N°21 / Résistances et altérité Juillet 2012

Le thème du chef chez Drieu la Rochelle1

Gérard Poulouin

Résumé

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Dans un récit autobiographique Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) met en scène un groupe d’enfants sous l’autorité d’un chef. Ce chef est originaire d’un pays latino-américain : « Les petits hommes avaient un chef […] je ne sais s’il était colombien ou vénézuélien. Il était plus âgé que nous et montrait une formidable assurance. Il prétendait à une carrière d’autorité et j’ai vu depuis dans les journaux qu’il avait été dictateur dans son pays »2. Ceci mérite d’être noté parce que la réflexion sur le chef charismatique est, pour partie, associée, sous la plume de Drieu, au monde latino-américain.

En 1943 il a publié un roman L’homme à cheval. Ce roman est centré sur un jeune officier d’origine indienne, aimé de ses hommes, qui organise dans un pays d’Amérique latine un coup d’Etat afin de renverser le président en place, un homme qui appartient à la bourgeoisie locale. Cet officier subjugue ceux qui l’entourent. Drieu s’est sans doute souvenu de ce que Borges, rencontré en 1932 en Argentine, lui avait dit des dictateurs sud-américains, du voyage qu’il avait entrepris en Bolivie en compagnie d’Alfred Métraux, ethnologue alors installé en Amérique latine, cette même année 1932.

Drieu la Rochelle en Argentine

En 1932 Drieu est donc en Argentine, invité à faire des conférences par son amie Victoria Ocampo3.

Il a parlé de la décadence de l’Europe à partir de son expérience personnelle. Des jeunes attentifs à ses interventions ont souhaité savoir quel était son positionnement idéologique : était-il communiste, acquis au régime qui s’était imposé à Moscou ? était-il fasciste, séduit par la personnalité de Mussolini ? « Devant les jeunes Argentins qui, à l’instar des jeunes Français, me sommaient d’être fasciste ou communiste, je réclamai d’abord la marge nécessaire à l’intellectuel pour assurer sa liberté et sa considération des ensembles. A revoir toute l’histoire depuis quinze ans, l’importance mondiale du fascisme m’apparut mieux. […] J’annonçais comme certain le triomphe de l’hitlérisme, sinon de Hitler. […] »4.

Image1

A son retour d’Argentine, Drieu marque son intérêt pour le fascisme. « J’ai songé à me faire communiste. Un drôle de communisme, pour pousser à la décadence, à la fin de tout […].Et, tout d’un coup, il y a eu le fascisme. Tout redevenait possible, ô mon cœur. En 1932, j’allai en Amérique du Sud. […] En rentrant, je ne m’intéressai plus qu’au fascisme, par la lecture, le voyage, la conversation. […] »5. Pour lui, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, hostile au régime parlementaire qu’il veut voir corrompu, l’alternative est simple : soit le communisme, soit le fascisme. Il opte pour le fascisme. En 1934 il est déjà fasciste. Les manifestations de rue de février 1934 qui voient des individus, des jeunes en particulier, venus de l’extrême-gauche, et d’autres venus de l’extrême-droite, unis contre le régime parlementaire, le satisfont pleinement. Il y a là un mouvement qui transcende les séparations des classes sociales, foncièrement anti-bourgeois. La notion de parti unique n’est peut-être pas étrangère à la vie politique française, il se prend à espérer : la France est peut-être mûre pour un parti fasciste… Drieu est fasciste, anticommuniste, anticapitaliste, hostile au régime parlementaire avec ses divisions. « On ne dit plus gauche et droite en pays fasciste. Il n’y a plus que le capitalisme contre le socialisme, enlacés par la lutte à mort »6.

Voyages en Allemagne et Italie

Des séjours dans différents pays d’Europe centrale, en Allemagne, en Italie - le pays qui a à sa tête alors le chef à l’origine de la marche sur Rome Benito Mussolini -, le confortent dans son idée de l’importance d’un chef charismatique, clef de voûte de systèmes politiques récemment installés dans le paysage politique européen. Grâce à son ami Emmanuel Berl7, il fait un séjour en Italie. Il y côtoie des syndicalistes révolutionnaires impliqués dans le régime fasciste, qui sont nourris des écrits de Georges Sorel, un théoricien de la violence dans l’histoire. Il rencontre Hubert Lagardelle, ancien militant marxiste, fondateur de la revue Le Mouvement socialiste (1899-1914), alors à Rome, qui lui fait part de son admiration pour le travail conduit par Mussolini en direction des classes laborieuses.

