N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Psychopathologie du Politique : la fonction éducative de l’Etat

Jean-Luc Viaux

Résumé

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« A voir l’académisme des discussions comparatistes amalgamant les holocaustes du XXème siècle dans la statistique de quelque championnat mondial du meurtre, je doute que la logique institutionnelle en sorte éclaircie. » (Legendre 1990)

Cette citation de P. Legendre positionne assez exactement ce que je voudrais proposer comme l’apport d’une psychopathologie à l’analyse « du » politique : éclaircir la logique institutionnelle, c’est-à-dire faire sens avec ce qui fait l’ordre et le désordre du monde, les conflits, les mouvements sociaux, les « faits divers », le rituel de la loi. Je souligne qu’il s’agit bien « du » politique, c’est-à-dire le politique comme objet, et non de la politique en tant que système, et son application triviale, quotidienne et partisane. L’objet politique diffère de l’objet de la politique : ce matériau qui nous intéresse est composé d’écrits et de discours, de décision et de textes de régulation (lois, décrets etc.), de jurisprudence, mais aussi de fait sociaux et de leurs interprétations relayées par les médias, tout ce par quoi la politique agit, le pouvoir et l’administration du pouvoir. Cette approche de l’objet politique repose sur le postulat que ce qui rend nécessaire l’existence de système de gouvernements, de lois, de codes, n’est ni plus ni moins que la survie de l’espèce et son humanisation.

« Nous les descendants de l’Europe, enfants de guerres qui furent des holocaustes, promoteurs du Bonheur industriel, conquérants de science inouïes, nous avons oublié que la Fabrique de l’homme est précaire. Nous avons oublié que la Fabrique de l’homme, partout sur la planète, est la fabrique des fils – fils de l’un et l’autre sexe, comme le dit la tradition juridique de l’Occident. La fabrique des fils est fragile, comme est fragile le lien qui relie chacun à l’humanité, comme est fragile le lien de la parole ».(Legendre 1992).

Le lien, tel est le point nodal de l’analyse, qui en triture et en dénoue le sens selon trois dimensions :

  • en quoi chacun est porteur dans sa filiation de toute la trame de la société telle qu’elle est,

  • en quoi il agit cette trame à travers désirs et drames personnels,

  • en quoi l’Etat manie ce lien individu-société (ou sujet-groupe social, si l’on veut) comme un outil pour contenir d’un coté les pulsions individuelles parricides ou filicides, et de l’autre les tragédies collectives, comme une référence pour donner place d’une part à chaque sujet dans une lignée et une étape généalogique, de l’autre à la fonction de régulation collective, avec ce que cela suppose d’oppression et d’intégration.

« On a presque l’impression que la création d’une grande communauté humaine réussirait mieux si l’on avait pas à se soucier du bonheur de l’individu. Le développement individuel est donc en droit d’avoir ses traits particuliers, qui ne se retrouvent pas dans le processus de civilisation collective. Et le premier ne concorde nécessairement avec le second que dans la mesure où il a pour but l’inclusion de l’individu dans la société. » (Freud, 1930).

Le créateur de la psychanalyse n’est pas allé plus loin en interrogeant le monde qui l’environnait et les conditions d’émergence des troubles qu’il voyait chez ses patients comme signifiant de cet état du monde, et influant nécessairement en retour sur la souffrance vécue du sujet. On soulignera en effet que Freud écrit « Malaise dans la civilisation » en 1929, sans que pour autant la montée de l’antisémitisme nazi n’y fasse trace ou sens. C’est pourtant ce sens du mouvement de l’histoire et des logiques institutionnelles, même si elles ne sont ni folles ni meurtrières comme le sont les génocides, qu’il était nécessaire - et qu’il est toujours urgent – d’élucider, de rendre lisible.

La casuistique du lien : le sujet, sa langue et l’Etat

Ici doit être proposé le mode de lecture, car l’analyse politique, sociologique, psycho-sociale etc. sont aussi des tentatives d’élucidation, et c’est dans et par le discours politique que cette analyse se produit. La psychopathologie en fait autant, se référant à la dualité signifiant/signifié comme toute clinique, et puisant au besoin dans l’analyse cognitive, sémantique etc. Pour quel usage ? Pour développer selon le modèle de la casuistique, une discussion jusqu’au bout des arguments – non pas en théologien résolvant les cas de conscience, mais en discutant la valeur référentielle des contradictions : en chaque sujet, isolément et en tant que partie d’une foule, est lié/délié à l’humain (humanisé/deshumanisé) dans le processus analysé. La Référence, terme utilisé par P. Legendre dans es « Leçons », c’est ce qui vient arrimer en tant que tel le sujet, l’instituer et au-delà de lui tous ses ascendants et ses descendants. La Référence prend la figure de l’ordre constitutionnel du moment (Dieu, le roi, la République…), mais avec le même sens : permettre à chacun de parler de sa place, en garantissant celle-ci dans l’enchaînement générationnelle, par la garantie du lien de filiation et des règles d’alliance excluant l’Inceste. « Ce n’est pas tout de produire de la chair humaine encore faut-il l’instituer » (Legendre, 1990). Cette institution se fait dans l’ordre du langage (je suis fils de, tu appartient à telle lignée, tel peuple…) mais ne peut s’utiliser qu’ « au nom de ». L’énonciation des interdits sociaux et des transgressions n’est que la traduction sous forme codifiée et adaptée à la modernité du moment de ce système référentiel.

Le langage politique a toujours eu pour objet de faire entendre les nécessaires sacrifices, et les bonheurs à espérer. Pour y parvenir il s’empare, pour son dessein propre, du langage de chaque sujet, reflet des besoins et de l’épanouissement individuel. Comme l’écrit, à propos de la cruauté, un psychanalyste « le Mal frappe l’humain dans ce qui l’anime et le conserve : la possibilité de représenter et de mettre en lien par le langage et le discours » (Prigent, 2003).

Quand un chef d’Etat presque octogénaire, vient à la télévision dans une émission populaire, en s’emparant du langage « chebran », il ne vient pas que flatter l’électorat jeune, il vient signifier que rien de ce qui est dicible dans la langue ne peut échapper à l’appropriation par la politique rabattue sur le besoin du pouvoir en place : inventer une langue à soi, c’est faire sécession, rompre avec l’asservissement au discours de la Référence. Les querelles linguistiques, parfois sanglantes, entres communautés montrent, s’il en est besoin, que produire dans sa propre langue relève de la survie psychique.

Cette récupération du langage confisqué, cette insurrection contre l’appropriation n’est pas qu’un effet de repli communautaire puisqu’il existe aussi à titre privé, directement injecté dans la question référentielle. « Je veux détruire quelque chose qui veux détruire la langue » dicte le caporal Lortie sur une cassette avant d’aller mitrailler à tout va dans le parlement du Québec (Legendre, 1991) commettant un magnicide (équivalent parricide) : ce sujet qui ne pouvait dire sa souffrance a trouvé dans cette forme extrême, criminelle, le moyen de reprendre en main son discours face à un père qui fut (réellement) incestueux et violent et avait voulu le priver à sa naissance de son identité. Ainsi en s’en prenant à la représentation nationale, l’Etat, il peut formuler « le parlement du Québec avait le visage de mon père ». Cet énoncé singulier catalyse exactement en quoi le sujet se construit comme meurtrier, mais aussi (et enfin) comme sujet, contre la confiscation du discours et l’impuissance étatique à mettre fin à la violence destructrice privée. Ainsi fit aussi, plus récemment, Richard Durn, tueur de conseillers municipaux à Nanterre : par son acte il provoque une analyse brutale de l’impuissance organisée depuis plusieurs décennies par l’Etat à entendre et prendre en compte le discours de la folie. La désertification des structures, l’abandon d’une stratégie de tolérance-soin, la psychiatrisation à tout va de tous les problèmes sociaux ont renvoyé la figure du fou à sa place : la violence, l’enfermement dans et par le délit – donc la prison. Le fou en appelle à l’autre par le meurtre – meurtre de la raison, meurtre de la représentation démocratique, faute qu’il ait pu se ré-approprier un langage « confisqué », par la confiscation des lieux où tout langage est possible à toute heure et pour rien – sauf pour dire que seul le vivant parle.

