N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Raymond Boudon: In memoriam

Benjamin Matalon

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Le sociologue Raymond Boudon est mort le 10 avril 2013, à 79 ans. Il était peu connu du grand public et n’avait pas cherché à l’être. Il a théorisé cette attitude en distinguant deux stratégies de notoriété des chercheurs. Il y a ceux qui recherchent la notoriété auprès des autres chercheurs et constituent un réseau de disciples et de collègues partageant les options théoriques ou les problèmes dont ils s’occupent. D’autres, au contraire, tout en cherchant l’estime de leurs pairs, s’efforcent toucher un public en dehors de leur communauté scientifique, se prononcent sur des sujets d’actualité dans des journaux ou à la télévision. Mais, parfois, un chercheur peut être protégé par sa notoriété externe, même dans son institution. On ne va pas refuser une promotion à une personne qu’on voit aussi souvent à la télévision et à qui on demande son avis sur des sujets divers. Boudon appartenait nettement à la première catégorie. Cohérent, à ma connaissance, il n’a jamais publié un article dans un quotidien ou un hebdomadaire et ne s’est jamais montré à la télévision.

Il s’est occupé de sujets très divers (la mobilité sociale, l’idéologie, les croyances…1), il a bataillé contre le relativisme, mais il a eu une constante pendant toute sa vie de chercheur, son attachement à l’individualisme méthodologique, qu’il a approfondiet développé.

Pour ce point de vue, initialement conçu principalement par Popper et Hayek, (économiste libéral, prix Nobel) qui lui ont donné son nom, mais aussi, implicitement, par les tenants de la sociologie compréhensive (on ne peut « comprendre » que les individus), les seuls observables, donc les seuls qui puissent servir de base à une étude scientifique de phénomènes sociaux, ce sont les comportements individuels. Attribuer à des ensembles des caractéristiques pertinentes pour les individus, leur attribuer des intentions, dire « le système veut… » n’est pas directement vérifiable, même sous des formes plus sophistiquées comme chez Bourdieu. Pour eux, la société ne préexiste pas aux individus, et ne détermine pas leur comportement. On voit que, malgré son nom, ce n’est pas une simple méthode, il comprend une théorie de l’homme et de la société. D’ailleurs, y a-t-il une méthode théoriquement neutre ? Il faudrait l’examiner, méthode par méthode.

Société ou individu ?

La société, pour les adeptes de l’individualisme méthodologique, est un effet non voulu de l’agrégation de comportements individuels. Lorsque un grand nombre d’individus agissent leur interaction produit des effets non voulus, non prévus, parfois contraires aux intentions des acteurs. Ce sont les « effets pervers » invoqués parfois contre, par exemple, la redistribution social-démocrate qui veut plus d’égalité, mais qui, selon ces critiques, inciterait à ne pas travailler, ce qui diminuerait les ressources à répartir. Mais ce n’est pas toujours négatif : personne n’a voulu le décollage économique de l’Occident, mais des individus ont cherché à maximiser leur profit et à créer des conditions favorables pour eux, sans voir plus loin2, ou étaient préoccupés de leur salut, comme l’a soutenu Max Weber. Ils n’en ont pas moins suscité le développement économique, si on en croit ces théories.

Pour réaliser ce projet, il est nécessaire d’avoir un modèle d’individu. Pour les économistes classiques, les premiers à l’avoir développé, c’est l’homme rationnel utilitariste qui cherche à maximiser sa satisfaction sous diverses contraintes, par un calcul coûts/avantages. C’est un modèle souvent utilisé par des sociologues, même ne se rattachant pas explicitement à l’individualisme méthodologique.

Pour Popper, c’est la « logique de la situation » qui détermine le comportement. Il soutient que si, par exemple, on lui explique en détail dans quelle situation Charlemagne a pris une certaine décision, il prendra la même3. On peut l’interpréter de façon déterministe, mais pour Popper c’est librement qu’on choisit la meilleure solution.

