Le débat sur les notions de peuple, foule ou masse peut paraître suranné avec l’émergence, depuis les années 70, des nouveaux mouvements contestataires1. Ceux-ci se sont affirmés et renouvelés au cours des années 902 légitimant les conclusions que l’on croyait en avoir tiré. Toutefois, les événements qui ont marqué l’année 2011, notamment la multiplication des mouvements citoyens de par le monde, ceux des indignés, ou encore ceux du Moyen Orient que l’on va rapidement engerber dans le qualificatif de « printemps arabe » en référence aux événements de Prague en 1968 nous incitent à nous pencher à nouveau sur celles-là. C’est ce que nous ferons à la lumière des dernières manifestations (de février à mars 2012) qui viennent de se dérouler au Chili, en l’occurrence, le mouvement « Aysen ». Il ne s’agira pas de faire d’un cas particulier une généralité, mais bien d’analyser ce phénomène en le remettant à la fois dans son contexte spécifique et dans le cadre plus général de la fronde mondiale actuellement en effervescence. Car ce mouvement nous ramène autant au vieux débat que l’on évoquait antérieurement qu’aux formes modernes des mouvements contestataires des années 90.
Le Chili a connu en l’espace d’une année et pour la seule ville de Santiago 2254 manifestations3, symptômes d’un malaise, sinon d’une volonté de changement, au moins d’une prise de conscience. On assiste à la recrudescence de mouvements sociaux qui s’autoproclament mouvements citoyens et à l’inefficacité de la classe politique, à commencer par le gouvernement lui-même non seulement à les résoudre, mais plus grave à les comprendre. Ce réveil citoyen, en particulier celui d’Aysen, pourrait effectivement s’inscrire dans le courant mondial du mouvement des indignés. Il en présente beaucoup de similitudes : sa transversalité et son assise populaire qui expriment un mal-être généralisé comme son organisation reposant sur les réseaux sociaux facilités par INTERNET. Mais surtout il suscite une réflexion approfondie sur les défaillances du système démocratique, modèle vécu ou proclamé par l’ensemble des pays concernés, à commencer par le Chili. Il révèle surtout un hiatus entre une classe politique ancrée dans une perception figée, pour ne pas dire fossilisée, de ce que sont les masses populaires et l’évolution de celles-ci. Sans doute est-ce une caractéristique de ce pays d’Amérique latine, mais dans le contexte de la globalisation, ce n’est pas si sûr. Nous assistons à l’effritement de l’autorité institutionnelle, au dysfonctionnement (lequel conduit à leur non utilisation, voire au questionnement sur leur utilité) des relais traditionnels que sont les élus locaux, les partis ou les syndicats. Nous observons l’émergence de nouveaux leaderships, hors de toute norme que l’on croyait immuable, situation d’autant plus délicate dans ce pays, que la compétition pour les élections municipales prévues pour la fin 2012 est déjà lancée. Politologues, sociologues et journalistes s’interrogent sans obtenir de réponse claire. Mais les constats sont unanimes. Le système politique et la société dans son ensemble sont mal, voire malades. La société chilienne a changé.
Les expressions indignées qui entraînent inévitablement des postures radicales et des violences de part et d’autre sont les signes d’une totale incompréhension. La classe politique montre une approche totalement décalée du mouvement, car fondée sur une perception dépassée où la foule des citoyens constitue une masse informe. Les autorités politiques mettent en avant l’anarchie et les risques de non-gouvernabilité. Elles craignent une atteinte à l’autorité de l’Etat et des institutions. Elles invoquent les principes de l’ordre et de la sécurité, appellent à l’unité du peuple chilien et répondent par la force. Leur analyse classique des masses homogènes et inquiétantes tétanise leur capacité de réaction. En contrepartie le mouvement citoyen, tout en démontrant son attachement à son identité nationale, celle d’une homogénéité de peuple, fait valoir sa spécificité régionale et demande une attention plus démocratique de la part du pouvoir. Il est à la fois empreint d’une culture chilienne qu’il ne remet nullement en cause, et d’un modernisme de forme dans son action qui le situe de plein pied dans ce que, dès les années 70, nous qualifions de nouveau mouvement contestataire. En outre sa transversalité et son autonomie associées à ses relais internationaux en font une émanation des mouvements sociaux de la dernière décade. Il nous renvoie du même coup au débat sur peuple, masse et foule tout en mettant en évidence l’approche qu’en fait Paolo Virno, celle des multitudes4. La radicalisation des positions est, selon nous, liée à l’asymétrie entre la perception que se fait la classe politique du mouvement social qu’il a tendance à massifier et à traiter comme tel et ce qu’est en réalité ce mouvement, transversal, fluide et déterminé, parce que régénéré par l’irruption de citoyens, conscients de leurs droits et doués d’une véritable autonomie.
Nous verrons successivement les événements, les caractéristiques du mouvement Aysen et les contradictions des représentations. Pour terminer, nous analyserons un cas particulier de nouveau leadership.
De la réclamation à la contestation violente
Le mouvement Aysen débute le 7 février 2012 par l’occupation du pont Presidente Ibanez par un groupe de pêcheurs. Ils brûlent un bateau. Ils réclament une révision des quotas de pêche, considérés insuffisants et inégaux. Le pont a une importance stratégique, car il commande l’entrée à la ville d’Aysen. Une manifestation s’organise en ville avec force drapeaux chiliens, drapeaux noirs et banderoles « ni balas, ni gases doblegaran la Patagonia5 », « Tu problema es mi problema6 ». Aux pêcheurs se sont joints des leaders locaux, plusieurs dizaines d’habitants. Cette première action va être suivie de réunions aux cours desquelles se forme le « mouvement social d’Aysen ». Ce mouvement regroupe 25 organisations représentant, outre les pêcheurs, les fonctionnaires publics, les corporations de taxis, de commerçants et de camionneurs. S’y associent la plupart des élus locaux dont les maires de Puerto Aysen et de Coyhaique. Le mouvement montre ainsi sa transversalité sociale et politique et exprime une frustration généralisée qui reçoit rapidement l’appui de la très grande majorité de la population locale.
Une liste des revendications est établie. On y relève de prime abord huit points principaux : la baisse des prix des combustibles et du bois de chauffage, l’amélioration de l’infrastructure sanitaire et médicale, la revalorisation du salaire minimum et un nivellement des rémunérations, la création d’une université régionale, la régionalisation des ressources minières, forestières ainsi que des droits sur l’eau, l’aide pour les moyennes et petites entreprises, la révision des droits de pêche, le réajustement des prix des denrées de base et l’aménagement du réseau routier. Comme nous pouvons le constater, ces revendications concernent tous les domaines. Vues de l’extérieur, elles pourraient même paraître exagérées, d’autant que le gouvernement fait valoir, à grand renfort médiatique, l’essor économique de la région7. En réalité, elles s’avèrent tout à fait justifiées. Le coût de la vie y est de loin supérieur à celui que l’on enregistre à Santiago, alors que les revenus sont de 30 à 50 % plus bas. L’infrastructure routière, celle des services de santé et de l’éducation se caractérisent par leur notable insuffisance. Quant aux quotas de pêche, ils ont fait l’objet d’un traitement en petit comité gouvernemental reconduisant pour 25 ans le partage entre 4 grosses entreprises près de 90 % des prises, reléguant aux artisans pêcheurs des miettes. Cette situation, totalement anachronique, s’explique autant par le système économique que par le centralisme politique qui caractérisent le Chili. Bien que continentale, la région, dont la richesse des paysages est indéniable, est littéralement isolée du reste du pays. Il est plus facile de se rendre dans le pays voisin que de rejoindre la grande ville la plus proche, Puerto Montt, accessible seulement par mer ou par air, elle-même située à plus de 1000 kilomètres de la capitale. Il s’ensuit en sentiment généralisé d’abandon, une méfiance profonde à l’égard du pouvoir central et une identité régionale forte, l’esprit patagon propre à la Patagonie chilienne.