Qu’on lise cette étonnante analyse : « quand on reçoit un ordre, il n’est pas possible de s’y soustraire. Vous me demandez d’où vient l’ordre. Ce n’est pas facile à dire mais le fait est que l’ordre ne se discute pas autrement c’est l’anarchie. Quand il y a conflit l’ordre se déclenche toujours. C’est comme le totalitarisme surgit dans une révolution civile ». C’est ce que déclare Roberto Succo1 aux psychiatres peu avant sa mort par suicide et après avoir tué au moins 7 personnes, dont ses parents. Bien que l’ordre dont il parle soit produit par le délire schizophrènique, le raccourci politique ne manque pas d’interpeller, et de faire sens : Je te tue comme le totalitarisme tue, non pas la démocratie mais la révolution « civile » : ce qui est civil s’étaye dans tous les codes sur l’établissement des ordres généalogiques et possessifs : à qui appartient l’enfant (quelle filiation) à qui appartient le bien (propriété). Ce discours est remarquable en ce qu’il est celui d’un sujet parricide et matricide et qui a donc rompu avec l’arrimage de son Moi à la filiation dans une pulsion d’auto-engendrement (Zagury, 1992). Cette soudaine analyse est une mise à plat du système référentiel moins morbide que percutant parce qu’il jette le trouble sur toute analyse rationnelle de la défaillance2 : le totalitarisme nazi ou stalinien a en effet organisé minutieusement le meurtre de fils (déportations, chambre à gaz etc.) et promu l’enfant comme héros quand il dénonce la non allégeance de ses parents. En ce sens le totalitarisme génocidaire s’attaque bien d’abord aux racines même de l’ordre civil, quitte à en produire un autre en inventant une nouvelle « race », comme le firent les nazis, créant des sortes de haras pour fabriquer des enfants « purs aryens » (Cf. sur ce point les remarquables ouvrages d’Agota Kristof). La victime de cet « ordre » délirant, invoqué par Succo, n’est jamais insignifiante, elle est au contraire victime d’un assaut signifiant entre le sujet et la figure de l’Autre – qui a rendu sa langue inaudible, indicible, absent de la scène institutionnelle-instituée.

Sans se cantonner à ces actes extrêmes, l’analyse psychopathologique du politique porte aussi sur la loi (annoncée ou votée) qui conclue ou provoque le débat des esprits : les exemples ne manquent pas d’affrontements qui mettent l’intime en scène sur la place publique comme un enjeu politique ( de l’avortement à la condition que sous-tend le port du voile par des femmes). L’objet est de mettre en résonance et contradiction chez chacun la part politique de sa subversion3 - au sens de son besoin narcissique primordial - face à la loi. C’est en effet dans cette ligne de l’analyse par le lien et du lien sujet-société, sujet-famille, sujet-droit, que la psychopathologie peut contribuer à développer une casuistique, qui puisse désintriquer le sujet de la logique institutionnelle qui l’enserre. Chacun participe de l’humanisation mais aussi de la barbarie – cela dépend comment il gère les catégories de la filiation, et comment il peut subvertir la place où il est assigné – au sens strict lié par la ligature générationnelle, pour à sont tour assigner d’autres humains à répondre de la place où ils sont : être « fils de » permet de prendre à bras le corps les interdits structurants, encore faut-il que le système institutionnel soit suffisamment instituant.

L’une des questions qui sert de fil rouge à l’analyse est celle-là : en quoi le sujet peut-il encore être sujet dans la complexité sociale et les enjeux qui globalisent les besoins et les désirs ? Chaque convulsion individuelle ou sociale est donc l’occasion d’éclairer en quoi le processus d’humanisation est sans cesse attaqué – au nom parfois des droits de l’homme, de l’égalité ou de la démocratie. L’assomption de l’individualisme de la fin du 20ème siècle est parallèle à de formidables entreprises de négation du sujet, et de négation de cette négation4. Dans cette courte contribution, je développe un exemple d’analyse de la fonction éducative de l’Etat en tant que fondement d’une aliénation du sujet-parent.

La « police des familles » : circularité et flottaison normative

Je reprends là le titre d’un ouvrage phare en son temps (Donzelot, 1977) qui était loin de conforter dans un conformisme de bon aloi la politique familiale de l’époque, et les gouvernants satisfaits de développer dans l’appareil législatif et institutionnel des dispositifs de protection de l’enfance – qui n’étaient encore que balbutiant par rapport à ceux d’aujourd’hui. D’une question mise en forme progressivement au 19ème siècle, à savoir la nécessité pour un état moderne de surveiller et organiser l’éducation des enfants, on est passé au 20ème siècle à l’assomption de l’enfant « sujet de droit », là où la psychologie, essentiellement inspirée ici par la psychanalyse, s’efforçait de faire entendre seulement que l’enfant est une personne. Ce détournement lexico-politique qui fait du « sujet « un « sujet de droit » mérite une analyse de sa finalité. On s’attaque ici à un morceau du monumental Code Civil, ce qui demanderait autant de pages qu’il n’en comporte : le signifiant se lit dans la loi, il suffit souvent de la prendre au pied de la lettre.

Dans un chapitre intitulé « la régulation des images » Donzelot se livre à un réjouissant parallèle entre Freud et …Keynes : Keynes produit un modèle de régulation qui permet « la combinaison du sociale et de l’économique » (…) par l’établissement d’une circularité fonctionnelle entre les deux registres de la production de bien, et de la production des producteurs (et des consommateurs ) » ; cependant que du coté des freudiens on apporte « le moyen d’injecter l’exigence de normes à l’intérieur de la famille, la laissant toujours « fondée » en théorie et toujours suspecte en pratique, suspecte de peser sur ses membres, de les frustrer de ce qu’elle veut leur donner. Injection qui ne stérilise pas le registre familial mais au contraire l’intensifie puisque la famille reste l’horizon de toutes les trajectoires ». Deleuze, commentant dans la post-face du livre de Donzelot cette comparaison, souligne que c’est « plus qu’une métaphore » : le rôle de la psychanalyse lui apparaît comme faisant « flotter les normes publiques et les principes privés » (…) tout se passe comme si les rapport Public-Privé, Etat Famille etc. avaient longtemps été sous le régime de l’étalon c'est-à-dire de loi fixant des rapports et des parités (…) Mais « le » social naît avec un régime de flottaison où les normes remplacent les lois, les mécanismes régulateurs et correctifs remplacent l’étalon ». D’où cette remarque in fine « Avoir un chambre à soi est un désir, mais c’est aussi un contrôle ». Il faut se souvenir que la création d’un espace privé, résulte du double mouvement d’appropriation de l’espace public par la régulation étatique, et de limitation des lieux où la famille s’épanouit en son intime, et non pas seulement d’un désir individuel ( Meyer, 1977) : ainsi reléguée la famille n’en est que plus facile à observer. L’extension de la scolarité obligatoire et identique pour tous, permet de formater dès l’âge de 2 ou 3 ans une certaine idée de l’enfance, de l’enfant et du lien entre famille et Etat. La ruse consiste à faire de cette limitation de l’espace privé, et de cet tutélisation de l’éducation un désir, voire une norme du désir. On peut facilement penser que ce qui se contrôle le mieux c’est ce qui se désire le plus. Et sur ce point la réponse contemporaine est sans ambiguïté : la grande majorité des parents font passer de l’école le lieu unique de l’acquisition des moyens de réussite bien avant la question de l’épanouissement de l’enfant (sondage Sofres- Le Pélerin, in Le Pèlerin du 17/09/2004).

