N°33 / Quantification et quantité Juillet 2018

Christophe Assens. Réseaux sociaux. Tous ego ? Libre ou otage du regard des autres, Bruxelles, De Boeck

Jean-Marie Seca

Résumé

NOTE DE LECTURE

Dans la continuité de son livre, écrit en 2013, Le Management des réseaux. Tisser du lien social pour le bien-être économique, Christophe Assens « récidive » sur la même thématique, par un ouvrage au titre plus provocateur et avec une ambition plus critique et sociologisante, questionnant plus globalement un fait de société autant que des phénomènes économiques.

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Dans la continuité de son livre, écrit en 2013, Le Management des réseaux. Tisser du lien social pour le bien-être économique, Christophe Assens « récidive » sur la même thématique, par un ouvrage au titre plus provocateur et avec une ambition plus critique et sociologisante, questionnant plus globalement un fait de société autant que des phénomènes économiques. Est-ce que ce livre tient ses promesses ? La forme utilisée est celle de l’essai. De tels écrits, essayistes, flirtant avec un style littéraire et plus accessible, révèlent toute l’étendue de la pensée d’un auteur et de son interprétation des mouvements de changement culturel et sociétal contemporain.

Le livre de 208 pages est découpé en trois grande chapitres : 1/ Les réseaux numériques ; 2/ Les réseaux corporatistes ; 3/ Les réseaux économiques. Une préface de l’Amiral Lacoste, l’ancien chef de la DGSE de François Mitterrand, de 1982 à 1985, apporte des commentaires géostratégiques et futurologiques à l’entreprise éditoriale de l’auteur.

L’introduction de 15 pages (pp. 13 à 27) tente de resituer le lexique et les notions utilisées (différence entre « réseau » et « institution » ; types de réseaux ; approche socio-historique des première formes réticulaires et sociétales ; lien avec la notion de citoyenneté et de mondialisation). L’auteur insiste sur un thème récurrent dans tout le livre : tout individu contemporain, qui dispose d’un réseau plus étendu que par le passé, possède, par ce biais, une véritable richesse en termes de capitaux relationnels, essentiels à son évolution professionnelle et personnelle. Cependant, Assens met très clairement en garde contre les risques de dérives vers de nouvelles formes de communautarisme, dans la multiplication de réseaux sociaux cultivant l’entre-soi. « Nous cherchons notamment à savoir si les réseaux offrent une dimension plus humaniste face à la complexité du monde ou s’ils tendent à reproduire une nouvelle forme d’égocentrisme sur le plan collectif, dans des microsociétés qui rivalisent entre elles » (p. 25.) Notons une définition très générale de la notion de réseau repérable, selon lui, dans presque toutes les activités en société : dans les « ramifications numériques […], la convivialité d’un club, d’une cercle intime, d’une corporation » (p. 13), ou bien « dans cercles de discussion, des think-thank, des réseaux sociaux sur internet, dans le régionalisme, dans les diasporas, dans les communautés de pensée, dans des clubs philanthropiques, dans les associations, dans les mutuelles, dans les coopératives, dans les clusters, dans les communautés d’agglomération, dans toutes les formes d’union qui échappent au cadre habituel de la pensée formelle et verticale » (p. 13 et 14).

