Ce livre, qui a été de multiples fois plébiscité par la presse en management et les milieux académiques (Prix 2014 de la fondation Manpowergroup-HEC ; Prix 2014 Syntec de la Société Française de Management), mentionne un sous-titre résumant assez bien les enjeux de l’esprit nouveau du capitalisme de réseau et l’ancienneté de son empreinte. Il s’agit de tisser du lien social pour « favoriser la bonne marche des affaires » et ce que l’auteur appelle le « bien-être économique ». Et il est inutile de rappeler que la notion de bien-être est au centre de toutes les critiques contemporaines des rapports salariaux dissymétriques, de ceux des élèves blasés à l’institution scolaire, des enseignants démotivés ou déçus dans leurs pratiques ou bien encore des conditions de travail et de la dérégulation des rapports humaines dans un contexte croissant de désorganisation sociale et de désinstitutionalisation. L’ouvrage ici présenté est d’une rigueur et d’une écriture remarquables. Christophe Assens structure son argumentation autour d’une longue et fertile introduction, centrée sur la définition de la notion de « réseau » et sur des exemples synthétiques d’expériences nationales (Italie, États-Unis, France) et de trois chapitres denses et informatifs : Chapitre 1 : Réseau et capitalisme ; chapitre 2 : Réseau et entreprise ; chapitre 3 : Réseau et territoire.
Pour ce qui concerne le chapitre 1, 1’approche y est ambitieuse car elle part d’un questionnement, maintenant asserté, sur l’origine et la régulation de la crise dans le capitalisme contemporain. Le déséquilibre entre les pouvoirs financier et les fonds spéculatifs « vautours », d’une part, et les acteurs des organisations (force de travail, technostructure, cadres et management) et des sociétés, de l’autre, y est exposé avec précision. Puis, le capitalisme du marché et celui d’État sont comparés à ce qui est qualifié de « capitalisme de réseau ». « La constitution d’un réseau fondé sur la solidarité entre acteurs devient alors une variable d’ajustement pour lutter contre le manque de reconnaissance sociale dans l’entreprise, et pour faire face, dans la crise du capitalisme, au rigidités bureaucratiques de l’État, ou à la dérive financière de l’économie de marché » (p. 37). L’un des arguments développé est que dans un réseau il y a « partage des ressources avec des droits de propriété collectifs » (ibid.). De plus, le réseau prendrait en compte une plus grande diversité d’acteurs : les stakeholders (parties prenantes), netholders (parties liées) et clients partenaires (par les formes récentes de crowndfounding), en plus des shareholders (actionnaires). Puis, sont examinés trois types idéaux permettant de comprendre les formes de réseaux dans l’espace politique et économique : le réseau distribué (fondé sur l’autogouvernance et l’égalité-réciprocité des membres y appartenant) ; le réseau piloté, structuré en étoile autour de leaders organisateurs des relations (fondement hiérarchique) : une firme pilote comme Airbus peut constituer une « tête de réseau » dans une nébuleuse de partenariats et d’entreprises associées mondialisées ; le réseau administré, fondé sur un gouvernement élu et une constitution (charte des droits et devoirs avec principe d’égalité entre tous les membres qu’ils soient élus ou électeurs) : dans l’économie solidaire et les coopératives notamment. Au fond, le réseau distribué est une sorte de réseau piloté, avec la différence que la hiérarchie s’appuie sur le principe démocratique pour le premier alors que, dans le second, elle est fondée sur le droit et la relation contractuelle, souvent de type commercial et industriel. L’auteur indique les avantages et les limites de chaque type idéal, en insistant cependant sur les effets de foule induits par les réseaux (mimétisme conformiste et processus de contagion sociale, notamment : p. 55). Ces réserves permettent de retracer le souci permanent d’Assens portant sur l’attention au « bien commun » et l’articulation de l’intérêt général et de celui des particuliers dans l’espace économique et social.
Le chapitre 2 (Réseau et entreprise) est ensuite un approfondissement de la philosophie managériale de réseau, appliquée aux espaces intra-organisationnels. L’organisation en réseau est-elle le « nouveau Graal » des entreprises ? L’importance des innovations dans les sciences de l’information et les technologies de l’internet y ont certes contribué. Cependant, l’auteur expose d’autres aspects de la question à travers les pratiques de « réseaux d’entreprise » et de « management de la confiance » en se basant sur de nombreuses recherches, tant personnelles que citées, sur les pépinières d’entreprises (réseau du Teknopark de Casablanca), les diamantaires d’Anvers ou les réseaux Benetton, Ikéa ou Ford.