Il voyage en Allemagne. Il est fasciné par les manifestations organisées par les jeunes hitlériens. Lui le Viking normand (son père est originaire de Coutances), vibre au contact des jeunes réunis par Otto Abetz, au départ un professeur de dessin, rallié au nazisme, organisateur de rencontres franco-allemandes. Drieu retrouvera Otto Abetz à Paris, ambassadeur du Reich à partir de 1940.

Avec Doriot : la quête du chef charismatique

Drieu, après ses voyages en terre fasciste, rejoint le Parti populaire français de Jacques Doriot8, ancien communiste devenu chef d’un parti national populiste. Celui-ci a la stature d'un chef : « Nous avons vu vivre, travailler, Doriot. Nous avons vu le fils de forgeron, nous avons vu l'ancien métallurgiste […]. Devant nous il a pris à bras-le-corps toute la destinée de la France, il l'a soulevée à bout de bras comme un grand frère herculéen »9. Doriot s’appuie d’abord sur son fief, Saint-Denis (il est maire de Saint-Denis en 1931, réélu maire en 1935, député en mai 1936),

On voit dans des meetings, à côté du chef Doriot, Drieu en manches de chemise sur une tribune. Drieu ne s’illusionne guère pour ce qui est de lui-même, il n’est pas un tribun. Il ne sera pas le chef d’état-major du PPF qu’il aurait voulu être, près du chef suprême. Il écrit dans L’Emancipation nationale, la revue du PPF, des articles hagiographiques à la gloire de ce chef suprême10, il commente les campagnes du parti11. Ces articles seront réunis sous le titre Avec Doriot.

Drieu s’est plu à valoriser divers traits du chef charismatique, la force physique, la dimension plébéienne… Quelques citations : « […] l'autre soir, au Vel'-d'Hiv', il y avait, sous les yeux d'une foule pénétrée d'évidence, de réalité, un homme qui se montrait comme un père, qui exerçait effectivement ce rôle paternel, profondément humain, qui doit être celui d'un chef – d'un chef de gouvernement – Jacques Doriot »12. » ; « [...] il a été prouvé que Doriot avait ce don capital du chef. Il met la main sur l'idée essentielle, vivante, simple, et dès lors il a l'initiative de l'action »13.

Drieu prétend avoir quelque droit à une expression politique dans la publication du PPF : « […] moi, personnellement, si je me permets d'écrire dans L'Emancipation nationale, c'est que j'ai d'abord été un étudiant à l'Ecole des Sciences politiques, et que j'ai toujours lu l'Histoire, l'Economie, enquêté dans les différents pays et milieux et que je me soumets aux conseils des chefs politiques de notre parti, avant tout aux fermes directions de Jacques Doriot, notre chef »14. Il précise la situation d'un écrivain engagé auprès d'un parti, légitimant ainsi son adhésion au PPF dans un article publié en 1942 : « […] un homme de lettres n’a pas besoin d'être un chef ; il peut prendre ses responsabilités à un niveau plus modeste et plus efficace, comme soldat. Un soldat pourvu d'une fonction spéciale, mais qui ne le met pas à l'abri des coups, ni de la mort. Un écrivain peut toujours faire ce que fait le plus dénué des citoyens : être membre d'un parti, d'une organisation, soldat dans une bataille, une armée [...] ». Il fait entendre des objections possibles à l'encontre de sa position dans ce même article : Drieu fait dialoguer deux personnages, un ami et un « Je » qui est lui-même - l'ami lui oppose ces mots : « […] l'écrivain ne peut pas […] être un simple soldat, parce que c'est trop ennuyeux […] dans le rang, il ne sera qu'un amateur occasionnel […]. Entendant cela, je soupire, me rappelant le peu d'effort que je faisais dans un parti politique pour y faire autre chose que d'écrire des articles dans le journal du parti. [...] »15. Drieu n’est pas dupe : il n’adhère pas totalement à la figue de l’intellectuel engagé au service d’un parti.

