N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

L’engagement moral et politique de Salvador Allende

Alexandre Dorna

Résumé

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L’histoire, à la différence de la nature, n’est pas prévisible. Personne ne peut prévoir la gravité ni l’évolution de certains événements qui deviendront tragiques. Les drames sociopolitiques sont la faute d’hommes médiocres, qui imposent des idées courtes en détruisant les espoirs de justice et les sentiments de fraternité. D’autant que ce sont toujours les vainqueurs qui établissent l’histoire officielle sans aucune objectivité ni considération de l’opinion des vaincus. Les erreurs, les crimes et les responsabilités sont généralement omis et couverts par les amnisties et la complicité des historiens, car les témoins disparaissent et ne sont plus écoutés.

C‘est le cas du coup d’État au Chili en l973. L’attitude honteuse des hommes du pouvoir y joue un rôle capital. La peur et la menace ferment les bouches et maquillent les assassinats et les massacres, permettant à des hommes sans morale de s’emparer du pouvoir et de s’y maintenir, en imposant un nouvel état de droit et un régime dictatorial.

Le rappel des événements du 11 septembre au Chili en l973 reste donc un devoir de mémoire et une leçon de morale. Aussi en est-il de l’hommage à un homme, Salvador Allende, dont l’engagement politique et moral reste exemplaire par delà les considérations partisanes. Le dernier discours d’Allende témoigne d’une volonté et d’une dignité qui mêlent le projet de changement social et la fidélité aux principes républicains pour servir au perfectionnement des hommes.

La voie chilienne vers le socialisme démocratique était un formidable élan de justice et d’égalité dans un monde qui se réclamait des droits et de la raison. D’où la réprobation face aux agissements de la finance mondiale et des forces armées, véritables marionnettes des intérêts américains et nationaux. En conséquence, la blessure ouverte reste douloureusement dans les consciences des démocrates du monde entier.

C’est pourquoi l’émotion fut immense, en témoigne l’accueil fraternel des exilés chiliens en France et dans de nombreux autres pays. Ainsi, 40 ans se sont écoulés. Mais l’immolation du président Allende nous a imposé un respectueux silence, mêmeside nombreuses zones d’ombre persistent encore et hantent nos consciences.

40 ans en arrière : survol récapitulatif du coup d’État

Touts les actes qui ont conduit à l’implantation de la dictature n’ont pas été vraiment dévoilés, non plus que le rôle obscur joué par certains partis politiques de droite, du centre et même de gauche, et encore moins les responsabilités des instigateurs étrangers.

Le drame chilien se jouera entre le 23 août et le 11 septembre 1973. La forte pression exercée par la droite et la CIA sur les forces armées est extensive et focalisée. Voici un rapide synopsis :

Le 29 juin : le régiment de blindés n° 2, sous le commandement du colonel Roberto Souper, se mutine, pénètre dans le centre de Santiago et assiège le palais présidentiel ainsi que le ministère de la Défense, or l'armée, dirigée par le général Prats, reste fidèle au gouvernement et écrase la rébellion, qui cause la mort d'une vingtaine de personnes ; le jour suivant, le gouvernement d'Allende fait fermer sept radios d'opposition qui n'avaient pas respecté le silence radio ordonné lors de la mutinerie.

Le 25 juillet : les camionneurs commencent une nouvelle grève ; le jour suivant, l’aide de camp naval d'Allende, est assassiné.

Du 27 juillet au 3 août, on comptera 180 attentats terroristes ; la démocratie chrétienne accepte de renouer les contacts avec le gouvernement d'Unité populaire.

Le 21 août : des épouses d'officiers manifestent contre le général Prats : lequel démissionne de son poste de commandant en chef de l'armée.

