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I 1. ... cette partie de la philosophie que les Grecs appellent “ethos” parce qu’elle concerne les mœurs, nous l’appelons habituellement philosophie des mœurs, mais il convient, en enrichissant notre langue latine, de l’intituler “morale” ; il faut aussi démêler la signification et le nombre des énonciations que les Grecs appellent “axiomes”1 : quand elles parlent du futur ou de ce qui peut ou non se produire, leur définition donne lieu à un problème difficile que les philosophes désignent sous les termes de “question des possibles” : c’est globalement la “logique”, que j’appelle méthode de raisonnement. Or, ce que j’avais fait dans mes autres livres, dans La Nature des dieux comme dans La Divination2, c’est-à-dire un développement suivi sur chacune des deux parties en discussion, pour que chacun pût reconnaître plus facilement ce qui lui paraissait le plus probable, c’est un hasard qui m’a empêché de le faire dans cette discussion sur le destin.

2. J’étais chez moi à Pouzzoles, et mon ami Hirtius, consul désigné, se trouvait dans la région ; c’est un ami très proche, qui s’est consacré aux études dans lesquelles je vis depuis l’enfance ; nous étions très souvent ensemble, notamment à rechercher avec ardeur des idées propres à assurer la paix et l’entente entre les citoyens. Car après l’assassinat de César, il semblait qu’on cherchait tous les prétextes de nouveaux troubles, et nous pensions qu’il fallait les éviter : presque toutes nos discussions y étaient consacrées ; et au cours de ces fréquentes rencontres, un jour plus calme que d’habitude et moins occupé par les visites, il était venu me voir, et il fut d’abord question, ce qui pour nous était quotidien et presque réglementaire, de la paix et du calme.

II 3. Après cela : “Et alors, dit-il, puisque tu n’as pas, toi, renoncé aux exercices oratoires, du moins je l’espère, mais que tu leur préfères sans aucun doute la philosophie, puis-je entendre quelques mots à ce sujet ? — Entendre, certainement, dis-je, tout comme parler toi-même ; car comme tu le penses, je n’ai pas abandonné les études oratoires pour lesquelles je t’ai enthousiasmé, c’est vrai, même si tu y étais déjà ardemment disposé quand je t’ai reçu ; et celles que je mène maintenant n’affaiblissent pas, mais accentuent au contraire cette disposition. En effet l’orateur a une grande familiarité avec le genre de philosophie qui m’occupe aujourd’hui : il emprunte à l’Académie sa finesse et lui apporte en retour la puissance de la parole et les ornements du style. De cette façon, puisque je dispose des deux domaines, à toi de choisir aujourd’hui celui dont tu veux profiter. — C’est très aimable à toi, et conforme à ton habitude, dit alors Hirtius ; car ta volonté n’a jamais rien refusé à mes inclinations.

4. Mais tes habitudes rhétoriques me sont connues : je t’ai souvent écouté —et t’écouterai encore ; puisque tes Tusculanes montrent que tu as pris cette habitude des Académiciens de discuter contre ce qui est proposé, je voudrais, si tu n’y vois pas d’inconvénient, avancer une idée sur laquelle je t’écouterai. — Comment voir un inconvénient à ce qui pourrait t’être agréable ? Mais tu vas m’entendre comme un Romain qui s’engage sans assurance dans ce mode de discussion, qui reprend ces pratiques après une longue interruption. — Je vais t’écouter discuter, dit-il, comme je lis ce que tu as écrit. Tu peux donc commencer. Asseyons-nous ici.”

III 5. ... Parmi tout cela, dans certains cas, comme celui du poète Antipater, des gens nés au solstice d’hiver, de frères malades en même temps, de l’urine, des ongles et de ce genre de choses, la relation naturelle existe, je ne la nie pas, mais il n’y a aucun lien de fatalité ; par ailleurs, dans d’autres cas, certains hasards peuvent se produire, par exemple chez ce naufragé, chez Icadius ou chez Daphitas. Posidonius semble même (sans vouloir offenser mon maître) imaginer certains détails ; c’est évidemment inconvenant. Car enfin, si le destin de Daphitas était de tomber de cheval et d’en mourir, était-ce de ce cheval qui, alors qu’il n’était pas cheval, portait un nom différent de ce qu’il était ?3 Philippe était-il averti d’avoir à éviter ces petits quadriges gravés sur la poignée de son épée ? Est-ce en vérité la poignée qui l’a tué ? Et en quoi est-il important que ce naufragé anonyme ait glissé dans un ruisseau — même si Possidonius écrit qu’on lui avait prédit une mort par noyade ? Je ne vois aucune fatalité, même pour le brigand Icadius : Possidonius écrit en effet qu’il n’avait fait l’objet d’aucune prédiction.

6. Quoi d’étonnant qu’un rocher lui soit tombé sur les jambes du haut de la grotte ? A mon avis, même si Icadius n’avait pas été dans la grotte, le rocher serait quand même tombé. Ou bien il n’y a absolument rien de fortuit, ou bien cela a pu se produire par hasard. Je pose donc la question suivante (qui va avoir une large portée) : si le destin n’avait décidément aucun nom, aucune nature, aucun pouvoir, et si la plupart des événements, ou tous, se produisaient par hasard, accidentellement, au petit bonheur, arriveraient-ils autrement que maintenant ? A quoi sert-il donc d’introduire du destin là où la raison de toute chose peut, sans l’idée de destin, se rapporter à la nature et au hasard ?