A côté du chef, le PPF accueille des hommes venus de divers horizons : « Notre parti est le lieu où se rencontrent les hommes de droite et les hommes de gauche, le lieu où s'abolissent les oppositions périmées, qui ont eu leur grandeur, qui ne montrent plus que leurs misérables petitesses »16. Le chef a besoin de ses hommes, dans le combat héroïque qu'il mène : « Pour que Jacques Doriot dégage la solution originale française du problème social, pour qu'il abatte la double tyrannie du grand capitalisme et du communisme, nous devons être un parti d'hommes »17. André Malraux dira en 1959 de Drieu : « […] il était extrêmement sensible à l’amitié virile. Il concevait cette amitié virile comme un lien féodal très noble. C’est ce qui explique, je crois, qu’il pouvait être à l’aise avec les hommes des troupes de choc de Doriot »18.

Le PPF n’est pas d’emblée fasciste. Il le deviendra quand ses dirigeants percevront que ce parti ne séduit pas vraiment la classe ouvrière. Faute de mobiliser des déçus du communisme, le PPF va glisser vers la droite extrême, vers l’extrême-droite. Drieu déplore les tergiversations du PPF dans ses premières années d’existence, il le dit à son amie Victoria Ocampo, il voudrait un engagement net pour le fascisme d’emblée. Celle-ci s’inquiète dans une lettre du 22 octobre 1937 : « […] tu me dis qu’en ce moment il n’y a au monde que le fascisme ou le communisme. Bien. Mais, quelques lignes plus bas, tu ajoutes : « Ceci dit, le fascisme n’existe guère en France. Et j’appartiens à un groupe qui n’est pas vraiment fasciste… ». Tu perds la tête, Pierrot. […] Il est impossible que tu sois véritablement amoureux de cette chose qui s’appelle le « fascisme ». […] je ne pense pas que le fascisme détruise moins que le communisme les possibilités de la liberté et de l’esprit […] »19. Drieu n’écoutera pas son amie argentine.

Drieu a rejoint le PPF parce qu’il est alors convaincu que ce parti sera la matrice d’un fascisme auquel il adhère depuis des années. André Malraux a bien connu Drieu ; face à Frédéric Grover, biographe de Drieu, des années après 1945, il affirme : « Lorsqu’il s’est embarqué dans le mouvement de Doriot (qui était une histoire à dormir debout) il y avait chez lui assez de lucidité pour voir exactement ce qu’il faisait […] »20.

L'enthousiasme de Drieu pour Doriot ne dure pas. Il est déçu : celui-ci ne répond pas à ses attentes, à savoir construire le grand parti national socialiste que, lui, Drieu appelle de ses vœux. Doriot est entouré d’anciens communistes, il est nourri de la culture ouvriériste, mais pour autant il ne combat pas la bourgeoisie et les patrons. Drieu se veut pleinement socialiste, et antisémite21. La rupture avec Doriot est consommée en 1938, pour un prétexte quelque peu secondaire par rapport à ce que reproche fondamentalement Drieu à Doriot. Drieu démissionne le 6 janvier 1939.

L’allégeance à la politique fasciste

Drieu a soutenu Franco pendant la guerre civile d’Espagne, cela l’éloigne de certains de ses amis engagés dans le combat antifasciste. Pour lui l’engagement de Mussolini et d’Hitler auprès de Franco préfigure l’installation de régimes nouveaux en Europe. Il voit dans le pacte germano-sovétique une manœuvre d'Hitler pour installer la pax germanica en Europe, avant d'attaquer la Russie, vision qui se révèlera perspicace22. Il connaît personnellement l’homme politique tchécoslovaque Bénès, il le tient en grande estime. Il sera pourtant favorable à l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes d’Hitler. Drieu rêve d’une Europe allemande. Il a enfin trouvé un chef charismatique selon son cœur. Hitler est un nouvel Auguste !

Dans le cadre français, en 1939, la célébration d’Hitler révèle une vraie allégeance. Drieu publie dans Le Figaro une chronique sur son séjour en Allemagne en 1934, il y célèbre la force virile des jeunes hitlériens, et la faculté du système allemand à former des chefs23.