Une semaine plus tard, le 13 février, un autre groupe de pêcheurs s’empare de l’aérodrome local, celui de Melinka. Ils empêchent le poser d’un avion du groupe Matte, propriétaire emblématique d’un groupe d’exploitation forestière, (l’une des quatre grandes fortunes chiliennes), accusé d’exploiter sans vergogne les ressources locales. Les manifestants exigent la présence de l’intendante8 ainsi que la venue du secrétaire à la pêche pour négocier. L’intendante, alors en vacances, fait intervenir la force de répression des carabineros9. C’est le premier véritable affrontement. Le lendemain, un groupe de plus de 300 personnes bloquent toutes les voies d’accès à Puerto Aysen et Puerto Chacabuco. Le mouvement fait tache d’huile et les affrontements se multiplient. Le 15, les premières barricades apparaissent au lever du jour dans la ville de Coyhaique. Tous les commerces d’Aysen ferment pendant une heure. Des drapeaux noirs sont hissés sur la plupart des édifices. L’accès à l’aéroport régional de Balmaceda est fermé. Les barrages de routes se généralisent.
C’est seulement le 16 qu’intervient une première rencontre avec l’intendante et le sous secrétaire chargé de l’Intérieur dans l’aéroport de Melinka. Mais, hormis la levée du blocus de celui-ci, la discussion, axée essentiellement sur le problème de la sécurité, tourne court. Cette même nuit, on enregistre le pillage d’un centre commercial et le caillassage d’un hôtel. Le mouvement s’étend à toute la région.
Le 17, les blocages de routes sont maintenus. 300 personnes organisent une marche de solidarité dans Chile Chico. Le 18, de nouvelles barricades apparaissent entre Coyhaique et Puerto Aysen. 500 personnes manifestent devant le bâtiment de l’Intendance. L’Eglise en la personne de son plus haut représentant local, l’Evêque Luis Infanti, manifeste son appui au cours d’un sermon prononcé dans la cathédrale. Le 19 plus de 2000 personnes marchent dans Puerto Aysen et manifestent à nouveau devant l’Intendance régionale. Le pouvoir central demeure silencieux. Sa seule réponse est l’envoi d’un renfort des forces spéciales10. A partir de ce moment on entre dans un cycle de violence où chaque partie en fait porter la responsabilité sur l’autre.
Le 20 février au petit matin, 7 chauffeurs de taxis sont blessés par balles de caoutchouc et certains impacts permettent de penser que des balles métalliques ont aussi été utilisées. L’un des manifestants y perdra un œil. Les camionneurs bloquent la route australe entre Coyhaique et l’aéroport de Balmaceda, pendant que d’autres bloquent l’accès à la frontière avec l’Argentine. A Coyhaique, plus de 4000 manifestants marchent dans la ville. Un groupe s’affronte avec une section de carabineros chargés de garder une station service. Des coupures d’énergie électrique sont observées sur l’ensemble de la région. Au cours des deux jours qui vont suivre, la violence se généralise : pillage, caillassages, affrontements. Tous les édifices représentant soit l’autorité gouvernementale, soit emblématiques du capital privé, comme les banques, les supermarchés, et les pharmacies seront visés. Le pont Presidente Ibanez est le site d’une véritable guerre urbaine. Pour la seule journée du 21, on va relever une dizaine de blessés par balles côté manifestants, et 12 chez les carabineros. 17 personnes seront arrêtées.
L’organisation du mouvement
Le mouvement reçoit alors un appui généralisé dans l’ensemble du pays. Des manifestations s’organisent à Santiago, Viña del mar, Punta Arenas, Arica, Concepcion, Talca, Chiloé. C’est alors que le gouvernement envoie le premier véritable signal d’initier un processus de dialogue. Le ministre de la santé, Mañalich, est dépêché sur place accompagné du secrétaire au ministère des transports. Une trêve est organisée pour permettre un début de négociations. Mais tous les blocus sont maintenus par les manifestants. Le processus de dialogue avec les ministres est positif. Malheureusement, Mañalich ne peut parler que de son domaine, la Santé, or les revendications ont une toute autre amplitude sur laquelle il ne peut se prononcer. Quant au représentant du ministre des transports, il n’a rien à proposer, sinon prendre note des revendications. Par ailleurs, un incident va définitivement fermer cette fenêtre. Le 23, une femme qui devait être évacuée par voie aérienne à partir de l’aéroport de Villa O’Higgins, meurt en cours de transport. Le ministre de la santé va faire porter la responsabilité de ce décès sur les manifestants qui bloquaient l’accès à l’aéroport. Cette accusation sera rapidement démentie par la famille de la victime. La crédibilité du ministre est alors remise en cause et son entêtement dans ses déclarations ne fait qu’attiser la violence qui avait un temps été contenue. Les affrontements reprennent de plus belle notamment sur le pont Ibanez que les carabineros doivent abandonner.
Le 24 février, les dirigeants du mouvement Aysen font parvenir au gouvernement une nouvelle pétition, reçue avec dédain. Le porte-parole du gouvernement la qualifie d’inopportune et exige la fin des blocages. La situation est à nouveau bloquée et devient même critique. Pourtant, le 1er mars, les négociations reprennent avec la venue sur place du ministre de l’énergie, Rodrigo Alvarez, accompagné du sous secrétaire à la présidence, Claudio Alvarado. La réunion dure 20 minutes. C’est un nouvel échec. Alvarez va tenter d’imposer deux conditions : la fin des blocages de routes et la seule participation aux réunions de personnes de la région. Il s’oppose notamment à la présence du président de l’ANEF11 et du président du collège des professeurs, venus de Santiago pour l’occasion. Les dirigeants du mouvement n’acceptent qu’un déblocage partiel. Le gouvernement refuse la proposition, semble t’il pour éviter de donner des signes de faiblesse. Il craint en effet la généralisation des foyers de contestation dans d’autres régions12. Pourtant, Alvarez s’était accordé avec les dirigeants sociaux sur une réduction de 7 à 2 heures du blocage des routes. Pressionné par le gouvernement, Alvarez revient sur sa décision. Il reste à Aysen malgré l’échec. Dès la fin d’après midi, le pont Ibanez est à nouveau fermé. Les 2 et 3 mars deux parlementaires locaux, Patricio Walker (DC) et Antonio Horvath (RN), tentent de maintenir le dialogue. Ils échouent eux aussi. Le mouvement des camionneurs met en doute leur légitimité. « Los parlementarios intentaron ser nuestros voceros, pero no lo son” déclare Nelson Ramirez, leader du mouvement des camioneros13.
Dès le 2 mars en soirée, la situation se durcit à nouveau. Pourtant le dialogue n’est pas définitivement rompu ; des rencontres vont se poursuivre durant ces deux jours ; quelques points d’entente sont même observés. Mais l’échec est définitif lorsque le gouvernement refuse de céder à la demande des camionneurs sur le subside aux carburants. Luis Infanti, évêque d’Aysen, va déplorer la situation par un commentaire acerbe : « En Aysen, hemos sido engañados por el gobierno, tanto por las palabras como por los hechos »14. La relation entre le gouvernement et les habitants de la région se fait de plus en plus distante. Sergio Ojado, (député DC), constatera amer « Los habitantes de Aysen desconfian del gobierno y el descontento es transversal”. Cependant la situation quotidienne se fait de plus en plus délicate ; les stations service ne sont plus ravitaillées ; les réserves des magasins sont épuisées. Mais la population demeure ferme dans ses revendications. On organise le rationnement : la soupe populaire. Le dimanche 4 mars, le ministre Alvarez rentre bredouille à Santiago.
Dès le 5 mars le gouvernement tente d’accentuer la pression en invoquant l’application de la loi de sécurité de l’Etat, tout en cherchant à diviser le mouvement. Celui-ci connaît en effet des divergences internes. Mais toute décision se faisant au vote, lorsque sera abordé le cas du déblocage des routes, une majorité va se prononcer pour son maintien. Le mouvement ne se scinde pas et la décision issue du vote sera appliquée. Ivan Fuentes, pourtant plus flexible reconnaîtra : « Siempre va a haber positiones mas radicales, pero eso tambien esta basado en sus frustraciones. »15. Une lettre sera adressée au gouvernement pour une reprise du dialogue.