IV 7. Mais laissons-là Posidonius avec bonne grâce, comme c’est juste, et retournons aux pièges de Chrysippe. Au moins répondons-lui d’abord sur cette “contagion” entre les choses , avant de poursuivre avec le reste. Nous voyons à quel point les natures des lieux diffèrent : certains sont sains, d’au­tres infectés ; ici on voit des allergiques qui semblent déborder de sécrétions maladives, là des gens desséchés et décharnés ; et à de nombreux égards les différences entre les lieux sont considérables. Le climat est subtil à Athènes, d’où on déduit que les Athéniens ont l’esprit plus fin ; à Thèbes l’atmosphère est plus lourde : voilà la raison de l’embonpoint et de la bonne santé des Thébains. Pourtant cette légèreté du ciel n’expliquera pas qu’on aille écouter Zénon, ou Arcésilas, ou Théophraste, pas plus que la lourdeur de l’atmosphère ne justifiera la recherche de la victoire à Némée plutôt qu’à l’Isthme.

8. Allons plus loin dans la réflexion : en quoi le caractère d’un lieu peut-il commander le choix d’une promenade au Portique de Pompée plutôt qu’au Champ de Mars ? avec toi plutôt qu’avec un autre ? le 15 du mois plutôt que le 1er ?4 La nature d’un endroit exerce une influence sur certaines choses et n’en a aucune sur d’autres : de la même façon l’influence des astres peut, si l’on veut, se manifester dans quelques domaines précis, mais certainement pas dans tous. Et pourtant, puisqu’il y a des dissemblances dans les caractères des hommes — les uns aiment le sucré, d’autres l’amer, certains sont débauchés, d’autres coléreux, cruels, orgueilleux, d’autres considèrent ces vices avec horreur — puisqu’enfin, dit Chrysippe, il y a tant de distance d’un caractère à l’autre, quoi d’étonnant que ces dissemblances soient produites par différentes causes ?

V 9. Avec de tels arguments, il ne voit pas de quoi il s’agit ni en quoi consiste le problème. Si en effet on incline plutôt vers tel ou tel penchant par des causes naturelles et antécédentes, ce n’est pas une raison pour que nos volontés et nos désirs viennent de causes naturelles et antécédentes. Car s’il en était ainsi, rien ne serait alors en notre pouvoir. Reconnaissons-le, en vérité : il ne dépend pas de nous que nous soyons fins ou grossiers, bien ou mal portants. Mais si l'on pense qu’il n’est pas de notre volonté de rester assis ou d’aller se promener, on ne comprend pas les relations de conséquence entre les événements. A supposer en effet qu’on naisse brillant ou borné, aussi bien que vigoureux ou faible, par des causes antécédentes, il ne s’ensuit pourtant pas que soit défini et établi par des causes principales le fait d’être assis, de se promener ou de faire quoi que ce soit.

10. Stilpon, le philosophe mégarique, avait un esprit pénétrant et reconnu à son époque, nous le savons. Ses proches eux-mêmes racontent qu’il aimait beaucoup le vin et les femmes ; s’il le font, ce n’est pas pour le blâmer, mais plutôt pour le louer : il avait si bien dompté et cadré par l’éducation sa nature vicieuse que personne ne l’a jamais vu ivre ni n’a vu en lui de trace de débauche. Socrate ? N’a-t-on pas lu comment Zophyre le physionomiste en a parlé, lui qui affirmait connaître à fond le caractère des gens grâce à leur corps, leurs yeux, leur visage, leur front ? D’après lui Socrate était stupide et balourd parce que son cou n’était pas déprimé au niveau de la gorge : cette zone était chez lui, disait-il, encombrée et bouchée. Il ajouta même que c’était un homme à femmes ; Alcibiade, dit-on, éclata de rire à ces mots !

11. Ces défauts peuvent naître de causes naturelles, mais les extirper, les faire disparaître en profondeur au point que celui qui y inclinait en soit détourné, cela ne résulte pas de causes naturelles, mais de la volonté, de l’application, de l’étude. Ces vertus disparaissent totalement, si l'on fait repo­ser la définition et la nature du destin sur la divination.

VI Si en effet la divination existe, de quels principes théoriques part-elle (j’appelle “principes théoriques” ce qu’on nomme en grec “théorèmes”)5 ? Car je ne crois pas que, sans avoir reçu de principes, les autres spécialistes d’un domaine puissent pratiquer leur art, ou que ceux qui pratiquent la divina­tion puissent prédire l’avenir.

12. Examinons donc les principes astrologiques de ce type : “Si quelqu’un (par exemple) est né au début de la Canicule, il ne mourra pas en mer.” Sois attentif, Chrysippe, à ne pas abandonner ce que défends : tu y livres un rude combat contre le dialecticien efficace qu’est Diodore. Car si le rapport ainsi établi : “Si quelqu’un est né au début de la Canicule, il ne mourra pas en mer.” est vrai, cet autre est vrai aussi : “Si Fabius est né au début de la Canicule, il ne mourra pas en mer.” Donc les deux propositions, la naissance de Fabius au début de la Canicule, et le fait qu’il doive mourir en mer, s’opposent. Et puisqu’il est établi comme certain que Fabius est né au début de la Canicule, celles-ci s’opposent aussi : “Fabius existe” et “Fabius mourra en mer”. Voici donc une conjonction entre deux propositions contradictoires : “Fabius existe et Fabius mourra en mer.”, ce qui, énoncé sous cette forme, ne peut certaine­ment pas se produire. Cette proposition “Fabius mourra en mer” est du genre impossible. Par conséquent toute proposition fausse énoncée sur l’avenir ne peut se réaliser.