En 1940 c’est la défaite française. Drieu propose ses services à Otto Abetz, qui essaie de le dissuader de s’impliquer plus que de raison dans la collaboration avec la puissance occupante. Drieu croit voir son heure venue24 : il souhaite établir en France un parti unique avec Jacques Doriot, dont il s’est rapproché, comme chef, et Bergery, rencontré à Vichy, comme chef d’état-major. Otto Abetz n’adhère pas à cette solution qui ne convient pas aux autorités allemandes à Berlin, elles sont plus désireuses de soutenir à Vichy le maréchal Pétain et le gouvernement, avec à la tête du celui-ci un homme politique de la IIIe République, Laval, et à Paris Marcel Déat, ancien député socialiste français, un ancien néo-socialiste, fondateur d’un parti fasciste. Drieu renoncera à son projet, il sera à nouveau déçu, et ce doublement. D’une part par Doriot incapable de s’imposer comme chef fasciste (il n’est que maréchaliste), et par Bergery qui se satisfait de missions diplomatiques à l’étranger. D’autre part par les Allemands qui ne souhaitent pas voir l’apparition d’un parti fasciste en France, un parti doté d’une forte assise idéologique, qui serait concurrent du parti national socialiste. Drieu rejoindra le PPF le 7 novembre 1942 lors du IVe congrès national de ce parti, par fidélité à des convictions fascistes, pour rejoindre un groupe d’hommes liés à un chef.

Drieu avait écrit pour le théâtre Le Chef, une pièce rédigée en 1933, créée par Georges Pitoëff le 15 novembre 1935 sur la scène des Mathurins. Ce fut un échec, la pièce ne fut jouée que cinq fois. Quelques mots sur les personnages de cette pièce. D’un côté nous avons Jean le chef, convaincu qu’il peut jouer un rôle capital, les fidèles de Jean, prêts à le suivre aveuglément parce qu’ils croient en lui, Georges, un personnage ambigu, plutôt cynique, et face à eux Michel, un journaliste ancien combattant qui déplore ce qui est advenu en Europe. Michel s’adresse à Jean et à ceux qui l’entourent : « Ce sont les hommes comme moi qui t’ont fait. Les faibles, les faibles. Oh, comme nous sommes faibles, les hommes d’aujourd’hui. […] Il y a une épouvantable faiblesse dans les hommes qui se donnent à un autre homme. Quand il y a un dictateur, c’est qu’il n’y a plus d’élite, c’est que l’élite ne fait plus son devoir. […] il n’y a plus que la foule, la foule femelle. Et elle cherche un mâle […] Lénine, pourquoi as-tu ramassé dans la boue sanglante des Napoléons, l’idée de dictature ? […] Europe, pauvre Europe, voici qu’est venue l’époque des tyrans. […] l’homme n’est pas fait pour adorer l’homme. Ce n’est pas vrai, il n’y a jamais eu de César, ni d’Alexandre qui méritaient d’être adorés, ce sont des légendes. Mais voici que revient le temps des légendes… A Moscou, à Rome, à Berlin… ». Contre le plaidoyer de Michel en faveur de la liberté, Georges rétorque : « Il y a des saisons. Saison de la liberté, saison de l’autorité ». Et Jean, le chef, se satisfait de dire : […] j’ai raison aujourd’hui »25. Dans cette pièce Drieu a voulu montrer « cette grande poussée de mystique collective qui, partie de Moscou a gagné sous des formes diverses, fasciste, hitlérienne, une grande partie de l’Europe et maintenant vient battre à nos frontières »26. En 1933 Drieu pose la question des choix dans sa pièce face aux événements européens : faut-il rallier un chef, faut-il dénoncer la dictature ? En ce qui le concerne il choisira le ralliement à Doriot, il rejoindra une communauté d’hommes dans le PPF. L’enthousiasme sera de courte durée, avons-nous dit, parce que ce à quoi il aspire, une mystique collective, sera contrebalancé par les tractations politiciennes afin de sauvegarder le PPF dans le paysage politique français.

La faillite des élites favorise l’arrivée au pouvoir d’un chef. Les intellectuels peuvent se laisser subjuguer par un chef. Drieu aborde ce sujet dans Socialisme fasciste : « Les masses sont toujours prêtes à s’abandonner à des dieux vivants. Il n’y a que les élites plus ou moins aristocratiques pour se méfier de ces dieux qu’elles approchent de trop près pour y croire. Les intellectuels se montrent aussi souvent féminins et hystériques que les masses »27.

