conviction » ou mystique).

Indépendamment de l'imputation (dont il a été question plus haut), l'historiographie et la sociologie ont encore sans cesse affaire aux rapports entre le déroulement réel d'une activité significativement compréhensible et le type que cette activité « devrait » adopter, si elle avait à se conformer à ce qui (aux yeux du savant) semble « valable » [gültig ] : nousvoulons parler du type de justesse [Richtigkeitstypus]. En effet, le fait qu'un comportement (pensée ou acte) subjectivement significatif s'oriente en conformité, en opposition ou encore en une approximation plus ou moins grande avec un type de justesse, peut être du point de vue de certains buts (non tous) de la recherche en sociologie et en historiographie une question extrêmement importante, par suite des rapports aux valeurs [Wertbeziehungen]dominants. Au surplus, ce fait constitue le plus souvent un élément causal de première importance pour le déroulement extérieur de [434] l'activité, c'est-à-dire pour son « résultat ». Bref, il s'agit d'un fait qui exige que dans chaque cas on approfondisse les conditions préalables historiquement concrètes et sociologiquement typiques jusqu'au point où l'on croit avoir expliqué compréhensivement et de ce fait au moyen de la catégorie de la « causalité significativement adéquate » la proportion d'identité, d'écart ou d'approximation du déroulement empirique par rapport au type de justesse. La coïncidence avec le « type de justesse » constitue l'enchaînement causal le plus « compréhensible » parce qu'il est « significativement le plus adéquat ». Il y a lieu de parler de « causalité significativement adéquate » dans l'histoire de la logique quand, à propos d'un ensemble subjectivement significatif de discussions sur des problèmes logiques (une « problématique »), il « vient à l'esprit » du penseur une idée qui se rapproche du type de justesse de la « solution ». Il en est de même en principe d'une activité qui nous semble avoir spécifiquement une « cause significativement adéquate » du fait qu'elle s'oriente d'après la réalité « conforme à l'expérience ». Il s'en faut de beaucoup que, si le déroulement réel d'une activité se rapproche en fait très considérablement du type de justesse (un cas de rationalité par justesse réellement objectif), on doive nécessairement parler d'une concordance avec l'activité subjectivement rationnelle par finalité, c'est-à-dire avec celle qui s'oriente d'après des fins conçues de façon consciemment univoque et des moyens choisis comme consciemment « adéquats ».

Des branches très importantes de la recherche en psychologie compréhensive ont de nos jours pour tâche de dévoiler les enchaînements qui jusqu'à présent n'ont été qu'insuffisamment ou même pas du tout observés et qui ne constituent pas en ce sens des enchaînements orientés subjectivement ni rationnellement, mais qui en réalité se déroulent cependant, dans une large mesure, dans le sens d'un enchaînement compréhensible et objectivement « rationnel ». Abstraction faite de certaines branches de la recherche appelée psychanalyse qui ont ce caractère, il convient de signaler qu'une construction comme la théorie du ressentiment de Nietzsche contient une interprétation qui fait dériver du pragma d'un complexe d'intérêts une rationalité objective. d'un comportement extérieur ou intérieur qui, jusqu'alors, n'a été qu'insuffisamment ou pas du tout observée, parce que, pour des raisons compréhensibles, elle est restée inavouée. Du reste, cette théorie va (méthodologiquement) dans le même sens que celle du matérialisme historique qui lui est antérieure de quelques décennies (103). Il arrive facilement que dans ces cas le rationnel subjectif par finalité, même non soupçonné, et le rationnel objectif par justesse glissent vers une relation que l'on n'éclaircit pas toujours complètement [435] - mais cette question nous ne l'aborderons pas ici. Nos remarques tendent simplement à signaler schématiquement (donc d'une manière nécessairement imprécise), à propos de la notion de compréhension, ce qu'il y a de perpétuellement problématique et de limité dans une étude qui se borne à être « uniquement psychologique ». D'un côté il y a donc une rationalité non observée (ou « inavouée »), relativement considérable, dans le comportement qui semble être entièrement irrationnel par finalité : il est « compréhensible » à cause de cette rationalité. De l'autre côté il y a le phénomène que l'on peut justifier des centaines de fois (notamment dans l'histoire des civilisations) qui montre que des manifestations apparemment conditionnées d'une façon directement rationnelle par finalité ont en réalité pour source des motifs totalement irrationnels par finalité qui ont réussi à survivre en s'« adaptant » et parfois ont conféré un haut degré de « rationalité de justesse » technique.

La sociologie tient évidemment compte non seulement de l'existence des « motifs invoqués » de l'activité, des « satisfactions sublimées », des tendances et autre chose de ce genre, mais également et même particulièrement du fait que des éléments qualitatifs vraiment « incompréhensibles » d'un complexe de motifs contribuent à déterminer profondément sa relation significative ainsi que sa manière de se manifester. Une activité qui reste la « même » quant à sa relation significative prend parfois un cours radicalement différent dans son effet final, déjà en raison du rythme quantitativement différent de la « réaction » de ceux qui participent à l'activité. De pareilles différences et plus encore les impressions qualitatives infléchissent souvent, dans leur effet, les chaînes de motifs qui d'après leur relation « significative » ont originairement une « même » trame, vers des voies significativement hétérogènes.