Le chapitre 1, « Les réseaux numériques », aborde le paradoxe de la désocialisation et de la déterritorialisation des sociétés contemporaines par l’implosion dans les réseaux numériques (internet utilisant plusieurs supports et écrans, comme on le sait, de nos jours). Cet aspect avait déjà été abordé, il y a longtemps par Paul Virilio, dans le livre Le Cybermonde ou la politique du pire, édité à Paris, chez Textuel, en 2001. Assens cite adroitement des travaux (dont ceux de Stanley Milgram) sur les réseaux pour indiquer la forte connexité entre individus : une moyenne technique et statistique de 4,74 personnes intermédiaires, existerait entre deux individus, tirés au sort, dans une recherche de 2011, au sein du réseau Facebook. Ainsi nous vivrions, du fait de la généralisation des réseaux techno-numériques, dans un « petit monde » (p. 30-31), ayant néanmoins une faible valence sociale et émotionnelle. On se retrouve dans des dispositifs faiblement ancrés dans des dynamiques consistantes, contrairement à des clubs fermés mais efficients, comme le Rotary Club. Cependant, les liens faibles (épisodiques et non communautaires) génèreraient des interactions en réseau les plus riches en information diversifiée. Par la suite, l’auteur se livre à une analyse détaillée des contresens et significations socio-économiques, associés aux réseaux comme Facebook ou LinkedIn, fondés sur l’augmentation constante des contacts, sans discrimination ni affinités préalables. « La “plateforme numérique de communication” n’est […] pas capable de fédérer autour du lien social, la mosaïque des tribus, des clans et des catégories de personnes qui gravitent par centaine de millions sur Internet » (p. 39.) Ces plateformes sont globalement perçues comme un « encouragement à l’individualisme » (ibid.). Une petite erreur page 43 est cependant à noter où l’auteur énonce que les sources de Wikipédia ne sont pas toujours fiables. Tout au contraire, de récentes recherches (2017) de bibliométrie indiquent une plus forte fiabilité de Wikipédia par rapport à la très autorisée Encyclopedia Britannica. Par contre, la dépendance des jeunes générations aux médias sociaux d’internet et par téléphone mobile est correctement analysée, en confirmant des travaux divers sur la généralisation du crédit accordé au complotisme chez les 15-25 ans depuis quelques années. Assens, en bon observateur, décrit très bien les effets nocifs de la multiconnexion à des sources multiples de savoirs chez les internautes : « Ce n’est plus l’élève qui fait la démarche de remonter à la source du savoir, comme le saumon dans le lit de la rivière. C’est le savoir qui doit capter l’attention de l’élève, déjà sollicité par des centaines de micro-activités de divertissement et de communication » (p. 45.) Tous ces éléments et quelques autres tracent donc les grandes lignes d’une tendance à la recentration narcissique et à l’isolement au sein de réseaux déshumanisants, mécanisés et matriciellement programmateurs de conduites stéréotypées.

