Lorsque par exemple quelqu’un explique pourquoi il n’aime pas sa patrie, son aveu dessine inévitablement en creux son amour et sa volonté d’agir, tandis que la confession la plus sérieuse et passionnée de l’amour de la patrie ou du dévouement à la patrie trahira plutôt toute la haine, le malheur, la souffrance, les soucis, le désespoir et l’impuissance que suscite la patrie ; la volonté d’agir, paralysée, n’aura alors d’autre choix que de se retirer dans la rassurante ferveur des mots.
Péter Nádas : Le livre des mémoires
Dès l’automne 2010, la presse internationale dénonça les abus de pouvoir du premier ministre hongrois Viktor Orbán qui, avec son parti conservateur, le Fidesz, a triomphé aux élections législatives d’Avril 2010 en obtenant la majorité absolue à l’Assemblée nationale hongroise. De Vienne jusqu’à Washington en passant par Paris et Berlin, la presse ne manqua pas de relater la façon dont Orbán se livre à une concentration de plus en plus monolithique et personnelle du pouvoir. Orbán, pouvait-on lire dans de nombreux organes de la presse occidentale, élimina progressivement tout contrepoids démocratique en mesure de rappeler au premier ministre les limites de ses compétences en tant que chef de l’exécutif. Ces limites sont gravées dans la constitution de la Troisième République Hongroise, loi fondamentale d’un système parlementaire qui, aujourd’hui, semble avoir vécu. En effet, une nouvelle « loi fondamentale » douteuse a remplacé la constitution en Janvier 2012. D’après cette nouvelle constitution, le pays ne s’appellera désormais plus la République de Hongrie, mais simplement « Hongrie », pays des Magyars.
L’illusion d’une presse « internationale »
Cependant, les diverses polémiques sur, par exemple, la connivence passive du président de la république, sur cette république mise en retraite, sur l’affaiblissement scandaleux de la cour constitutionnelle ou encore sur la loi réprimant la liberté de la presse hongroise franchissent difficilement les frontières de la Hongrie. L’opposition de gauche s’appuie volontiers sur les articles de la presse étrangère en pensant que l’opinion « internationale » s’est mobilisée pour dénoncer la dérive dictatoriale de Viktor Orbán. L’opinion favorable au premier ministre et son gouvernement dénonce quant à elle la trahison d’une gauche cosmopolite qui prend plaisir à humilier la patrie en truffant la presse internationale de critiques négatives et sans fondement.
Dans les deux cas, nous avons affaire à une grossière erreur d’optique sur ce que sont en vérité la presse et l’opinion « internationales ». Les partisans d’Orbán voient dans les articles critiques de la presse étrangère une véritable conspiration contre la Hongrie, avec la collaboration d’une gauche libérale dont Orbán avait trouvé plaisant d’affirmer il y a quelques années qu’elle était « génétiquement », ou du moins historiquement vouée à l’incapacité d’épouser les causes nationales. La connotation ouvertement antisémite du terme « cosmopolite » dans le discours public hongrois ne laisse planer aucune ambiguïté sur les propos de M. Orbán et de l’extrême-droite qui, reprenant à souhait certaines tournures du premier ministre ultraconservateur, voient dans les éventuelles sanctions de l’Union Européenne une atteinte à la souveraineté nationale.
Selon Orbán, ses partisans et l’extrême-droite, il existe bel et bien une presse « internationale », mais aussi une communauté européenne et internationale unie dans ses intentions pour nuire aux intérêts nationaux de la Hongrie. Penser que les critiques venant de la presse étrangère et celles qui, après beaucoup de patience, ont été formulées par la Commission Européenne, forment une véritable alliance internationale intentionnellement dirigée contre la nation relève de la théorie du complot, d’un provincialisme profond qui perd de vue de façon tragicomique le fait que la Hongrie demeure le cadet des soucis d’une majeure partie du monde. Si Viktor Orbán (et ses nombreux prédecesseurs au cours de l’histoire moderne du pays) avait su et voulu, au lieu de provoquer ses partenaires européens, garder à l’esprit les intérêts de la Hongrie et les stratégies pour les faire valoir, il ne nous faudrait pas attendre des catastrophes écologiques et politiques pour entendre parler de la Hongrie à l’étranger. Orbán, pris de court par ces critiques, noie le poisson à sa guise.
Face aux supporters du régime, l’opposition de gauche qui ne supporte pas Orbán fait preuve d’un provincialisme tout aussi confortable. En considérant un article du Washington Post ou du Berliner Tageszeitung comme autant de preuves irréfutables contre le régime Orbán, en se référant donc à ce que les « grands » ont dit et écrit sur la situation en Hongrie, on s’avoue pour ainsi dire vaincus : la France, l’Allemagne, l’Autriche ou les Etats-Unis disent bien mieux que nous autres ce qu’il faut dire sur notre gouvernement.
Une province est un pays pour les vaincus. Le provincialisme intellectuel, un mal considérable en Hongrie, signifie en conséquence que l’on produit des idées battues à l’avance. La façon dont on a cru pertinent de s’appuyer sur les critiques venant d’Europe de l’Ouest et d’Outre-Atlantique est, au bout du compte, un aveu d’impuissance, face à l’autorité tacite des journaux étrangers, comme si le simple fait de dire Le Monde ou Der Spiegel constituait en soi un incontestable argument. Il serait temps d’apprendre à lire.
La bévue est ainsi la même des deux côtés rivaux de la politique hongroise. Elle consiste à projeter sur la presse occidentale, mais aussi les dirigeants d’Europe et d’Amérique, un intérêt largement surdimensionné pour la Hongrie. Il n’est pas étonnant que la presse s’intéresse à une loi qui réprime la liberté d’expression. Ce sujet a bien plus retenu l’attention des médias étrangers que les autres dossiers, pourtant tout aussi nuisibles aux fondements de la démocratie hongroise, tels que la réduction au silence quasi-complet de la cour constitutionnelle ou la nomination de Péter Polt, un homme sans foi ni loi, toujours prêt à combler les désirs de l’exécutif à la tête du Parquet et qui avait déjà fait ses « preuves » auparavant dans ce rôle douteux, servile sur mesure, de procureur de la république.
Le contrôle de la parole publique est un sujet qui se vend mieux que les autres au niveau international. Le rôle des intellectuels d’opposition serait dès lors de refaire le point de façon critique plutôt que de s’accrocher à ce qui se dit à notre place et avec notre consentement. Notamment parce que le bruit international au sujet de cette loi sur les médias qui, telle une épée de Damoclès, menace la presse hongroise de lourdes amendes au cas où elle viendrait à manquer de respect à la personne humaine, pourrait précisément dissimuler d’autres opérations antidémocratiques du régime Orbán. Après la loi sur les média, c’est la nouvelle loi fondamentale qui a fait du bruit dans la presse étrangère. Pour évaluer ce « bruit », l’opposition de gauche ne devrait pas perdre de vue la logique amnésique de « l’opinion internationale » : le prochain événement international grave effacera le souvenir de l’indignation envers la Hongrie, et c’est en tenant compte de cette logique que les démocrates hongrois devraient mobiliser à l’intérieur ce qui se dit, en ce moment, à l’étranger.
La mesure n’est malheureusement pas leur point fort. Lorsque Hillary Clinton, de visite à Budapest en Juin 2011, a pris soin de consulter les chefs de l’opposition de gauche séparément des représentants du gouvernement, on a cru, à gauche, à une sorte de « vérité », selon laquelle la ministre des affaires étrangères américaine « a bien vu » avec qui il sied de faire une mise au point digne de ce nom. En réalité, tant que le gouvernement Orbán peut être vaincu au cours d’élections démocratiques, Washington a bien d’autres soucis dans le monde actuel que de déterminer qui est gentil et qui est méchant en Hongrie. C’est très précisément ce que Mme Clinton a dit, rien de plus.
En général, la presse étrangère parle relativement peu de la Hongrie. Au point de vue psychologique, il n’est pas exclu que l’enthousiasme provincial de la gauche hongroise pour les critiques venant de l’étranger soit en vérité une joie dissimulée : nous disons que nous avons honte de voir une image aussi lamentable du pays au niveau international, alors que dans le fond nous nous réjouissons de voir enfin paraître de nombreux articles consécutifs dédiés à notre petit pays. Le contenu négatif des critiques serait ainsi secondaire par rapport au « succès » de la simple présence de la Hongrie dans la presse étrangère. Tout comme cette présence demeure tout à fait secondaire dans un quotidien européen.