Il y a, en ce qui concerne la sociologie, des transitions flottantes entre :

1) le type de justesse plus ou moins approximatif auquel on est parvenu.

2) le type orienté (subjectivement) de façon rationnelle par finalité,

3) le comportement simplement orienté de façon plus ou moins consciente ou perçue au sens d'une plus ou moins grande univocité d'après la rationalité par finalité,

4) le comportement non rationnel par finalité, mais motivé au sein d'un enchaînement significativement  compréhensible,

5) le comportement motivé au sein d'un enchaînement plus ou moins significativement compréhensible, mais entrecoupé ou conditionné plus ou moins fortement par des éléments non compréhensibles et enfin

6) les faits psychiques ou physiques « dans » ou « de » l'homme qui sont tout à fait incompréhensibles.

La sociologie n'ignore pas que toute activité qui se déroule dans le cadre de la rationalité par justesse n'est pas forcément déterminée d'une manière subjectivement rationnelle [436] par finalité. En particulier il va sans dire que pour elle ce ne sont point les enchaînements qui se laissent inférer rationnellement par des procédés logiques qui déterminent l'activité réelle, mais ceux qui sont -comme on dit - d'ordre « psychologique ». Par les voies de la logique on peut par exemple montrer que l'indifférence à l'égard du salut des autres est une « conséquence » de la religiosité mystique et contemplative, que le fatalisme et l'anomisme éthique sont des conséquences de la croyance en la prédestination. De fait, la première peut conduire dans certains cas typiques à une sorte d'euphorie qu'on « éprouve » subjectivement comme un sentiment d'amour personnel, dépourvu de tout objet -et, pour autant qu'il en est ainsi, nous sommes en présence d'un enchaînement au moins partiellement « incompréhensible ». Au cours de l'activité sociale on « réagit souvent contre » ce genre de sentiment sous prétexte qu'il n'est qu'un « amour acosmique ». Naturellement, cet enchaînement, s'il n'est pas « compré­hensible » par les voies de la « rationalité par finalité », l'est par celles de la psychologie. Au cas où certaines conditions (foncièrement compréhensibles) sont données, la croyance en la prédestination peut même transformer d'une façon spécifiquement et rationnellement compréhensible la capacité de remplir activement son devoir éthique en un fondement prémonitoire de la félicité personnelle, et avec cela contribuer à développer cette qualité d'une manière entièrement compréhensible, en partie du point de vue rationnel par finalité, en partie du point de vue significatif. D'un autre côté, le point de vue de la croyance en la prédestination peut à son tour être d'une façon psychologiquement compréhensible le produit de certaines expériences de la vie et de traits de « caractère » (qu'il faut accepter comme des données) dont l'enchaînement est significativement compréhensible. - Mais, trêve d'exemples. Les rapports avec la « psychologie » sont pour la sociologie compréhensive de nature différente dans chaque cas particulier. La rationalité objective par justesse sert à la sociologie d'idéaltype par rapport à l'activité empirique, la rationalité par finalité d'idéaltype par rapport à ce qui est significativement compréhensible du point de- vue psychologique et ce qui est significativement compréhensible enfin sert d'idéaltype par rapport à l'activité dont les motifs sont incompréhensibles. Et grâce à la comparaison avec l'idéaltype il est possible de déterminer les irrationalités (dans tous les sens du terme) causalement importantes pour les besoins de l'imputation causale.

Il y a une chose contre laquelle la sociologie s'insurgerait, ce serait l'hypothèse qu'il n'y aurait aucun rapport entre la « compréhension » et l' « explication » causale, tant il est vrai que le point de départ de leurs recherches se situe aux pôles opposés, du devenir et qu'en particulier la fréquence statistique d'un comportement ne contribue en rien à le rendre plus « compréhensible » significativement [437], que la « compréhensibilité » [Verständlichkeit] optimale comme telle n'indique absolument rien pour la fréquence, mais au contraire la contredit la plupart du temps dans les cas de rationalité subjective absolue par finalité. Au reste, indépendamment de tout cela, les relations psychiques que l'on a comprises significativement et tout spécialement l'aboutissement d'une motivation orientée de façon rationnelle par finalité sont tout à fait qualifiés du point de vue de la sociologie pour devenir les éléments d'un enchaînement causal qui a par exemple pour origine des modifications circonstancielles extérieures et aboutit de nouveau à un comportement extérieur. Pour la sociologie, les interprétations « significatives » d'un comportement concret ne sont jamais comme telles, même dans le cas de la plus grande « évidence », que de simples hypothèses de l'imputation. Il est donc indispensable de les soumettre à toutes les vérifications possibles, en ayant recours, en principe, aux mêmes moyens que ceux qu'on utilise à propos de n'importe quelle autre hypothèse. Elles n'acquièrent la validité d'hypothèses utilisables qu'à la condition que nous puissions compter sur un degré de « chance », très variable suivant chaque cas particulier, indiquant que nous sommes en présence de « chaînes de motifs » (subjectivement) significatives. Les chaînes causales dans lesquelles les hypothèses interprétatives introduisent des motifs orientés de façon rationnelle par finalité sont, dans certaines circonstances favorables et particulièrement pour tout ce qui touche cette dernière rationalité, susceptibles d'être vérifiées directement par la statistique, et dans ces cas il est possible d'apporter une raison probante (relativement) optimale de leur validité comme « explications ». Inversement, les données statistiques (parmi lesquelles aussi de nombreuses données de la « psychologie expérimentale »), du moins chaque fois qu'elles donnent des indications sur le développement ou les conséquences d'un comportement impliquant des éléments qui se laissent interpréter par la compréhension, ne sont « expliquées » à nos yeux que si, dans le cas concret, elles sont en fait interprétées significativement.

