Compte rendu
Cette contribution collective, dirigée par Gilles Ferréol et Angelina Peralva, rassemble, treize auteurs, autour de douze chapitres, et fait suite à un séminaire, organisé en septembre 2008, à Rieux-Minervois, consacré à la démocratie et à ses conditions socio-historiques et morales d’accomplissement. Deux parties structurent l’ensemble : l’une est d’ordre analytique et socio-historique (« Entre héritages et changements ») et l’autre est axée sur des études de cas (« Identités, conflits culturels et nouvelles circulations migratoires »). Ferréol et Peralva rappellent, dans l’introduction, qu’il s’agit, dans les différents textes, de faire dialoguer la perspective juridico-politique et celle historico-sociale où sont à l’œuvre des évolutions, des transformations et des dynamiques identitaires et de représentations. La démocratie renvoie ainsi à trois significations centrales : la première se réfère à la gestion des affaires publiques et des rapports des citoyens avec leurs institutions politiques ; la seconde se définit par l’action correctrice et régulatrice de l’État quant aux inégalités réelles ; le troisième sens de ce mot est connecté aux relations sociales, à leur informalité, à leur complexité et aux formes d’influences minoritaires. La démocratie résulterait alors, d’une part, d’un « récit sur le vivre ensemble et [d’]un processus social et culturel, qui en permanence, remet en cause ce récit » (p. 9) et, de l’autre, de la gestion des « déphasages » entre institutions internes chargées de l’organiser ou d’en garantir la pérennité.
Dans la première partie, Bernard Jolibert livre, durant le chapitre I (« Fraternité et solidarité : deux vecteurs du ‟mieux vivre ensembleˮ ? »), une vision philosophique des notions de « fraternité » et de « solidarité », en réfléchissant sur les enjeux du bien commun, dans un contexte sociopolitique d’exacerbation des particularismes et des idiosyncrasies. Gilles Ferréol, dans le texte suivant (« Relativisme culturel, affirmation de soi et altérité »), nous éclaire sur le statut et l’ajustement de valeurs universelles et de particularismes identitaires. Il décrit les politiques de reconnaissance sociale et les conceptions de l’autre dans différents contextes culturels. Les droits à la différence et à l’égalité civique, institutionnalisés initialement avec pertinence pour certaines minorités, ont pu parfois conduire à l’ignorance ou la négligence d’aptitudes ou de capacités professionnelles d’autres groupes sociaux, au nom de l’« affirmative action » (États-Unis) ou de « politique de réservation » (Inde). L’intégration sociale suppose alors un savant dosage entre soutien aux minorités et respect de l’équité. Dans le chapitre III (« L’intégration, ses finalités et ses indicateurs »), Jacqueline Costa-Lascoux propose un traitement tant juridico-politique, sociologique que statistique des facteurs et dimensions d’analyse de l’accueil des immigrés dans l’espace européen et français (législations, discriminations, conceptions de la diversité, statut civique). Avec le « Miasme et le chirurgien. Sur quelques représentations de l’ordre et de l’altérité dans les doctrines militaires françaises » (chapitre IV), Matthieu Rigouste, s’appuie sur l’étude d’archives civiles et militaires afin d’y décrypter les conceptions de l’altérité et de l’ennemi. Particulièrement suggestifs sont les commentaires centrés sur les représentations médicales et sécuritaires de la corporéité nationale. Avec l’écrit « Genre et métissage identitaire », Christine Castellain Meunier (chapitre V) nous convie à un état des lieux de l’évolution des rôles féminins/masculins, depuis l’émergence des luttes féministes et des recompositions identitaires des hommes et des femmes. Ces reconfigurations concernent notamment les rôles paradoxaux ou ambivalents, la paternité, les tâches domestique et l’ambiance familiale dans les relations filiales ou entre adultes. Les microchangements (parentalité, relations de genre, modalités de communication interpersonnelles) engendrent, là aussi, de fortes et progressives mutations globales en favorisant l’équité par les pratiques sociales. Le dernier chapitre de la première partie, rédigé par Angelina Peralva, « Identité, altérité et démocratie », indique, après une présentation de leurs enjeux en termes de lien social et culturel, quelles sont les conséquences sociologiques des nouvelles revendications identitaires, autres qu’ouvrières ou nationales, pour ce qui concerne les conceptions du dialogue, du changement et de l’historicité, depuis les années 1960. D’autres thématiques (fragmentation des identités nationales, multiculturalisme, mondialisation, cosmopolitisme, connivences, réseaux, nouvelles formes d’intégration des immigrés) illustrent cette synthèse instructive et fort bien écrite.