VII 13. Mais cela, Chrysippe, tu le refuses, et sur ce point précis le combat avec Diodore est âpre. Il dit en effet que seul peut arriver ce qui est vrai et qui le sera ; et tout ce qui arrivera, il le dit nécessaire ; et tout ce qui n’arrivera pas, il nie que cela puisse se produire. Tu dis, toi, que tout ce qui n’arrivera pas peut se produire — par exemple qu’on brise cette pierre précieuse même si cela ne doit jamais arriver, ou qu’il n’ait pas été nécessaire que Cypselus règne à Corinthe bien qu’un oracle d’Apollon l’eût annoncé mille ans avant. Mais si tu reconnais ces prédictions des devins, tu considéreras les événe­ments qui seront annoncés faux comme ne pouvant pas se produire — si par exemple on disait que Scipion l’Africain ne prendra pas Carthage ; en même temps si l’on annonçait des événements futurs comme vrais et qu’ils se produisent, tu les dirais nécessaires. Voilà en quoi la conception de Diodore est totalement opposée à la tienne.

14. En outre, si ce rapport est vrai : “Si tu es né au début de la Canicule, tu ne mourras pas en mer”, et si son premier point “Tu es né au début de la Canicule” est nécessaire — tout ce qui est avéré dans le passé est nécessaire, comme l’admet Chrysippe contre l’avis de son maître Cléanthe, parce que les événements passés sont immuables et ne peuvent pas, de vrais qu’ils sont, devenirs faux — si donc ce premier point est nécessaire, le point suivant est lui aussi nécessaire. D’ailleurs Chrysippe ne pense pas que ce soit valable dans tous les cas ; mais pourtant s’il existe une cause naturelle pour que Fabius ne meure pas en mer, Fabius ne peut pas mourir en mer.

VIII 15. A cet instant Chrysippe, en ébullition, espère que les Chaldéens et les autres devins se trompent et qu’ils n’emploieront pas pour énoncer leurs principes de tels rapports : “Si quelqu’un est né au début de la Canicule, il ne mourra pas en mer” mais qu’ils diront plutôt : “ Il n’existe pas et que quel­qu’un soit né au début de la Canicule et qu’il doive mourir en mer.” Plaisante liberté qu’il prend là ! Pour éviter de retomber sur les vues de Diodore, il enseigne aux Chaldéens comment ils doivent exprimer leurs principes. Je pose la question : si le discours des Chaldéens devait aboutir à nier des conjonc­tions générales plutôt que d’établir des relations générales de cause à effet, pourquoi les médecins, les géomètres, et les autres, ne pourraient-ils pas en faire autant ? Le médecin, en premier lieu, ne dira pas pour définir ce qu’est pour lui sa pratique : “S’il a un pouls si fort, c’est qu’il a de la fièvre” mais plutôt : “Il n’est pas vrai que son pouls batte si fort et qu’il n’ait pas de fièvre” De même le géomètre ne dira pas : “Dans la sphère, les grands cercles se cou­pent en leur milieu” mais plutôt : “Il n’est pas vrai qu’il y ait dans la sphère de grands cercles et que ceux-ci ne se coupent pas en leur milieu.”

16. Y a-t-il quelque chose qu’on ne puisse de cette façon faire passer de la relation de cause à effet à une négation de conjonctions ? Il est vrai que je peux dire la même chose d’autres manières. J’ai dit à l’instant : “Dans la sphè­re, les grands cercles se coupent en leur milieu” ; je peux dire : “S’il y a dans la sphère de grands cercles”, ou encore : “Parce que dans la sphère se trou­vent de grands cercles”. Il y a de multiples façons de l’énoncer. Mais aucune n’est plus difforme que celle dont Chrysippe espère contenter les Chaldéens en faveur des Stoïciens.

IX 17. Aucun d’entre eux pourtant ne parle ainsi, car on apprend plus vite le lever et le coucher des signes zodiacaux que ces contorsions verbales. Mais revenons à cette discussion de Diodore qu’on appelle Les Possibles, dans laquelle on recherche ce que signifient les possibles . Diodore est d’avis que seul est possible ce qui est vrai ou sera vrai. Ce point est en rapport avec la question que voici : il n’arrive rien qui n’ait pas été nécessaire, et tout ce qui est possible est déjà, ou sera ; et pas plus que le passé, le futur ne peut être changé de vrai en faux. Mais si l’immutabilité est manifeste dans les faits passés, elle peut, parce qu’elle ne l’est pas dans certains faits futurs, sembler ne pas même exister ; par exemple chez un homme qui souffre d’une maladie mortelle, dire “Cet homme va mourir de cette maladie” est vrai ; mais s’il était aussi vrai de le dire d’un homme chez qui la force de la maladie n’est pas aussi grave, cela ne se réaliserait pas moins. Il en résulte que ce changement de vrai en faux n’est pas possible, même en ce qui concerne l’avenir. Car la phrase “Scipion mourra” a une telle évidence que, même si elle concerne un événement futur, elle ne peut, de vraie, devenir fausse : elle est prononcée à propos d’un être humain qui, nécessairement, mourra.

18. Mais si l’on disait : “Scipion mourra la nuit, dans sa chambre, de mort violente”, on dirait vrai car on dirait que ce qui devait arriver doit arriver ; c’est-à-dire que parce que c’est arrivé, cela devait arriver. Et il n’était plus vrai de dire “Scipion mourra” que “Il mourra de telle façon” ; et la mort de Scipion n’était pas plus nécessaire que sa mort arrivant de telle façon ; et “Scipion a été tué” n’était pas plus impossible à changer de vrai en faux que “Scipion sera tué” ; et puisqu’il en est ainsi, il n’y a pas de raison qu’Épicure redoute le destin, qu’il invoque le secours des atomes, qu’il les détourne de leur trajectoire, et qu’il se retrouve face à deux propositions inexplicables : d’abord que quelque chose puisse se produire sans cause, d’où il résulte que quelque chose pourrait se produire à partir de rien, ce que ni lui ni aucun physicien ne peut admettre ; ensuite que lorsque deux atomes se déplacent dans le vide, ils puissent l’un tomber en ligne droite, et l’autre infléchir sa trajectoire.