Enfin, pour une discipline empirique, le degré de rationalité de justesse d'une activité est une question empirique. En effet, partout où il est question de relations réelles entre leurs objets (et non de leurs propres présuppositions logiques), les disciplines empiriques font inévitablement appel au « réalisme naïf », sous des formes différentes suivant la nature qualitative de l'objet. Par conséquent aussi, dès que les propositions et les normes mathématiques ou logiques deviennent l'objet d'une investigation sociologique (par exemple lorsque le degré de leur « application » rationnelle par justesse devient le but d'une recherche statistique), elles ne sont pour nous, précisément du point de vue « logique », rien d'autre que de simples habitudes conventionnelles d'un comportement pratique - bien que d'autre part leur validité théorique soit la « présupposition » du [438] travail du savant. Bien sûr, on rencontre également au cours des recherches d'ordre sociologique cette sorte de problèmes extrêmement importants caractérisés par le fait que le rapport du comportement empirique au type de justesse devient un élément causal réel du développement d'événements empiriques. Cependant, le fait d'exposer cet état de choses comme tel ne donne pas lieu à une recherche qui dépouillerait l'objet du caractère empirique, mais à une direction de la recherche déterminée par des rapports aux valeurs et conditionnant la nature et la fonction des idéaltypes utilisés. Il n'est pas nécessaire de régler en plus ici l'importante problématique générale, déjà si difficile en elle-même, du « rationnel » dans l'histoire 1. Pour ce qui concerne les concepts généraux de la sociologie en tout cas, l'utilisation du « type de justesse » n'est en principe, du point de vue logique, qu'un des cas de la construction d'idéaltypes, encore qu'il s'agisse souvent d'un cas extrêmement important. Précisément, suivant le principe de la logique, le type de justesse ne remplit pas autrement en principe ce rôle que ne le ferait, le cas échéant, un « type d'erreur » [Irrtumstypus] convenablement choisi, suivant le but de la recherche. En ce qui concerne ce dernier type, la distance par rapport à ce qui est « valable » reste malgré tout déterminante. Logiquement il n'y a pas de différence entre le fait qu'un idéaltype est construit sur la base d'enchaînements significativement compréhensibles ou sur celle d'enchaînements spécifiquement étrangers à la signification. Si dans le premier cas la « norme » valable forme l'idéaltype, dans le second c'est une facticité empiriquement sublimée en type « pur ». Cependant, dans le premier cas, le matériel, empirique n'est pas instruit par des catégories de la « sphère de validité ». On n'emprunte à celle-ci que l'idéaltype que l'on construit. Enfin, c'est essentiellement des « rapports aux valeurs » que dépend la question de savoir jusqu'à quel point un type de justesse peut servir d'idéaltype.

1  Cette manière dont « père  » le rapport entre le type de justesse d'un comportement et le comportement empirique et comment ce facteur du développement se comporte à l'égard des influences sociologiques, par exemple à l'égard du développement d'un art concret, j'espère pouvoir l'éclaircir, à l'occasion, à propos d'un exemple (choisi dans l'histoire de la musique) (104). Ce n'est pas seulement dans la science de la logique ou dans toute autre science, mais également dans tous les autres domaines que ces rapports sont de la plus haute importance du point de vue de la dynamique du développement, car ils sont comme des coutures où se produisent les tensions entre l'empirique et le type de justesse. Il en est de même dans chaque domaine particulier de la culture à propos de la question individuelle et fondamentale concernant la non-possibilité (et en quel sens) de construire un type de justesse univoque, alors qu'il est possible, voire inévitable, de faire un compromis ou un choix entre plusieurs de ces sortes de fondements  de la rationalisation. Ce n'est pas ici que nous pourrons aller au fond de ces problèmes (105).

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Altérité, dynamiques sociales et démocratie

Jean-Marie Seca

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