Le livre d’Alain Deniau aborde des thématiques nombreuses et diverses, moments de psychose ou de perversion, éclairés par la clinique, l’histoire, le politique, la littérature. L’histoire de la psychanalyse y est également convoquée pour tenter de cerner ce vacillement dont parle l’auteur, entre Freud et Fliess mais aussi entre Freud et « les chers fils » et « chers héritiers », mais aussi la multitude d’évènements qui réorganise la subjectivité de chacun. C’est dans ce défilé de l’histoire, des mémoires singulières et collectives, des destins tragiques, des signifiants erratiques, qu’Alain Deniau tente de saisir des moments de vérité, des éclats de vie éclairés par des événements, des mots, des pensées, des croyances, auxquels on dédie sa vie, on consacre sa mémoire, on sacrifie son désir. En fait c’est tout le Malaise dans la culture qui est ici convoqué à travers les croyances, les guerres, les génocides, le politique. Vaste, très vaste projet dont on peut regretter parfois que certains points ne soient pas plus dépliés, plus développés, nous laissant seulement entrevoir dans la lumière fugace de l’éclair, les ombres qui hantent notre psyché, l’éclat de vérité incrusté dans les formes du discours. Aussi je reprendrai pour ma part certains passages, certaines thématiques, qui m’ont convoqués parce qu’ils traitent de manière générale du malaise dans la culture que dénonce l’auteur, mais aussi d’un autre, plus redoutable et plus pernicieux qui tient parfois à la chose démasquée comme expression de vérité.
Qu’il s’agisse de la relation tumultueuse de Freud et de Fliess et de manière plus générale de celle des élèves, chers fils ou chers héritiers de Freud, c’est toute la question de la transmission de la psychanalyse qui tente de s’écrire à travers les différentes histoires de la psychanalyse. Certaines, comme celle de Jones, renvoyant Fliess aux oubliettes de l’histoire ne voyant en lui que le double noir, la caisse de résonance qui a permis à Freud d’avancer ; d’autres comme Marthe Robert faisant de Freud un fils de personne, engendré par ses propres œuvres, délié des liens de l’histoire et surgissant de nulle part. La question du transfert est bien sûr au cœur de l’histoire de la psychanalyse. Si Freud réussit là où le paranoïaque échoue, il nous faut interroger plus avant le fondement de cette réussite dans le mouvement psychanalytique pour en faire surgir précisément ce vacillement dont parle Alain Deniau.
Deux grands axes se dégagent à la lecture de son ouvrage : la paranoïa et la perversion. Alain Deniau revient à différents moments.
Concernant la question de la conversion, plusieurs figures sont convoquées : Saint Paul, Saint Augustin, Claudel, Ingrid Betancourt, mais aussi des hommes et des femmes rencontrés dans la clinique à des moments précis de leurs vies. Comment un homme, une femme, en vient à transformer le cours de sa vie, à le réorienter, à s’y consacrer, s’y dévouer s’y sacrifier parfois ? Quelle est cette conviction qui emporte un individu au-delà de lui-même, dans une relation de révélation, d’éblouissement, de fascination ? Peut-on dire qu’il s’agit là d’un vacillement ou d’une opération plus radicale ? A quelles fins ? A quel moment de l’existence ? Pour quelle histoire ? Pour quelle économie psychique, libidinale ? S’agit-il de retenir comme l’affirme l’auteur que le converti « veut être un exemple » ? ( p 10) ou au contraire montrer en quoi la conversion, plus qu’un vacillement, opère une transformation, une initiation intime qui a les rapports les plus étroits avec l’inconscient. Il faut distinguer ici le converti du témoin. Le converti est celui qui a traversé une expérience singulière, intime, intransmissible, le témoin est à la fois celui qui assiste et qui relaie ce qu’il a vu, entendu.
Mais que signifie le dire et l’entendu ? Qu’est ce qui donne à un dire la validité d’une énonciation ? Comment traduire et exprimer une expérience qui reste par définition intransmissible ? Indicible, ineffable ? Comment faire partager cette expérience par ceux qui demeurent radicalement coupés d’elle ? Alain Deniau à plusieurs reprises revient sur Paul. Il nous faut nous pencher plus avant sur son expérience. Paul n’a jamais vu le Christ. Il perd la vue trois jours durant sur le chemin de Damas. Il fait une expérience unique et singulière de la révélation, en ce sens, il renverse l’expérience sinaïtique, il est le seul à entendre la voix qui lui parle, qui le parle, là où chaque hébreu et tous à la fois entendaient la voix sur le Sinaï. L’expérience de Paul pose la question d’une révélation qui le traverse et qu’il reçoit. Comment en préserver l’aveuglant éblouissement ? Comment une telle expérience peut-elle être transmise ? Cette voix qui lui parle et qui le parle peut-elle parler aux autres ? Elle ne relève pas d’un dire pour la raison que le dire est insuffisant à dire, elle reste dans l’intimité de sa révélation intraduisible. Tout ce qui en tenterait la traduction, l’altérerait. Toute rencontre avec un converti insiste sur cet intraduisible, sur ce qui radicalement échappe au dire, comme si le dire menaçait l’expérience même de la conversion. Paul résout cette question en maintenant la révélation dans l’intimité d’une langue qui ne parle qu’à celui qui l’énonce, comprise seulement de celui qui la parle, une langue qui demeure intraduisible et incompréhensible aux autres. C’est le parlé en langues ou glossolalie qui permet à chacun d’ouvrir un