Ce n’est que le 12 mars que celui-ci reprend avec le retour du ministre Alvarez sur place. La Moneda avait décidé de renouer sur la base d’un dialogue par secteurs. Trois tables seront organisées : une traitant de la pêche et organisée à Puerto Aysen, une seconde sur un projet de zone franche et une troisième sur le transport et les combustibles, ces deux dernières devant se tenir à Coyhaique. Cette méthodologie a pour effet de rendre difficile la coordination du mouvement. Et l’échec de cette nouvelle approche est patent. La réunion sur la pêche n’aboutit pas dès la matinée du 12 et des divergences apparaissent sur le sujet des combustibles. Par ailleurs, les dirigeants demandent un regroupement des tables dans la même ville. Enfin, s’arc-boutant sur le principe sécuritaire, le gouvernement dépêche sur place un renfort des forces de police. Le 14 mars après midi, un malentendu fait que les dirigeants vont attendre plus de quatre heures la venue des représentants gouvernementaux à Coyhaique. Les manifestations reprennent avec l’arrivée des renforts de forces spéciales. Le 14 mars soir, le gouvernement déclare qu’il met fin aux négociations en reprochant aux dirigeants de ne pas contrôler leurs bases.
La nuit du 14 au 15, les affrontements entre la population et les forces de police vont atteindre leur apogée. Deux véhicules des carabineros sont incendiés. Un avion de la police est caillassé. On relève 12 blessés, dont plusieurs par balles en caoutchouc parmi les manifestants et 20 blessés chez les forces de l’ordre. La répression a été d’une violence inouïe et va provoquer la venue sur zone d’une équipe d’enquêteurs appartenant à l’Institut national de défense des droits de l’Homme. Leur rapport pourtant impartial sera accablant pour les forces de police.
Le 15 mars, le gouvernement renchérit et décide de mettre en application la loi de sécurité de l’Etat. Il engage des procédures judiciaires contre 20 personnes. Mais la liste établie a été faite de manière manifestement trop précipitée. Elle va susciter immédiatement son rejet de la part des habitants et ne fera que renforcer davantage leur détermination. En effet parmi les noms relevés plus de la moitié des personnes incriminées n’ont rien à voir avec les faits de violence. Des femmes sont même citées pour le seul fait d’avoir apporté la soupe aux manifestants postés en première ligne. D’autres, dont deux vieillards, ont commis pour seule faute celle d’avoir eu la curiosité d’observer ce qui se passait depuis leurs maisons situées à proximité des affrontements. Dans ces conditions la réaction du gouvernement ne fait qu’aviver les passions. La situation conflictuelle va perdurer toute la semaine suivante. Le 19, de violents incidents éclatent à Coyhaique à la venue de nouveaux renforts de police. Saccage d’un supermarché le 21. Entre temps les dirigeants ont envoyé une lettre au gouvernement proposant le retrait des accusations en échange de la levée du blocus des routes.
Le 22 mars, on apprend avec surprise que le gouvernement va recevoir un groupe de dirigeants d’Aysen à la Moneda16. La lettre, appuyée par le sénateur Horvath, a porté ses fruits. La réunion avec le ministre de l’intérieur, Rodrigo Hinzpeter, et le porte parole du gouvernement Andres Chadwick a lieu à 17 heures. Piñera est en visite d’Etat au VietNam.
Le problème est débloqué
Tout se débloque alors. Le lendemain une seconde réunion se tient cette fois avec le ministre chargé des relations avec le Parlement, Larroulet. Elle se termine par un accord sur 11 points. La poignée de main entre Ivan Fuentes et le ministre Cristian Larroulet sera à la une des chaînes de télévision le soir même.
Le problème Aysen se termine, mais un incident va révéler les difficultés du gouvernement pour assimiler l’affaire. Le ministre Alvarez qui avait été chargé de la gestion du problème, démissionne. L’affaire provoque un profond remous politique. Il n’avait pas été invité aux réunions de la Moneda. Le lendemain lors d’une conférence de presse, il va, en des termes très courtois, faire part de son amertume et souligner qu’à aucun moment il n’a pu avoir l’initiative nécessaire pour mener à bien les négociations dont il avait été chargé.
Une vision politique tétanisée
Dans la gestion du problème Aysen, nous distinguons quatre phases qui nous éclairent sur la stratégie adoptée, mais surtout sur la représentation que se font les politiques chiliens du mouvement social. C’est sur ce point que nous concentrerons notre analyse.
La première a consisté à nier, voire occulter le problème. Le pouvoir a d’abord fait valoir par les médias les succès économiques observés en Patagonie17. Les chiffres sont effectivement flatteurs, mais ils ne se comprennent que dans une vision macro économique et occultent une réalité bien différente : l’absence de redistribution locale. Cela se traduit par un sous équipement généralisé, un coût de la vie particulièrement élevé et des conditions de vie quotidienne difficiles. Ces succès officiels revenaient à nier l’existence d’un problème, donc à rendre illégitimes les revendications avancées.
Le déni peut s’expliquer par les circonstances. Nous sommes en février. C’est la période des vacances. Et personne n’est en mesure de prendre des décisions. La stratégie consiste alors à temporiser, à repousser le problème18. La seconde raison pourrait être l’éloignement. La région Aysen se trouve à plus de 1400 kilomètres de la capitale. Et sa spécificité géographique lui confère toutes les caractéristiques de l’insularité. Enfin le centralisme politique du Chili rend inopérante toute initiative des autorités locales, tout en privant les citoyens de la prise en main de leurs affaires. La représentation est faussée par la concentration sur le macro économique plutôt que le micro. La réalité locale se dilue dans une représentation théorique, et la perception qu’en a le pouvoir central subit l’impératif des priorités. Toutefois, la stratégie de la temporisation est révélatrice soit de l’ignorance d’une réalité, soit du faible intérêt porté à la région et à sa population. Elle met en évidence l’existence dans la mentalité politique d’une représentation condescendante de la revendication populaire. Ce qui est somme toute quelque peu flatteur de la part d’un gouvernement qui se veut attentif aux exigences démocratiques.
La seconde phase a été celle de la répression. C’est la mesure logique d’un Etat centralisé dont la devise, « Par la raison ou la force », illustre l’idéologie qui prévaut. Toute critique est une atteinte à l’autorité, donc inacceptable. A cette première logique s’en ajoute une seconde, celle du néolibéralisme qui ne peut se réaliser dans un contexte d’insécurité. L’ordre est pour les deux l’unique cause juste. Au désordre, seule la force est la réponse adéquate. On prime la répression au détriment de tout dialogue, arguant que celui-ci ne peut se réaliser dans un contexte d’insécurité. Or la répression ira très loin. Le déploiement des forces spéciales et leur intervention vont se traduire par des excès totalement inappropriés et par conséquent improductifs19 : gaz lacrymogène à forte densité, brutalités policières, destruction de biens privés par les carabineros, intrusion dans les maisons privées sans mandat et usage d’armes à feu.
Ce type de réaction s’explique par une vision péjorative de tout mouvement social, celle de la populace fauteuse de troubles. Une vision nettement imprégnée de la pensée de Le Bon et des théories comportementalistes nord américaines20. La foule est perçue comme une masse informe et passionnelle que le système, par le biais d’une propagande appropriée, a effectivement contribué à générer. Le Bon a une approche essentiellement psychologique des masses21. Quant à la culture de masse produite par le système post industriel, elle va conduire à un individualisme uniformisé et moyen.22 La perception en résultant est celle d’une foule d’individus manipulables, une approche unidimensionnelle, psychologique, appliquée au champ politique ou économique. Pour le pouvoir central, le conglomérat d’individus formant une foule a un comportement irrationnel, passionnel et se laisse entraîner dans des excès de violence qui mettent en danger la société. Cette appréciation se fait même plus incisive dans le sens où le pouvoir responsabilise du désordre toute opposition (le plus souvent de gauche) à ses ambitions et à ses projets, dussent-ils être contraires au bien commun. C’est ainsi que tout mouvement social est perçu comme un obstacle à l’exercice de l’autorité et qu’il est porteur du germe délictuel, voire criminel. Cette représentation est inhérente au projet de loi déposé par le ministre de l’Intérieur qui responsabilise tout dirigeant d’une manifestation des excès de violence qui pourraient intervenir.