Et le 23 août, Augusto Pinochet est nommé commandant en chef de l’armée. Ce même jour, la Chambre des députés approuve, par 81 voix contre 47, un projet d'accord, présenté la veille, accusant le gouvernement d'Allende d'avoir violé la légalité, de viser à s'emparer de la totalité du pouvoir afin d’instaurer un système totalitaire, en opposition absolue avec la Constitution chilienne ; dans cet accord, les parlementaires chiliens d’opposition demandent au président de la République, mais aussi aux forces armées et aux carabiniers, de mettre fin aux agissements illégaux des partisans de l’Unité populaire qui mettent en péril l'ordre constitutionnel et légal du pays ; ce même jour, la marine de guerre déclare avoir des preuves de tentatives d'infiltration dans ses rangs de la part de responsables du MIR, du PS et du MAPU et demande la levée de leur immunité parlementaire.

Le 10 septembre : Allende envisage de faire un discours dans lequel il annoncerait l'organisation d'un plébiscite sur la réforme économique réclamé depuis près de deux ans par l'opposition.

Le 11 septembre : le coup d'État militaire renverse le gouvernement d'Allende et donne le pouvoir à une junte militaire. Salvador Allende, assiégé dans le palais présidentiel de la Moneda, se suicide.

S’instaure ainsi dans la honte et le sang une des dictatures les plus fortes d’Amérique latine ; la longue série des événements est ponctuée par une répression féroce et l’instauration d’une constitution autoritaire et conservatrice faite pour durer.

L’autorité du général Pinochet règne sans contrepartie, car la droite et la démocratie chrétienne seront écartées du pouvoir. La gauche est écrasée et ses dirigeants assassinés, incarcérés, exilés.

Contre toute attente, la dictature militaire s’installe au pouvoir durant une très longue période. Ce sont l7 ans d’autoritarisme, de persécutions, de suspicions, d’assassinats, un boom économique et l’accélération de l’américanisation du pays. Le taux de chômage diminue à 6 % dans la population active et le Chili devient le premier pays exportateur d'Amérique du Sud, le premier client de la CEE et le taux de son PNB se maintient autour de 10 %. Le Chili de Pinochet était devenu en Amérique latine un petit dragon à l’asiatique.

La lente attente

Le régime militaire d'Augusto Pinochet prendra fin officiellement le 11 mars 1990. En vertu des dispositions législatives prises par le gouvernement, comme la loi du 23 mars 1987, les principales libertés publiques (droit de réunion des partis politiques, à l'exception du Parti communiste, et des syndicats, semi-abrogation de la censure) sont alors rétablies et les registres électoraux sont rouverts pour tous les citoyens chiliens, hommes et femmes, ainsi que pour les résidents étrangers, âgés de plus de 18 ans.

Un vent de fin de règne souffle. Mais la peur paralyse encore les consciences et les actions politiques.

Dans ce contexte ambigu, le général Pinochet est désigné comme candidat à sa succession, tandis que les opposants à Pinochet se regroupent dans la « Concertation des partis pour le No » (qui devint par la suite Concertation des partis pour la démocratie), regroupant 16 partis politiques dont le parti démocrate-chrétien , le parti pour la démocratie, le parti humaniste , le parti radical, le parti radical-socialiste, le parti social-démocrate derrière le démocrate-chrétien Patricio Alwin.

La campagne référendaire commence le 5 septembre 1987. Pour la première fois, elle est accompagnée par la télévision par le biais de spots de campagnes de 15 minutes. La campagne du No apparaît convaincante non seulement au niveau des campagnes publicitaires mais aussi au niveau des slogans, de l'affichage (un arc-en-ciel symbole de pluralisme) et de l'argumentaire positif et rassurant, axé sur un avenir meilleur et non sur le passé.

Les partisans de Pinochet tentent de faire valoir le souvenir des années de gouvernement d’Allende et l'image de Pinochet est retravaillée par ses conseillers pour le présenter en grand-père paternaliste.

C'est vers 2 heures au matin du 6 octobre que les résultats sont officiellement publiés, accordant 44,01 % des voix aux partisans de Pinochet contre 55,99 % à ses adversaires. Une vague de soulagement se répandra.