Atteinte à la démocratie et dictature : le piège de l’évidence
Le problème qui se pose au point de vue intellectuel est que, face à la destruction évidente des piliers de la démocratie, une posture d’opposition devient rapidement tout aussi confortable qu’une posture de soutien. Face à l’évidence, il est difficile de formuler des critiques rigoureuses sans tomber dans le piège de la répétition et de l’ennui. L’opposition démocratique hongroise est encore loin, heureusement, d’une situation comme celle de la Résistance d’antant où, en effet, l’évidence de l’abjection nazie sollicitait peu de mots et beaucoup d’action. En France, un désir similaire, romantique et confortable à souhait d’une lutte contre le « totalitarisme » était facile à repérer dans l’antisarkozysme des cercles aisés de la rive gauche : on faisait des phrases sur le totalitarisme du pouvoir, alors que le sobre sens requiert une reconnaissance précise de l’adversaire conservateur et du péril de ses glissements vers le Front National. Mieux vaudrait, dans les cas similaires, mesurer la taille réelle de l’ennemi.
Il faut croire que la rive gauche française et son équivalent hongrois, les « libéraux de Pest » sont pour ainsi dire nostalgiques des époques évidentes. Ce désir voyeuriste nourri contre le « plus jamais ça ! » européen indique que la jeunesse européenne a oublié pourquoi, sortis de l’évidence de l’horreur, ses ancêtres ont formulé ce fameux « plus jamais ça ! », qui est la clef même de la politique européenne depuis 1945 à l’Ouest, et 1989 à l’Est. Cette politique est loin d’être gagnée à l’avance, mais on désire malgré tout des situations évidentes plutôt que de s’orienter dans le monde contemporain qui s’avère plus compliqué. Par cette voie on oublie, à Budapest comme à Paris, que l’évidence du passé européen est synonyme de la terreur que nos parents ont subi et surmonté afin que nous puissions aujourd’hui jouir d’une Europe libre. Autrement dit la jeunesse européenne est aujourd’hui une banlieue pseudo-spirituelle qui cherche à démanteler la reconstruction européenne du centre encore tenu par ses parents. Certes, une nouvelle construction est souhaitable, car les « parents » sont quelque peu fatigués. Toutefois, il faut au moins traverser Danube et Seine pour nourrir l’horrible mémoire du vieux continent. Sans mémoire, notre Europe n’a pas d’avenir.
En Hongrie, à force de répéter le mot : démocratie, ce dernier risque de perdre son sens, et c’est peut-être justement ce que le régime attend. A force de répéter le nom Orbán, ce dernier finit par devenir imperméable à la critique dans cette province qu’il est en train de bâtir et où, à leur insu, les champions du fauteuil de la démocratie sont parfaitement tolérés. Les hebdomadaires d’opposition comme 168 Óra sont chaleureusement invités à pondre les mêmes tribunes chaque semaine sur la nature « non-européenne » du gouvernement. Face à l’évidence, sans le moindre effort critique et intellectuel, il semble suffire de dire oui quand Orbán dit non.
C’est pourtant loin d’être le cas. Face à l’ivresse du pouvoir de Viktor Orbán, il faut redéfinir d’urgence les perspectives de la critique consistante et pour ainsi dire potentiellement dangereuse. Il ne suffit pas de dire, comme on l’entend souvent, que ladite ivresse du premier ministre est en train de tourner à la démence et qu’Orbán est probablement plus que froissé par les manifestations contre son régime, régime qui d’après lui ne chercherait pourtant que le plus grand bien du peuple. C’est méconnaître la psychologie du pouvoir. Il est tout aussi frivole, voire pratiquement immoral d’espérer que la lamentable politique économique du gouvernement fasse rapidement sentir ses effets notoires et que dès lors les braves gens se révolteront contre le héros de la veille.
Des économistes de renommée comme le réformiste plus que sévère Lajos Bokros ont prédit les conséquences économiques à court termei. La banqueroute publique, la faillite de l’Etat sont à l’ordre du jour, ce serait même, selons l’analyse de certains, une stratégie consciente, à « l’argentine », du gouvernement. Souhaiter ces événements n’est cependant pas responsable. Cela revient à souhaiter que les classes populaires s’appauvrissent encore plus, souhaiter qu’un grand nombre prenne une douche froide pour qu’un seul petit bonhomme à la tête du gouvernement en prenne une à son tour. Ce discours public s’inscrit une fois de plus dans un régime de vérité négligant la critique. On ne peut espérer d’un homme imbu de pouvoir qu’il reconnaisse ses torts. Il était une fois dans l’Ouest certes, mais pas en Hongrie.
Que faire alors ? Examiner, pour commencer, la nature spécifique de ce pouvoir et la façon dont il se constitue sous nos yeux, car il est toujours fortement recommandé de bien connaître la nature de l’ennemi.
Le Fidesz : du libéralisme au nationalisme
Viktor Orbán fut incontestablement un protagoniste incontournable du changement de régime en 1989. Jeune intellectuel engagé du Collège Bibó, cercle universitaire libertaire fondé en 1983, Orbán fait son entrée sur la scène politique par la grande porte en prononçant, le 16 Juin 1989, un discours courageux et provocateur à l’occasion du réenterrement d’Imre Nagy, premier ministre martyr de l’insurrection hongroise de 1956. Orbán exige publiquement le départ des troupes soviétiques, ce qui, à l’époque, fut justement perçu comme héroïque. Libérale et libertaire, l’Alliance des Jeunes Démocrates (Fidesz), bien trop jeune et inexpérimentée en 1990 pour assumer la responsabilité du pouvoir, siège à l’Assemblée dans les rangs de l’opposition face au Forum Démocrate Hongrois (MDF) du premier ministre conservateur József Antall, avant de prendre progressivement la place du MDF à partir de 1994.
Antall était auparavant professeur d’histoire au lycée, il était un bel exemple de ces instituteurs surdiplômés qui durent se contenter d’un poste lycéen, car souvent refusés, dans les années 1950, 1960 et 1970, au sein des universités sévèrement contrôlées par la dictature. Cela donna, malgré les efforts du pouvoir communiste, un grand prestige aux lycées budapestois et au baccalauréat qu’on y obtenait. Antall, d’après ses élèves, donnait des cours d’histoire du niveau de l’université, ce qui en dit long sur l’incapacité du pouvoir à contrôler l’intelligentsia. Même ceux qui plus tard rejoignirent les rangs de l’appareil communiste sont formels sur ce point : leur culture, c’est le lycée. Dans la génération d’après-guerre, les « promotions » sont avant tout celles du gimnázium budapestois, beaucoup plus que ce que l’université pouvait offrir. Les grands talents sortaient à l’époque du lycée, et non pas de l’université. L’autorité, grammaticalement toujours au passé chez Hannah Arendt, s’était réfugiée dans l’adolescence.
Toutefois, il sied de noter que le gouvernement d’Antall, le fameux gouvernement « d’historiens » entre 1990 et 1993, n’a pas incarné, avec ses airs plus que réactionnaires, le souffle moderne. Les socialistes reviennent au pouvoir en 1994, et la droite, sans la personnalité de József Antall, décédé en Décembre 1993 suite à un cancer, événement qui fut la première expérience politique de toute une génération, allait se reconvertir dans le kitsch nationaliste, sans l’expertise des historiens dont la texture fut réactionnaire, mais la volonté reformiste. Antall demeure aujourd’hui la figure exemplaire d’une droite subite mais réflechie, devant qui les actuels champions de la nation se plieraient sans discuter, mais il se trouve que le changement de régime en 1989-1990 a compté malgré tout une victime politique de taille : József Antall. Quant à Viktor Orbán, il n’est certainement pas l’héritier de cette droite érigée contre le communisme.
De jeunes libéraux, irrités par le style plutôt réactionnaire de la droite, les membres du Fidesz qui restent fidèles au parti après le virage à droite de ce dernier, deviennent au fur et à mesure encore plus radicaux et « nationaux » que leurs aînés du MDF. Le MDF, bloqué au centre-droit (par un Orbán qui restructure, sans en prévoir les conséquences, le Fidesz à l’image de la CDU allemande), signera son arrêt de mort en voulant réaliser, en 2010, au centre, une alliance entre libéraux et conservateurs.