Toujours plus en matière d’éducation donnée par l’Etat – demande universelle inscrite dans nombre de chartes et de traités et dans tous les programmes politiques, c’est toujours plus de régulation de l’éducation du sujet par la norme collective – d’autant plus forte qu’elle est intériorisée : « mon enfant n’apprend pas bien à l’école » est un drame « personnel », qui est directement branché sur le discours rituel d’automne de tous les ministres français de l’éducation nationale consacré à la mauvaise prestation en lecture des élèves de 6ème.

Eclairons ce que signifie ces remarques et cette « plus que » métaphore, de notre point de vue. L’intérêt d’une régulation tient dans ce quelle fonctionne de façon autonome, en introduisant une forme de circularité. Dans le contrôle des familles, le « social » permet à la fois de ré-amorcer la pompe économique de production en soutenant la consommation, tout ré-amorçant la dépendance psychique - et réciproquement. Ce qu’invente, non pas le législateur, qui ne fait que le codifier, mais l’appareil du politique, une fois mis à terre le principe d’inamovibilité de la paternité et de la maternité5 c’est le « social », le médico-social, puis le psycho-social. Pour intervenir dans la famille il faut un motif, qui se soutient d’une « raison » permettant de repérer le moment de l’intervention et sa nature : où commence la dysfonctionnalité familiale ? Qui peut énoncer cette dysfonctionnalité qui permettra alors à l’appareil de surveillance (la police des familles) d’exercer son pouvoir ?

En schématisant, la première version moderne de cette recherche de la dysfonctionnalité a été celle du 17ème siècle, quand Colbert puis le Lieutenant de police La Reynie organise la chasse aux mendiants et « sans aveu » - c’est-à-dire sans logis et sans appartenance, et crée des lieux pour les retenir (Meyer, 1977), ce qui s’étendra aussi aux « fous » (Foucault,1961) : la royauté cherchait ainsi à s’approprier, au-delà de l’ordre public, l’espace public, en édictant la norme de bienséance pour en user (ne pas être un clochard, avoir certaine tenue etc.6). Faisant injonction aux familles de garder leurs enfants chez soi, ils enclenchent de ce fait la machine à contrôle de la qualité parentale. Les codes (civil et pénal) de l’Empire ont apporté par la suite leur lot à l’édifice en créant l’absolutisme parental, et le droit de correction paternelle, sous réserve de son bon usage. L’une des plus fécondes machines à produire la norme de dysfonctionnalité se construit dans cette logique institutionnelle par la nationalisation de l’instruction publique : l’Etat devient garant du lieu où l’enfant s’éduque, et de la jauge des acquisitions. Condorcet, en 1788, recensait les savoirs nécessaires aux jeunes gens, et depuis toutes les instances, commissions, et cénacles savants type Académies – dernière en date la commission Thélot - entassent rapports sur rapports pour définir ce qu’il est bienséant de savoir à telle âge.

Je précise qu’il ne s’agit pas là d’une critique sociale contre l’idée d’instruction publique ou d’un souhait de retour en arrière mais d’un tout autre type constat : décider qu’à tel âge correspond tel niveau d’acquis intellectuel (conception ordinaire d’un système d’enseignement) a pour corollaire automatique de faire voir que certains sont « en avance » et d’autres « en retard ». Or il ne faut pas oublier que la scolarité moderne, celle de Jules Ferry, est contemporaine du premier mouvement de protection de l’enfance et notamment de la création de l’enquête sociale pour détecter les parents qui abusent de leur autorité : se posait alors, comme aujourd’hui, la question d’une référence pour jauger cet abus. Certes il y a les coups et blessures dans les cas extrêmes, il va y avoir le refus de mettre sa progéniture à l’école de la République, puis pour peaufiner le moyen d’en décider la qualité de l’allégeance à la figure du bon élève. En repérant par la simple présence-absence de l’enfant à l’école la bonne qualité parentale, et par son assiduité à réussir, on a crée un outil performant de justification du « travail social » sur le mode de la circularité : un enfant mauvais élève souffre toujours « quelque part » d’une défaillance parentale, et cette défaillance (de soutien ou d’attention à son handicap) justifie dans le même mouvement la défiance (donc le contrôle) et l’aide (donc le contrôle de son effet). Très rapidement l’équivalence « bon élève = bon enfant = bonne famille », qui n’est pas forcément inexacte, s’est retournée essentiellement en son contraire : le mauvais élève rend suspect la famille – laquelle à sont tour suspecte la mauvaise qualité de l’enseignant. Circularité secondaire qui permet à l’Etat de tenir d’une main les familles et de l’autre ceux qui sont chargés d’appliquer la norme. En créant un système éducatif l’Etat s’est doté d’un outil à marquer la dysparentalité sur un terrain solide7, la performance et l’assiduité scolaire, avec cette particularité que le curseur est fixé par l’institution même qui prend en charge à la fois le sujet, l’objectif, et la détection de la réussite.

Parallèlement à cette régulation éducative la percée hygiéniste et préventive, salutaire pour l’allongement de la durée de la vie, a organisé le même schéma. La santé publique est une industrie de la normes – puisque l’Etat relaye ou impose des comportements d’hygiène, de prévention (vaccination par exemple), d’alimentation, en se référant à « la science », telle qu’elle est produite par une corporation dont la formation est un monopole d’état. Dans tous ce mouvement nous sommes dans le cas d’une régulation par circularité, ou la norme justifie l’action de contrôle ou d’aide à la famille, laquelle ne peut exprimer ses souffrances et conflits internes qu’en se montrant « irrégulière », ce qui justifie l’invention des réponses protectrices d’assistance etc., auxquelles la famille peut alors choisir de se montrer rebelle ou soumise, mais en tout cas incluse : la loi sociale ne laisse aucun no man’s land, au nom de la protection et des droits de l’enfant. 

Ainsi, face à la souffrance du sujet (pathos) dans son contexte de vie, et une fois épuisé le recours à la règle sociale, qui agit sur la forme (contraindre, surveiller, exclure, retirer, placer), vient le temps de l’explication (logos) de l’irrégularité par un retour vers le sujet et son essence – autrefois l’âme aujourd’hui le psychisme –. La psycho-patho-logie surgit comme une boucle supplémentaire de cette circularité : elle produit une nosologie, une nosographie, puis une métapsychologie, qui partant du sujet et de son organisation psychique va faire de la « maladie mentale », du « trouble psychique », des altérations diverses du fonctionnement humain, soit une rupture, soit un continuum (selon les écoles) mais en tout cas un fondement à l’a-socialité et au besoin de réparation-protection avec ou sans l’assentiment du sujet. La psychopathologie – comme d’autres disciplines du champ des sciences humaines – est à la fois productrice, organisatrice et utilisatrice d’un discours sur le lien causal purement utilitaire, arrimant le sujet à sa dysfonctionnalité sociale : grâce à ce discours la fonction éducative de l’Etat s’exerce sans à-coup, dans un consensus qui comprend peu de failles et d’opposants – puisqu’il s’agit avant tout de justifier et non de comprendre, de lier le progrès du sujet au progrès social et réciproquement.

