Compte rendu
Philippe BESSOLES est Docteur en Psychopathologie Clinique, Maître de Conférences, habilité à Diriger des Recherches et Visiting Professor à l’Université royale du Combodge à Phnom Penh. Il est également membre du Réseau Asie et son travail porte sur la question de l’emprise et les figures qui y sont associées. Ainsi a-t-il conduit des recherches en Sciences Criminelles cliniques sur les pathologies traumatiques sévères et les comportements criminels individuels, collectifs et sociétaux.
Les liens intrapsychiques étant faits de dualité liaison/déliaison, Philippe BESSOLES présente dans cet ouvrage la perversion dans les liaisons intergroupales ainsi que dans le lien humain. La question est ici abordée en termes de processus psychique dans les perversions de la relation d’emprise. Il revisite en quelque sorte, et avec une habileté intellectuelle, Le malaise dans la civilisation de Freud à travers les déplacements de populations, les us et coutumes des groupes et des individus. Cet ouvrage pense le fait géopolitique comme une sémiologie clinique et psychopathologique. Dans la définition de la géopolitique clinique interculturelle, BESSOLES dégage cinq aspects à savoir :
1 - l’approche clinique et psychopathologique dans sa dimension groupale,
2 - l’articulation des approches anthropologiques, médicales, juridiques, sociologiques, historiques, politiques,
3 - l’approche interculturelle dans l’expression des psychopathologies,
4 - le processus d’élaboration identitaire de revendication communautaire,
5 - les différences disciplinaires entre la clinique interculturelle et la clinique humanitaire.
La relation d’emprise caractéristique des actes génocidaires et des humiliations diverses, est à distinguer de la pulsion d’emprise qui est de l’ordre de la cruauté et qu’on retrouve chez les pervers polymorphes. La pulsion d’emprise est donc décrite comme fondamentale dans la construction du sujet. Il décrit la singularité culturelle comme structurelle ou symptomatique. Le processus migratoire fait émerger les conflits anciens dans leur forme exagérée ; ce qui nous permet d’appréhender la rencontre culturelle en tant que choc culturel et lieu des pathologies du contact. Ce choc se traduit par le désarroi, une perte de repère structurant interne et externe. Il se manifeste à travers les actes de violence ou de mise en danger, la terre natale devenant ainsi un enjeu dans l’affirmation de l’identité. Au-delà des dérives de l’emprise, l’auteur aborde le rapport de l’individu à la maladie et les diverses méthodes d’éradication. La personnalité de base et son noyau identitaire constituent un grand intérêt pour la clinique interculturelle. En décryptant le mot culture, il montre son importance traduisant la dévotion à laquelle on se doit envers les dieux ou un être suprême. L’emprise est déjà dans le culturel. Ces dynamiques identitaires sont au centre des enjeux de la géopolitique clinique interculturelle. Divers conflits actualisent le rapport de la culture dominante et celle des minorités comme le conflit ethnique au Rwanda et au Kenya, le conflit confessionnel au Darfour, au Kossovo… Les stratégies dans ces conflits peuvent être : intégration ou séparation, assimilation ou marginalisation. La société actuelle a tendance à chercher des solutions rapides face à la question de la différence au sein d’un groupe. Les professionnels font appel aux différentes pratiques telles le coaching, l’orthophonie ou autre, croyant qu’il s’agit d’une distorsion cognitive. Cet ouvrage décrit combien le fait clinique ne peut être réduit à une distorsion cognitive qu’on peut corriger par une rééducation cognitivo-comportementale. Le symptôme ne doit pas être réduit à un trouble de comportement, d’où l’intérêt de prendre en compte le métissage des symptômes tant scolaires que pathologiques. La géopolitique clinique interculturelle présente des problèmes qui sont essentiellement dus aux héritages pluridisciplinaires à l’époque des mutations sociétales et de la mondialisation. Les pratiques interculturelles renouent donc avec les interfaces clinique/culture en tenant compte des questions transversales telles le roman familial, les mythes fondateurs, le traumatisme de la naissance, le traitement du placenta, les rites du mariage, les alliances, les naissances, la place de la femme, la dette et le don …
En ce qui concerne les génocides et la relation d’emprise, la culture constitue un instrument efficace. Les génocides se fondent sur la stigmatisation d’un groupe à partir de définition idéologiques tendant à prouver la supériorité d’une race, d’une confession, d’une ethnie sur une autre. A travers la géopolitique clinique interculturelle, BESSOLES contribue à la conscientisation des formes destructrices psychiques sur une population y compris survivante et d’en prévenir les répétitions transhistoriques. Cette stigmatisation se met au service de la relation d’emprise. L’autre est impur, donc il ne mérite pas le statut de sujet ni même d’humain. Dans la relation d’emprise, il spécifie que le génocidaire est lui-même sous l’emprise de sa propre emprise. Il nie donc l’extrême gravité des faits. L’organisation criminelle est efficace du fait même de sa logique systématique d’anéantissement. L’emprise chosifie la victime et la rend totalement dépendante du bourreau. Elle arrête le processus identitaire par la destructivité. La victime passe par l’aliénation, l’asservissement et l’assujettissement ; il retourne au stade d’inhumanité. La thérapie dans ce cas, dépend de la reconstruction progressive de l’enveloppe psychique primaire. Dans un premier temps, le thérapeute doit utiliser une méthode non langagière puisque le langage a perdu sa fonction symbolique de métaphorisation. Le mot colle à la chose qu’il est censé représenté, puisqu’il n’est que le symbole d’une impossibilité de penser. Ces mots sont utilisés pour exiger de la victime, aliénation, assujettissement et asservissement. Chez les survivants, on est dans une forme de psychose expliquant une double aliénation qui emprisonne la victime à l’emprise du criminel. L’impossibilité de penser indique une pensée unique propice à l’insécurité permanente et une emprise corporelle. Dans ces cas, la symptomatologie est massivement dépressive (de type mélancolie ou neurasthénie), somatoforme, et délibérément psychotique (psychose post-traumatique).