Dans le piège du consulting politique à l’eau de rose, le MDF de la veille n’a pas su se transformer en centre-droit, et c’est peut-être précisément un centre-droit libéral qui manque aujourd’hui à la palette politique hongroise : si le centre-droit existait et était libéral, la gauche ne revendiquerait pas l’idéologie néolibérale, il y aurait un échappatoire modéré pour les membres du Fidesz que le style extrême d’Orbán dérange, et un scénario à la polonaise (c’est le centre-droit et non pas la gauche polonaise qui a vaincu Kaczyński l’année dernière) serait imaginable. Quoi qu’il en soit, un interlocuteur au centre-droit serait souhaitable pour une gauche profondément divisée. S’il est vrai que jusqu’à présent, toute formation politique centriste a échouée en Hongrie depuis 1989 à défaut d’espace politique au centre, c’est malgré tout au centre qu’une coalition contre les extrémistes de droite pourrait se conclure.
De même que la société polonaise, les Hongrois forment une société conservatrice, très concentrée sur la famille et les valeurs de la veille dont la modérnité occidentale se passe plus facilement. C’est une société au masculin où règne l’homophobie et où les rôles féminins sont plus que limités. La gauche refuse ce lexique, le Fidesz croit en revanche l’incarner par trop naturellement. La Hongrie a besoin, à défaut de parti centriste, d’une alliance au centre pour que les citoyens hongrois puissent se reconnaître dans ces valeurs nationales qu’ils vénèrent et qui reculent progressivement vers l’extrême-droite. C’est à partir du centre qu’une véritable modernisation de la société hongroise pourra prendre son essor.
D’aucuns affirment aujourd’hui que la personnalité d’Orbán fut « autoritaire » dès ses débuts. Il nous semble par trop confortable de prétendre que l’ombre de l’actuel premier ministre a été celle d’un dictateur dès 1989 et que cela « se voyait ». A côté de ses penchants pathologiques intimes dont nous confions le secret à son psychiatre, le parcours politique et le cheminement idéologique d’Orbán ont été dictés par les deux décennies du changement de régime, c’est-à-dire l’époque même du post-communisme. Celle-ci a déployé sa logique propre de restructuration de la gauche et de la droite. Le rythme cyclique de la toute jeune démocratie où, de fait, chaque résultat électoral aura souffert de l’absence d’antécédants fiables en mesure d’éclairer la situation, a fait jusqu’à présent de chaque élection un nouveau saut vers l’inconnu.
Le Fidesz se réoriente vers la droite au moment où l’Alliance des Démocrates Libres (SZDSZ) entre en coalition avec les socialistes héritiers du parti unique, en 1994, chose inimaginable en 1989-1990. Abandonnant le libéralisme et ses compagnons de route libéraux convaincus à la gauche, Orbán se tourne alors vers une base peu sûre à l’époque mais toutefois prometteuse : la bourgeoisie. Ainsi, le Fidesz devient « Parti Populaire Hongrois » dès 1995. En hongrois, le terme : polgár est ambigu et devient pour cette raison très efficace dans l’imaginaire politique d’Orbán. Le terme signifie bourgeois, mais aussi citoyen, ce qui permet en fait de s’adresser, via ce terme, à une classe sociale et, en contraste avec cette dernière, aux citoyens par définition portés vers la mobilisation et l’action politique.
Le fabuleux destin d’un mot
Face aux socialistes et aux libéraux de gauche, le terme : polgár véhicule l’imaginaire troublée d’une droite en opposition. Le linguiste László Kálmán fait remarquer avec pertinence que le Fidesz s’est montré bien plus habile que la gauche hongroise dans l’appropriation, voire l’expropriation des mots. Tandis que les socialistes n’ont servi aucune tournure ou slogan originals depuis le changement de régime, Orbán a eu l’idée géniale de centrer son univers sur le terme : polgár, terme aux consonnances anticommunistes auquel s’associent par ailleurs les notions de prospérité et de paix. Le mot suscite à la fois un désir de sécurité et de liberté, ce qui est confus, mais cependant redoutablement efficace. Kálmán note également que ce terme est tombé en désuétude depuis la victoire électorale de 2010ii. En effet, une majorité absolue à l’Assemblée peut et veut se passer de la mobilisation politique des citoyens tant convoités durant la période où l’opposition parlementaire se donnait des allures maquisardes.
L’apogée du destin politique de ce mot se situe entre 2002 et 2010, les deux cycles parlementaires faisant suite au premier règne d’Orbán (1998-2002). En 2002, ce dernier crée des « cercles de polgár » où s’organisent les citoyens contestant avec lui le résultat des élections législatives de 2002. Dans ces cercles s’organise aussi autre chose : une nouvelle génération d’extrême-droite, derrière un certain Gábor Vona dont le délire nationaliste aura vite dépassé les limites de l’orbanophilie. Le parti Jobbik (les « meilleurs », les « plus à droite »), que l’on peut situer à la droite de la droite du Front National français et qui, construisant un réseau paramilitaire plus qu’inquiétant, fera son entrée à l’Assemblée nationale en 2010.
Le terme : polgár devient progressivement le symbole du nouveau récit qu’Orbán impose à la vie publique hongroise et qui signe son ancrage définitif du côté de la droite radicale et populiste : le récit des résistants et des collaborateurs, « structure narrative » bien connue en France depuis 1945. Les polgár sont bien évidemment les citoyens opposés au pouvoir prétendument illégitime de la gauche héritière du parti unique et de la dictature communiste, et de ses nouveaux collaborateurs libéraux. Si les polgár ne se reconnaissent pas dans les valeurs de la bourgeoisie ou au pire de la classe moyenne, ils se reconnaîtront aisément dans le rôle du citoyen pur et dur, prêt à sacrifier son sandwich au salami pour provoquer la perte de l’Etat-parti qui n’existe pas.
Résistants et collaborateurs : un récit favorable à l’extrême-droite et au confort de la gauche
Une conséquence majeure de l’abus du terme en question et du récit des résistants et des collaborateurs est que des jeunes gens aisés des beaux quartiers de Buda viendront progressivement grossir les rangs d’extrême-droite aux meetings politiques et/ou paramilitaires du Jobbik. Le Fidesz au pouvoir et la gauche en opposition, les rôles de résistants et de collaborateurs ne se sont pas inversés. Malgré les protestations civiles de gauche depuis le retour au pouvoir d’Orbán en 2010, les « résistants » imaginés par ce dernier continuent d’exprimer leur mécontentement à droite, toujours plus à droite du pouvoir. Avec le Jobbik introduit à l’Assemblée, le noyau dur et antidémocratique de l’extrême-droite se radicalise encore plus, à l’insu de ses farouches députés élus en 2010. Le type de mécontentement suscité par Orbán depuis 2002, ce nationalisme nourri de haine envers le jeu de la démocratie ne peut qu’évoluer vers les confins d’une extrême-droite qui risque de mettre non seulement la démocratie hongroise, mais aussi un nombre croissant de ses citoyens en danger.
Une autre conséquence de la fable orbanesque est qu’un certain nombre d’intellectuels dits de gauche trouveront effectivement leur assise dans ce rôle de « collaborateurs » qui leur a été arbitrairement attribué. Lorsque le philosophe Gáspár Miklós Tamás déclare en Octobre 2006 que le « type intellectuel dreyfusard n’est pas très populaire de nos jours »iii, les clercs de gauche oublient pour ainsi dire de s’indigner, ce qui en dit long sur leur présumée culture politique.
Entre 2002 et 2010, c’est-à-dire bientôt près de deux décennies après la fin du régime communiste, « l’illégitimité » de la gauche est ce qui définit principalement l’identité de la droite de Viktor Orbán. Le nationalisme de ce dernier se radicalise ainsi d’autant plus qu’en opposition, Orbán se complaît dans cette atmosphère post-communiste. « Changeur de régime » (rendszerváltó : tout un concept en Europe de l’Est) authentique en 1989-1990, Orbán se réfugie dans le rôle du résistant à l’État-parti, un rôle devenu plus folklorique qu’autre chose dans les années 2000. Le nationalisme hongrois actuel, au risque de se retrouver face à face avec le kitsch folklorique qui le caractérise, a organiquement besoin de changer de régime en permanence. Mais qui donc changera le régime qui change de régime en permanence ? En Hongrie, cette question fait figure de boutade, un peu comme lorsqu’on croit éviter l’impasse en s’interrogeant sur l’utilité de l’utilité.