L’homme à cheval

En 1943 Drieu la Rochelle publie L’homme à cheval. C’est un roman longuement mûri, rédigé durant quelques mois de l’année 1942, nourri de discussions en 1932, en Amérique du Sud, avec Borges, et avec Alfred Métraux (Drieu avait beaucoup parlé de caudillos locaux, il avait pris des notes). Ce roman se déroule en Amérique du Sud : un jeune officier de cavalerie, d’origine indienne, adulé par ses hommes, organise un coup d’Etat pour renverser le Président, un homme qui appartient à l’élite sociale locale d’ascendance espagnole. Le coup d’Etat réussit. Voici un chef charismatique au pouvoir. Son histoire est racontée par un guitariste qui devient en quelque sorte son biographe officiel. Mais l’aventure finit par un échec, tant sentimental que politique. Le chef déçu par l’expérience du pouvoir part avec son cheval vers le lac Titicaca afin de pratiquer un rituel immémorial d’avant la conquête espagnole, renouant ainsi avec des vaincus illustres, les Incas. Ce roman est symptomatique de l’évolution intellectuelle et des sentiments de Drieu. Il est désormais convaincu que l’Allemagne va perdre la guerre, que l’Europe sera unifiée sous la férule soviétique. Il voudrait pouvoir devenir communiste (ce que feront Curzio Malaparte ou Pavese en Italie, après avoir été fascistes). Mais cela lui est impossible parce qu’il associe le communisme au matérialisme.

Depuis des années il est préoccupé par ce qui touche à la religion, ou plus précisément aux religions. Une dimension n’a pas cessé d’occuper l’esprit de Drieu, la dimension métaphysique. Cette dimension métaphysique, il pensait l’avoir trouvée dans le fascisme allemand, organisateur de grandes manifestations qui se réfèrent à des héritages divers, qui imposent une certaine théâtralisation du vivre ensemble dans l’espace de la cité. A la différence de Denis de Rougemont horrifié par l’adhésion de la foule allemande aux discours d’Hitler28, Drieu, qui a séjourné en Allemagne et a assisté à diverses manifestations de rues, était revenu conquis. Lorsqu’il se détourne de la politique, il manifeste de l’intérêt pour des religions. Dans une lettre à Victoria Ocampo le 30 août 1942 il écrit : « J’étudie les religions de l’Asie, plus qu’auparavant. […] Passionné dans la politique et pourtant par en dedans la méditation de plus en plus »29. Quelques années plus tard il écrit à Victoria Ocampo : « […] J’ai beaucoup mûri depuis cinq ans, j’ai eu le bonheur de découvrir la philosophie indienne. Joie, joie. La politique = rien »30. Dans un texte rédigé dans les années 1942-1943, resté longtemps inédit, il introduit un personnage qui est un double lui-même ; relevons ce passage concernant un séjour du narrateur dans l’armée d’Orient en 1915 : « La littérature mystique et héroïque avait pour lui un attrait unique »31.

Emmanuel Berl, embrassant la trajectoire de Drieu dans un article consacré à cet écrivain, affirme : « Dans les dernières années de sa vie, il ne s’intéressait plus aux « collaborateurs » et aux « résistants » ; il lisait des livres védantistes ou bouddhistes »32. Beaucoup de proches de Drieu l’ignoraient alors. Ainsi André Malraux. Dans un entretien avec Frédéric Grover, biographe de Drieu, il précise avoir découvert l’intérêt de Drieu pour la pensée orientale à la lecture de son Journal. « J’ai rencontré Drieu pour la dernière fois au milieu de 1943. D’après le Journal il était alors pris par le domaine de l’Inde, surtout par les Upanishads. Il ne m’en a pas dit un mot »33.

La collaboration et l’antisémitisme

A la fin de la guerre, Drieu qui a joué un rôle évident dans la collaboration par ses choix politiques, par son antisémitisme déclaré, par la place qu’il a occupée à la direction de la Nouvelle Revue Française, pendant les années noires, par sa participation à un voyage officiel en Allemagne afin d’assister au congrès des écrivains européens à Weimar en 194134, sait qu’il s’est fait des ennemis en France. Il pourrait se réfugier en Suisse. Il fait le choix de rester à Paris. Il veut se suicider. Il échoue suite à un concours de circonstances. Il réitère son geste, demandant alors qu’on le laisse mourir. Il est enterré le 20 mars 1945. Est-ce la peur d’une arrestation qui explique son geste ? Est-ce la volonté d’assumer avec dignité le fait d’appartenir au camp des vaincus en 1945 ? Jean Paulhan, un acteur de la résistance intellectuelle au nazisme, lié à Dieu, commente en ces termes le suicide de l’écrivain engagé : « Drieu avait-il songé […] à se sacrifier, pour que certains de ceux qu’il avait - pensait-il – entraînés dans la collaboration, ne fussent pas inquiétés ? Il est sûr que le procès Drieu, c’était aussi le procès Chardonne, Jouhandeau, Fabre-Luce… […] Quelle grandeur, de toute façon, dans son suicide (même s’il ne l’a pas pensée) et comme la littérature est grave »35. Il y aurait dans le suicide de Drieu la noblesse du chef vaincu.