La troisième va consister à associer la carotte et le bâton, c'est-à-dire le dialogue et la répression. C’est exactement ce que fera le gouvernement chilien. Il va accepter tardivement (il attendra près de 15 jours pour cela) de négocier, mais demeurera intransigeant sur le principe de sécurité. C’est ainsi que lors de la venue du ministre Alvarez, chargé de mener les négociations, le pouvoir central enverra simultanément un renfort de forces de police. Par ailleurs il exigera la fin totale des blocages de routes avant d’initier toute réunion. Toute approche dialoguée est perçue comme un signe de faiblesse de sa part. Il n’hésitera pas à menacer l’application de la loi de sécurité de l’Etat tout en avançant quelques propositions d’accord. La carotte et le bâton, c’est bien connu, sont des principes de dressage d’animaux. Utiliser ceux-ci en politique laissent supposer une approche quelque peu rudimentaire, voire naïve, sinon péjorative et cynique de l’être humain. Elle laisse supposer que le pouvoir a une perception infantile des citoyens. Il est vrai que le fonctionnement politique au Chili est sérieusement imprégné de paternalisme et de clientélisme, deux caractéristiques révélatrices d’une perception vieillotte de la manière de faire de la politique. C’est pourtant ce qui a été le principe d’action d’un gouvernement dit démocratique.
La quatrième et ultime a été celle des négociations. On remarquera que cette phase est intervenue de manière inespérée. L’idée a d’abord été occultée au public. La presse n’en sera informée que le lendemain par les dirigeants sociaux et non par le gouvernement. Il a fallu l’intervention appuyée du sénateur Horvath pour que la lettre du mouvement Aysen soit lue et prise en compte. Ce n’était pourtant pas sa première intervention. Bien avant le déclenchement des manifestations, il avait rédigé un rapport soulignant la tension locale et les risques d’une explosion. Bien qu’appartenant à la majorité présidentielle, Horvath n’avait pas été écouté. On l’accusera d’ailleurs par la suite d’avoir été trop proche du mouvement. Son parti avait même officiellement décidé de le traduire devant un tribunal de discipline. Mais cette fois, Horvath sera écouté. Curieusement, le président est absent. Il est en visite en Extrême Orient. La négociation est menée par le Ministre de l’intérieur et le porte parole du Gouvernement. Bien que ce dernier déclare publiquement que le Président est tenu informé de ce retournement de situation, nul n’est dupe. Tout le monde se demande pourquoi le gouvernement a attendu si longtemps pour organiser cette réunion. Il est clair que Piñera, par son autoritarisme, avait freiné toute négociation. Alvarez, lors de la conférence de presse prononcée après sa démission, le confirmera. Il expliquera qu’à aucun moment, il n’avait disposé d’initiative. Cette fois, les deux ministres conduisent les négociations comme ils l’entendent, mais surtout répondent favorablement, point par point aux demandes du mouvement contestataire. Cette phase, pourtant la seule qui soit l’expression d’une perception attentive, digne et humaine des revendications sociales, n’a été retenue qu’en ultime recours, après un processus long et tortueux de mesures politiques où primait la violence.
L’enchaînement de ces quatre phases, notamment le fait d’avoir réprimé avant même d’avoir écouté ce qui était demandé, est révélateur d’une vision totalement décalée et obsolète de ce qu’est un mouvement social. Il s’agit d’une vision unidimensionnelle, psychologique davantage que sociologique, politique et économique plutôt qu’anthropologique. Or le mouvement d’Aysen, comme nous le verrons maintenant, n’a rien d’une foule informe, irrationnelle et criminelle.
La réalité du mouvement Aysen
Le mouvement Aysen comporte les caractéristiques de ce que l’on peut qualifier de nouveau mouvement contestataire du type post-industriel avec des spécificités locales qui s’expliquent par sa mémoire collective et une certaine représentation identitaire, propres au Chili.
La première caractéristique du mouvement est sa transversalité. Le mouvement Aysen regroupe des citoyens avec ou sans étiquette politique ainsi qu’ une vingtaine d’associations locales (dont des syndicats) engerbant des sympathisants tant de droite que de gauche (même si ces derniers sont majoritaires), elles-mêmes connectées avec d’autres chiliennes et étrangères. Sur leur site INTERNET, nous en avons relevé 69. Ceci permet de souligner à la fois sa transversalité sociale et politique, mais aussi et surtout son extension et ses appuis nationaux et internationaux. De ce point de vue, le mouvement présente les caractéristiques d’un certain traditionalisme, mais aussi du modernisme. Il s’inscrit autant dans le circuit des associations institutionnelles, par la présence des syndicats, que dans celui des nouveaux mouvements contestataires, comme les décrit Isabelle Sommier23. Pour résumer, c’est un regroupement de citoyens indignés et frustrés qui expriment leur mécontentement et leurs revendications à l’égard d’un système politique et économique.
Mais il s’agit avant tout d’un mouvement local et régional d’une très grande amplitude. Il regroupe le syndicat des pêcheurs artisans, celui des taxis, des commerçants, l’association régionale des municipalités (AREMU), la représentation locale de la fédération nationale des professionnels universitaires du service de santé, celle de l’association nationale des fonctionnaires du ministère de l’éducation. S’y sont associés le groupement des défenseurs de l’esprit de la Patagonie et le centre des étudiants universitaires Pedro Valdivia. Tous participent au conseil en collaboration avec « Chile sustentable » et la coalition « Ciudadana Aysen Reserva de Vida » qui s’étaient faits remarqués l’année précédente lors des mouvements organisés contre le projet de construction des barrages sur les rios Aysen et Baker. Ces deux derniers ont leur siège à Santiago mais leur implantation et leur action sont régionales.
Il va en outre recevoir un appui national et surtout international. Nous relevons deux associations italiennes ( Associazione studi america latin ajusta et compagna per la reforma della banca), au moins deux espagnoles (dont COAGRE españa pour asociacion cultural agraria de España), deux colombiennes ( dont DAN pour asociacion defensora de las animales y la naturaleza), Greenpeace avec son antenne chilienne, deux nord américaines ( International Rivers Network et Global response), et pour terminer l’appui de l’archevêché d’Aysen. L’ensemble constitue un véritable réseau interconnecté où circulent informations et images, où s’échangent des commentaires et des conseils, donnant au mouvement un dynamisme et une renommée remarquables. Le phénomène des réseaux sociaux a facilité et renforcé ce processus.
Ce facteur que l’on rencontre dans tous les autres mouvements contestataires relevés de par le monde est la marque de son modernisme. Deux moyens vont être déterminants, INTERNET et la radio. Cette dernière, et plus particulièrement la Radio Santa Maria, va tenir un rôle local de première importance. Elle va entretenir avec la population locale une relation spécifique. Non seulement, elle assure la retransmission des informations en temps réel, mais elle va appuyer le mouvement tout en entretenant des échanges entre les intervenants et les auditeurs. Elle va initier des débats et permettre à tout auditeur d’exprimer son point de vue en toute liberté. Elle va véritablement entretenir une atmosphère effervescente que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire. Par ailleurs, plusieurs journalistes, dont Claudia Torres, vont participer à l’élaboration des points de revendication et prendre part aux tables rondes qui se dérouleront par la suite, dont les négociations de la Moneda. En ce qui concerne le réseau INTERNET, Le mouvement Aysen s’appuie sur les réseaux sociaux, que ce soit Facebook ou Twitter, pour faciliter les échanges d’informations, les points de situation et les commentaires, notamment entre les sites locaux et les autres sites chiliens et étrangers. Ces deux moyens techniques projettent le mouvement Aysen dans le contexte national et international et amplifient son action.
Sa structure est horizontale. Il en résulte une organisation en réseau ou cellulaire. Toutes les associations qui le composent sont autonomes. Elles participent aux débats sans restriction et émettent des propositions d’action et leurs revendications sectorielles. Si un conseil a été constitué, il est là pour coordonner des propositions, plus que pour imposer une vision autoritaire. La nouveauté est donc l’absence de la structure pyramidale traditionnelle que l’on rencontre dans les organisations institutionnalisées comme le sont les syndicats. Enfin des individus se détachent. Ce sont le plus souvent des leaders désignés des syndicats ou de juntas de vecinos ou d’associations de commerçants. Selon Claudia Torres, il y en aura 24. Mais en dépit du caractère institutionnel de leur fonction, ils ne jouissent pas pour autant d’une prédominance indiscutée. Celle-ci revient aux porte-parole élus démocratiquement par vote. L’un d’eux sera plus particulièrement remarqué. Nous y reviendrons plus loin. On observera même de nombreuses divergences internes surmontées par le dialogue et tranchées par vote. Cette ambiance est révélatrice à la fois de l’esprit démocratique qui prévaut, mais aussi d’une active participation interne.