Combat pour la liberté, refus de la souveraineté
Orbán semble avoir compris que les Hongrois, depuis longtemps, aiment se battre pour une liberté qu’ils refusent d’assumer après la bataille. Les fêtes nationales hongroises commémorent des défaites contre l’envahisseur, contre l’oppression, et pour cause ! On préfère souffrir les répressions qui suivent une guerre perdue plutôt que de prendre en charge les acquis d’une victoire. Emil Cioran semble exagérer en écrivant : « Qui se révolte, qui s’insurge ? Rarement l’esclave, mais presque toujours l’oppresseur devenu esclave. Les Hongrois connaissent de près la tyrannie, pour l’avoir exercée avec une compétence incomparable : les minorités de l’ancienne Monarchie pourraient en témoigner. Parce qu’ils surent, dans leur passé, jouer si bien aux maîtres, ils étaient, à notre époque, moins disposés qu’aucune autre nation de l’Europe centrale à supporter l’esclavage ; s’ils eurent le goût du commandement, comment n’auraient-ils pas eu celui de la liberté ? »iv Les Hongrois témoignent certes d’un certain goût pour la liberté, mais ce goût les a plus d’une fois rapatriés dans la province de leur servitude volontaire. Oppresseurs devenus esclaves, ils semblent avoir besoin, la révolte terminée, de se raccrocher à un contre-révolutionnaire, qu’il soit noble de Hongrie, Habsbourgeois ou Moscovite, et de l’aimer. La boucle est alors bouclée. François Fejtő, dans cet esprit convivial dont il avait le secret, a noté au sujet d’Endre Ady, poète tourmenté s’il en fut et qui puisait le génie de son oeuvre dans l’autodestruction, qu’il (Ady) « aimait sa race semi-asiatique égarée aux confins de l’Occident, il aimait ces petits-fils des Huns, guerriers prodigieux et inutiles. Il peignit son peuple sous les traits du Jean le Preux des légendes hongroises, héroïque et stupide, toujours prêt à verser son sang pour le compte de princes étrangers. »v Héroïques et stupides, guerriers prodigieux et inutiles. Version kitsch de ce qui fut d’ores et déjà folklorique à souhait, le régime actuel ne peut qu’immiter en tout petit le ridicule grandiose des désastres historiques de jadis. En revanche, cela ne l’empêche aucunement d’intensifier la pertinence des adjectifs quelque peu imaginaires employés par Fejtő en émigration à Paris.
Un peuple qui pardonne avec autant de facilité à ses malfaiteurs et qui préfère s’oublier dans des élans de sympathie envers son agresseur plutôt que de confronter sa propre histoire peut-il en réalité faire face à ce qu’il est ? Est-ce que le pardon par trop facilement accordé ne dissimulerait-il pas une incapacité à demander pardon ? La haine que les Hongrois cultivent envers leurs voisins n’est-elle pas au bout du compte un substitut, une façon de contourner ce qu’eux-mêmes, les opprimés de la veille, devraient répondre à leurs propres oppresseurs ? Les Hongrois diffèrent habilement leur réponse vers d’autres peuples qu’ils perçoivent comme naturellement inférieurs, les Slovaques et les Roumains au premier plan.
Qu’est-ce que le post-communisme ?
Revenons à nos moutons contemporains. La Hongrie aurait pu abandonner l’étiquette de « pays post-communiste » depuis longtemps. La période où l’on est pour ainsi dire à moitié dedans et à moitié au-delà devrait être révolue. Et ce n’est pas principalement la gauche, pourtant mal à l’aise avec son XXe siècle, qui refuse de tourner la page, mais bien les anciens opposants du régime communiste qui, devenus étrangement nostalgiques, ne souhaitent pas jouer le rôle d’une opposition démocratique après 2002 et font de la Hongrie l’otage du postcommunisme. Orbán, jusqu’à nos jours, a besoin de la chimère d’une dictature communiste pour se définir et construire son propre régime, inspiré qu’il est, visiblement et avant tout, par la « première moitié » du postcommunisme, autrement dit par le système dictatorial qui s’écroule en 1989.
Au Parti socialiste hongrois (MSZP), le refus rassurant de tout renouvèlement chez les « éléphants » reste à l’ordre du jour. Par ailleurs, la maladresse des réformistes du MSZP, depuis toujours en minorité et bloqués qu’ils sont par l’appareil d’un parti éléphantesque privilégiant les avantages pratiques immédiats, comme le note à juste titre Iván Vitányivi, nourrit l’imaginaire d’Orbán à l’insu des progressistes de gauche les plus honnêtes. L’illégitimité de cette gauche (divisée) au pouvoir, calomnie d’une droite frustrée d’avoir perdu les élections de 2002, va se trouver renforcée de façon inespérée par les tentatives malhabiles et les erreurs politiques d’un réformiste socialiste-libéral enthousiaste qui devient premier ministre en 2004 : Ferenc Gyurcsány.
Un Don Quichotte réformiste et maladroit face à la pornographie de la droite
Gyurcsány, ancien militant des jeunesses communistes (le KISZ), s’est assuré une santé financière dans le monde explosif des affaires des années 90 avant de se réorienter vers la politique. Suite à un putsch peu élégant, Gyurcsány prend la place du premier ministre Péter Medgyessy, qui s’était avéré suffisamment « normal » pour vaincre Orbán, le premier ministre sortant en 2002, mais en fait trop normal et trop peu charismatique pour diriger le pays. En 2002, Orbán refusa d’admettre sa défaite, « la nation ne peut pas se retrouver en opposition », dit-il, comme il fut pris de court par sa victoire en 1998, quand il devint prématurément premier ministre. Il faut croire que dans les deux cas, il n’y croyait pas. En 1998, il arriva au pouvoir en ayant probablement brûlé des étapes d’un cheminement politique qui aurait pu, qui sait, arriver à maturité un ou deux cycles plus tard. Quoi qu’il en soit, son rapport au pouvoir ressemblait au rapport à l’amour d’un adolescent chez qui la fréquentation de la pornographie précède et par conséquent sabote les véritables rencontres amoureuses.
La conception du pouvoir de Viktor Orbán demeure pornographique. Pour Orbán et ses copains (car, en 1998, ses ministres sont bien plus des « copains » que des collègues), la première expérience du pouvoir aura créé une nostalgie pour un amour douteux. La longue période de masturbation entre 2002 et 2010 atteste malheureusement le fait que, de changeur de régime héroïque, Orbán devint progressivement la victime du nouveau régime qu’il avait lui-même courageusement sollicité. Il communique sans cesse sur le ton de son premier grand discours (le réenterrement d’Imre Nagy), et se révèle ainsi incapable d’avancer et de faire avancer le pays.
Péter Medgyessy signe, avec son style banalement sympathique, une victoire contre le mauvais goût en 2002. Il essuie cependant rapidement un échec phénoménal face à l’opposition d’Orbán qui, désormais captif de la logique de la répétition propre à la pornographie, se réfugie dans un maquis extra-parlementaire et trouve refuge dans un rôle supposé tombé en désuétude. En imposant l’idée que les élections furent illégitimes, Orbán redevient changeur de régime. Jusqu’à nos jours, il restera bloqué dans ce rôle dicté par le besoin de répéter les expériences authentiques de façon folklorique. Il se console de la perte de son premier grand amour (le discours en 1989 ? le pouvoir entre 1998-2002 ?) devant l’écran de la pornographie politique. Dans l’incapacité de se reconnaître dans le rôle de l’opposition parlementaire, Orbán fera la cour au peuple en contournant l’Assemblée nationale.
Face à un Fidesz devenu folkloriquement maquisard, Medgyessy s’avéra impuissant. Avec Gyurcsány, en 2004, naît un nouvel espoir. Le parti socialiste a beau lui coudre toutes responsabilités confondues sur le dos aujourd’hui, Ferenc Gyurcsány incarna durant un certain temps, limité certes, la posture crédible d’un pouvoir légitime face aux commandos « perroquet » d’une opposition de droite qui, en même temps qu’elle faisait tout son possible pour paralyser le travail de l’Assemblée, s’organisait, avec un Orbán en pleine école buissonnière, en dehors du parlement (bâtiment néogothique splendide aux yeux des preux Magyars, construction mégalomane improbable d’après le premier Bidochon venu à Budapest en voyage organisé, quoi qu’il en soit : à l’unanimité, le magnifique parlement fut, sur la rive orientale du beau Danube à-peu-près bleu, un endroit idéal entre 2002 et 2010 pour qui tenait à ne surtout pas croiser M. Orbán).
A l’Assemblée, Gyurcsány devint le héros d’un électorat vieillissant qui ne demandait qu’à voir Orbán et ses fidèles réduits au silence. Face à Gyurcsány, le rôle de président du groupe parlementaire du Fidesz devint alors la pire des besognes. Le « patron » étant toujours absent, il fallait sans cesse répeter et répéter son slogan du moment. János Áder, président du groupe parlementaire du Fidesz entre 2002 et 2006, aujourd’hui président de la république, en sait quelque chose.