Dans ce processus, historiquement daté, les travaux freudiens vont peu à peu servir de référence pour une certaine forme de justification de la soumission de l’éducation et de l’autorité parentale à la dominance du politique.

« Après avoir reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts, et par la suite provoque inévitablement l’opposition de ceux que frappent ces exigences, il apparaît clairement qu les ressources elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l’essentiel ni le caractère unique de la civilisation » (Freud, 1927). Après avoir nommé privation ce que l’Etat produit par une interdiction – qui est le moyen d’imposer une frustration -, Freud constate que les privations constituent « encore le noyau de l’hostilité contre la culture. Les désirs instinctifs qui ont à pâtir de par elle renaissent avec chaque enfant ; et il est toute une classe d’êtres humains, les névropathes, qui élargissent à ces primitives privations en devenant asociaux ». La réponse freudienne à ce constat est qu’il est « conforme à l’évolution que la contrainte soit peu à peu intériorisé, par ceci qu’une instance psychique particulière, le Sur Moi de l’homme la prend en charge » et il ajoute – ce qui n’est pas rien : « le renforcement du surmoi est un patrimoine de haute valeur pour la culture ». La question ici n’est pas ce qu’on pense de cette thèse devenue classique, mais d’en repérer l’usage qui en a été fait : qu’est-ce qu’une bonne guidance parentale ? celle qui conduit à l’intériorisation des interdits. La démonstration peut être faite à travers les millions de rapports éducatifs, psychologiques, psychiatriques pointant du doigt comme une causalité majeure de trouble chez l’enfant irrégulier « l’absence d’intériorisation des interdits », la faiblesse ou l’absence du père ne présentant pas une image surmoïque suffisante etc. (comme l’illustre bien le « Père manquant, fils manqué » de G. Corneau, 1989, toujours très lu).

Moyennant quoi – et sans aucun doute dans un dessein que n’avait pas le génial déchiffreur de l’inconscient – l’appareil psychique, tel que conçu par la psychanalyse, est devenu un trivial discours normativant, de la parentalité. Ce ne fut pas le cas en tout lieu et ni en tout temps, mais globalement ce discours fut récupéré et aménagé par une psychopathologie (ou socio-psycho-pathologie) plus prompte à emboîter le pas des aliénistes, que de s’interroger sur la fonction du conformisme assignant à la famille une modélisation du mode de relation à l’enfant, sous l’égide d’une autorité non plus sous sa totale responsabilité mais dans un but économique.

- Socio-economique pour augmenter le niveau de performance et de formation d’une société de plus en plus technicienne, mais en laissant un lot suffisant de sans diplômes pour les besognes les plus simples,

- Psycho-économique pour éviter que la souffrance de l’appareil psychique familial ne développe une contre-culture, autrement dit pour soutenir le discours étatique comme quoi tout ce qui n’est pas social est médicalisable et donc se soigne ou se relègue.

Car la difficulté est que toute norme est provisoire à un état de développement d’une société, et que la famille elle-même n’est pas – quoiqu’on puisse tenter de faire croire – une structure intangible. Le système de flottaison ne peut reposer, en démocratie, sur la seule production de références étatiques, de type scolarité ou santé publique. Pour assurer dans la durée cette autorégulation il restait à faire surgir la cause même du dysfonctionnel, appelant le traitement social : le sujet. Il ne s’est pas fallu longtemps pour que l’école de Jules Ferry détecte que certains étaient rebelles au moule, incapables d’apprendre à lire et écrire. Que faire ? Catégoriser. Dès le début du 20ème siècle le sujet dûment « expertisé » comme insoumis à l’éducation devenue obligatoire, a pu entrer dans deux classes principales : celle des débiles, grâce aux travaux de Binet et Simon sur les processus intellectuels ; celles des « amoraux inamendables », futurs psychopathes (théorisé par Dupré, en 1912). Dans ces deux catégories principales si l’enfant est ainsi c’est que le parent est défaillant, par ignorance, ou négligence. Plus le sujet est dysfonctionnel en tant que sujet comparé à sa classe d’âge ou à son environnement, plus sa famille en est tenue pour « responsable. La non scolarisation de l’enfant, « l’enfant irrégulier », l’enfant mauvais élève sont autant de motif de pénalisation de la famille, par le biais financier (sanction peu appliquée mais que les hommes politiques brandissent souvent) ou par l’aide éducative judiciaire. A cela va s’ajouter progressivement dans une très belle continuité de la théorie de la dégénérescence, dont Zola illustra par le roman la puissance imaginaire, la dissolution familiale ou son instabilité. Bien que cette thèse amorcée dès le 19ème siècle et enfourchée encore aujourd’hui par bien des auteurs, soit impossible à démontrer rationnellement, à l’inverse de ce qu’affirmait G. Heuyer, le divorce ou l’absence de père demeure dans l’esprit de beaucoup la cause principale de la délinquance (Mucchielli, 2001). L’intérêt de cette affirmation est en réalité d’amener « la preuve » que si la famille n’est pas « surveillée » le désordre public augmente.

Le ratio du processus qui, en s’appuyant sur la psychopathologie familiale , conduit à la police des familles est à double détente :

  • il faut bien protéger les enfants, victimes de toutes sortes de mauvais traitements, et nul ne peut contester que les progrès en ce sens de la fin du 20ème siècle étaient nécessaires, même si toutes les études (de l’ODAS notamment) convergent pour dire que ces risques de mauvais traitements sont liés à la précarité sociale, notamment l’absence de logement pour les plus démunis.

  • dans le même temps l’Etat assigne à la famille des taches ambitieuse : produire les standards de consommateurs, de travailleurs et d’élite dont il a besoin. Et pour ce faire ce n’est pas le sujet qui l’intéresse mais sa capacité à intégrer le système. Tous les moyens de le convaincre que le bonheur passe par l’identification à ce projet étant mis en œuvre, donc il faut structurer un modèle familial de référence qui produise de façon adaptative cette norme relative.

Un des mots d’ordre le plus représentatif de cette stratégie a été de confondre éducation et réussite scolaire par niveau référentiel : tous en 6ème (1975, réforme des collèges Haby), puis tous au bac (Chevènement, 1985) ! Dès l’arrivée de ce mot d’ordre productiviste on a vu se confirmer son corrollaire, qui conforte l’analyse de Donzelot : toute déviance scolaire se soigne. Et les consultations de CMPP, pédopsychiatriques et autres d’exploser exponentiellement alimentées principalement par la détection de l’échec scolaire, l’abstention scolaire, la violence en milieu scolaire. L’école est une machine qui – en apparence - produit autant de troubles que d’éducation … tous les enfants doivent savoir lire et écrire à telle période, savoir faire ci et ça à telle autre, en fonction de programmes qui ne sont pas infondés (du point de vue des capacités moyennes) mais qui ont une valeur autant idéologique que développementale – puisque rien que dans les nations de la communauté Européenne, ces programmes sont loin d’être homogènes. L’être humain ne se modifie pas à une telle allure dans ses composantes intrinsèques de développement qu’il faille en effet modifier le rythme et le contenu des acquisitions à raison d’une réforme par ministre de l’éducation ! Bien entendu ce n’est pas de cela qu’il s’agit mais d’une adaptation de la « flottaison » normative décrite par Deleuze. Pour masquer l’aspect coercitif du modèle idéalisé avec le concours de tous les appareils, le discours s’habille des habits pimpants de la démocratie : c’est un droit pour chaque citoyen. Ce faisant le sujet est donc lié au collectif et à la figure de l’Autre par des exigences qui se résument à une seule valeur : être bon élève c’est bien.