19. Épicure peut en effet admettre que toute énonciation soit vraie ou fausse sans craindre que tout ne se produise nécessairement sous l’effet du destin. Car si cette affirmation “Carnéade descend à l’Académie” est vraie, ce n’est pas pour ces causes éternelles émanant de la nécessité naturelle ; et ce n’est pas non plus sans cause ; mais il y a une différence entre des causes précédentes dues au hasard et des causes qui renferment en elles une puis­sance naturelle. Ainsi cette affirmation “Épicure mourra à soixante-douze ans, sous l’archontat de Pytharatos” a toujours été vraie, sans qu’il y ait de causes fatales pour que cela arrive ; mais parce que c’est arrivé ainsi, c’est à coup sûr arrivé comme cela devait arriver.

20. Et ceux qui disent que le futur est immuable et que ce qui est vrai dans le futur ne peut être changé en faux n’affirment pas la nécessité du destin mais expliquent le sens des mots. Au contraire, ceux qui font intervenir une suite éternelle de causes enchaînent l’esprit humain , privée de la libre volonté , dans la nécessité du destin.

X Mais sur ce point, en voilà assez. Voyons le reste. Chrysippe conclut de cette manière : “S’il existe un mouvement sans cause, toute énonciation (ce que les dialecticiens appellent “axiomes”) ne sera pas ou vraie ou fausse ; car ce qui n’aura pas de cause ne sera ni vrai ni faux. Or toute énonciation est ou vraie ou fausse. Un mouvement sans cause n’est donc pas possible.

21. S’il en est ainsi, c’est par des causes antérieures que tout événement se produit ; si c’est le cas, c’est par le destin que tout arrive ; il en découle donc que tout arrive par le destin.” D’abord, si j’avais envie d’être en accord avec Épicure et de nier que toute énonciation est ou vraie ou fausse, j’accepterais ce coup plutôt que de reconnaître la toute-puissance du destin ; car si la première opinion permet la discussion, la seconde n’est pas admissible. C’est pourquoi Chrysippe déploie toute son énergie à montrer que tout “axiome” est ou vrai ou faux. Épicure craint en effet qu’en concédant cela il ne lui faille concéder que tout arrive par le destin — car si l’une ou l’autre de deux propositions est vraie de toute éternité, elle est aussi certaine, et si elle est certaine elle est nécessaire ; ainsi pense-t-il que la nécessité, comme le destin, sont confirmés — et de la même façon Chrysippe craint, s’il n’obtient pas que tout ce qui est énoncé soit ou vrai ou faux, de ne pas pouvoir soutenir la toute-puissance du destin et des causes éternelles des événements à venir.

22. Mais Épicure pense pouvoir éviter la nécessité du destin par la déviation des atomes. C’est ainsi qu’un troisième mouvement apparaît, en plus de la pesanteur et du choc des atomes, quand l’atome dévie d’une distance infime (qu’il appelle elachiston [le plus minuscule]). Il est obligé, sinon dans les termes, en tout cas dans la réalité, de reconnaître que cette déviation est sans cause. Un atome ne dévie pas parce qu’il est poussé par un autre. Car comment ces corps indivisibles peuvent-ils être poussés l’un par l’autre si, comme le pense Épicure, ils tombent en ligne droite, à la verticale ? Car il en résulte que s’ils ne sont jamais poussés l’un par l’autre, ils ne peuvent pas non plus être en contact les uns avec les autres ; ainsi même si l’atome existe, même s’il dévie, il dévie sans cause.

23. Épicure a introduit cette explication parce qu’il a craint que, si l’atome se déplaçait toujours en vertu d’une pesanteur naturelle et nécessaire, il n’y ait en nous aucune liberté puisque l’âme ne serait animée que par la contrainte du mouvement des atomes. Démocrite, l’inventeur des atomes, a préféré cette solution selon laquelle tout se produit par la nécessité, plutôt que de priver les corps indivisibles de leur mouvement naturel. XI Carnéade a fait preuve d’une plus grande subtilité : il montrait que les Épicuriens pouvaient défendre leur cause sans cette déviation imaginaire. Car puisqu’ils enseignaient qu’il peut exister un mouvement volontaire de l’âme, il était préférable de le défendre plutôt que d’introduire la déviation, à laquelle justement ils ne pouvaient trouver de cause ; en défendant cela, ils pouvaient facilement résister à Chrysippe : en ayant en effet concédé qu’aucun mouvement ne peut exister sans cause, ils ne concéderaient pas pour autant que tout événement se produit par des causes antécédentes ; car il n’existe pas de causes extérieures et antécédentes de notre volonté .

24. Nous détournons donc les mots de leur usage courant quand nous disons que quelqu’un veut ou ne veut pas quelque chose sans cause ; car nous disons “sans cause” comme nous dirions “sans cause extérieure et antécé­dente”, et non pas “sans aucune cause” ; quand nous disons qu’un vase est vide, nous ne parlons pas comme les physiciens qui pensent que rien n’est vide, mais nous signifions que le vase est sans eau, par exemple, ou sans vin, ou sans huile ; de même, quand nous disons que le mouvement de l’âme est “sans cause” nous voulons dire “sans cause antécédente et extérieure”, et non pas sans aucune cause. De l’atome, précisément, qui est mis en mouvement à travers le vide grâce à la pesanteur et à son poids, on peut dire que ce mouve­ment est sans cause, puisqu’aucune cause ne vient s’ajouter de l’extérieur.