Nous remarquons à ce stade que les représentants de ce mouvement ne sont pas des professionnels de l’organisation, comme les sociologues l’avaient souligné dans le cadre des nouveaux mouvements contestataires européens, ni des intellectuels, ni des étudiants. Ils sont issus de la base qu’ils représentent. Ils sont davantage représentatifs de la description qu’en fait Isabelle Sommier. « Ce ne sont pas les jeunes qui, aujourd’hui, occupent les postes de responsabilité dans les mouvements…(sauf à un niveau intermédiaire)... Il s’agit plutôt des 45-60 ans dont l’engagement remonte, pour la plupart d’entre eux aux années 70 »24.
Cependant dans le cas d’Aysen, cette ultime précision n’est même pas vérifiée, car aucun n’a eu une véritable activité politique antérieure, mise à part une éventuelle participation pour certains d’entre eux dans le cas des manifestations au cours des années 80 contre la dictature alors en place. Leur exemple n’est pas du tout comparable avec celui fourni par Isabelle Sommier, pris sur le territoire français. Au Chili, la contestation durant la dictature n’avait rien de minoritaire. Les représentants du mouvement Aysen ont cette particularité : ils ont en commun une mémoire collective marquée par les événements durant la dictature de Pinochet. Ils n’appartiennent pas tous aux catégories intellectuelles des classes moyennes. Ils représentent toute la gamme sociale, depuis la maîtresse de maison comme Rosa Navarro, pour la Junta de vecinos, ou Misael Ruiz, pour les pêcheurs, en passant par des journalistes, comme Claudia Torres, des médecins, infirmiers ou fonctionnaires. Leur niveau scolaire couvre tout le spectre, du primaire à l’universitaire, mais avec une majorité issue du secondaire. Ici nous avons affaire à des individus, hommes et femmes, représentants populaires, à la manière du Tiers Etat qui participait à la rédaction des cahiers de doléances de la période révolutionnaire de 1789 en France.
En revanche, au sein des mouvements en appui à celui d’Aysen, nous observons davantage les caractéristiques des nouveaux mouvements contestataires, par la présence « d’intellectuels spécifiques », comme l’avait relevé Bourdieu. Ce sont pour la plupart des juristes dont la mission est de mettre en forme les revendications de la base afin de les rendre lisibles par l’élite au pouvoir. Ce rôle toutefois est exercé au sein même du mouvement par la présence d’ex fonctionnaires du service public, dont un grand nombre a été mis à pied lors de l’arrivée du nouveau gouvernement au pouvoir. Celui-ci avait procédé, au moins durant la première année, à la mise à l’écart de ces fonctionnaires installés par la Concertation depuis les années 90. Ces personnes mettent à la disposition de leurs concitoyens leur connaissance des réglementations et des arcanes du pouvoir. Elles en font profiter l’ensemble tout en exorcisant leur propre mal-être, conséquence de leur mise à pied et de leur nouveau statut de marginalisées. Mais à la différence des mouvements européens, ces ex-fonctionnaires font partie intégrante du mouvement et leurs revendications s’ajoutent à celles des autres manifestants.
Nous relevons une autre spécificité du mouvement Aysen qui le différencie des nouveaux mouvements contestataires européens et le singularise. Il s’agit de sa représentation identitaire.
Celle-ci se fonde sur une multiplicité d’expériences, de représentations et d’émotions quotidiennes qui vont contribuer à forger sa mémoire collective et générer une dynamique sociale spécifique. La Patagonie se caractérise par son insularité et une mise en valeur récente (ses débuts remontent aux années 20 du siècle précédent) de type pionnier. Ces conditions géographiques ont généré chez les individus un esprit spécifique, l’esprit patagon, empreint d’un profond sentiment de solidarité, de fierté en communion avec le milieu ambiant, d’esprit d’initiative s’appuyant sur une profonde détermination. Le plus significatif est sans aucun doute la solidarité existant entre chaque individu, chaque famille, chaque groupe qui plonge ses racines autant dans l’organisation sociale (à l’instar des juntas de vecinos ou des mingas) que dans l’histoire récente, notamment la période de la dictature. La Junta de vecinos est une forme traditionnelle d’organisation sociale spécifique à toute l’Amérique latine. Il s’agit d’associations d’habitants d’un même quartier qui se regroupent pour s’entraider, se protéger et défendre leurs droits. Institutionnalisées, elles sont l’expression d’un esprit solidaire et contribuent à sa perpétuation au fil des générations. La pratique de la « minga » est très vivace en Patagonie. Il s’agit de travaux faits en commun, défrichage ou déforestation, ou encore la construction de maisons ou de bateaux. Cet esprit communautaire se perçoit de manière claire dans cette aisance d’intervention individuelle en assemblée et dans l’action sur le terrain, notamment lors de l’organisation de la « Olla comun », soupe populaire25. La population se met au service de la communauté de sa propre initiative. Par ailleurs, la période de la dictature a vu se développer une organisation sociale spécifique, celles d’ONG et d’associations de défense des citoyens qui agiront aussi bien de façon clandestine qu’officielle. Ces organisations, pour certaines, ont disparu, pour d’autres, subsisté sous des appellations différentes. Mais l’esprit qui prévalait à leur création a survécu. De notre point de vue, ce sont ces différents facteurs qui ont prévalu à la formation d’une mémoire collective spécifique. Alors que la culture de masse post moderne a généré une uniformisation des individus, cette mémoire collective a permis le surgissement d’un processus d’identification à un groupe spécifique. C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre l’émergence des réseaux, des petits groupes, des rassemblements éphémères et effervescents au sein de la société de masse. L’agglutination des individus au sein de ces groupes répond autant à des facteurs rationnels qu’ils sont l’expression d’une communauté de sentiment d’appartenance, d’émotions vécues ensemble se traduisant par une certaine éthique. On peut parler d’une communauté de destin à laquelle le mouvement Aysen n’échappe pas. « Por un dia, nos vamos hacer hermanos » : résume Ivan Fuentes26. Elle le caractérise et fonde son dynamisme et sa détermination. La relation sociale s’établit au sein d’une atmosphère, une ambiance qui touche l’affect27. La violence de la répression policière ne fera que renforcer les liens entre les membres du mouvement. Plus dure se fera la répression, plus soudée se percevra la solidarité et plus forte en sortira l’identité communautaire. Le constat généralement fait par ceux qui ont participé aux manifestations est la disparition de la peur28. Ivan Fuentes nous le rappellera. « Nous avons vaincu la peur ». La population a surmonté la passivité et la peur que le système avait générées. Ce phénomène aura un impact très fort sur l’esprit des manifestants, il va littéralement cimenter leurs liens entre eux et sublimer leur action. Un sentiment d’orgueil indéniable transpire de chacun et renforce leur foi autant dans leur destin commun que dans la légitimité de leur action29.
Il en résulte l’émergence non plus d’un homme-masse, caractéristique du militant politique des partis et des syndicats classiques, mais d’un individu-mouvement, doué d’une autonomie de pensée et d’un esprit critique qu’il exprime. Cet individu adhère par conviction et par sentiment au mouvement auquel il s’identifie. Il fait partie prenante de cette communauté de destin, spatiale et historique, de façon consciente, car émotionnellement vécue. Il ne se considère pas comme un rouage d’un système, mais comme un membre actif d’un groupe. Il ne véhicule pas une idéologie, mais exprime une opinion qu’il estime légitime de faire entendre et de faire respecter. Le slogan qu’il crie de toutes ses forces n’est plus le mot d’ordre imposé par un parti ou un groupe, mais l’expression viscérale d’une frustration individuellement ressentie.