Le No à Pinochet : un coup publicitaire

Le film chilien (No) de Pablo Larrain retrace les vicissitudes du moment et de la campagne. Le rythme et les images doubles des dialogues, alors que la tension et le climat de suspicion règnent dans le pays, sont une excellente reconstitution de l’événement. Le cinéaste déclare : « En général, on sait comment Pinochet est arrivé au pouvoir, mais peu de gens savent comment il l’a quitté,. D’ailleurs, les dictateurs ne s’en vont pas à la suite d’un processus démocratique, même s’il arrive qu’ils accèdent au pouvoir par ce moyen , comme Hitler par exemple. »

Le rôle central du film est accordé à un jeune publicitaire exilé revenu au pays et à la campagne de propagande orchestrée pour faire gagner le non au référendum. Une publicité optimiste, qui n’attaquait pas Pinochet, mais visait à neutraliser la peur, a joué un rôle important dans les résultats. Il faut rappeler que les techniques de publicité ont été très présentes dans l’économie sous la dictature, et ont joué un rôle efficace dans le maintien d’une tranquillité artificielle. Or, l’effet boomerang agira. La campagne de publicité avait montré comment le pouvoir acquis par les entreprises face à un État affaibli et face aux individus était un outil non négligeable. C’était la clef de la nouvelle économie qui avait réussi à conserver et à élargir le modèle économique de Pinochet, qui avait fait du Chili un des pays le plus inégalitaires au monde selon l’OCDE.

Le réalisateur du film, Pablo Larrain, décrit l’avènement de la restauration d’une démocratie à petits pas et comment la blessure reste ouverte. Il commente lucidement à ce propos : « Il n’y a pas eu de volonté politique de changement. Au Chili, tout se négocie. ». C’est une opinion corrosive et d’une acuité sociopolitique mordante.

Le film n’est pas un documentaire, mais un récit vivant du climat de l’époque et de la réalité du moment, des personnages crédibles, avec un slogan accrocheur : La alegria ya viene ! (la joie arrive !) . Le film montre les micro-événements et les compromis politiques qui mèneront à la sortie de Pinochet, mais sans provoquer une transformation profonde du régime. Une sorte de défi à l’impasse. Mais subtilement critique et sans être dupe sur l’avenir.

La défaite du général Pinochet lors du référendum conduit le pays à une transition démocratique. Le 14 décembre 1989, les électeurs chiliens élisent un nouveau président de la République et un parlement composé de 120 députés et de 83 sénateurs. Contrairement à l'ancienne constitution de 1925, c'est une élection à deux tours, afin de permettre au nouveau président d'avoir une réelle assise populaire majoritaire dans le pays, pour éviter la répétition de ce qui s'était passé en 1970.

Ainsi, Patricio Alwynn est élu dès le premier tour avec 57 % des voix. A l'Assemblée nationale, la coalition pour la démocratie obtient 51,49 % des voix (dominée par les 25,99 % du parti démocrate-chrétien) contre 34,18 % à l'Alliance pour la démocratie et le progrès (ADP). Au Sénat, la coalition remporte 54,62 % des voix contre 34,85 % à l'ADP.

Patricio Alwynn, ancien responsable de la Démocratie chrétienne, prend ses fonctions de président le 11 mars 1990. Cette date marque officiellement la fin du gouvernement militaire. Lors de la cérémonie d’investiture, les députés de la Concertation pour la démocratie portent des photos de « disparus » de la dictature.

Pour revenir à l’essentiel

Pourtant, le retour à la démocratie n’est pas complètement réalisé. Pour aller à l’essentiel : le grand procès de la dictature n’a pas eu lieu. Aucun tribunal n’a été constitué pour juger la guerre que l’armée a menée contre le peuple chilien. L’énorme crime de lèse démocratie reste entouré d’un voile de quasi impunité.

C’est la raison pour laquelle le Chili actuel reste et restera moralement divisé. Les cicatrices rouvertes, les familles divisées, au point que, malgré le retour relatif , depuis quelques années, de la démocratie, il faut convenir que la haine et le ressentiment sont encore visibles.

Les Chiliens doivent-ils alors tourner la page ? Se taire ? Tout oublier ?