25. D’autre part, pour ne pas être la risée de tous les physiciens si nous disions que quelque chose se produit sans cause, il faut distinguer et dire que c’est la nature de l’atome, justement, d’être mis en mouvement grâce à la pesanteur et à son poids, et que c’est là justement la cause pour laquelle il se déplace. De la même façon, on n’a pas à rechercher une cause extérieure aux mouvements volontaires des âmes : le mouvement volontaire contient en lui-même ce caractère naturel d’être en notre pouvoir et de nous obéir, et cela non sans cause : la cause en est ce caractère naturel même.

26. Puisqu’il en est ainsi, pour quelle raison toute proposition ne serait-elle pas vraie ou fausse, si nous n’avons pas concédé que tout ce qui se produit est un effet du destin ? Parce que les événements futurs vrais, dit Chrysippe, ne peuvent pas être ceux qui n’ont pas de causes par lesquelles ils se produiront ; il est donc nécessaire que ce qui est vrai ait des causes ; ainsi quand cela se produira, ce sera un effet du destin.

XII Voilà une affaire réglée, si du moins il faut te concéder ou bien que tout arrive par le destin, ou bien qu’il peut se produire quelque chose sans cause.

27. Mais d’un autre côté, cette énonciation “Scipion prendra Numance” peut-elle être vraie si de toute éternité un enchaînement de causes n’aboutit pas à ce résultat ? Est-ce que cela aurait pu être faux si on l’avait dit six cents siècles avant ? Et si alors cette énonciation “Scipion prendra Numance” n’était pas vraie, cette autre énonciation “Scipion a pris Numance” n’est pas vraie non plus. Quelque chose peut-il donc avoir eu lieu sans qu’il ait été vrai qu’il existerait ? Car de même que nous disons vrais les événements passés dont l’existence future a été vraie dans un temps plus ancien, de même nous dirons vrais les événements futurs dont l’existence future sera vraie dans un temps à venir.

28. Et si tout ce qui a été énoncé est vrai ou faux, il ne s’ensuit pas aussitôt qu’il existe des causes immuables, naturelles, qui interdisent que quelque chose arrive autrement qu’il ne doit arriver ; il existe des causes fortuites qui font qu’on qualifie de vrai ce qui est dit ainsi : “Caton viendra au sénat”, sans que ces causes soient comprises dans la nature des choses et dans l’univers ; et pourtant ce qui va advenir est aussi immuable, quand c’est vrai, que ce qui est advenu ; et ce n’est pas pour autant qu’on doit redouter le destin et la nécessité ; il faudra vraiment le reconnaître : si cette énonciation “Hortensius viendra à Tusculum” n’est pas vraie, il s’ensuit qu’elle est fausse. Mais ces gens-là n’acceptent ni l’un ni l’autre, ce qui n’est pas possible.

Nous ne serons pas non plus gênés par cet argument qu’on appelle “paresseux” ; il existe en effet un argument nommé par les philosophes “argos logos”, qui nous mènerait à ne rien faire du tout dans la vie, si nous le sui­vions. La question se pose ainsi : “Si le destin veut que tu guérisses de cette maladie, que tu fasses ou non appel au médecin, tu guériras ;

29. de même si le destin veut que tu ne guérisses pas, que tu fasses ou non appel au médecin, tu ne guériras pas ; et ton destin réside dans l’une ou l’autre de ces possibilités : il n’est donc absolument pas besoin d’appeler un médecin.”

XIII C’est à juste titre qu’on a qualifié cette façon de poser les questions de paresseuse et d’inerte, car avec ce même raisonnement toute action dispa­raîtra de la vie. On peut même, sans utiliser le mot “destin” mais tout en conservant la même façon de s’exprimer, le transformer ainsi : “Si de toute éternité cette formule “Tu guériras de cette maladie” fut vraie, que tu appelles ou non le médecin, tu guériras ; de même si de toute éternité il fut faux de dire “Tu guériras de cette maladie”, que tu appelles ou non le médecin, tu ne guériras pas.”, etc.

30. Chrysippe condamne ce raisonnement. Il y a en effet dans la réalité, dit-il, des éléments simples et d’autres complexes. Il est simple de dire : “Socrate mourra ce jour-là” : qu’il agisse ou non, le jour de sa mort est fixé. Mais si le destin décrète : “Œdipe naîtra de Laïus”, on ne pourra pas dire : “Que Laïus ait été ou non avec une femme” : c’est une affaire complexe et “confatale” ; il utilise ce mot parce que le destin a décrété à la fois que Laïus coucherait avec son épouse, et qu’il procréerait Œdipe. De même si l'on disait : “Milon luttera à Olympie” et que quelqu’un riposte : “Donc, qu’il ait ou non un adversaire, il luttera”, il se tromperait : “il luttera” est complexe, parce que sans adversaire aucune lutte n’est possible. Tous les sophismes de cet ordre se réfutent de la même façon. “Que tu fasses ou non appel au médecin, tu guériras” est un raisonnement captieux : il dépend en effet autant du destin d’appeler le médecin que de guérir. Comme je l’ai dit, Chrysippe qualifie cela de “confatal”.

XIV 31. Carnéade rejetait tout cet ensemble et pensait que ce raisonne­ment manquait trop de solidité. Ainsi serrait-il [Chrysippe] de près, sans manifester la moindre mauvaise foi ; voici quelle était son argumentation : “Si tout se produit par des causes antécédentes, tout se produit en s’enchaînant et en s’entrelaçant dans une liaison naturelle ; s’il en est ainsi, c’est la nécessité qui produit tout ; si c’est vrai, nous n’avons aucun pouvoir ; or nous avons un certain pouvoir ; mais si tout se produit par le destin, tout se produit par des causes antécédentes ; tout ce qui se produit n’est donc pas dû au destin.”