On a édité en 2008 des pages de Drieu sur la sexualité36. Ces pages complètent ce que nous savions, à propos de Drieu, sur la corrélation entre fascisme et une certaine idée du corps et de la virilité. Voici un passage de la pièce Le Chef : Jean le chef s’adresse à Michel, « […] tu as toujours agi comme une gonzesse. Vous êtes des gonzesses attendant le mâle pour être fécondées »37.

Par rapport aux femmes Drieu se veut toujours dominateur, il craint que certaines pratiques sexuelles, par exemple la fellation, le dévirilisent puisque les femmes prendraient alors le dessus. La maîtrise du corps masculin est obsédante. Dans ses souvenirs sur ce qu’il a vécu en Allemagne dans les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, la question du corps masculin et de sa maîtrise est aussi présente, dans une modalité différente. Ce qu’il importe de relever, d’un registre de texte à l’autre, c’est un certain nombre d’affirmations qui illustrent une certaine façon d’être dans l’espace et dans le monde, affirmations que l’on retrouve dans le travail accompli par Jonathan Littell à propos d’un ouvrage, La campagne de Russie, du fasciste belge Léon Degrelle38.

Drieu apprécie l’amitié virile, la camaraderie d’hommes qui participent aux mêmes combats. Il ne veut pas être confondu avec les intellectuels qu’il dit féminins ; il n’a pas vocation, selon lui, à se soumettre, il est dans l’affirmation virile, or celle-ci n’est pas contredite par l’adhésion à un chef, - au contraire, l’intellectuel fasciste est un soldat, un valeureux soldat. Il ne suit pas aveuglément un chef, il fait le choix de le suivre.

La personne du chef charismatique s’expose. Ce chef n’est pas nécessairement une figure intellectuelle, c’est une présence physique, une personnalité forte qui subjugue les foules. Mussolini et Hitler sont dotés d’un charisme exceptionnel. Le chef charismatique est au-delà de la force dans des manifestations qui renvoient à des héritages liés à des histoires nationales spécifiques et à des scénographies impressionnantes, il a recours à la parole, à une parole prophétique. Pour Drieu, l’apparition du chef et de ceux qui l’entourent est liée à un renversement de certaines façons de penser traditionnelles : « Un chef est une récompense pour des hommes d’audace et de volonté. […] Il faudrait, pour susciter ces hommes, d’abord rompre définitivement avec tous les vieux partis où règne une hiérarchie fondée sur un principe intellectuel tout à fait périmé, sur la révérence académique »39.

Drieu a pris conscience de son échec bien avant la fin de la seconde guerre mondiale. La France n’était pas mûre pour un parti unique national-socialiste. Toutefois il avait quelque raison, de son point de vue, d’opter pour un tel parti, qui s'inscrit dans une tradition spécifiquement française qui remonte aux dernières décennies du XIXe siècle, tradition précisément cernée par Sternhell40.

La fausse route d’un artiste

A lire son journal, il apparaît qu’il s’était convaincu qu’il avait fait fausse route, qu’il aurait dû se satisfaire d’être un artiste. En fait, formé à l’Ecole des sciences politiques, il avait escompté jouer un rôle dans le champ du politique, à travers des essais et des articles. Lui, l’ami d’Aragon et de Malraux, était un écrivain engagé, comme ceux-ci l’étaient dans d’autres voies41.