La réponse est un dilemme moral. La dictature chilienne a fait tomber le pays dans un abime béant, car toute la tradition d’indépendance nationale fut anéantie, toute la pratique de la démocratie et du dialogue fut déracinée. Toute la tradition républicaine et laïque fut bafouée. La dictature militaire a jeté aux orties non seulement l’état de droit, mais fracassé le socle d’une longue tradition démocratique des institutions sociales.

La dictature, avec la collusion de la droite financière et le silence complice des forces politiques conservatrices, a réussi à introduire l’idéologie néolibérale dans la société chilienne tout entière. Le rôle de l’ultralibéralisme des « Chicago boys » a pénétré profondément la mentalité du Chilien moyen, au point d’effacer en grande partie l’héritage d’une culture républicaine et d’une histoire à vocation indépendante du pays. L’influence de l’esprit postmoderne, mercantiliste, a imprégné toute la société chilienne en donnant à la droite chilienne une autosuffisance et un arrivisme, qui surplombent directement l’après-Pinochet. Au point que la « concertation démocratique », qui regroupe la DC et la gauche non-communiste a recyclé ses principes dans un étrange discours pragmatique, mélange de réalisme et de capitulation cynique, afin de partager les miettes du pouvoir politique abandonné tactiquement par les militaires et l’oligarchie.

Rappelons que Pinochet est mort dans son lit, entouré de sa famille et d’une armée invaincue, qui s’est repliée stratégiquement dans ses casernes sans changer ses structures ni renier ses crimes. Un signe symbolique visible : encore aujourd’hui, le portrait du dictateur Pinochet se trouve exposé à l’entrée de l’École militaire. En somme : l’armée reste une épée de Damoclès pointée sur la fragile démocratie et l’économie contrôlée par les intérêts de la haute finance nationale et étrangère.

Il faut bien reconnaître que la nouvelle démocratie chilienne actuelle a hérité des structures et d’un système économique profondément inégalitaire et autoritaire. Le Chili d’aujourd’hui est une continuité économique et constitutionnelle de la dictature de Pinochet. Le retour de la démocratie est un compromis, nullement une conquête. Ainsi, me semble-t-il, la nouvelle classe politique a soigneusement esquivé la question d’un droit d’inventaire critique, et d’une d’analyse politique approfondie de l’expérience chilienne, ainsi que de l’intervention étrangère dans les affaires intérieures du pays. Rien d’étonnant que les deux candidates présidentielles du Chili sont issues du même milieu et de familles amies. D’où le silence de tombeau qui s’est perpétué sur les conditions de déclenchement du coup d’État et le maintien du statu quo.

Or, personne n’ignore quele coup d’État chilien s’est « fabriqué » à Washington avec la complicité de Kissinger, de Nixon, du département d’État, de la CIA et d’entreprises américaines comme l’ITT. Aucun tribunal international ne s’est penché sur le cas chilien.

Certes, le pouvoir et les institutions sont des mécaniques froides et nous serions doublement irresponsables d’imaginer et de faire croire à d’autres, par notre silence, que tout cela a changé et que la justice est rendue. La morale a cédé, sous le diktat de la force et de la peur, aux compromissions politiques des appareils.

Allende n’était pas dupe. Un entretien avec R. Debray, daté de 1971, le confirme : « Il ne peut y avoir d'égalité en régime capitaliste, même la moindre chance d'égalité, il ne peut exister de fraternité quand il y a exploitation de classe et la liberté authentique est une chose concrète et non pas abstraite. »

Salvador Allende est mort fidèle à ses idées et d’une manière stoïque, comme un Caton l’Ancien de la République romaine, en prenant sur lui toute la responsabilité de sa fonction de président et sa décision d’homme libre.

Le geste de Salvador Allende, enfin, reste une interpellation et impose un devoir de transmission, ainsi que révèle un dilemme moral brûlant. Car toute tentative sérieuse de changement des structures de pouvoir politique doit se rappeler que l’enjeu est de vie et de mort.

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