Beau parleur, Ferenc Gyurcsány devint, en 2004, la proie privilégiée du maquis nationaliste. Donnant l’impression de s’y prendre enfin avec assurance, le nouveau premier ministre n’en resta pas moins l’otage d’une droite qui avait plus que jamais besoin d’un ennemi du type « Etat-parti » pour rassurer ses bourgeois-citoyens. Perdre un référendum contre lui concernant la citoyenneté des minorités hongroises des pays voisins s’avéra un succès.
En Décembre 2004, Orbán et ses hommes perdirent en effet un référendum qui fut leur initiative, concernant l’attribution massive de la citoyenneté hongroise aux minorités magyares de Roumanie, de Slovaquie, de Serbie et d’Ukraine avant tout. Ces électeurs potentiellement pro-Fidesz, sympathisant a priori avec ce parti qui s’autoproclamait seul et unique défenseur des minorités hongroises, mimant la droite d’Antall, n’ont pas obtenu la citoyenneté ni le droit de vote convoité par le Fidesz. Avec un taux de participation très faible, étant donné que seuls les inconditionnels de Gyurcsány et d’Orbán s’étaient rendus aux urnes, le résultat fut un très pâle oui à la citoyenneté des minorités magyares de la région. Le taux de participation ne fut pas assez important, et le référendum ne fut pas validé.
Le référendum de 2004 n’en fut pas moins un succès pour le Fidesz. Le premier ministre Gyurcsány avait pris parti contre. Il est sorti officiellement vainqueur de ce scrutin impopulaire. C’est exactement ce que le Fidesz attendait : un premier ministre socialiste interpellé par la question nationale et incapable d’y apporter des réponses.
S’il est vrai que l’être humain agonise dès sa naissance, comme le disent les médecins, alors Gyurcsány, malgré les apparences, est bien un homme. Jamais sa popularité ne se remettra du fait d’avoir voté « contre » les Hongrois vivant dans les pays voisins. La droite d’Orbán, quant à elle, disposait désormais d’un nouvel ennemi, socialiste, libéral et antinational, le mélange parfait du haut mal contre lequel le nationalisme hongrois peut s’ériger.
Le nationalisme moderne a besoin d’un ennemi. Si ce dernier n’est pas étranger, mais se loge à l’intérieur de la classe politique nationale, c’est d’autant plus pratique. En rappelant le caractère étranger, moscovite des dirigeants de la Hongrie à l’époque de la guerre froide, le Fidesz s’accrocha on ne peut plus facilement à Ferenc Gyurcsány. L’ennemi était parfait, « moscovite » par excellence contre les intérêts nationaux du pays. Cet ennemi idéal se laissa interpeller par la soi-disant question nationale, le « national » étant devenu en Hongrie une source de tension et de bêtise semblable à « l’identité » dans le discours d’une droite française qui n’a visiblement lu ni Lévi-Strauss, ni Ricoeur.
En réformiste convaincu, Ferenc Gyurcsány crut bon de recentrer la modernisation de la Hongrie sur la responsabilité des citoyens. Ce qu’il ne voyait pas, dans ses innombrables élans forcés, était que le « citoyen » avait été depuis longtemps confisqué par une droite confondant à souhait ce fameux citoyen avec une conception proprement ethnocentrique du Hongrois. Dans le discours d’Orbán, le citoyen n’a rien à faire pour être ce qu’il est, ce que le sociologue Maté Zombory, au sujet de l’époque du nationalisme, note avec pertinencevii : il va de soi d’être hongrois, il irait ainsi de soi, dans le discours de la droite, d’être citoyen. En misant au contraire sur le citoyen responsable, averti et qui tient à l’être, le premier ministre réformiste Gyurcsány ne pouvait qu’échouer. Dans la confusion « citoyenne » mobilisée par Orbán, les citoyens de Hongrie demeuraient sourds aux appels d’un premier ministre de gauche qui voulait changer ce qui allait de soi et rééquilibrer les droits et les devoirs qui définissent la citoyenneté. Après le référendum de 2004 où Gyurcsány prena position contre l’attribution massive de la citoyenneté aux minorités magyares en mettant en avant le caractère incontournable des devoirs du citoyen envers la République, il « inventa » malgré lui un « citoyen » hostile à la nation.
Gyurcsány, dans sa fuite en avant réformiste, ne gagna pas la confiance des gens. Son citoyen idéal dérangait trop le caractère prétenduement « ethnique » de l’appartenance à la nation hongroise. Il perd toute crédibilité en Septembre 2006, lorsqu’un discours, tenu devant les élus du MSZP à Balatonöszöd, est rendu public : dans un style à la fois particulièrement vulgaire et inauthentique, avec des jurons insincères car étrangers à la langue courante, Gyurcsány avoue avoir menti sur l’état de l’économie afin de gagner les législatives de 2006. Devenu une source de tension pour la gauche et pour le pays, il ne démissionera cependant que deux ans et demi plus tard. Ironie du sort, ses jurons constituent le maigre lexique de « communication politique » auquel beaucoup associent la gauche aujourd’hui.
Balatonöszöd, un bourg au bord du lac Balaton, la « mer hongroise » pour les Hongrois, une saucisse verdâtre aux yeux des étrangers, mais qui a participé à l’histoire européenne : c’est aux bords de la saucisse que les Allemands de l’Est, enfermés dans le bloc soviétique, et leurs parents de la Féderation allemande de l’Ouest qui obtenaient sans mal un visa pour la Hongrie, se retrouvaient. Cela aurait pu être Prague ou un autre centre de l’Europe centrale, mais le choix des Allemands s’est porté vers la « mer hongroise ». C’est là un souvenir socio-politique que le gouvernement hongrois actuel fait oublier à ces Allemands désormais réunis et dont il faudrait soigner le soutien. Les Allemands, eux, se souviennent du rôle de la Hongrie à l’époque du changement de régime, tandis que la garniture politique hongroise d’aujourd’hui semble nier cet acquis. Sans la saucisse verdâtre, il n’y aurait pas eu de réunification allemande. Contrairement à la Pologne, la Hongrie n’a pas peur de l’Allemagne, et Budapest oublie aujourd’hui de jouer le rôle diplomatique entre Berlin et la région centre-européenne, rôle qui lui revient grâce à la saucisse verdâtre et grâce au courage des hommes d’Etat qui, imbibés de liqueurs peu recommandées, ont su briser les frontières en 1989.
De même que le prématuré Orbán, Gyurcsány ne sut adopter la posture assurée d’un véritable homme d’Etat. Un homme d’Etat (ou une femme) est quelqu’un à la hauteur du pouvoir et qui réussit à l’assumer avec tenue et retenue. Tout jeune, Orbán avait dit que la seule personne digne d’être un interlocuteur sérieux chez les socialistes au moment du changement de régime, c’était Gyurcsány. Ce dernier s’est avéré tout aussi peu homme d’Etat que son meilleur ennemi. En jetant un furtif coup d’oeil du côté du palais de l’Elysée entre 2007 et 2012, on pourrait presque croire qu’il s’agit là d’une défaillance typiquement « hongroise », mais passons. Le pouvoir, drogue dure s’il en est, a brisé Gyurcsány comme il a brisé Orbán. Les deux lurons, défigurés qu’ils sont par l’expérience du pouvoir, incapables de maintenir leur honneur, sont voués à se détester.
Ferenc Gyurcsány a aujourd’hui la silhouette, l’allure et le phrasé d’un Don Quichotte démocrate qui fatigue le public avec le deuxième tome de ses aventures, semblant avoir oublié le chapitre du premier tome consacré à sa mort politique définitive. Il vient de créer un nouveau parti socialiste-libéral, en refusant de faire face au fait qu’une union de la gauche se fera par définition sans le burlesque d’un type qui croit taper fort alors qu’il attaque des moulins à vent qui tournent selon son désir. Le problème racinien veut que les adeptes du moulin à vent pensent que l’union de la gauche se fera sans les écologistes, et tant que chaque formation de gauche en exclut une autre, il y a peu de chances d’obtenir une majorité relative à l’Assemblée face au Fidesz. Le ridicule du personnage en dit toutefois long sur les assises idéologiques du régime que Viktor Orbán, son meilleur ennemi, impose aujourd’hui à la Hongrie.