Les parents croient faire des enfants par amour : ils fabriquent des élèves. Et le clinicien un peu curieux découvre que les enfants se conforment à cette aspiration en s’inscrivant dans ce désir d’enfant « modèle » (Perron, 1971). Ce n’est pas forcément négatif du point de vue du bonheur individuel que de pouvoir rejoindre une aspiration collective dominante, mais est-ce positif de laisser au politique et à ses appareils déplacer en permanence le curseur ? Alors que les parents disposent du « droit » d’éducation, du choix du modèle (de soins, de pédagogie etc.) du droit de contrôle de la procréation etc. ils sont en fait liés (pour ne pas dire aliénés) par une radicalisation du discours de la de la flottaison normative entre sphère public et sphère privée. Et c’est l’inscription progressive de ce lien comme « naturel » en démocratie qui nous intéresse en ce qu’il signifie de contradiction avec l’assomption du discours sur la famille au centre de débats particulièrement tendues dans nos cultures occidentales : homoparentalité, procréation assistée médicalement, clonage etc.. Bien que ce ne soit pas dans l’air du temps je dirai d’un mot que tous ces discours sur le « droit » à « avoir » des enfants, même et surtout si et quand on ne peut pas en faire relève bien davantage de l’idéologie normative- donc du politique- que d’une question de droit.

D’un absolutisme à l’autre

Ces quelques rapides remarques sur une évolution du rapport de l’Etat au sujet, positionné en super parent-éducateur, reprenant au nom de l’ égalité, la liberté qu’il lui reconnaît, devrait être approfondi par une analyse minutieuse des discours qui ont produit cet effet. Mais pour en revenir à la question de la place centrale qu’a joué la création puis la mise bas de l’absolutisme parental et de la flottaison de la norme qui ligature le sujet à la police des familles, dans cette construction de la fonction éducative de l’Etat, il suffit d’en regarder de près l’enjeu à travers la lecture de deux textes législatifs à 30 ans d’écart - textes qui définissent le rapport d’autorité des parents aux enfants :

Article 371-2 du Code Civil (loi du 4 juin 1970) :

L’autorité appartient aux père et mère pour protéger l’enfant dans sa sécurité, sa santé, et sa moralité.
Ils ont à son égard droit et devoir de garde, de surveillance et d’éducation.

Art 371-1 du Code Civil (loi du 4 mars 2002) :

L'autorité est un ensemble de droit et de devoirs ayant pour finalité l'intérêt de l'enfant.
Elle appartient aux père et mère jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé, et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement dans le respect du à sa personne.
Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité.

La différence entre ses deux textes n’est pas l’effet d’un « progrès » ou d’une seule reconnaissance de droit, elle est l’expression – après quelques hésitations dont les versions successives portent la trace - d’un remaniement profond du discours sur la filiation, l’autorité et la nature du lien parent-enfant. On peut parler de révolution, au sens littéral, puisqu’il s’agit en partie d’un retournement.

Le code de 1970 porte la trace d’une responsabilisation des parents du point de vue de l’autorité, en mettant définitivement à bas l’absolutisme du code civil de 1804 qui ne prévoyait pas de limite à la puissance paternelle (seul le père exerce l’autorité durant le mariage et peut décider de faire enfermer l’enfant indocile sous le seul assentiment et contrôle d’un magistrat8 - mais on oublie que la mère veuve héritait de ce pouvoir). Certes le droit de correction paternelle avait été supprimé en 1935 (seulement !), mais il a fallu attendre encore 35 ans (1970) pour que l’autorité des deux parents devienne équitable et finalisée (l’autorité appartient « pour »). Cette autorité n’est pas encore pourvue de l’adjectivation « parentale », apparue progressivement dans les textes à partir des années 90, qui nuance ce qu’il en est de l’autorité. « L’autorité doit être considérée comme le consensus à la jointure du social et du psychique qui a jusqu’à présent lié entre eux chacun des membres d’un groupe ou d’une société et les a reliés à ce groupe ou à cette société considérés comme une entité » (Mendel, 1971)9. Le consensus en question a évolué pour recadrer une autorité, dont le sens n’est pas a priori problématique (« droit de commander, d’imposer », disent les dictionnaires) et en faire une autorité « parentale » donc spécifique. 30 ans d’évolution ont conduit à définir cette spécificité après que l’expression « autorité parentale » ait été d’abord cantonnée à subroger les conditions dans lesquels des parents séparés pouvaient se partager le temps et la responsabilité sur leur l’enfant, puis étendue progressivement pour établir l’équité parentale vis-à-vis des enfants naturels (loi du 8 janvier 1993) : la détention de l’autorité parentale, jusqu’au début du 21ème siècle, équivaut au fait de s’occuper de l’enfant au quotidien. Le cadre fixé a été centré sur trois domaines de compétences et d’exercice (sécurité, moralité, santé) et en donne trois moyens de droit que les détenteurs ont l’obligation d’honorer (garde, surveillance et éducation), ce qui permet de n’attribuer cette autorité parentale qu’à un seul parent : l’idée était de donner des moyens d’autorité aux mères célibataires et divorcées qui avaient la charge des enfants.

Certes l’autorité parentale s’est souvent accommodée d’être une autorité fictive : nombre de décisions de justice ont partagé l‘autorité parentale conjointe aux deux parents sans donner à l’un le droit de voir seulement une heure l’enfant, ou alors sous contrôle d’un travailleur social : quelle « autorité » peut-on exercer dans ces cas là ? Non sans une certaine confusion dont les exemples tirés de la clinique abondent (Viaux, 2002), l’autorité parentale est ainsi définie au fil des textes et de la jurisprudence sur un mode bien distinct de ce qui banalement fait l’autorité à savoir la possibilité d’imposer quelque chose qui serait congruent avec la responsabilité exercée à l’égard de l’enfant.

Le nouveau texte vient ratifier cette distinction. L’autorité parentale est devenue conditionnelle puisqu’elle est exercée sous réserve d’une finalité, subordonnée ou soumise en quelque sorte à « l’intérêt » de l’enfant. On soulignera avec insistance le singulier du terme « intérêt ». L’enfant ne disposerait que d’un intérêt ce qui fait de ce terme le pendant du terme relégué d’autorité paternelle : un absolu (Bailleau, 198 ; Viaux, 2003). Il faut lire ce que ce texte dit par son contexte – ce qu’il ne dit pas explicitement

- L’autorité parentale qui n’a pas pour finalité cet intérêt de l’enfant est illégale, donc interdite.

- L’autorité parentale est un « ensemble » finalisé donc chaque composant n’est ni indépendant des autres, ni de la finalité.

- L’intérêt de l’enfant étant une finalité de l’autorité parentale, l’ensemble des droits et devoirs qui la compose en sont donc les descripteurs et la mesure.

- L’autorité parentale étant un ensemble de devoirs, le sujet qui la détient est soumis de facto à une autorité (supérieure ?) qui établit ces devoirs.

- L’autorité parentale relève donc d’une concaténation de pouvoir des uns sur les autres et est aussi une soumission à ces devoirs.