Le chapitre 2, « Les réseaux corporatistes » porte sur la question des relations entre les biens, ou objet plus ou moins rares, et les sociétés. L’auteur distingue quatre types de biens (pp. 58-61) : les biens privés (régulés par le marché), les biens communs (contrôlés sur des réseaux n’excluant aucun humain), les biens de club (gérés de façon discrétionnaire dans des réseaux fermés) et les biens publics (managés par des pouvoirs administratifs locaux ou nationaux). « La solidarité dans un réseau s’exerce exclusivement au bénéfice de ses membres, sans éliminer totalement les rivalités individuelles et les conflits avec les autres réseaux. De ce point de vue, sur le plan économique, le réseau complète le marché lorsqu’il s’agit de développer des biens dans les titres de propriété sont collectifs, et qui prennent de la valeur dans la coopération plus que dans la compétition » (p. 60), insiste l’auteur. Traduction : il est préférable de favoriser l’articulation des modes de gestion et de régulation (réseau, État, marché, club) aux différents types de biens circulant les sociétés. Dans la suite de ce chapitre, sont alors examinés les pratiques corporatistes sous la bannière des réseaux, comme, par exemple, les significations morales et politiques des conduites de démocratie électronique ou l’intrication entre capitalisme et développement des débats sur des forums gratuits sur internet. L’auteur interroge notamment le paradoxe de l’ « instantanéisme » en démocratie, associés aux débats sur les réseaux, d’une part, et à la distance critique et raisonnée des élus réunis de façon réflexive dans des assemblées représentatives institutionnalisées, de l’autre. Il y aurait bien alors une différence radicale de fonction entre institution et réseau bien que des liens existent entre ces deux formes. Assens fait donc une remarque de type sociologique. Pour exemplifier son raisonnement, l’auteur aborde aussi longuement le développement en réseau de l’Université Paris-Saclay dont il critique les dérives et les corporatismes sous-jacents. Cependant, il est admis que les logiques de réseaux permettent aussi de contrebalancer les dérives bureaucratiques en devenant une sorte de contre-culture face aux niveaux de décision et aux hiérarchies, en fluidifiant l’accomplissement de tâches administratives publiques. L’auteur est parfois ambigu car il accorde un avantage qualitatif (p. 96) aux réseaux de gestion des services de santé hospitalier (coordination interservices, notamment). Or tout le monde sait que la coordination au sein d’un réseau demande du temps et donc de l’argent. Par conséquent, la « solution de mutualisation par les réseaux » finit par ressortir du domaine quantitatif et financier, selon nous. Donc rien ne sert de dire qu’il faut plus de coordination en réseau pour mutualiser si l’on ne met pas les ressources pour favoriser les dispositifs techniques et humains qui y sont associés et les soutiennent. Ainsi, on retombe toujours sur des critères budgétaires et donc quantitatif, même quand on pense à la « solution » réticulaire. Par ailleurs, la « solution réticulaire » fait appel à une sorte de motivation altruiste et bienfaisante (take care of) qui est loin d’être spontanée dans le cadre des interactions à distance. Bien au contraire. Enfin, la théorie de l’implication du management de réseau présuppose une relative et faible prégnance du pouvoir ou un aplatissement de la pyramide hiérarchique. Il demeure assez illusoire de penser que ces modes de fonctionnement puissent avoir une pérennité. Les critiques de Richard Sennett le montrent, dans son livre de 1999, Le Travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité : le contrôle la structure de réseau et des relais permet d’avoir prise sur un dispositif interactif (concentration du pouvoir dans un cadre d’apparente décentralisation). L’ « acteur-réseau » n’est fonctionnel que dans des dynamiques de projet. Il ne présuppose pas de management mais uniquement l’activation altruiste des conditions de travail collectif (si possible sans « passager clandestin ». Pas plus, pas moins ! Or, Sennett souligne que dans tout travail en groupe, les passagers clandestins pullulent.

Le chapitre 3, « Les réseaux économiques », termine ce triptyque de façon heureuse dans un domaine (science de gestion) que l’auteur maîtrise encore mieux. Le réseau, comme notion, ressort du modèle des alliances stratégiques d’entreprise, reflétant les nécessités de coopérer et de mutualiser certaines ressources dans un cadre concurrentiel avec, pour but, un résultat gagnant-gagnant pour chaque partie en relation : ce qui est appelé « coopétition » par l’auteur. Divers exemples sont analysés comme les networks de petites entreprise, les réseaux de consommateurs, les tontines, les sociétés secrètes, comme dans la franc-maçonnerie ou les mafias, voire les diasporas ; sont aussi cités et décrits le succès du consortium Airbus, du point de vue du management des réseaux technico-économiques, l’économie sociale et solidaire, les coopératives agricoles et les réseaux mutualistes (comme la MACIF). L’une des parties les plus stimulantes intellectuellement est consacrée à la démocratie d’entreprise et plus particulièrement à l’« entreprise libérée » (p. 147-155), laissant presque supposer que l’auteur appartient aux mouvements de renouveau néocommuniste et autogestionnaires des années 2000. Ce qui est, on le sait, est loin d’être son orientation intellectuelle. L’étude de cas, venant en appui à cette thèse de l’entreprise libérée, est celle la société Hervé Thermique, créée dans les années 1970 et développant concrètement cet usage libertaire et régulée de la démocratie, combinée aux relais en réseau et à des centres de profits autogérés. Le chapitre se conclut sur la thématique bien documenté de l’économie collaborative et de partage dont Blablacar, Airbnb ou Amazon sont de bons exemples.