Boudon a cherché à utiliser les acquis de la psychologie cognitive, mais il ne s’en est pas contenté : alors que celle-ci constate des erreurs de raisonnement, lui estime que les sujets ont de « bonnes raisons » de raisonner comme ils le font. Cette notion de « bonnes raisons », qui frôle parfois l’explication ad hoc, lui permet d’assouplir les critères de rationalité, et de se démarquer de l’utilitarisme des économistes. Pour lui, « rationnel » et « compréhensible » sont synonymes, par l’intermédiaire des « bonnes raisons ».

Mais, paradoxalement, le social n’apparaît jamais chez lui. Ces acteurs n’interagissent pas, ne s’influencent pas. Certes, il reconnaît que des individus appartenant à des catégories sociales différentes peuvent avoir des ressources, des ambitions et des représentations différentes. Mais il ne se pose pas le problème de leur origine. Ce sont des caractéristiques individuelles, même si elles sont partagées.

Il a refusé tout recours à l’inconscient, non seulement l’inconscient freudien, mais aussi l’inconscient qu’on pourrait appeler sociologique, les idées qu’impriment en nous notre culture, ou notre appartenance de classe, dont nous ne sommes pas conscients de l’origine ou même parfois pas conscients de leur existence. Pour Boudon, invoquer de telles influences, surtout si elles justifient des comportements(s jugés irrationnels, passent à côté de la réalité des conduites. Il faut se placer dans la situation de l’individu dont on veut expliquer les décisions. Il n’est toutefois pas clair si les « bonnes raisons » en découlent ou s’il faut les connaître séparément.

Les deux manières d’expliquer

Situons-nous dans un cadre plus général. Il y a, en gros, deux manières d’expliquer un comportement ; par ses causes ou par les raisons de l’individu actif, par ce qui est conceptuellement antérieur, ou par ce qui est conceptuellement postérieur, par les conditions qui l’ont produit ou par les intentions de celui qui agit. Dans un cas on insiste sur le déterminisme, dans l’autre sur la liberté de l’acteur. Cette distinction n’a pas lieu d’être pour les objets des sciences de la nature : l’abandon des explications téléologiques a été une des étapes importantes dans la constitution des sciences modernes.

Pour Hayek, cette constatation a été le point de départ d’une réflexion qui a abouti à élaboration et à l’adoption de l’individualisme méthodologique. Si la téléologie n’a pas lieu d’être en physique ou en biologie, il faut reconnaître que les acteurs humains ont des intentions qui orientent leur comportement. Il faut donc une méthodologie spécifique pour les sciences sociales, qui tienne compte des aspects subjectifs des conduites. Il qualifie de « scientistes » les tentatives de transposer les méthodes des sciences de la nature aux sciences sociales.4 Mais il ne précise pas ce qu’il en conserve, et ce qui justifie de parler encore de « science ».

Pour Popper et Boudon, le point de départ est différent : il s’agit du refus du holisme et du déterminisme. Pour Boudon, qui est plus explicite que Popper, il est évident que l’essentiel de nos comportements n’est pas déterminé, les individus sont libres, ils ont de bonnes raisons d’agir comme ils le font. On pourrait dire, allant plus loin que lui, qu’ils ont de bonnes raisons de se conformer aux attentes de leur groupe, ce qui expliquerait les corrélations souvent observées entre l’appartenance à un groupe et des comportements ou des attitudes.

Boudon, comme Popper, a un autre point de départ : le refus du holisme (Popper, lui parle de totalisme). Pour eux, le holisme se caractérise par la conviction que le social, sous différentes formes (culture, classe sociale…) préexiste aux individus et les détermine. Boudon estime qu’il y a suffisamment de recherches empiriques qui montrent que ce n’est pas le cas. Mais il ne semble pas envisager le cas où on aurait de « bonnes raisoaux sciences socialesns » de se conformer aux injonctions du groupe.

1  Il a beaucoup publié. Nous citerons L’inégalité des chances, Armand Colin, 1973, Effets pervers et ordre social, PUF, 1977, L’idéologie, Fayard, 1986, La sociologie comme science, La Découverte, 2010.

2  P. ex. D.C. North, R.P. Thomas, The Rise of the Western World. Cambridge Univ. Press 1973

3  K. Popper, The Logic of the Social Sciences in T.W. Adorno et al. The Positivist Dispute in German Sociology, Harper and Row, 1976.

4  F.A.Hayek The Counter-Revolution of Science. The Free Presse, 1952

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