Définie par rapport à son contenu et non par rapport à des personnes l’autorité parentale « appartient » aux parents : le registre de l’appartenance signifie qu’il ne la ne la détienne que par acquisition ou transmission – ce qui justifie sans doute aussi les désappropriations. Les personnes disposent de cette autorité, définie comme un ensemble fonctionnel de règles « au service de » : elle n’est plus consubstantielle de la position de père et mère. Cela rend d’autant plus facile de la déléguer, à des institutions ou d’autres personnes « de confiance », voire de la morceler.

La transformation qui a le plus radicalisé cette marche vers la désappropriation réside dans le ratio droit-devoir/finalité. Si depuis 2002 la détention de l’autorité parentale a toujours pour finalité la sécurité, la moralité et la santé, s’y ajoute l’éducation. L’éducation qui était en quelque sorte un moyen est devenue un but, de même que le développement de l’enfant. Ce déplacement n’est pas une coquetterie de rédaction pour clarifier les choses mais un véritable retournement. L’Etat assigne à la parentalité un objectif de réussite du développement et de l’éducation : se plaçant résolument dans une perspective productiviste, et non d’épanouissement du sujet, il fait passer le développement et l’éducation au rang explicite de norme flottante, à la jointure du psycho-social et de la citoyenneté. Etre « bon parent » c’est avoir un enfant qui se développe « bien » et l’éducation devient une fin « en soi » de l’exercice parental.

Certes il est difficile aujourd’hui ne pas accepter l’idée que l’enfant soit une personne en développement. On sait qu’un des symptômes les plus évidents des mauvais traitements est la cassure des courbes de développement physique et intellectuel. Mais ce symptôme d’alerte n’est en rien un curseur signifiant la dysparentalité ou la mauvaise éducation, les facteurs de risques de la maltraitance étant parfaitement hétérogènes, sociologiques autant que psychologiques, cumulatifs, non linéaires et éducatifs (Browne et al, 1993). Assigner le développement comme signe de bonne parentalité revient à faire d’un effet une cause en niant ce qu’on l’on veut promouvoir : si l’enfant est une personne son développement dépend aussi de lui dans l’interaction avec autrui – ses parents et les autres.

Au moment où seuls les archéo-psys refusent d’admettre que l’autisme infantile, qui fut longtemps proposé comme le modèle même du dysfonctionnement relationnel parent enfant, est le produit d’un véritable trouble neurologique de communication, et ou d’autres modèles de ce type sont largement révisés, ce texte de loi recharge donc de culpabilité la fonction parentale en faisant du « développement » un devoir et une finalité …. une sorte de pierre de touche, un absolu, de la bonne citoyenneté familiale. Est-ce un hasard ? probablement non : si certains discours « psy » n’enserrent plus dans la culpabilité, permettant ainsi le fonctionnement en circularité de la police des familles, il faut probablement en trouver un autre. Le discours du « droit de l’enfant » et de cet « intérêt » autant absolu que généraliste, est donc substitutif. Il permet de renvoyer chaque parent à son inquiétude d’avoir tout fait pour favoriser le développement de son enfant. « Tout fait » renvoie à la catégorie de l’effort et du conscient, mais aussi à la part du « je ne sais pas », « suis-je assez bien comme parent ? » … bref, chacun est sommé de rendre compte d’une démarche dont il ne maîtrise qu’une part assez mince. Non pas que les parents n’aient pas envie de voir leurs enfants se développer – sauf exceptions – mais que ce « désir » est cependant d’une certaine complexité qui n’a rien à voir avec les droits et les devoirs. Il y a un gain à ce déplacement sur deux tableaux à la fois : ce ne sont plus les théories psychologiques qui culpabilisent, mais il y a de la culpabilité quand même – et ce sont toujours les mêmes cliniciens qui prennent en charge avec les mêmes théories les familles « à problèmes ».

Or d’un point de vu strictement psychopathologique on notera que le lien parent enfant est un lien constitué de bien plus d’inconscient que de conscient, que d’inculquer des règles de vie à une enfant ne procède que très peu du rationnel, et que les troubles développementaux ne sont pas tous – loin de là – liés à un quelconque désordre relationnel familial. Par conséquent la mesure par des normes (lesquelles ?) développementales et éducatives la qualité parentale revient à ériger un absolutisme tout aussi arbitraire que l’antique puissance paternelle. La différence est sans doute que le puissent vecteur des médias contemporains servent à véhiculer de modes en mode les règles de bienséance qui dissimule la flottaison normative.

De la démocratie familiale au double lien

Ce texte de 2002 ne serait qu’une inutile injonction, d’effet limité (par rapport au texte antérieur) et d’une prétention assez absurde au regard de la singularité de tout sujet humain, s’il n’était assorti de deux compléments lourds de sens, sur la garde et le respect de la personne.

La notion de « garde » a disparu, de même que le devoir de surveillance : c'est-à-dire que l’autorité est exercée indépendamment de la présence ou non de l’enfant à son domicile, et de la capacité de parents, qui travaillent ou qui laissent un peu de liberté à leur adolescent, à surveiller ses agissements.

C’est moins anodin qu’il n’en paraît : le parent est dans un curieux no man’s land du lien. Il est responsable en tant que détenteur de l’autorité parentale, sans que la présence de l’enfant ne soit nécessaire10. Concession aux couples séparés qui habitent loin l’un de l’autre ? Certainement, puisque ce texte a été réclamé par les associations de défenses des pères divorcés, mais pas seulement. C’est aussi la marque d’une révolution dans la conception référentielle du lien familial : en terme de responsabilité le parent détient tout, en terme de « réel » ou possible du lien affectif on ne lui doit rien. Ce qui prime pour l’enfant c’est son « intérêt », c’est-à-dire le droit « d’avoir » ses deux parents11 comme le parent a le droit « d’avoir » l’autorité parentale : avoir est ici la représentation concédée d’un lien purement mécanique, celui d’une créance réciproque, sans aucun rapport avec un lien consubstantiel à la position de parent, et déconnectée de la question de la filiation en tant que référence majeure pour « s’approprier » cet ensemble et fonder sur la reconnaissance du lien la réciprocité parent-enfant. Sous prétexte (sans doute) de modernité et de commodité langagière c’est à l’essence même de la réciprocité des liens que l’on s’est attaqué.

Puis apparaît le concept, très inspiré des thèses de F. Dolto, de l’exercice « dans le respect du a sa personne ». Le respect de la personne est en tout temps le gage de la valeur de la vie, nul ne le contestera. Cependant il apparaît paradoxal dans cet esprit de retirer les « moyens » (« droits de garde, de surveillance et d’éducation » du texte précédent) pour ne conserver que les finalités. Il apparaît tout autant singulier d’avoir gardé intact le texte de 1804 de l’article 371 « L’enfant à tout âge doit honneur et respect à ses père et mère » sans le compléter par souci de cohésion familiale avec la notion de respect de l’enfant puisqu’on voulait l’introduire. On ne peut penser que le choix d’attacher le texte sur le respect de la personne à la finalité éducative ait quelque chose de fortuit, puisque le but est de subordonner l’attitude éducative à l’intérêt de l’enfant. Ce terme de respect prend ainsi une coloration morale (le bon usage de l’autorité pour éduquer l’enfant), en ramenant à la culpabilité d’où s’origine la morale, et prépare l’ultime phase de cette révolution : la démocratie familiale.

Le modèle démocratique contemporain devient un modèle familial : on consulte. L’enfant est associé selon son âge et sa maturité aux décisions. Ce qui signifie qu’après avoir crée une autorité à finalité de type absolu (l’intérêt au singulier, et non les intérêts au pluriel), elle n’est conférée que sous double condition : le respect de la personne et la concertation. A la différence de la constitution française où le Président et le premier ministre dispose l’un avec l’article 16 l’autre avec l’article 49-3 d’un moyen d’imposer leur seule volonté, la constitution familiale ne comporte pas dans la loi de moyen d’échapper à la voix consultative de l’enfant.