Le mouvement Aysen n’est donc plus une foule en colère qui se contente d’exprimer son ressentiment, mais il revêt les formes d’une multitude au sens où Virno Paolo le décrit30. C'est-à-dire un ensemble d’individus jouissant d’une autonomie propre qui se forge dans une mémoire collective et qui s’exprime dans une action commune. L’individu y exerce un rôle enrichissant l’ensemble, tout en recevant à son tour la reconnaissance de son action personnelle. Il y retrouve sa dignité. Je sais que la notion de multitude peut susciter des confusions si l’on s’en tient à sa seule valeur quantitative. Mais je le maintiens dans le sens où la multitude juxtapose un grand nombre de personnes différentes entre elles (différences que cette notion ne gomme pas) engagées dans une action collective en vue d’un objectif communautaire. L’addition de leurs différences renforce leur complémentarité et accentue la puissance du mouvement ainsi constitué. C’est bien dans ce sens que je l’entends. Le mouvement Aysen est bien l’illustration d’une multitude en marche. D’aucuns, à l’instar de Maffesoli31, ou de Gabriel Martinez Gros, s’inspirant, lui, de la théorie d’Ibn Khaldoun32, pourraient qualifier ce type de mouvement de tribus ou lui attribuer un esprit tribal. Le mouvement Aysen peut effectivement en présenter certains traits : le sentiment communautaire, une forte identité, une mémoire collective, l’attachement à un lieu, une histoire, le fait qu’en l’espace de deux mois, la région s’est littéralement auto gouvernée. Mais, selon nous, la ressemblance s’arrête là. Car l’un des caractères forts de la tribu est une dynamique centrifuge. Si le mouvement Aysen revendique la reconnaissance de ses droits et de son identité, si parmi les critiques les plus marquantes, figure l’excès de centralisme politique, l’idée d’autonomie n’est nullement mentionnée33. Au contraire, il affirme son appartenance à la nation chilienne et s’il conteste le pouvoir central, il ne le remet pas en cause. La recherche constante du dialogue avec celui-ci est une marque de la reconnaissance de sa légitimité. Le mouvement, en dépit des accusations dont il a été l’objet, ne s’inscrit pas dans une déconstruction tribale, mais s’affirme dans la construction démocratique effective. Le mouvement Aysen n’est ni une masse informe, ni une communauté tribale à connotation anarchique, mais bien une multitude dont les membres ont clairement conscience de leurs droits et leur autonomie individuelle et revendiquent la reconnaissance de leur dignité. L’individu qui participe au mouvement ne doit plus être perçu sous le seul angle psychologique ou politique ou économique, mais multidimensionnel. Il s’agit d’une sujet actant pris dans son intégralité, agissant au sein d’un ensemble combinant les singularités de chacun de ses membres.
Un nouveau style de leadership ?
Tous les mouvements sociaux voient l’émergence d’individus qui se distinguent de l’ensemble par leur activisme et leur charisme. Les medias, en particulier la télévision, contribuent le plus souvent à sublimer leur image, parce qu’ils sont les interlocuteurs incontournables. Ils deviennent des personnages publics emblématiques du mouvement. Dans un mouvement classique, institutionnalisé, ce personnage est le plus souvent celui qui occupe une fonction de direction, et ce privilège lui octroie une autorité. Dans un mouvement comme celui d’Aysen, de structure horizontale, où chaque cellule et chaque individu jouissent d’une autonomie, l’émergence de ce type d’individu revêt un caractère plus symptomatique. Son action n’est plus symbolique, même s’il devient un symbole en soi. Il est l’expression vivante du mouvement. Il l’incarne. Et s’il est efficace dans son action, si sa personnalité suscite la confiance, l’enthousiasme, il devient emblématique. C’est le propre de ces leaders des mouvements sociaux. Pour ce qui concerne Aysen, il y avait plusieurs représentants. Il y en avait autant que d’associations. Mais quelques uns vont se distinguer. Et le plus emblématique de tous a été Ivan Fuentes. C’est son portrait que nous allons présenter maintenant. D’autant que nous avons eu le privilège de le rencontrer, de discuter avec lui. Il est, selon nous, l’archétype du leader d’un mouvement social.
La simplicité d’Ivan Fuentes a littéralement crevé l’écran. Âgé de 44 ans, père de 9 enfants, il représente la Patagonie profonde, bien qu’il ne soit pas patagon d’origine. Il est né d’une famille pauvre de la région métropolitaine et a rejoint la Patagonie, vers l’âge de 20 ans, « a la busqueda de su futuro34 ». C’est un pionnier qui a vécu dans sa chair les difficultés du lieu pour lequel il éprouve une réelle passion. Benjamin d’une famille ouvrière pauvre de 12 enfants, il a passé sa prime jeunesse à faire des petits boulots pour subvenir aux besoins de la famille. Il est représentatif de ces générations d’enfants pauvres issus des poblaciones35chiliens. Il aura la chance d’être recueilli et éduqué par un couple de professeurs. Ceux-ci vont lui permettre de sortir de sa situation misérable et recevoir une éducation scolaire basique. Avec eux, il rejoindra le sud, Puerto Montt.
C’est un homme doué d’une grande sensibilité. C’est avec beaucoup d’émotion qu’il nous racontera son enfance, le fait qu’il recevra de ses parents adoptifs sa première paire de chaussettes. Cette sensibilité le conduit à ne jamais oublier ses origines, à rechercher l’équité, à écouter et à exprimer avec simplicité ce qu’il ressent viscéralement. Ainsi il conservera un lien étroit avec sa mère biologique dont il hérite, selon ses propres paroles, du sens du social, son appartenance à une mouvance de gauche alors que ses parents adoptifs votent à droite. Lui-même souligne cette ambivalence qui va très certainement contribuer à forger sa personnalité : sa racine populaire et son ouverture au dialogue. La période de la dictature va le renforcer dans son sens du social au service des plus pauvres.
Il n’appartient à aucun parti. S’il revendique son appartenance concertationniste36, il entretient des relations amicales avec ses camarades de droite. Il sait différencier et respecter avec sagesse la conviction de chacun des contingences quotidiennes propres à tous.
C’est un autodidacte qui, très tôt, a eu le besoin d’écrire. Avant de rejoindre la Patagonie, il va faire tous les métiers, jardinier, serveur, maçon, pêcheur, plongeur. De toutes ces situations, il tirera des expériences dont il gardera des traces écrites, sans savoir qu’un jour, elles lui serviront d’inspiration future. Lorsqu’en 1998, il devient délégué du syndicat de pêcheurs auquel il appartient, il se distingue déjà par sa prédisposition à écrire et à dire en termes simples ce que tout le monde pense, mais ne sait exprimer. Il sait exposer les problèmes quotidiens avec simplicité, fluidité et avec cœur.
Ivan Fuentes est devenu un personnage public, tout en gardant profondément ancré en lui son attachement à ses racines, son histoire et l’affection qu’il éprouve pour les gens qui l’entourent. Lorsqu’il parle d’économie, il ne cite jamais un chiffre, ni se réfère à aucune théorie. Il expose concrètement les misères de tout un chacun en quelques mots. Il cite des faits, relate des courts récits tirés ce qu’il a vécu, a vu, a ressenti. Tout ce qu’il dit est totalement imprégné d’émotion. Il est véritablement doué pour susciter l’attention du public. Ses discours qu’il est capable de faire sans texte, sinon quelques mots jetés sur un papier en guise d’idées directrices, sont ponctués d’anecdotes et de gestes qui vont rapidement devenir des signes de reconnaissance. Notamment le pouce dressé vers le ciel pour dire que tout va bien, ou son inverse pour signifier le contraire à la manière du symbole du cirque romain.
Son aura va rapidement sortir des limites de son syndicat pour rayonner sur l’ensemble du mouvement Aysen et se manifester jusqu’au sein des cercles intellectuels, économiques et politiques de Santiago. Petit, visage doux et souriant, les cheveux longs, vêtu simplement de son éternel Kway bleu pâle, son image s’est imposée et est connue de tout le Chili. Depuis les manifestations d’Aysen, il ne cesse d’être invité à donner des conférences. Il y répond toujours favorablement sans demander la moindre rétribution et y reçoit un succès croissant, quelque soit le public, social, syndical, universitaire, politique ou patronal. A chaque fois, il parle avec aplomb, clarté et franchise. La députée Goic (DC), dira de lui : » Il a été d’une simplicité et d’une clarté quasi messianique. J’ai été surprise qu’un dirigeant de base ait été disposé à venir à une rencontre politique, dire qu’il était concertationniste sans aucune honte et qu’il nous rappelle de faire notre travail »37. Lors d’un séminaire organisé par l’association ICARE, le 30 mai 2012, il n’hésitera pas à dire aux hommes d’affaires qui composaient le public ce qu’il pensait d’eux en des termes crus, mais malheureusement vrais. « Fue impresionante la reaccion del publico. Despues se me acerco un monton de gente y me decia que antes solo lo habian visto a la pasada en los noticieros, pero que si tuvieramos mas lideres como el, seria un pais distinto. »38 Certains iront même lui proposer de venir faire des conférences de motivation au sein de leurs entreprises.39
Ainsi brossé, le portrait d’Ivan Fuentes est bien celui d’un leader au charisme spécifique, certes, mais pas nouveau. Des historiens nous feront même remarquer que dans l’histoire universelle, des leaders issus du peuple, similaires au cas d’Ivan Fuentes, sont légion. Chaque nation a, au cours de sa propre histoire, vu surgir les siens. Cependant, selon nous, Ivan Fuentes présente au moins deux nouvelles caractéristiques qui le rendent atypique. Tout d’abord, lui-même a bien insisté sur le fait qu’en aucun cas, il n’est le leader du mouvement. Il n’en est que le porte parole. Ensuite, son irruption dans la sphère politique se caractérise par une fulgurance et une fugacité qui me paraissent spécifiques à ces nouveaux mouvements citoyens.