Le triomphe d’une contre-révolution folklorique
Face à un pantin frivole et loufoque, il n’est guère difficile de s’autoproclamer premier ministre. La victoire rocambolesque de Viktor Orbán face à une gauche assimilée à Ferenc Gyurcsány, fut, en 2010, énorme.
Malgré les efforts de Gordon Bajnai, la place fut cédée au maquisard Orbán. Bajnai, devenu premier ministre après la démission de Ferenc Gyurcsány (2009), compose un gouvernement d’experts, équipe dont l’autorité fut basée sur l’expertise, sans le souci des élections à venir. Premier gouvernement faisant véritablement autorité depuis József Antall, l’équipe de Bajnai fit face à la crise économique sans pour autant sauver l’honneur des socialistes qui s’identifiaient mal avec Bajnai et ses hommes. Orbán gagna les élections sans avoir à faire face à un véritable adversaire, car le gouvernement Bajnai refusait de s’engager dans une campagne qui s’avéra désastreuse pour les socialistes. Le gouvernement de Gordon Bajnai fait figure d’OVNI dans le paysage politique hongrois. En ne se pliant aucunement à la logique cyclique des élections, ce gouvernement a agi. Pour faire ses preuves, Bajnai devra affronter des adversaires, s’il juge utile de revenir sur la scène politique hongroise.
Gordon Bajnai, né en 1968, est encore jeune. Pendant un an (2009-2010), il sut incarner avec modestie, chose rare en Hongrie, la fonction de premier ministre sans se faire défigurer par le pouvoir comme ses prédecesseurs. Son gouvernement de technocrates avertis a fait ses preuves. Il sut comment s’adresser à l’Allemagne, contrairement à Ferenc Gyurcsány qui tapait Angela Merkel dans le dos avant qu’on ne lui dise de ne pas toucher la chancellière allemande au cours des sommets européens. Un homme européen dans le bon sens du terme pourra-t-il incarner la Hongrie lors d’un scrutin ? Bajnai n’est ni assez agressif, ni assez vulgaire pour plaire à l’électeur hongrois de base. Il a accédé au pouvoir une fois (2009), sans se faire élir. Face à des adveraires inutiles et redoutables, il est peu probable aujourd’hui que Bajnai devienne à nouveau premier ministre, si ce n’est pas par un tour de passe-passe.
Il est pratiquement impossible de dire ce que l’équipe de Gordon Bajnai aurait pu accomplir depuis 2010. Les éléphants du Parti socialiste ont pour une fois donné libre cours aux réformistes en 2009-2010, sans devoir répondre de ces technocrates efficaces. Etant donné la crise que connaissait le pays à l’époque, l’intervention des experts fut inévitable. En sauvant le pays du désastre, les « experts » ont malheureusement du même coup signalé que jamais ils ne pourraient être élus pour agir de la sorte. Par conséquent, il est vain et salonard de se demander ce qu’un tel gouvernement, soutenu par une hypothétique majorité absolue à l’Assemblée, serait en mesure de mener à bien aujourd’hui.
Les deux-tiers furent acquis par le Fidesz qui gagne les élections de 2010 sans avoir à faire face à un quelconque adversaire. Entre les deux tours des législatives de 2010, Orbán a refusé le débat télévisé avec Attila Mesterházy, le candidat du Parti socialiste. On pense au non-débat présidentiel français de 2002, sans savoir exactement qui est qui. La « nation » hongroise, qui ne pouvait se retrouver en opposition en 2002, n’avait pas à débattre avec une gauche dite illégitime huit ans plus tard. S’abstenant de toute confrontation démocratique avec ses adversaires, Orbán imposa son régime de vérité. L’impopularité de la gauche, malgré les succès du gouvernement Bajnai, lui a permis ce luxe dont sa personne se nourrit depuis.
Orbán proclama que les élections législatives de 2010 furent une « révolution par les urnes ». D’une part cela montre à quel point le premier ministre demeure captif de son rôle de « changeur de régime ». Le jour où il se retrouvera en maison de retraite, il fera probablement la révolution avec ses infirmières dont nous saluons à l’avance la patience envers le futur patient. D’autre part cependant, la « révolution des urnes » signifie aussi que, pour asseoir son nouveau pouvoir, Orbán a dû se retourner contre la Troisième République dont il fut un protagoniste incontournable et qui naquit, en 1989-1990, via une révolution pacifique sans précédent. Autrement dit, Orbán procèda volontairement à une contre-révolution.
Dans l’histoire moderne de la Hongrie, les dirigeants les plus populaires furent effectivement des contre-révolutionnaires. François-Joseph avait maté dans le sang la révolution de 1848-1849 avant de se faire couronner roi de Hongrie et devenir le monarque bien aimé de ses sujets magyars. L’amiral Horthy réprima durement la Commune de 1919 pour devenir le chef réactionnaire de la Hongrie de l’entre-deux guerres, période qui suscite encore et toujours une nostalgie considérable. János Kádár, avec le soutien des Soviétiques, mit un terme à l’insurrection de 1956 et devint le très populaire dirigeant de la joyeuse Hongrie après avoir fait régner la terreur des représailles contre les révolutionnaires de 1956.
Inspiré par ses « prédecesseurs », Viktor Orbán, dans une logique d’après la pluie, le beau temps, « nationalise » le pays et persécute les « responsables » du régime en voie de disparition qui, selon son désir et malgré le rôle saboteur qu’il y a lui-même joué, devrait progressivement se réduire à un mauvais souvenir dans une nouvelle Hongrie joviale et nationale.
Avec un florilège national folklorique à l’appui, Orbán poursuit une vengeance « morale ». Le récit des collaborateurs et des résistants se trouve ainsi remplacé par celui, tout aussi arbitraire, des règlements de comptes. Il charge un « commissaire gouvernemental des comptes » pour persécuter ceux qui, selon son récit, sont responsables de la débâcle des années 2000. Après avoir lui-même saboté autant que possible le fonctionnement du régime parlementaire, Orbán impose désormais le retour à l’ordre national qui se définit ainsi contre la souveraineté du peuple exercée sous la Troisième République.
La belliqueuse fuite en avant
Au nom de sa « morale », Orbán impose aux banques un impôt exceptionnel de 200 milliards de forints (environ 665 millions d’euros) afin de combler le déficit budgétaire. Il procède à une action similaire envers les multinationales, ce qui nuit considérablement à la confiance que ces dernières vont accorder à l’avenir à un pays où la règle du jeu est imprévisible au point de saboter toute stratégie financière. En nationalisant les caisses de retraite privées au nom d’un Etat-providence qui rappelle plus le communisme « gulash » de János Kádár que la social-démocratie suédoise, il obtient un répit face aux attentes européennes concernant le déficit public d’une Hongrie mal en point. En faisant voter en 2011 une loi déclarée rétrospectivement valable, ce que la cour constitutionnelle, réduite au silence, n’a pas la possibilité d’empêcher et que le président de la république, vasal du premier ministre, signe sans (se) poser de questions, Orbán réussit à imposer un impôt de 98 % sur toutes les indemnités de licenciement dans la fonction publique depuis Janvier 2010. Pour combler le déficit public, Orbán met donc en place des mesures qui ne constituent pas, c’est le moins que l’on puisse dire, une politique économique. Mesures à court terme impossibles à renouveler, ces amendes n’ont servi qu’à punir symboliquement les banques, les multinationales, le secteur privé et le secteur public de la veille.
Ces amendes font partie de la guerre qu’Orbán a décidé de mener contre l’endettement de son pays. On a beau expliquer que la dette ne fonctionne pas comme un emprunt entre voisins, et que la Roumanie de Ceauşescu, qui, avant de connaître la fin que l’on sait, avait remboursé sa dette jusqu’au dernier sou, n’est peut-être pas un exemple à suivre, l’imaginaire d’Orbán garde le dessus : plutôt que de résoudre les problèmes et mettre en place des stratégies à long terme, le premier ministre déclare sans cesse la guerre aux soucis, dont l’avantage est de pouvoir désigner des « responsables ».