espace intime à une langue qui se comprend. Une langue des langues. Unique, universelle. Individuelle. Singulière. Nul besoin de convaincre, chacun en sa langue devra trouver les voies de cette langue, comme l’amour, elle est intraduisible. Ce qui retient dans cette expérience ce n’est pas le signifiant, ni la fixité de la lettre, mais la sonorité d’une voix qui maintient le réel de la conversion inentamée. Paul bien entendu ne voit là qu’un pis-aller, une foi du charbonnier qui se passe de l’enseignement et de la prédication qui restent pour lui les véritables modalités de la conversion. Celle-ci nécessite, comme le remarque Alain Deniau, une nouvelle filiation, une nouvelle naissance qui se donne pour véritable origine, un commencement qui refoule tout commencement. Le passage de l’hébreu au grec, de Saül à Paul en témoigne. Croire c’est d’abord dire qu’on croit, mais le dire est insuffisant pour convertir. Si la conviction de la croyance arrime l’identité des hommes et des peuples à la fixité de la lettre révélée, comme l’écrit Alain Deniau, c’est parce que la croyance est inentamée par le savoir elle fonctionne justement dans le registre de l’inaltérable, de l’inaltéré. Or poursuit l’auteur, « les croyances qui se sont construites dans le cours de l’existence d’un peuple sont ainsi elles-mêmes des productions collectives délirantes. » (p136) Ceci poursuit-il, parce que leur altération à la réalité est évidente. Mais le propre de toute réalité n’est-il pas d’être altérée ? Malgré cette altération, la croyance demeure inentamée, et c’est cela en effet qui a les rapports les plus étroits rapports avec le délire.
Alain Deniau prolonge les conceptions freudiennes sur la religion, à ceci peu près qu’elles restent insuffisantes pour penser le religieux. Réduire le religieux à un délire, méconnaît la fonction politique de la religion mais aussi celle de résistance à l’oppression, de consolation face à l’anéantissement. La question serait plutôt de savoir pourquoi les hommes exilent au ciel ce qu’ils ne réalisent pas sur terre ? Le problème de la castration est ici central, mais insuffisant pour déloger la croyance qui trouve toujours de nouveaux sites pour se fixer, le scientisme en est un exemple criant comme le souligne l’auteur. Mais une autre question s’impose : que devient une croyance lorsqu’elle perd son efficacité symbolique, quand elle ne fait plus lien social, quand elle se trouve destituée ? Pourquoi ne croit-on plus ? L’auteur n’en dit rien. S’agit –il de la même expérience, mais à l’envers que la conversion ? Renan est éclairant sur ce point, sur la manière dont le savoir destitue la croyance, tout comme la croyance ne s’est maintenue que parce qu’elle destituait le savoir de la prétention à la remplacer.
La question de la paranoïa et de la perversion, pour reprendre les préoccupations d’Alain Deniau, en est l’illustration. La certitude paranoïaque transforme toute la croyance en savoir et celui-ci en certitude. Il ne s’agit pas seulement d’une conviction mais d’une construction. Le paranoïaque privé d’objet phallique est livré au délire et à la folie par la certitude de savoir. Or une communauté n’existe que par le partage de croyances communes, plus exactement, sur la reconnaissance d’un manque, autour duquel elle s’organise. Le paranoïaque le conteste du fait de sa folle certitude. Son savoir ne saurait être entamé par une division subjective. C’est la confrontation avec cette division du savoir et de la croyance que le pervers refuse. La perte du phallus est impossible pour lui, plus encore il en est le conservateur, le gardien. Rien ne saurait l’éloigner de la croyance ferme qui le constitue. Il ne fonde sa réalité qu’en accolant savoir et croyance, en solidarisant les deux termes dans une formule devenue canonique : « je sais bien mais quand même. » Le pervers pour sa part ne méconnaît pas la différence des sexes, il sait parfaitement qu’il existe deux sexes, mais ce savoir n’est pas plausible, il est improbable, illusoire parce qu’il a fait du manque l’espace d’un trompe l’œil. Il n’est rien d’attendu qui ne soit déjà en sa possession. C’est à l’abri de cette possession, à l’abri de l’angoisse de castration, qu’il garde inaltéré son narcissisme de toute entame du désir. Le fétichiste est celui qui a réussi une substitution parfaite du signifiant phallique par le fétiche. Dans la névrose la dialectique du savoir et de la croyance est remaniée en permanence. Le choix d’objet convoque comme des rappels métaphoriques du phallus, les attributs auxquels le sujet est suspendu, le regard, le sourire, le parfum. Ils s’inscrivent dans un processus substitutif continu et non définitif et figé comme l’objet fétiche. Substitution continue par ce qu’il est de la nature du désir d’en appeler à des signifiants qui manquent, à des signifiants à venir.
La croyance est indissociable de la psyché. Les lumières, le triomphe de la raison ont prétendu destituer la croyance religieuse au profit de la raison. Or cette raison s’est distinguée pour des auteurs comme Adorno net Horkheimer comme l’expression d’une nouvelle servitude, d’une nouvelle soumission. C’est pour cela qu’un auteur comme Jean Luc Nancy appelle à une déconstruction du monothéisme, le définissant plus justement non comme mono mais comme absentéisme. C’est sans doute ce qui donne à penser dans ce vacillement de l’altérité, un vertige de ce qui est proche et lointain, intime et étrange, extime disait Lacan.