Bien que le contrôle de cette disposition soit très difficile, il ne faut pas détourner le sens de la question. C’est un texte symbolique ! s’écrient en chœur les lobbies des droits de l’enfant : il s’agit d’inscrire l’enfant comme constituant de la famille à part entière, il ne s’agit pas de sanctionner mais d’inciter, et de marquer les places. Car chaque fois qu’on va dans ce mouvement de désafiliation par le biais d’une affirmation de principe de la différence (différence des générations, et à propos d’autres textes, différence des sexes) on utilise l’artifice langagier : c’est du symbolique, sous-entendu cela ne se concrétise pas, c’est seulement une façon de dire que l’enfant est une personne. L’ennui est qu’un texte de loi n’a rien de symbolique, puisqu’il est concrétisable en jurisprudence, et que de plus il est signifiant. Il ne faut pas prendre les citoyens et les juristes pour des amateurs de paroles en l’air qui brillent comme la lumière au fond du tabernacle. Si un texte figure dans le code il est applicable au pied de la lettre et quelqu’un s’en chargera bien : l’adultisation légale est donc en marche et il n’est pas inimaginable que des enfants de 10-11 ans s’opposent au choix parental du collège privé, de la langue vivante ou de la suppression de la télévision dans leur chambre, ou de l’interdiction de voir tel copain peu fréquentable etc… finissent par trouver des oreilles compatissantes en mal de règlement de compte avec la famille qui trouveront elles-mêmes un avocat en mal de procédure, lequel argumentera que l’enfant n’a pas été « consulté » : l’usage de la lettre recommandée électronique depuis l’ordinateur parental jusqu’à celui de l’enfant va faire la fortune prochaine des télécoms….

Au plan de la justification cette démocratie familiale provient de l’attente sur le respect de la personne de l’enfant. On n’imagine mal comprendre l’intérêt de quelqu’un, sans avoir une représentation de ce qu’il en ressent et en pense, donc il faut inciter à le lui demander. Sauf que consultation familiale ou pas, l’obligation scolaire, pour reprendre cet exemple, n’est pas le fait de l’autorité parentale, pas plus que le respect du code de la route : or l’éducation nationale est moins bon parent que les familles, elle ne consulte pas l’enfant pour lui laisser choisir son école, son collège ou son emploi du temps – la carte scolaire n’est pas négociable (ou presque…). Quand donc il est dit que l’autorité parentale appartient aux parents pour assurer son éducation – il y a un sous-texte omis, qui subordonne cette éducation à une référence circulaire : ce qui est de bonne éducation c’est que l’enfant soit bon élève, sauf que ce n’est pas le parent qui peut apprécier cette qualité, ni même concourir à définir le programme de travail adapté à son enfant pour y parvenir, mais l’autorité qui lui a enjoint d’en faire un bon élève.

Pris au pied de la lettre ce texte fait que chaque parent est soumis à une double contrainte – quelque chose comme un double lien- au sens où ce concept a été utilisé par l’école de Palo Alto -. Pour prouver sa bonne qualité parentale il doit soumettre au quotidien cette qualité à celui sur qui elle s’exerce, tout en se soumettant et en le soumettant aux normes de l’autorité qui lui délègue cette responsabilité.

L’essentiel et même l’essence de ce texte révolutionne le rapport sujet-loi-Etat en polissant une régulation circulaire et une « flottaison » normative pour reprendre le mot de Deleuze, à un point jamais atteint : assujetti à son devoir citoyen, et sa nécessaire intégration sociale, le parent-éducateur est pris entre le regard de l’Etat et celui de l’enfant. A l’un comme à l’autre il doit se référer pour toute décision, tout en assumant celle-ci sous sa seule responsabilité. Détenir l’autorité parentale revient donc à détenir le droit de demander un avis, un devoir de respect, un conformisme social sans faille … moins d’avoir de la vie à transmettre (instituer), que de gérer au singulier la fonction éducative de l’Etat.

Bien entendu la réalité n’est pas, en apparence, complexe au quotidien, et c’est dans les conflits que va ressurgir la pesée de ce double lien. Plus le parent voudra faire prévaloir son autorité, parce qu’on lui reproche de ne pas élever son enfant « comme il faut », et plus on lui demandera de n’être qu’un relais normatif, alors que naïvement la plupart des gens pense que leur culture familiale prévaut, une fois respectés les principes élémentaires de laisser l’enfant être vacciné et aller à l’école.

Certes l’Etat ne peu ni laisser battre ou exploiter les enfants, ni les laisser ne pas être éduqués et soignés. Il n’est en rien contestable qu’il s’agit bien réellement d’un progrès du développement collectif. De là à restreindre la liberté de chaque sujet d’être ou non dans la norme éducative, il y a plus que l’espace pour une réflexion, qui a disparu derrière l’une des grandes angoisses collectives des démocratie : la fabrication de l’enfant dyssocial ou délinquant.

Cette piste d’interprétation est un leurre – durable et efficace - même s’il n’existe aucune démonstration irréfutable du lien entre type de famille, type d’éducation et délinquance (Mucchielli, 2001) … et même si le cas d’espèce vient parfois contredire la généralité. La clinique de la dyssocialité nous apprend que dans nombres de familles un seul sujet « dévie » quand les autres au contraire s’adaptent, et que parallèlement dans quelques tribus délinquantes, un ou plusieurs échappent à la répétition da la marginalité. Pourtant ce leurre agit bien comme tel : il justifie aux yeux de la grande majorité des parents le balisage de l’autorité parentale. En consultation il n’est pas rare d’entendre un parent, mis en cause dans sa compétence parentale, protester de l’intervention le concernant lui, tout en soutenant le bien fondé pour les enfants mal traités de ce système d’investigation.

Ce qui fait révolution dans ce texte de 2002 c’est qu’il consacre non le lien de famille mais le double lien, enserrant le parental dans le démocratique, et l’autorité dans le regard de l’autre en lieu et place de l’afilliation : Il n’y a plus de parent détenant la responsabilité d’affilier leur progéniture à une culture familiale, enchâssée suffisamment dans la culture collective, mais seulement des parents délégataires d’une normativité flottante où l’intérêt de l’enfant prend place d’ultima ratio.

Le raccourci est brutal mais mérite d’être formulé tel quel : l’interdit de l’inceste est-il œuvre de raison et d’intérêt de l’enfant ? Le désir oedipien de l’enfant est-il négociable ?

La parentalité par ce texte est devenu contractualisée : la filiation est prétexte à faire contrat de bon usage, pour des buts, certes élevés et républicains, mais sous conditions diverses. Comme le rappelait P. Legendre, « nous vivons un nouveau paroxysme du débat occidental sur les droits du sujet, c’est-à-dire la problématique de la limite. Loin d’abolir la question de l’Interdit comme idéalement pourrait le prétendre le discours sur la combinaison filiation/contrat, il l’exacerbe. (Les enfants du texte, 1992). Le même auteur dans une phrase saisissante dénonçait « l’idée d’un totalitarisme inédit prêchant la contractualisation de tout lien, du lien d’enfance lui-même » (1992).

Sans être allé jusqu’au totalitarisme on voit bien que nous sommes dans un renouveau de l’absolutisme, même s’il est revêtu des droits de l’homme et de l’enfant12 : l’arbitraire d’une normativité indéfinissable qui porte le nom d’intérêt ou de respect13, et d’une injonction paradoxale à n’être parent respectueux du sujet enfant que si son intérêt et son développement coïncide avec cet indéfini.