32. On ne peut pas articuler un raisonnement de manière plus précise. Car si on voulait riposter en disant : “Si tout événement futur est vrai de toute éternité de telle sorte qu’il advienne de la façon dont il est prévu qu’il se produise, tout événement se produit en s’enchaînant et en s’entrelaçant dans une liaison naturelle” cela reviendrait à ne rien dire. Car il y a une grande différence entre ces deux questions : est-ce qu’une cause naturelle produit de toute éternité des événements futurs vrais, ou est-ce que même sans l’éternité naturelle les événements futurs peuvent être compris comme vrais ? C’est pourquoi Carnéade disait que même Apollon ne pouvait prédire le futur en dehors des événements dont la nature contenait si bien les causes qu’ils devaient nécessairement de produire.

33. A quoi le dieu aurait-il dû prêter attention pour dire que Marcellus, celui qui a été consul à trois reprises, devait mourir en mer ? C’était sans aucun doute vrai de toute éternité, mais il ne disposait pas des causes pro­dui­sant cet effet. Ainsi même les événements passés dont aucun signe, comme une trace, n’était plus visible, il pensait qu’Apollon n’en avait pas connais­sance ; quant au futur, encore moins ! Car finalement on ne pouvait savoir ce qui allait arriver qu’en connaissant les causes produisant chaque événement. Apollon n’aurait donc rien pu prédire, ni sur Œdipe puisqu’il ne disposait dans la nature d’aucune cause par laquelle il était nécessaire qu’il tuât son père, ni sur quoi que ce soit de ce genre.

XV En conséquence, si pour les Stoïciens, qui disent que tout se produit par le destin, il est logique d’accepter des oracles de ce genre et tout ce qui touche à la divination ; si d’un autre côté ceux qui disent que ce qui arrivera est vrai de toute éternité ne doivent pas dire la même chose, veille à faire une différence entre leur cause et celle des Stoïciens : ceux-ci sont en effet étroitement enserrés [dans leur raisonnement], alors que celui des autres est délié et libre.

34. Et si l’on concédait que rien ne peut advenir sans une cause antécé­dente, en quoi progresserait-on si cette cause n’était pas comprise comme rattachée à des causes éternelles ? Eh bien ! La cause est ce qui a pour effet l’événement dont elle est la cause, comme la blessure cause la mort, l’indigestion la maladie, le feu la brûlure. Voilà pourquoi la cause ne doit pas être comprise comme ce qui précède chaque événement, mais comme ce qui le précède en le produisant ; ce n’est parce que je suis descendu au Champ de Mars que j’ai joué à la balle, ni parce qu’Hécube a donné naissance à Pâris que les Troyens sont morts, ni parce que Tyndare a engendré Clytemnestre qu’Agamemnon a été tué. De la même manière on pourrait dire que le voyageur élégant a été la cause par laquelle le voleur l’a dépouillé.

35. Ce passage d’Ennius va dans le même sens :

“Si seulement dans le bois du Pélion la hache
n’avait pas jeté à terre les poutres de sapin !”

On aurait pu écrire, un peu avant :

“Si seulement aucun arbre n’avait poussé sur le Pélion !”

ou encore plus haut :

“Si seulement le mont Pélion n’avait jamais existé !”

On peut ainsi revenir en arrière à l’infini.

“Si ensuite on n’avait pas entrepris de construire un bateau !”

Mais à quoi riment ces rappels du passé ? La suite le montre :

“Jamais en effet ma maîtresse n’aurait quitté sa demeure,
Médée à l’âme malade, blessée par un amour mortel !”

Il n’y avait pas dans ces événements la cause de son amour !

XVI 36. Mais selon eux, il y a une différence entre un événement tel qu’un autre ne puisse pas se produire sans lui, et un événement tel qu’un autre se produise nécessairement avec lui. Rien de ce qui précède n’est donc une cause, puisque rien ne produit de son propre fait l’événement dont il est réputé être la cause. La cause n’est pas le fait sans lequel quelque chose n’arrive pas, mais le fait qui, lorsqu’il arrive, provoque nécessairement ce dont il est la cause. Car quand Philoctète n’avait pas encore été mordu par un serpent, quelle cause y avait-il dans la nature pour qu’il soit abandonné dans l’île de Lemnos ? Seulement ensuite il y eut une cause plus proche et plus rattachée au résultat.

37. La réflexion sur l’événement en révèle donc la cause. Mais cette énonciation “Philoctète sera abandonné sur une île” a été vraie de toute éternité et cela ne pouvait pas être changé de vrai en faux. Quand deux choses sont contraires — j’appelle ici contraires deux propositions dont l’une nie ce que l’autre dit — il est donc nécessaire, contre l’avis d’Épicure, que l’une soit vraie et l’autre fausse : “Philoctète sera blessé” a été vrai dans tous les siècles précédents, “il ne sera pas blessé” a été faux. A moins bien sûr que nous ne voulions suivre l’avis des Épicuriens qui disent que de telles énonciations ne sont ni vraies ni fausses, ou qui, comme ils en ont honte, disent, ce qui est encore plus honteux, que les disjonctions de contraires sont vraies, mais qu’aucun des deux aspects qui y sont énoncés n’est vrai !

38. Étonnante liberté qu’on se donne là, et pitoyable ignorance de l’art de raisonner ! Car si quelque chose de ce qu’on expose n’est ni vrai ni faux, en tout cas, ce n’est pas vrai : mais comment ce qui n’est pas vrai peut-il ne pas être faux ? et comment ce qui n’est pas faux peut-il ne pas être vrai ? On soutiendra donc — c’est ce que défend Chrysippe — que toute énonciation est soit vraie soit fausse ; la raison même nous forcera à penser que de toute éternité il y a des choses vraies, qu’elles ne sont pas dépendantes de causes éternelles et qu’elles sont libérées de la nécessité du destin.