De fait, Orbán a instauré un ordre belliqueux. Reprenant le motif tacite peu glorieux d’un peuple toujours prêt à se battre pour la liberté mais qui recule traditionnellement devant la responsabilité d’une souveraineté obtenue, Orbán dissimule sa fuite en avant en déclarant systématiquement la guerre. La Hongrie est en guerre contre l’endettement. Bruxelles ne dictera pas à la Hongrie ce qu’elle doit faire, les Hongrois ne l’accepteront pas, de même qu’ils n’ont pas accepté par le passé la dictature de Vienne et de Moscou. En son for intérieur, Orbán semble souhaiter pouvoir dire un jour ce que Imre Nagy, premier ministre martyr de 1956, avait déclaré à la radio le 4 Novembre 1956, alors que l’armée soviétique contre-attaquait : « nos troupes sont prêtes à l’assaut. » Il semble oublier qu’on ne peut pas être à la fois Imre Nagy et János Kádár. Orbán joue en petit ce que les héros historiques de la Hongrie ont réalisé en grand. Dans la répetition, la culture et l’histoire deviennent folkloriques, et c’est un nationalisme minable et ridicule qui étouffe aujourd’hui les problèmes sociaux et économiques d’une Hongrie dont l’élite a progressivement perdu le bon sens depuis le changement de régime de 1989-1990.
La Hongrie est redevenue aujourd’hui ce qu’elle a déjà souvent été au cours de son histoire : une mauvaise blague. Viktor Orbán s’appuie sur le folklore national afin de contourner les véritables problèmes du pays : la dette, c’est-à-dire la confiance, le rapport à l’Europe, c’est-à-dire le fait d’être européen, l’intégration des Roms, c’est-à-dire le fait d’être hongrois, le tragique du passé, c’est-à-dire le fait d’être présent. Car qu’est-ce que le folklore ? Le folklore est l’opposé de la culture. Il ne se cultive pas, il vit dans nos plus simples représentations en tant que vérité face à la politique, face à la société et face à l’économie qui sont autant de cultures, autrement dit des réalités qui exigent un travail quotidien pour donner leurs fruits.
Viktor Orbán préfère ne pas travailler dans son monde magyar qui, avec un seul mot, igazság, confond à sa guise vérité et justice. Ce terme est destructeur. Si, sans distinction, la justice est synonyme de vérité, alors les Hongrois n’ont pas à bouger le petit doigt pour se complaire dans la splendeur de leurs rêves, et les adeptes d’Orbán et de l’extrême-droite pensent effectivement que la parole hongroise, par définition, est une parole vraie. La gauche, quant à elle, ne voit pas cette distinction, élémentaire pourtant dans une démocratie moderne. Il faut dire qu’une partie non-négligeable de l’électorat du parti socialiste hongrois pond des opinions antisémites et anti-Roms à souhait. Il se trouve que dans la « vérité » hongroise, dans la certitude que la langue magyare est une exclusivité, il est plus facile de tenir des propos antisémites et ethniques qu’en anglais ou en français. Il vaut mieux ne pas entendre les excès de table budapestois, car autrement, avec la compréhension de cette magnifique langue finno-ougrienne, jamais la Hongrie ne serait considérée comme un pays européen. Les Hongrois, lointains descendants d’un peuple farouche, belliqueux et nomade, souhaitent l’Europe mais, en leur for intérieur, ils rechignent à l’idée d’appartenir à quoi que ce soit. Le terme : Europe en hongrois est à double tranchant. Il évoque un désir de modernité, et en même temps il éveille une rancune profonde : les Hongrois, avec leur langue de vérité, auraient toujours voulu rester parfaitement inutiles et l’Europe les force à s’organiser. Orbán, sans le savoir, provoque aujourd’hui l’Europe en jouant sur ce christianisme jamais accepté par un peuple qui aurait préferé rester nomade, païen et parfaitement inutile dans son polythéisme farouche.
Belligérant en apparence, Orbán n’en fait pas moins preuve d’une grande couardise. Dans la presse de gauche, son régime est souvent traité « d’autoritaire ». Il ne l’est pas. Hannah Arendt, qui a établi les distinctions entre pouvoir autoritaire, dictature et totalitarisme, malheureusement sans se faire suffisamment entendre, écrit à juste titre que « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. »viii Si Viktor Orbán avait de l’autorité, il n’y aurait nul besoin de restreindre la liberté de la presse. Orbán, qui durant sa période antiparlementaire et maquisarde, s’est conforté en n’apparaissant publiquement que devant les fidèles de son église, a peur de la critique. Il est même probable que sans les deux-tiers des sièges à l’Assemblée, il n’aurait pas osé se montrer et faire face à une opposition de gauche plus sûre d’elle-même.
L’évidence en tant que chantage
Toutefois, dans la nouvelle loi sur les médias mais aussi dans la nouvelle loi fondamentale qui a remplacé la constitution de la Troisième République Hongroise, c’est l’évidence des abjections qui prévaut. En menaçant la presse d’amendes sévères sans procéder à des actions concrètes, en prenant clairement parti contre l’avortement dans sa loi fondamentale mais sans l’avouer, Orbán est en mesure de dire le contraire de ce qu’il grave dans le marbre de la loi. Quand il dit oui, il se permet néamoins d’argumenter pour le contraire de son initiative, maintenant l’ambiguité entre le oui et le non. Cela permet à ses fidèles de juxtaposer des arguments sans devoir les assumer, et cela trouble aussi le discours de l’opposition. Orbán impose sans assumer. En suivant la logique de l’alibi dont les plus grands maffieux ont le secret, Orbán déclare qu’il n’est pas là où on le cherche, par exemple dans le paragraphe sur l’avortement dans la nouvelle loi fondamentale. Ce qui est écrit noir sur blanc est démenti par ceux-là mêmes qui ont rédigé les textes donnant cours à la polémique. L’espace de l’évidence, cynique, donne ainsi lieu à un verbiage public sur ce qui est pourtant évident : Orbán est en train de démanteler la République et porte atteinte aux droits de l’homme et du citoyen. Il sera le premier à démentir ses propres propos. La vérité, lorsqu’Orbán est confronté à ses propres décisions, se retrouve toujours ailleurs. Par conséquent, l’élément central du nationalisme folklorique qu’il a créé, c’est la lâcheté.
Le régime est lâche face au passé du pays. La loi fondamentale entrée en vigueur le 1er Janvier 2012 déclare que la Hongrie a perdu le droit à l’autodétermination entre le 19 Mars 1944, date de l’invasion du pays par l’Allemagne nazie, et le 2 Mai 1990, jour de l’intronisation de la première Assemblée librement élue après la chute de la démocratie populaire. Autrement dit, près d’un demi-siècle se trouve effacé de l’histoire du pays, ce qui rend facilement manipulable la mémoire collective à partir du plus que douteux pivot qu’est l’invasion allemande de Mars 1944. Par ailleurs, cela caresse évidemment dans le sens du poil horthyste la nostalgie de l’époque de l’entre-deux guerres. Avec ses lois antisémites précoces, ses massacres perpétués en territoire reconquis pour plaire à l’allié nazi, royaume sans roi mais avec un régent, Horthy, amiral qui faisait son magasinage révisionniste sur un cheval blanc dans un pays sans accès à la mer, la Hongrie fut, entre 1920 et 1944, tout un monde dont le glorieux souvenir, pour une raison qui nous échappe, n’est pas véneré par une partie considérable de l’humanité.
En suivant à la lettre le texte de la nouvelle loi fondamentale, la Hongrie ne fut pas souveraine, autrement dit aucunement responsable de ce qui s’est produit chez elle pendant 46 ans. Cela pose indéniablement un fâcheux problème au point de vue de la continuité historique du pays qui, avec sa nouvelle constitution, effectue ainsi un drôle de voyage dans le temps. A l’instar des architectes spirituels de cette constitution, produisons maintenant du travail à la fois brave et utile : faisons le calcul exact. Entre le 19 Mars 1944 et le 2 Mai 1990, nous comptons un total de 46 années et 55 jours non-souverains, un total de 16 845 jours non-autodéterminés, en considérant soigneusement les années bissextiles. En soustrayant cette somme subjuguée au moment de l’entrée en vigueur de la sus-dite constitution, nous obtenons, la sueur au front, le résultat suivant : alors que le reste du monde fêtait l’année 2012 (calendrier grégorien et arbitraire s’il en est), la nation hongroise se retrouvait tout naturellement le jour du ... 18 Novembre 1965. Si les prédilections du calendrier maya s’avèrent véridiques, les Hongrois vont rester un peu seuls à attendre, pendant 16 845 jours encore, la fin de leur monde à eux. Les Hongrois étant depuis toujours voués à une solitude cosmique au centre de l’Europe, on ne peut décidémment que célebrer les avantages de cette nouvelle constitution.