Privilégier dans la production de Drieu les œuvres romanesques, c’est omettre une part importante de cette production, les réflexions politiques. Il convient de s’intéresser à la trajectoire de Drieu, à ses positionnements politiques, dans une optique biographique, mais pas uniquement. Drieu ne fut pas seulement un esthète, un dandy couvert de femmes ; ce fut un écrivain politique qui a longuement réfléchi sur le parti unique, dans son refus de la démocratie représentative, la démocratie bourgeoise pour la nommer d’un qualificatif dépréciatif, qui a mûrement réfléchi son adhésion au fascisme. Ce n’est pas un petit-bourgeois qui a opté pour le fascisme pour défendre les intérêts des capitalistes42. Il était de ceux qui voulaient jeter des ponts entre les diverses familles politiques pour constituer un parti unique sous l’autorité d’un chef charismatique. Il est hostile au pluralisme et à la démocratie parlementaire.

Ses réflexions politiques relèvent plus, a-t-on coutume de dire, de ses préoccupations personnelles que d'une analyse approfondie de la confrontation entre diverses notions, telles que la démocratie, le totalitarisme... La trajectoire de Drieu entre les deux conflits mondiaux importerait plus que ses réflexions politiques, celles-ci sont pourtant révélatrices de l'adoption par un intellectuel du fascisme et du culte du chef. Après la Première Guerre mondiale, Drieu est déjà attentif au chef. Jean Guéhenno le rappelle à Drieu dans une lettre : « Nous n’étions pas si loin l’un de l’autre en 1919. Nous pensions à peu près les mêmes choses de la paix et de la guerre, de l’Europe. Mais nous placions autrement nos espérances. Vous estimiez déjà, je méprisais le « chef », celui qui se veut ou se croit « chef ». […] »43 .

1 Ce titre, je l’ai trouvé à la lecture de l’ouvrage de Frédéric Grover Drieu la Rochelle, Gallimard, coll. « Idées ». F. Grover, historien canadien de la littérature française, est mort en janvier 2008. On lui doit, outre divers travaux sur Drieu la Rochelle, une monumentale biographie de cet écrivain, écrite en collaboration avec Pierre Andreu, publiée chez Hachette Littérature en 1979.

2 Drieu la Rochelle Notes pour un roman sur la sexualité suivi de Parc Monceau, Gallimard, 2008. Le passage cité est extrait de Parc Monceau (p. 90).

3 Victoria Ocampo, Drieu suivi de lettres inédites de Pierre Drieu la Rochelle à Victoria Ocampo. Avant-propos et notes de Julien Hervieu. Traduit de l’espagnol (Argentine) par André Gabastou, Bartillat, 2e édition, 2007.

4  Drieu la Rochelle, Socialisme fasciste, Gallimard, 5e édition, 1934.

5 Drieu la Rochelle, « Entre l’hiver et le printemps », NRF, avril 1942, article cité dans Sur les écrivains, Essais critiques réunis, préfacés et annotés par Frédéric Grover, Gallimard, 1964, p. 188.

6  Drieu la Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 101-102.

7 Emmanuel Berl évoque Drieu la Rochelle dans Présence des morts (1956), Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1982, p. 114-140.

8 Doriot secrétaire des Jeunesses communistes en 1923, à 24 ans. Le 9 février 1934 il est actif lors des manifestations. Ayant pris ses distances avec le système soviétique, il est exclu du PCF. Il fonde à Saint-Denis le PPF le 28 juin 1936. Sur Doriot, voir Philippe Burin, La dérive fasciste Doriot, Déat, Bergery 1933-1945, Le Seuil, 1986.

9 Drieu la Rochelle, Avec Doriot, Gallimard, 3e édition, 1937, p. 81.

10 Drieu la Rochelle a fait paraître en 1936 une hagiographie de chef du PPF : Doriot ou la vie légendaire d'un ouvrier français.

11 Drieu la Rochelle « s'exprime d'abord dans La lutte des jeunes fondée par Bertrand de Jouvenel, issu du radicalisme puis dans L'émancipation nationale de Doriot. Il fut le penseur du Parti populaire français » (Dominique Borne, Henri Dibief, La crise des années 30 - 1929-1938, Le Seuil, coll. « Points », 1989, p. 97-98).

12 Drieu la Rochelle, Avec Doriot, op. cit., p. 146.

13 Ibid., p. 196.

14  Ibid., p. 85-86.

15 Drieu la Rochelle, « La fin des haricots », NRF, décembre 1942, article cité dans Sur les écrivains, op. cit., p. 205-206.

16  Ibid., p. 155.

17 Ibid., p. 173.

18  Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, Gallimard, coll. Idées », 1978, p. 22-23.