La compulsion de répétition peut constituer un frein au travail de mémoire de la victime. Cette compulsion est due au temps intemporel qui est omniprésent et tourmente sans cesse le survivant. L’aliénation, l’asservissement et l’assujettissement se répètent de génération en génération. Cette chosification est très bien orchestrée lorsqu’à côté des massacres, on laisse la victime vivante après avoir opéré des actes de désacralisation des personnes, des valeurs ou des dignités corporelles. Par exemple le viol est un meurtre qui laisse la victime vivante. Ainsi, la victime restera sous l’emprise ; ce qui rend la cicatrisation impossible et facilite la compulsion de répétition. La terreur est l’aboutissement de la relation d’emprise. C’est ce qui est visé dans les actes de torture où le bourreau a l’idée de modifier la forme initiale et de la formater à l’idée préalable qu’il en a. L’auteur dit p 138 : « Tordre la forme humaine s’apparente à l’atelier d’un artiste fou essayant de recomposer les nouvelles formes des inhumanités ». Il décrit la torture comme la manifestation de l’emprise dans ses aspects pulsionnels et relationnels ; autrement dit la torture est générée par l’emprise dans la cruauté et la domination. Il est important de signaler cette idée que la torture évite le cadavre. De ce fait, le bourreau se considère comme un nouveau dieu, un nouveau créateur dans la difformité et la recomposition anatomopsychique. Les humiliations ont pour objectif d’annihiler le noyau dur identitaire du sujet. Elles restent un face à face et non une rencontre. Elles entraînent l’auto-humiliation chez la victime à travers la prostitution, l’alcoolisme, la toxicomanie ou la désinsertion sociale. Les musées des génocides ont à leur insu, une double fonction paradoxale de promouvoir le travail de mémoire et en même temps, d’en maintenir l’actualité.
Cet ouvrage sur la géopolitique clinique interculturelle vise à promouvoir toutes formes d’échanges culturels notamment en matière de recherche, de pédagogie et d’éducation. Il décrit très bien le processus de destruction identitaire et humanitaire à travers les crimes organisé de type génocidaire. L’auteur propose une approche intéressante et pragmatique des voies de reconstruction identitaire et psychique dans ces cas de traumatisme sévère. Philippe BESSOLES invite le lecteur de cet ouvrage à jeter un autre regard sur la question du traumatisme dans les crimes organisés et à penser autrement la possibilité de reconstruction psychique dans ses fondements, puis identitaire. Il s’agit d’un trauma profond qui supprime l’histoire de l’humanité, et l’auteur décrit très bien le processus en jeu dans ses fonctionnements. Il propose une solution qui est la connaissance des us et coutumes des sociétés et des hommes ; ce qui permet la démarcation de l’ethnocentrisme. Je pense que le vivre ensemble est cette capacité d’accepter l’autre en tant que tel. Cet autre lacanien est à la fois le semblable et le différent. En thérapie, le clinicien met son propre psychisme en jeu. C’est pour dire que dans certain cas, la connaissance des us et coutumes du patient peut apparaître comme un blocage dans le travail d’élaboration en clinique interculturelle, puisque le clinicien peut s’arrêter sur certaines représentations qui ne répondent pas ou plus à celles du patient. Certaines familles à l’intérieur d’un groupe ont des pratiques différentes de celles du groupe de par leur religion, leur statut et leur degré d’appartenance au groupe. Il faut noter l’importance et la richesse de cet ouvrage que je conseillerai à toutes personnes s’intéressant à la clinique interculturelle dans tous ses aspects et pas seulement la question de traumatisme sévère.