Poujadisme et provincialisme
La lâcheté du pouvoir est également alimentée par des frustrations provinciales. Orbán, originaire d’un bourg du centre de la Hongrie, semble vouer une haine profonde aux intellectuels. Il est remarquable que la branche « urbaine » du Fidesz quitte le parti après son virage à droite, à partir de 1994. Le fait qu’Orbán choisit, en 2010, pour le poste de président de la république, un ancien sportif sans caractère et sans culture, Pál Schmitt, indique bien à quel point le nouveau pouvoir est poujadiste. Pál Schmitt, lors d’un déplacement en province, s’est montré incapable d’écrire correctement : « chef d’Etat ». Ce grand nigaud sans volonté propre symbolisait à merveille les exigences d’un régime frustré par toute manifestation authentique de culture et de pensée. Suite à une grossière affaire de plagiat, Schmitt, avec sa thèse qu’il n’a pas écrite, vexé, a dû démissioner et céder son poste à János Áder qui a pris ses fonctions en Mai dernier.
Le procès qu’Orbán livre contre les « philosophes », c’est-à-dire certains penseurs supposés hostiles au nouveau régime en les accusant d’avoir touché des fonds de façon illégitime, montre bien à quel point le pouvoir manque d’autorité face aux idées. Trop longtemps vautré dans l’église de sa propre opposition, Viktor Orbán est devenu incapable de supporter une quelconque critique.
Dire que ce nouveau régime est provincial supposerait qu’Orbán ne fait pas exprès de réduire les citoyens hongrois au statut de peuple convivial de ce qui fut sous Kádár « la plus joyeuse barraque » du bloc de l’Est. Orbán n’est pas simplement provincial, il est pour ainsi dire provincialiste : il n’a nul besoin de citoyens, il lui faut un peuple passif. Il n’est plus question aujourd’hui d’organiser des référendums comme à l’époque maquisarde. Les « consultations nationales », sortes de sondages menés dans le pays sans le moindre effet sur la politique du gouvernement et communiqués dans les médias serviles dans le mode de la télé-réalité, indiquent à quel point Orbán veut se débarasser des institutions de la République. D’ailleurs, la place de la République à Pest a été renommée place Jean-Paul II. Ce n’est pas une blague, et d’ailleurs cela pourrait être une bonne blague si les Hongrois, papophiles semblables aux Polonais, ne faisaient pas exprès d’être malheureux et ridicules.
Aujourd’hui, c’est un pouvoir folklorique et sourd devant toute critique qui gouverne la Hongrie. Tandis que les « résistants » se radicalisent à droite et se livrent à ce qui ressemble de plus en plus à des pogroms dans les campagnes où les Roms constituent un facteur social incontournable, le Fidesz de Viktor Orbán continue de se moquer des mobilisations citoyennes de gauche dont ni le charisme, ni la volonté d’agir ne sont à la hauteur de l’épreuve. Certes, des dizaines de milliers de personnes ont défilé le 23 Octobre 2011, le jour de la fête nationale, pour donner voix à leur indignation. La foule fut encore plus importante le 2 Janvier dernier dans le centre de Budapest, lorsqu’Orbán introduisait officiellement sa nouvelle constitution à l’Opéra (un joyau dans le style de la néorenaissance sur les Champs-Elysées budapestois, copie peu enthousiaste de l’Opéra de Vienne, calée entre deux sombres ruelles de la ville visitée en voyage organisée), au point de redonner espoir à Paris et à Berlin, c’est-à-dire à Bruxelles : le jeu de la démocratie et l’exercice de la souveraineté du peuple hongrois viendra à bout de ce régime qui fait fi des valeurs européennes avant que les institutions de l’UE soient contraintes de dérouiller les rouages bureaucratiques des sanctions jamais appliquées envers un Etat-membre.
A Budapest, il demeure difficile de partager l’espoir des tribunes de la presse occidentale. Les leaders des mouvements civils restent naïfs et jouent à un jeu enfantin de société anonyme en disant que leur action politique n’est pas politique, mais civile. A gauche, nous trouvons aujourd’hui ces « civils », le Parti socialiste, le moulin à vent de Ferenc Gyurcsány et les libéraux écologistes qui sont plus que réticents au dialogue avec Gyurcsány et le Parti socialiste. On se laisse toutefois bercer dans l’idée qu’un nombre accru de partis démocratiques ne peut qu’augmenter les chances de la gauche en 2014 face au régime actuel. Chaque formation en rend responsable (au moins) une autre. On pense aussi à démanteler le régime avant les prochaines élections, mais on y pense en rentrant chez soi. En même temps, aucune politique économique, aucun vocabulaire de gauche n’émmerge : l’idée demeure que face au coq nationaliste, la gauche doit son sérieux à une politique qui ne vise rien d’autre que l’establishment, c’est-à-dire l’absence confortable d’alternatives. La gauche hongroise n’est aucunement positive : être de gauche signifie avoir du bon sens, contrairement à la droite nationaliste. Tant que le « bon sens » se définit contre le folklore nocif de la droite qui elle-même se définit contre une gauche présumée antinationale, aucune réflexion sur ce qu’est ou devrait être la gauche n’aura lieu. Dans les rangs des intellectuels, il faudrait commencer par comprendre que « antidreyfusard » demeure un compliment très relatif. Ce serait un premier pas louable vers des postures intellectuelles européennes dignes de ce nom.
Au lieu de se lamenter, il serait temps, face à un régime sans autorité, de faire preuve d’humour, l’arme la plus fatale contre un régime qui ne supporte pas la critique. Les éditorialistes qui écrivent chaque semaine que la Hongrie s’éloigne de l’Europe ne peuvent atteindre le coeur du pouvoir, qui d’ailleurs est fort content d’avoir des ennemis aussi snobs et inoffensifs. Il faut aussi savoir écouter l’électorat de l’extrême-droite afin de comprendre leur choix, au lieu de les humilier et de renforcer ainsi le scrutin du Jobbik. Ce qui constitue aujourd’hui un risque en France dispose malheureusement déjà d’un précedent en Hongrie.
Tant que la société civile hongroise demeure hypocrite dans ses actions, on ne peut espérer que le premier ministre représente autre chose que cette société même. Si l’extrême-droite peut exproprier des mots et des expressions et les confisquer à l’opposition démocratique, cette dernière n’osera bientôt plus s’exprimer en langue hongroise, provinciaux et vaincus qu’ils sont par les crypto fascistes magyars.
La souveraineté des idées est aujourd’hui la première chose à reconquérir en Hongrie. Pour ce faire, l’opposition doit réapprendre à habiter le dilemme formulé par l’écrivain contemporain Péter Nádas, cité ici en exergue, et comprendre enfin à quel point il est confortable de dénoncer sans se sentir interpellé. Le dilemme de Péter Nádas dans Le Livre des Mémoires signifie notamment que la voix hongroise devient critique et véritablement européenne lorsqu’elle ne bascule ni dans l’autodérision, ni les lamentations. La critique sévère du « pays », dans la presse hongroise de même que dans un média étranger sera toujours, au bout du compte, de bonne volonté envers la Hongrie. La critique garantit l’appartenance, ce que les « guerriers inutiles », qui prétendent agir pour la Hongrie mais qui cependant nuisent au pays à la tête de l’État, ne voient pas. Une opposition qui se prive des dilemmes contemporains dans des impostures « européennes » sied également au pouvoir provincialiste en place. Le dilemme de Nádas doit rester actif, autrement il risque de rejoindre le confort du folklore.
Par la suite, il s’agira de ne pas perdre courage.
i Magyarország nem kiskorú (La Hongrie n’est pas mineure), entretien avec Lajos Bokros, 168 Óra, XXIII., 29.
ii Nemzeti lózungok szótára (Dictionnaire des solutions nationales), entretien avec László Kálmán, 168 Óra, XXIII., 29.
iii Gáspár Miklós Tamás: Vallásháború vagy osztályharc (Guerre de religion ou lutte des classes), Élet és Irodalom, 6 Octobre 2006.
iv Emil Cioran: « Sur deux types de société – lettre à un ami lointain » in Histoire et Utopie, Gallimard, 1960, p14.
v François Fejtő: Mémoires – de Budapest à Paris, Calmann-Lévy, 1986, pp 44-45.
vi Iván Vitányi: « A baloldal ma és holnap » (La gauche aujourd’hui et demain) in Mozgó Világ, 2011/10, pp 101-128.
vii Máté Zombory: Az emlékezés térképei – Magyarország és a nemzeti azonosság 1989 után (Les cartes de la mémoire – La Hongrie et l’identité nationale après 1989), L’Harmattan, 2011, p 44.
viii Hannah Arendt: « Qu’est-ce que l’autorité ? » in La crise de la culture, Gallimard, 1972, p 123.