XVII 39. Il existait deux opinions sur lesquelles se partageaient les anciens philosophes, les uns pensant que tout se produit par le destin, en sorte que ce destin apportait la force de la nécessité (Démocrite, Héraclite, Empédocle, Aristote étaient de cet avis), les autres pour qui les mouvements volontaires de l’âme existaient sans aucune intervention du destin ; Chrysippe, en position d’arbitre officieux, me paraît avoir choisi la position intermédiaire ; mais ils se rattache plutôt à ceux qui veulent voir les mouvements de l’âme libérés de la nécessité. Or quand il utilise ses propres expressions, il tombe dans des difficultés qui l’amènent à confirmer malgré lui la nécessité du destin.

40. Si tu veux bien, voyons aussi ce qu’il en est des assentiments (6)6, dont j’ai parlé au début de mon propos. Ces anciens philosophes pour qui tout se produit par le destin, disaient que ces assentiments étaient l’effet d’une force et d’une nécessité. Mais ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux libéraient les assentiments du destin et disaient que si le destin leur était lié, on ne pouvait en écarter la nécessité ; voici comment ils raisonnaient : “Si tout se produit par le destin, tout se produit par une cause antécédente ; et si c’est le cas pour les penchants7, c’est également le cas pour ce qui suit les penchants, et donc pour les assentiments ; mais si la cause du penchant ne se trouve pas en nous, même le penchant ne dépend pas de nous ; s’il en est ainsi, même ce qui est produit par le penchant ne se situe pas en nous ; par conséquent ni les assentiments ni les actions ne dépendent de nous. Il en résulte que ni les louanges ni les blâmes, ni les honneurs ni les châtiments ne sont justes.” Comme ce résultat est faux, ils pensent pouvoir conclure avec vraisemblance que tout ne se produit pas par le destin.

XVIII 41. Or Chrysippe, rejetant la nécessité et voulant en même temps que rien n’advienne sans cause précédente, fait des distinctions entre les causes pour échapper à la nécessité tout en retenant le destin. “En effet, dit-il, parmi les causes, les unes sont parfaites et principales, les autres secondaires et proches. Pour cette raison, quand nous disons que tout se produit par le destin et par des causes antécédentes, nous ne voulons pas faire comprendre causes principales et parfaites, mais causes secondaires et proches.” Il répond ainsi au raisonnement que j’ai conclu il y a un instant : “ Si tout se produit par le destin, il s’ensuit en tout cas que tout se produit par des causes précédentes, non pas principales et parfaites, mais secondaires et proches. Et si ces causes ne dépendent pas de nous, il ne s’ensuit pas que même le penchant ne dépend pas de nous. Au contraire si nous disions que tout se produit par des causes principales et parfaites, il s’ensuivrait que, ces causes ne dépendant pas de nous, le penchant lui même ne dépendrait pas de nous.”

42. Ce raisonnement est donc valide contre ceux qui font intervenir le destin et y ajoutent la nécessité ; mais il n’aura aucune valeur contre ceux qui ne diront pas que les causes antécédentes sont parfaites et principales. Il pense en effet pouvoir facilement expliquer l’idée selon laquelle les assentiments se produisent par des causes précédentes. Car bien que ne pouvant venir que de la forte impression provoquée par la perception8, comme la perception con­tient la cause prochaine et non principale, l’assentiment a cette façon d’être, conforme à ce que pense Chrysippe, dont j’ai parlé tout à l’heure ; l’assenti­ment ne peut évidemment pas se produire sans avoir été suscité par une force venant de l’extérieur (il est nécessaire que l’assentiment soit vivement impressionné par la perception). Et il revient à son cylindre et à sa toupie, qui ne peuvent commencer à bouger que si on les a poussés. Mais une fois qu’on les a poussés, c’est par leur propre nature que par la suite le cylindre roule et la toupie tourne.

XIX 43. “Donc, dit-il, de même que celui qui a poussé le cylindre lui a fourni le début du mouvement, mais pas la rotation, de même la perception imprimera et tracera presque dans notre esprit son apparence, mais l’assenti­ment dépendra de nous et, une fois mis en mouvement par une influence extérieure, comme on l’a dit pour le cylindre, il évoluera naturellement par sa propre capacité. Et si une chose était produite sans cause antécédente, il serait faux de dire que tout se produit par le destin. Mais s’il est vraisemblable que pour tout ce qui arrive il y ait une cause antécédente, pourra-t-on prétendre que tout n’arrive que par le destin ? Il suffit de comprendre quelles sont les distinctions et les dissemblances entre les causes.”

44. Puisque telle est l’explication de Chrysippe, si ceux qui disent que les assentiments ne se produisent pas par le destin reconnaissent pourtant qu’ils ne se produisent pas sans une perception antécédente, leur raisonnement est différent. Mais s’ils admettent la priorité de la perception et ne disent pourtant pas que les assentiments sont produits par le destin, parce que cette cause proche et efficace ne provoque pas l’assentiment, veille à ce qu’ils ne disent pas ce que dit Chrysippe. Car Chrysippe, n’admettant pas qu’on trouve dans la perception une cause proche et efficace de l’assentiment, ne concédera pas qu’il y ait une cause nécessaire à l’assentiment, de sorte que, si tout est produit par le destin, tout soit produit par des causes antécédentes et nécessaires ; de même, ceux qui s’écartent de cette conception en reconnaissant qu’il ne se produit pas d’assentiment sans perception préalable, auront cet avis : si tout se produisait par le destin de telle sorte que rien ne se produise sans cause précédente, il faut reconnaître que tout est produit par le destin. De là il est aisé de comprendre que chacun arrivant au même résultat après avoir rendu évidente et claire sa pensée, ils sont en désaccord sur les mots, non sur la réalité.