19 Victoria Ocampo, Drieu, op. cit., p. 111-112.

20  Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, op.cit., p. 21.

21 Sur l’antisémitisme militant de Drieu, voir Charlotte Wardi, « Drieu et les Juifs », L’Herne (Drieu la Rochelle), n° 42, 1982, p. 292-294.

22 Jean Grenier note en 1940 : « Depuis longtemps déjà, [Drieu] se déclarait fasciste, partisan de l’unité de l’Europe […] » (Sous l’occupation, Editions Claire Paulhan, 1997, p. 153).

23  Drieu la Rochelle, « Souvenir d’hier », Le Figaro, 21 décembre 1939.

24 Jean Grenier écrit dans un texte publié dans la NRF en septembre 1953 à propos de Drieu en 1940 : « On sentait, à écouter Drieu, qu’il appréciait un état social qui permettait à des hommes jeunes, actifs, intelligents de donner leur pleine mesure et qu’il se disait : pourquoi pas moi qui ai une ambition légitime et des sentiments nobles ? » (passage cité dans Sous l’occupation, op. cit., p. 164).

25 Drieu la Rochelle, Le Chef, acte IV. Edition utilisée : Charlotte CordayLe Chef, Gallimard, 12e édition, 1944, p. 272-273.

26 Drieu la Rochelle, « Ce que j’ai voulu dire », Comœdia, 14 novembre 1934 (propos cité par Pierre Andreu/Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, op. cit., p. 309).

27  Drieu la Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 127.

28 Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, p. 47-49.

29 Victoria Ocampo, Drieu, op. cit., p. 140.

30  Ibid., p. 146 (extrait d’une lettre à Victoria Ocampo transmise par Paul Chadourne).

31 Drieu la Rochelle, Notes pour un roman sur la sexualité, op.cit., p. 68.

32  Emmanuel Berl, « Drieu la Rochelle », in Essais, Editions de Fallois, 2007, p. 388 (1ère publication : Liberté de l’esprit, janvier 1953).

33  Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, op. cit., p. 30.

34 A la date du 11 janvier 1942, alors qu’il est à Marseille, Jean Schlumberger note ceci : « Carco est venu dîner à notre restaurant. Je lui montre le dernier numéro de Signal [une publication pro-allemande] que je viens d’acheter et où se trouve une page de photos consacrée à la visite d’écrivains français dans l’atelier d’un sculpteur berlinois. On y voit Bonnard, Fraigneau et Drieu « qui appartient à la NRF, revue qui s’intéresse particulièrement au national-socialisme ». Carco, qui est aussi ami de beaucoup de peintres, est extrêmement monté contre Derain et Segonzac qui ont été là-bas faire les jolis cœurs. […] » (Notes sur la vie littéraire 1902-1968, Gallimard, 1999).

35  Jean Paulhan à Colette Jéramec, correspondance citée dans Pierre Andreu/Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, op. cit., p. 573.

36  Voir note 2.

37 Drieu la Rochelle, Le Chef, op.cit, p. 268.

38 Jonathan Littell, Le sec et l'humide. Une brève incursion en territoire fasciste, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Gallimard/L'arbalète, 2008.

39  Drieu la Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 130-131.

40 « Comme les blanquistes, les ligueurs de Déroulède, les antisémites de Guérin ou les syndicats révolutionnaires, les fascistes apparaissent dans l’entre-deux-guerres, et surtout à la veille du Front populaire, comme les seuls éléments authentiquement révolutionnaires, les seuls inconditionnellement opposés à l’ordre établi » (Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914, Les origines françaises du fascisme [1978], Gallimard, coll. « Folio », nouvelle édition, 1997).

41 Maurizio Serra réunit les trois trajectoires de ces écrivains dans Les frères séparés Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l'histoire, traduit de l'italien par Carole Cavallera, préface de Pierre Assouline, Paris, La Table ronde, 2008. Voir un entretien de M. Serra avec Sébastien Lepaque dans Le Figaro littéraire, 31 février 2008, p. 3.

42 Voir Robert O. Paxton, « Le parti unique et Pierre Drieu la Rochelle », p. 13-31 in Pierre Drieu la Rochelle, Fragments de mémoires 1940-1941, Gallimard, 1982.

43  L’Herne, revue citée note 15, p. 378.

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