Ivan Fuentes n’est pas le leader du mouvement Aysen, mais l’un de ses porte parole, le plus emblématique, certes, mais rien de plus. Il est la voix de cette multitude, la voix de chacun de ses membres. Contrairement à un leader classique, il n’est mu par aucune ambition, ni se sent nullement « propriétaire » du mouvement. Il a été mandaté par ses concitoyens pour parler en leur nom. Ce mandat, il l’assume, mieux il l’incarne. Non comme un bon acteur qui jouerait son rôle à la perfection, il vit son rôle. Car ce qu’il dit au nom de ses compagnons, n’est que l’expression de ce que, lui, citoyen Fuentes, a vécu, a ressenti. Il parle au nom de tous avec cette capacité peu commune de se repositionner au second plan, lorsque des divergences apparaissent au sein du mouvement. Ce sera le cas, lorsque les camionneurs vont refuser de céder sur les blocages de route tant que le thème du subside sur le carburant ne sera pas satisfaisant. Fuentes avait pourtant obtenu une première ouverture avec le ministre Alvarez. Mais il reviendra sur ce point pour se plier à la volonté de la majorité. Il est le représentant de la capacité d’autonomie, d’esprit critique à l’égard de l’autorité, qui anime et caractérise tout individu membre du mouvement. C’est à mon sens la première différence avec un leader classique.
La seconde est la fugacité de son action. Fuentes est investi d’un mandat que ses concitoyens peuvent réviser à tout moment. Ce sera le cas cette fois avec les pêcheurs lors de l’ultime négociation à la Moneda. Un accord a été obtenu sur 11 points, mais le syndicat des pêcheurs s’en démarque pour ce qui concerne leur secteur. Ce thème restera en suspens, sans pour autant nuire à la validité de l’accord dans son ensemble. Fuentes a laissé s’exprimer ses pairs, sans pour autant abandonner son rôle. Cette fugacité se rencontre à nouveau et de manière plus nette encore à l’issue de l’accord définitif. Il cède sa place aux différents représentants des tables de travail, chacun agissant sur un secteur spécifique au nom de tous. Il n’impose pas sa propre vision des choses, mais laisse parler les autres. Mieux encore, il retrouve sa place au sein du mouvement ni plus ni moins élevée que celle de chacun de ses concitoyens. Il redevient le citoyen Fuentes dans cette structure horizontale qui caractérise le mouvement Aysen. Lorsqu’il rentre chez lui, à Aysen, il est reçu en héros par ses compagnons, mais il retrouve sa condition initiale avec les mêmes vicissitudes qu’au début. Il est certes devenu un homme public, mais sa vie matérielle n’a changé en rien. L’avenir nous dira si cette fugacité est effective, si la notoriété a changé le personnage. Je l’ai personnellement rencontré deux mois après les événements. Il m’est apparu le même. Concentré sur le devenir des accords et sur l’effectivité de leur réalisation, sa motivation était intacte et toute son action consistait à suivre l’accomplissement des engagements du gouvernement pour le bien de tous. Il y a peu, lors d’une interview, il a cependant émis l’hypothèse de sa candidature possible à un poste de député sans étiquette. Il est vrai que le personnage est courtisé par nombre de partis tant de droite que de gauche. Si cette perspective se confirme, la notion de fugacité perdrait bien sûr de sa force, car il deviendrait alors membre d’une institution. Mais elle ne serait pas pour autant annulée, car elle serait contrebalancée par son indépendance politique. Un changement de cap de sa part me surprendrait.
Il me semble qu’Ivan Fuentes incarne ce nouveau type de leadership qui caractérise les mouvements citoyens. S’il émerge de l’ensemble par ses qualités personnelles, et s’il voit son image amplifiée par les medias, il demeure un citoyen parmi d’autres. Il a conscience de la fonction dont on l’a investi, sans pour autant en subir une métamorphose. Il reste le même, un parmi d’autres, mais tous en marche vers un même objectif, conscients de leur identité, de leurs droits, revendiquant le respect de leur dignité, multitude en marche vers leur destin commun. Pour terminer par une métaphore qui illustre sa fulgurance, je dirai que ce type de nouveau leader me fait penser à ces bulles qui émergent à la surface d’une eau en ébullition, mais qui disparaissent et se diluent dans le liquide ambiant et en mouvement, leur effet terminé.
Une conclusion en suspension ?
Les manifestations d’Aysen se sont terminées depuis maintenant près de 4 mois, mais le mouvement citoyen demeure actif. Il participe régulièrement aux tables rondes organisées dans des accords de la Moneda du mois de mars. Ses membres sont conscients des difficultés à venir, la réalisation des engagements promis par le gouvernement. Ils savent que leur avenir dépend de leur vigilance. Si le mouvement n’a pas été le premier du genre, il a de toute évidence créé un précédent : la fin de la peur et la prise de conscience citoyenne. D’autres l’ont suivi avec succès, révélant du même coup une nouvelle approche politique, fondée, je l’espère, sur une autre représentation de ce qu’est un mouvement social. Celle d’une multitude en marche vers une véritable démocratie. Si les leaders politiques comprennent que leurs concitoyens sont des êtres à part entière, capables de prendre en main leur destin, que l’intérêt porté sur eux ne s’arrête pas au lendemain d’un vote, que gouverner n’est ni une simple gestion d’entreprise, ni une affaire de partis, alors la démocratie aura fait un grand pas. Tout repose sur la représentation que l’on se fait de la nation, du peuple. Celui-ci n’est ni homogène, ni sujet d’une autorité. Les multitudes en marche qui le composent écrivent son histoire et façonnent sa destinée.
13 La Tercera du 3 mars 2012. « Les parlementaires tentent d’être nos porte paroles, mais ils ne le sont pas ».
1 Ronald Inglehart, The silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977. Selon l’auteur, l’amélioration générale du niveau de vie, dans les sociétés occidentales, liée à l’élévation du niveau culturel et la satisfaction des besoins matériels, a conduit à une modification des revendications et serait à la base des mouvements de contestation post-70, qualifiés de nouveaux mouvements sociaux.
2 Voir les études de Eric Neveu, Nona Mayer et Pascal Perineau dont Isabelle Sommier nous présente une analyse exhaustive et approfondie dans son ouvrage, Le renouveau des mouvements contestataires , Champs Flammarion, Paris, 2003.
3 Déclaration de l’intendante régionale Cecilia Perez à La Tercera le 13 janvier 2012. La plus significative a été le mouvement étudiant qui dura pratiquement neuf mois au rythme d’une manifestation chaque semaine sur l’ensemble du territoire national et qui mobilisa à ses moments les plus intenses jusqu’à 100 000 manifestants pour la seule ville de Santiago. Ce mouvement va recevoir l’appui de près de 80 % de la population. Mis en sommeil, plus que résolu par les mesures prises par le gouvernement, il est relancé depuis le mois d’avril 2012.
4 Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaine, Eclat/Conjonctures, Paris, 2002. L’auteur fait une relecture de Marx dont la notion d’ « individu social » redevient d’actualité et serait le fondement non plus d’une masse, informe et passive, mais d’une multitude d’individus jouissant d’une capacité d’autonomie s’enrichissant au sein même d’un tissu social, soit un réseau de singularités actives.
5 « Ni les gaz (lacrymogènes), ni les balles ne soumettront la Patagonie ! »
6 « Ton problème est mon problème ! », mot d’ordre adopté par le Mouvement Aysen à l’occasion de sa création selon Ivan Fuentes, (Entretien avec l’auteur). Ce slogan est représentatif de la transversalité du mouvement et de son acuité pour chacun.