45. Quoi qu’il en soit, il s’établit une distinction : dans certains cas, quand il y a des causes antécédentes, il peut être vrai de dire qu’il ne dépend pas de nous que ce dont elles ont été les causes se produise ; dans d’autres cas, bien qu’il y ait des causes antécédentes, il dépend de nous pourtant que l’effet advienne autrement ; chaque partie admet cette distinction. Mais les uns pensent que, dans les cas où, avec des causes antécédentes, il ne dépend pas de nous que les choses adviennent autrement, elles se produisent par le destin, mais dans les cas où elles dépendent de nous, le destin en est absent...

XX 46. C’est ainsi qu’il faut résoudre cette question, sans appeler au secours des atomes errants qui dévient de leur trajectoire ! “L’atome dévie”, dit-il. Mais d’abord, pourquoi ? Démocrite leur a trouvé une autre force motrice, l’impulsion, qu’il appelle “choc”, et que tu nommes, Épicure, pesan­teur et poids. Mais quelle est donc, dans la nature, cette nouvelle cause qui infléchit la trajectoire de l’atome ? Tirent-ils au sort pour savoir qui va dévier, qui ne va pas dévier ? Pourquoi dévient-ils d’un intervalle infime, et pas d’un plus grand ? Pourquoi d’un seul intervalle, et pas de deux ou trois ? Cela, c’est faire des souhaits, et non discuter.

47. Car tu dis que l’atome se déplace et dévie sans recevoir d’impulsion extérieure, qu’il n’y a aucune raison, dans ce vide où il se déplace, pour qu’il le fasse en dehors de sa trajectoire ; et il ne s’est produit aucun changement dans l’atome lui-même expliquant pourquoi il ne tiendrait pas son mouvement naturel de son propre poids. Il n’apporte aucune cause qui aurait pour effet cette déviation : il a pourtant l’impression de dire quelque chose, quand il dit ce que l’intelligence de tous rejette et repousse avec mépris.

48. En vérité, personne ne me paraît avoir mieux consolidé l’idée non seulement de destin, mais aussi de nécessité et de force sur toutes choses, ni mieux condamné les mouvements volontaires de l’âme que cet homme : il avoue qu’il n’a pas pu s’opposer au destin autrement qu’en ayant recours à ces déviations chimériques. Car à supposer qu’il y ait des atomes, dont rien de toute façon ne peut me prouver l’existence, même alors ces déviations ne trouveraient jamais de justification. Si en effet il était accordé aux atomes de se déplacer par la pesanteur selon une nécessité naturelle, puisqu’il est néces­saire que tout corps pesant soit mis en mouvement et se déplace sans rien pour y faire obstacle, il est aussi nécessaire que certains atomes, ou si l’on veut, tous, naturellement, dévient...9

1 . “axiomata” : terme apparaissant en grec dans le texte de Cicéron. (ndt)

2 . J’ai pris le parti de donner aux titres d’ouvrages l’allure qu’on leur donne aujourd’hui, plutôt que de reproduire l’habitude latiniste du “De...”. Jean Bayet, dans sa Littérature latine (Armand Colin, 1934), faisait déjà de même. (ndt)

3  Le nom de Daphitas apparaît sous différentes formes suivant les versions : Daphitas, Daphidas, Daphniten. L’allusion qu’y fait Cicéron se réfère à un passage des Faits et paroles mémorables, de Valère-Maxime (I, 8 De miraculis) : “Je n’hésite pas à joindre à cet exemple celui de Daphidas : il fera voir comment la divinité distingue du mortel quand il chante ses louanges, l’impie blasphémateur qui l’outrage. Daphidas était du nombre de ces philosophes qu’on nomme sophistes, secte frivole et satirique. Il vint à Delphes demander par moquerie à Apollon s’il pourrait trouver son cheval, lui qui n’en avait jamais eu. Le dieu fit répondre qu’il trouverait le cheval, qu’il en serait renversé et périrait dans sa chute. Le sophiste s’en retournant en plaisantant, fort satisfait du tour qu’il croyait avoir joué à la sainteté de l’oracle. Dans son chemin il rencontra le roi Attale, qui avait été plus d’une fois, quoiqu’absent, l’objet de ses injures. Précipité par l’ordre de ce prince, du haut d’un rocher, nommé le Cheval, il subit ce châtiment que méritait un orgueil assez insensé pour oser se jouer des dieux.” (Traduction de Jules Pierrot, Ed. C. L. F. PANCKOUCKE, Paris, 1827) (ndt)

4 . Cette traduction, sans doute critiquable, me semble aujourd’hui plus parlante que les Calendes et les Ides. (ndt)

5 . “theoremata” : terme apparaissant en grec dans le texte de Cicéron. (ndt)

6  “assentiment”, “penchant”, “perception”. Le terme d’ “assentiment” traduit le latin adsensio “assentiment, adhésion, approbation”, puis au sens philosophique, “adhésion au témoignage des sens, accord de l’esprit avec les perceptions” (Dictionnaire Gaffiot). Cicéron, qui a pour habitude de latiniser les notions philosophiques grecques, reproduit ainsi ce que le gerc appelle “synkatathesis”.L’ordre des phénomènes est le suivant : la perception, le penchant, l’assentiment. La “perception” apparaît ici sous le terme de visum “chose vue, vision, impression produite de l’extérieur sur les sens, perception extérieure” (Dictionnaire Gaffiot). Le “penchant” correspond à adpetitus “penchant naturel, instinct” (Dictionnaire Gaffiot). (ndt)

7  Voir note 6

8  Voir note 6

9  Le texte présente plusieurs lacunes importantes (début, fin du § 4, fin). (ndt)

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Révolution Française et la Psychologie des Révolutions

Gustave Le Bon

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