Dans la dernière partie du livre (chapitre 3), consacrée à « Réseau et territoire », on se situe à un niveau plus macrosociologique et politique. Quatre exemples sont traités : le réseau d’États-Nations de l’Union Européenne ; les écosystèmes d’affaire et districts industriels dans des espaces régionaux (nord et centre de l’Italie, Silicon Valley californienne), le réseau à l’échelle d’une entreprise locale (Hervé Thermique) et au niveau d’une ville (la commune de Parthenay). Dans chaque cas, il s’agit de comparer les avantages d’une meilleure participation démocratique et des apports des structures en réseaux, tant en termes de ressources partagées (convivialité, créativité, innovation) que de gain de compétitivité et d’efficience organisationnelle. Il s’agit alors d’articuler « marché », « hiérarchie » et « social » (cette dernière dimension étant incarnée par la notion de réseau). Le territoire est alors considéré comme un bien commun au sens de Garrett Hardin, articulé au réseau.
Le réseau est donc une réponse de « proximité », anthropologique, conviviale et rationnelle à une évolution de plus en plus forte des sociétés et du capitalisme mondiaux vers la complexité, la déréglementation et l’entropie. « Plus l’activité économique devient complexe en raison de multiples intermédiaires, et plus les entrepreneurs ressentent le besoin de recréer du lien de proximité. L’appartenance à de multiples réseaux permet ainsi de rester en veille sur les évolutions de l’environnement, tout en cultivant l’estime de soi par la reconnaissance collective » (p. 142). Nombreux seraient les bénéfices de la structure en réseau, proche de l’économie solidaire ou d’entreprise familiales participatives fermées à toute menace de rachat par des fonds spéculatifs ou des jeux de fusion-acquisition. L’auteur réussit le tour de force de décrire les caractéristiques rationnelles et efficaces de ces ensembles alternatifs, parfois très intégrés à certaines économies nationales, comme en Allemagne ou en Italie du Nord, et leur capacité d’auto-organisation contre une logique de fragmentation portée par les grandes firmes multinationales et les tendances à la globalisation financière.
On devra cependant faire quelques remarques. Tout d’abord, une critique de type lexical est à faire : l’auteur n’utilise que le terme « gouvernance » pour décrire les systèmes de gestion des réseaux. Or, il serait très utile de distinguer « gouvernance », notion ambiguë qui renvoie plutôt à à une vision cybernétique et « financiariste » de la gestion, et « gouvernement », impliquant une délibération et des débats contradictoires dans des espaces pluriels et tolérants avec évolution progressive des pratiques et des modes de management. L’argument sur le gouvernement des universités suite à la loi LRU en France est aussi un peu court (p. 51-52) : Assens fait appel à un principe de « récompense » ou de « compensation » (qu’il qualifie de « principe d’équité ») des activités managériales de responsables de formations ou de recherches. Ainsi, il faudrait favoriser une différenciation positive des formations universitaires, les mieux vues par les entreprises, procurant des apports de chiffres d’affaire dans un établissement. En se faisant l’avocat de cet argument douteux et très critiqué par l’ensemble de la communauté universitaire française, l’auteur contredit toute sa logique humaniste solidaire défendu dans sa sociologie des réseaux. Malgré ces quelques critiques, le livre d’Assens est solide scientifiquement et intellectuellement. L’argumentation de cette contribution, à la fois théorique et pragmatique, illustre heuristiquement la fameuse maxime de Kurt Lewin : « il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie », énoncée dans son écrit de 1951, Field Theory in Social Science. Pour Assens, le savoir-faire managérial doit épouser des nouvelles manières d’être ensemble. La redensification du tissu social, via les logiques de réseau, est nécessaire, sinon vitale. Et quand on sait la pauvreté actuelle des sciences économiques pratiquées, liberticides et déréalisatrices, au sens propre de ce terme (visant à la déréalisation, c’est-à-dire à une abstraction trop éthérée du réel social et culturel), il faut saluer la démarche régulationniste et pondérée de l’auteur.