Le titre, Réseaux sociaux. Tous ego ?, réactive une critique connue, en philosophie contemporaine (Bernard Stiegler, Dany-Robert Dufour, notamment, mais aussi Christopher Lasch et d’autres), de l’« égotisation » des relations interpersonnelles et sociales. En fait, de nos jours et depuis la généralisation de l’éthique ultralibérale associée aux réseaux sociaux, vous ne communiquez pas vraiment. Vous sombrez dans un simulacre en ayant l’impression qu’on va vous répondre en reconnaissant votre authenticité. Quand on sait à quel point la valeur d’authenticité est typiquement associée au libéralisme, on comprend que les réseaux ne sont qu’un prolongement différent des structures du marché. Au final, dans l’idéologie égotiste contemporaine, vous développez plutôt un syndrome de narcissisme avancé. Votre décrépitude égotiste vous incite à ne penser à l’autre que par le canal d’un « altruisme égoïste » qu’avait très bien défini il y a quelques années, feu Serge Moscovoci dans un livre consacré à la psychologie des relations à autrui1. Au final, les « gens » ne communiqueraient plus mais s’exprimeraient, de façon conformiste, en émergeant dans des « tribus égo-grégaires » (Dufour), en tentant de rester des « êtres non-inhumains » (Stiegler), tiraillés entre des pulsions d’ « individuation » (ressembler à la norme de groupe en y étant le plus conforme et exemplaire) et des tendances plus raisonnées à l’ « individualisation » (construction de soi par un cheminement critique rationnel, éloigné des modes et des prêt-à-penser). Cette tendance conformiste (égocentrée) avait été étudiée il y a longtemps par Jean-Paul Codol, en psychologie sociale mais aussi en psychologie de l’enfant (Jean Piaget). Il l’avait nommé « effet PIP (Primus Inter Pares) » ou « conformité supérieure de soi ». Cette critique de la raison égotiste est, de nos jours, réalisée au nom d’une posture néokantienne, en privilégiant l’Erklärung, très fortement défendue par le maitre de Königsberg et ses héritiers contemporains (dont les philosophes précédemment cités), modalité rationaliste opposée à la pensé adhésive des « communautés ». Assens adopte une posture intermédiaire, dans son ouvrage, en constatant à la fois les apports des logiques et conduites en réseaux contemporaines, tout en déplorant aussi, comme les critiques néokantiens, l’émergence de tropismes communautaristes dans divers secteurs tant politiques, culturels, relationnels qu’économiques. Rappelons, pour finir, que l’auteur, professeur de management des réseaux à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, est un expert de ce domaine et il le démontre excellemment par cette contribution, malgré quelques coquilles et inexactitudes (volonté de ne pas référencer toutes les sources des recherches citées) ici et là. En guise de conclusion, il faut souligner à quel point l’étude des réseaux est en vogue de nos jours sur le plan des sciences humaines. Certains historiens, comme Marie-Françoise Baslez, Professeur d’histoire des religions à l’Université Paris-Sorbonne, indiquent d’ailleurs qu’ils ont joué un rôle essentiel dans l’évolution des espaces géostratégiques et des croyances depuis plus de deux-mille ans. Baslez évoque, dans Comment notre monde est devenu chrétien, publié à Paris, chez CLD en 2008, que « Paul fut en effet lui-même un homme de réseaux […]. Ce sont, plus particulièrement les réseaux du patronage officiel romain qui l’ont intégré véritablement dans l’Empire, qui l’ont poussé à aller toujours plus en avant jusqu’à Rome, le centre du monde, en lui donnant l’intuition d’un ordre mondial introduit par l’Empire et celle d’une communauté religieuse destinée à s’étendre aux dimensions de la terre habitée (p. 50-52). Nul doute qu’avec les révolutions technologiques à venir d’autres profonds changements, qu’on peut espérer toniques et fertiles, puissent être envisagé mondialement comme localement dans les diverses sociétés contemporaines.

1  Moscovici Serge (éd.), Psychologie des relations à autrui, Paris, Nathan, 2000.

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