7 Selon l’Institut national des statistiques, INE, la région Aysen est l’une des régions les plus performantes en terme d’activité économique. Une croissance de 19,2 % pour le dernier trimestre 2011 et un taux de chômage de 3,5 % alors que la moyenne nationale est de 6,6 %. Chiffres publiés les 15 et 28 février 2012 par l’INACER, statistiques régionales.
8 Autorité régionale nommée par le gouvernement.
9 Les Carabineros, force de police de statut militaire, sont l’équivalent de la Gendarmerie en France, à la différence que son action couvre l’ensemble du territoire.
10 Les forces spéciales des Carabineros sont utilisées pour l’intervention, le maintien et le rétablissement de l’ordre par la force. Dotées de blindés et d’équipements spéciaux, constituées de personnels spécifiquement entraînés, ces forces vont adopter sur le terrain un comportement brutal qui va rapidement susciter une réaction haineuse de la part de la population. Attitude nettement différente de la relation habituelle et bon enfant de la population avec les Carabineros locaux.
11 Association des employés de la fonction publique.
12 Il est vrai qu’au même moment menace un mouvement citoyen à Calama, au nord du pays.
14 La Tercera du 4 mars 2012. « A Aysen, le gouvernement nous a trompé, en paroles et en actes. »
15 La Tercera du 5 mars 2012. « Il y aura toujours des positions plus radicales, mais cela aussi s’explique par leurs frustrations ».
16 Palais présidentiel situé à Santiago et siège gouvernemental.
17 Voir note 7
18 La période estivale est aussi pour la région une source de revenu touristique importante. On ne peut écarter l’idée que le gouvernement ait temporisé comptant sur un essoufflement du mouvement, comptant justement sur ce facteur économique.
19 L’Institut national chilien de défense des droits de l’homme va effectuer deux missions sur le terrain, la première du 22 au 25 février, la seconde du 13 au 17 mars qui donneront lieu à deux rapports particulièrement accablants pour les forces de sécurité. Il conclut dans le second : « Al igual que en el informe de la primera mision de observación realizada en la region de Aysen entre los dias 22 a 25 de febrero, el INDH reitera su preocupación por el accionar de Carabineros el que constituye un patron indiscriminado y desproporcionado hacia personas civiles por parte de las fuerzas Especiales de Carabiñeros y que han afectado y puesto en peligro la integridad fisica y psiquica de hombres, mujeres, y niños en Puerto Aysen.” Informe Segunda mision de observación region de Aysen 13 al 17 de marzo 2012.
20 Serge Moscovici, La era de las multitudes, Un tratado historico de psicologia de las masas, Fondo de cultura economica, Mexico 1993. “En suma, plebeyas, locas o criminales, las multitudes se consideran residuos, enfermedades del orden social existente. No tienen ni realidad, ni interes por si mismos” p. 101
21 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, PUF, Que sais-je ?, Paris, 2002. Son étude datant de 1895 présente les foules sous leur seule dimension psychologique. Irrationnelles et manipulables, elles réagissent de façon instinctive. Cette analyse, traduite en de nombreuses langues, va devenir un classique incontournable pour tout homme politique.
22 Edgar Morin, L’esprit du temps, Grasset, 1962. « Les processus élémentaires de la vulgarisation sont simplification, manichéisation, actualisation et modernisation », p. 61. L’auteur ajoute plus loin : » La culture de masse tend à constituer idéalement un gigantesque club d’amis, une grande famille non hiérarchisée. ». Toutefois, Edgar Morin souligne les effets complémentaires et contradictoires qui vont modifier la mentalité des individus que nous analyserons plus loin.
23 Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Champs Flammarion Paris, 2003. Ces groupes auxquels se rattachent les organismes sociaux traditionnels comme les syndicats, qui se caractérisent aussi par des rencontres insolites (intellectuels et marginaux), ont également une autre caractéristique, leur nature transnationale. L’auteur les qualifie non de « Antimondialistes , mais produits de la mondialisation. P.30, d’où le remplacement, dès 2002 par « Altermondialistes » ou antiglobalisation. P.31
24 Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Champs, Flammarion, Paris, 2003, p. 143.
25 Ivan Fuentes « La gente se pone al servicio », entretien avec l’auteur.
26 Ivan Fuentes « Pour un jour, nous serons frères ». Il précise lors de l’entretien la prise de conscience de leur force, l’idéal commun qui les anime, les émotions, les rêves, les espérances d’une forme de vie. Entretien avec l’auteur.
27 Michel Maffesoli, le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Méridiens Klincksicek, Paris, 1988. p. 24 « il est par exemple intéressant de noter que ce à quoi renvoie la notion de « Stmmung » (atmosphère) propre au romantisme allemand, sert de plus en plus d’une part pour décrire les rapports qui règnent à l’intérieur des micro-groupes sociaux, d’autre part pour spécifier la manière dont ces groupes se situent dans leur environnement spatial » p. 24
28 Deisy Avendaño, La batalla en la que perdimos el miedo, Le Monde diplomatique, mayo 2012, p. 5.
29 Claudia Torres, Fuimos dueños del tiempo y las calles, le Monde diplomatique, mayo 2012, “ Aysen fue reconocido en Chile”. “ Nunca mas miedo por ser pocos, perdimos este enemigo que camina siempre con nosotros” p. 5.
30 Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaine, Eclat/Conjonctures, Paris, 2004.
31 Michel Maffesoli, Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988. Selon l’auteur, la dynamique sociale caractéristique de la post modernité, est faite d’une multiplicité d’expériences, de représentations, d’émotions quotidiennes trop souvent négligées. Alors qu’une telle dynamique est la plupart du temps expliquée par le rétrécissement sur l’individualisme, Maffesoli met l’accent sur l’ambiance tribale qui se développe de plus en plus….C’est en ce sens qu’il interprète l’émergence des réseaux, des petits groupes, des rassemblements éphémères et effervescents (musicaux, sportifs, touristiques) au sein de la société de masse.
32 Gabriel Martinez Gros, Revue Esprit, jv. 2012, L’Etat et ses tribus ou le devenir tribal du monde, p. 25 à 42. S’inspirant de la théorie d’Ibn Khaldoun qui démontre que l’accumulation de richesses et de ressources humaines dont l’Etat est le créateur naturel engendre l’existence de la tribu, l’auteur explique l’émergence de nouvelles tribus, notamment au Moyen Orient, mais aussi en Amérique latine. « L’Etat post moderne retrouverait ainsi l’une des caractéristiques de l’Ancien régime : une souveraineté organisée autour de plaques spatiales et de couches générationnelles, une souveraineté qui intervient par intervalles temporels, qui rétablirait la distinction khaldounienne des zones contrôlées et non contrôlées, sédentaires et tribales. » p. 35.
33 Les medias ont souvent mis en avant la présence de slogans pro-argentins au sein des manifestations, comme si l’idée d’un rattachement au pays voisin était une revendication fondamentale. En fait, ils étaient là par provocation, mettant en évidence une réalité quotidienne. La connexion avec l’Argentine est en effet plus simple qu’avec le reste du territoire chilien.
34 Entretien de l’auteur avec Ivan Fuentes : « A la recherche de son avenir »
35 Quartiers pauvres périphériques des villes où le plus souvent la prise de possession d’un lopin de terre s’est faite à la suite d’un coup de force collectif ou « toma ».
36 Concertationniste vient du mot “Concertation”, entité politique qui désignait l’ensemble des partis opposés au pouvoir dictatorial à la fin des années 80. Ce regroupement de partis majoritairement de gauche gagnera le referendum de 1989 mettant fin à la dictature de Pinochet et restera au pouvoir jusqu’au retour de la droite avec Sebastian Piñera aux élections de 2009.
37 Revista El Mercurio du 23 juin 2012. p. 8
38 Carlos Portales in la revista El Mercurio du 23 juin 2012, p. 8 “La réaction du public a été impressionnante. Une quantité de gens se sont approchés de moi par la suite. Ils me disaient qu’ils ne l’avaient aperçu que furtivement aux infos (TV), mais que s’il y avait davantage de leaders comme lui, le Chili serait un pays différent. »
39 Idem p. 7 et 8
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