Les études de cas de la seconde partie débutent sur le chapitre VII : « Descendants d’esclaves, héritiers de la liberté : les dilemmes identitaires des Antillais d’aujourd’hui ». Les cultures locales, les hybridations et les ségrégations héritées, leur rapport au passé colonial et dissymétrique sont invoquées dans les manifestations contemporaines de l’imaginaire identitaire aux Antilles. Ces formes sont marquées par le double sceau de l’émancipation et du stigmate plus ou moins exhibé, revendiqué (Carnaval, groupes de masques, inversion mémorielle, appropriations interverties du territoire, mythe du viol fondateur). Dans le chapitre VIII, Yu-Sion Live évoque, en contrepoint, le « Le multiculturalisme à la Réunion : de la racialisation à l’ethnicisation des relations sociales ». Dans cette ile, l’impact du Code noir et des objectifs d’exploitation des ressources a conduit à l’établissement d’un régime esclavagiste jusqu’en 1848. En dépit d’un contexte historique et de peuplement profondément injuste et discriminatoire, un véritable processus de métissage se déroule sur trois siècles (jusqu’à la francisation incarnée par l’établissement de services publics viables au début des années 1960), donnant lieu à l’institutionnalisation, au quotidien, de véritables phénotypes et appellations réunionnais (Kreol, Komor, Kaf, Malbar, Sinwa, Zarab ou Zoreol), rémanences ethnicisées de l’histoire commune et d’origines géographiques reformulées. Françoise Vergès, dans « La loi de l’histoire », au chapitre IX, commente et décrit les processus mémoriels et de réinterprétation associés à la Loi Taubira, du 21 mars 2001 sur la mémoire officialisée de l’esclavage. Les débats qui ont mené les historiens à minorer l’étude du système esclavagiste avant 1848 sont pointés avec finesse. Des questions dérangeantes sont approfondies sur la réaction de certains intellectuels face à la loi de 2001. Une sorte de point aveugle de l’histoire et de la pensée française (paradoxe de la Patrie des droits de l’Homme et de l’oppression du colonialisme) est problématisé avec justesse. Rebecca Igreja, dans le chapitre X, intitulé « Droit indien et identité ethnique : les pratiques juridiques des migrants indiens à Mexico », introduit le lecteur à la connaissance de la société multiculturelle et urbaine édifiée, depuis 2000, dans le Mexique contemporain. On y apprend notamment que le recensement de 2000 de l’Institut national de Statistiques, Géographie et Informatique comptabilisait 400 000 Indiens dans le District Fédéral de Mexico. L’univers de ces minorités dans cette agglomération gigantesque est décrit tant dans ses aspects de marginalité (délinquance, toxicomanies, abus, maltraitances, prostitution) ses relations conflictuelles avec l’État et les autorités (commerces ambulants, accès au logement) qu’en termes de droit dans la ville (entre expression des traditions et universalité des lois fédérales ou municipales). Il est alors intéressant de constater l’inadéquation des catégorisations administratives de l’indianité par rapport à ces expériences urbaines et multiformes de socialisation. Avec le texte (chapitre XI) « Migrations internationales : une question mondialisée », William Berthomière et Antoinette Hily proposent une lecture actualisée de cette thématique. On sait désormais (Nations Unies) qu’au plan mondial, plus de 200 millions de personnes résident (depuis plus d’une année), au début du XXIe siècle, hors du pays d’origine. Divers phénomènes (prédominance des femmes dans les migrations, marginalisation des clandestins et autres aventuriers), alliés à des migrations de type transnational (diasporas, migrants circulants et réseaux, par exemple) sont observés. Les liens entre mondialisation, migrations et mobilités en réseaux de groupes plurilocalisés sont alors l’objet d’études nombreuses, renseignant ainsi sur une autre manière de comprendre les grands États-Nations et leur multiplicité par leurs interactions internationalisées. Le livre et la seconde partie se terminent sur le travail de Michel Alioua « Transmigrants subsahariens et externalisation des frontières de l’Europe ». Le thème des migrations est alors traduit le portrait d’individus partant « chercher leur vie » hors d’Afrique vers l’Union Européenne. La politique de l’UE est désormais conçue de façon « structurelle », en dehors de ses propres frontières, par l’édification de « coopérations » avec des pays comme le Maroc ou divers États africains pour mieux contrôler, au moment-même de leur élaboration ou de leur détection, les projets de migration. Cette « externalisation » de la politique migratoire de l’UE conditionne l’expérience des candidats au départ africains et les conduits à être transitoirement et indéfiniment bloqués dans des pays géographiquement intermédiaires (Royaume chérifien notamment). Divers processus (répression, collectifs de sans-papier, revendications politiques de respect des droits de l’homme) suscitent la formation de réseaux de résistants transnationaux par l’intermédiaire de l’internet et de mouvements de protestations divers.
Il faut vraiment se réjouir de la publication d’un livre où chaque chapitre, très informatif et riche, nous initie à de nouveaux savoirs sur les émergences minoritaires contemporaines et les formes de socialité aux interstices du droit et des mouvements sociaux. Ces connaissances renouvellent les conceptions actuelles de la mondialité, de l’altérité et des communautés nationales. En ce sens, ce livre puissant, par ses contenus et ses synthèses, illustre, avec force, ce que doit être, de plus en plus, la sociologie (engagée auprès des acteurs les plus marginalisés et définissant les critères de l’intercommunication et de la démocratie, à partir de ces nouvelles pratiques) durant ce XXIe siècle, plus de cent ans après la fondation de cette discipline.