Fonction éducative de l’Etat et psychopathologie

La fabrique des fils est fragile : la place centrale de la famille dans l’assomption du genre humain est-elle de fabriquer du citoyen, éduqué et en bonne santé, ou de transmettre la vie ? Telle est le débat qu’il ne faut pas déplacer derrière l’argument du droit au savoir et à l’éducation. En cadrant la parentalité par un recours à la flottaison de la norme, empruntant sans vergogne aux sciences humaines des concepts et des références qui n’ont pas été construits pour faire norme, l’Etat s’approprie la fonction éducative, au détriment de sa fonction référentielle. Garantir l’accès à l’éducation, ce n’est pas garantir la filiation, ce n’est pas faire de la famille et du lien parent-enfant ce qui légitime les places de chaque génération, et le respect de ces places.

Or quand un enfant ou une famille dévie de la trajectoire banale et qu’aucune raison sociale ou biologique ne vient justifier la tension entre le sujet et la société (que ce soit par maladie ou déviance) il reste comme recours pour une explication la causalité psychique. Cette forme causale a remplacé au début du 20ème siècle l’hérédité et les théories de la dégénerescence, non sans laisser des épigones (l’explication transgénérationnelle, par exemple). Les cliniciens sont ainsi pris dans le piège où ils ont tenté d’enfermer le social, en affirmant que derrière toute expression de déviance sociale, et de difficulté d’apprentissage il y a un sens, pris dans l’expression d’un inconscient dynamique, ou dans un système familial, ou même une psychosomatique. La clinique psychologique s’est mise dans la fâcheuse posture de répondre de tout et à tout sur le mode de la gare de triage. Non pour orienter les sujets (encore que …) mais pour donner réponse dans toutes les directions : d’où ça vient, ou ça va, que faut-il préconiser ? Ce faisant elle se lie à son tour dans une pensée efficace, à savoir de soutenir la fonction éducative de l’Etat, en permettant aux parents, ou aux éducateurs de « reprendre » la main.

Il va de soi qu’au cas par cas, la souffrance d’un sujet et d’une famille sont bien normalement l’objet de l’attention clinique. Mais à un autre niveau derrière chaque enfant irrégulier se pose la question non de ce qu’il signifie par son échec scolaire, mais de ce qu’il est.

En d’autres termes, au de là du quotidien, la psychopathologie peut parfaitement subvertir, avec un minimum de casuistique, cette soumission à la norme flottante, en portant son regard sur le dessein, et sur le sens de la question, plutôt que de s’épuiser à y répondre au cas par cas. Analyser l’actualisation de la police des familles et de son argument légal, permet d’avoir pour chaque sujet la pensée que les contradictions qui le nouent et le font souffrir en sa place de sujet, enfant ou parent, ne sont pas que le produit de ses conflits intérieurs. L’introjection de l’injonction paradoxale et de la flottaison, produit aussi du pathos intime. Chez tout sujet qui signe l’échec de la fonction éducative de l’Etat il y a aussi une subversion : Que dit-il « son » symptôme du double lien où la parentalité se débat ?

Si la parentalité est devenue nécessairement négociable ; si la famille est devenue la plus petite entité démocratique renouvelable sans élection c’est qu’il y a dans l’air du temps un certain pathos. L’enfant qui aura négocié son enfance, se sera auto-construit pour une part, mais dans un processus autodestructif. En réduisant l’enfant à « son » intérêt, et sa parole à un effet démocratique, la loi le met en situation de ne plus être redevable de rien, et donc de ne pas sentir le poids à payer de la dette généalogique : tout parent est en quelque sorte invité à s’incliner devant la résurgence de sa propre toute-puissance infantile, et se priver de ce fameux Sur-Moi dont Freud disait qu’il était un « patrimoine ». Sur une terre où il n’y aurait plus que des enfants soumis au principe du plaisir, la loi, d’où qu’elle vienne, n’aurait pas le dernier mot.

Ce qui fonde la raison d’Etat n’est pas la raison mais un processus qui permet de traiter toute question en fonction des intérêts de survie de la collectivité, à qui il est délégué l’intérêt individuel. Ce même processus habite le sujet et son groupe d’appartenance puisque le sujet borne ses désirs – quoi qu’il en ait – à ce que lui autorise l’interdiction inconsciente que lui délivre son Sur-Moi. Chacun produit donc sa norme à l’aune de la culpabilité qu’il peut assumer. L’Etat s’en empare pour faire raison, en s’appuyant sur le « Sur-Moi collectif » (Freud, 1929), et en édictant ce qui est punissable, car transgressant la norme des comportements admis. La norme est d’abord une régulation des images : l’Etat tend à chacun un miroir des Interdits introjectés, en produisant du symbole (et non pas du symbolique) de ce qui « unifie » les membres du groupe autour des valeurs de la République. Mais là-dessus est advenu que les Etats ont parfois dévoré leurs enfants dans des convulsions génocidaires, moins par folie meurtrière, ou par dérèglement de la démocratie qui enfante parfois d’un bâtard faciste : par raison, par système, dans un processus minutieusement pensé. Cette effroyable logique est tellement peu extraordinaire qu’on se met à comparer les résultats pour déterminer laquelle fut plus dévastatrice (cf la citation de P. Legendre). Analogiquement on se refuse à penser que préserver à tout prix la logique du lien parent-enfant est un enjeu supérieur à l’enfermement de la parentalité dans ne surveillance visant à éviter les maltraitances. Or la question est là : Comment se soutenir d’images parentales qui elles-mêmes ne peuvent se soutenir que de but éducatifs et du contentement béat d’être approuvé du regard par l’enfant ? Nous aurons à terme une génération de fils dés-aliénés, consultés, respectés, mais seuls, face à la fonction éducative de l’Etat que leurs parents n’assumeront que par délégation. L’histoire nous apprend que tout régime autoritaire (ou totalitaire) a su (et saura) utiliser les enfants contre les adultes pour mieux asseoir son emprise.

Cette casuistique fait peut-être effet loupe, et l’on peut s’interroger sur la sévérité à laquelle porte l’analyse d’un texte de loi démocratique comme précurseur et porteur d’une attaque contre le principe même de filiation. Ce n’est pas pur pessimisme mais constat : il n’y a pas eu débat de société, comme on dit, et le retournement logique semble aller de soi dans une inquiétante unanimité législative. Il n’est pas d’argument qui lui ait été opposé (par comparaison avec les empoignades aux quelles donnent lieu par exemple l’homoparentalité - qui est ni plus ni moins signifiante de la même logique). Il n’y a pas d’argument – tout simplement. A ceci deux raisons : d’une part aucune pensée, sauf le radicalisme fanatique, ne met en jeu et en doute le bien fondé de la démarche égalitaire et protectrice des droits de l’homme et de l’enfant ; d’autre part, et c’est la modeste ambition de ce questionnement, l’analyse ne vaut que se plaçant du point de vue du lien qui arrime le sujet à son humanisation. Psychiquement parlant la place générationnelle - en tant qu’elle n’est que la socialisation des liens – n’est pas négociable, sauf au risque de la folie, de l’inceste ou du parricide : ce n’est pas ce que le législateur voulait dire, mais la pulsion génocidaire – qui depuis un siècle bouscule les démocraties – y a glissé une tentacule. Ce que l’analyse de la dialectique du lien nous apprend c’est que la fonction éducative de l’Etat est un piège, qui abaisse et attaque la fonction Référentielle – dont chaque Sujet a pourtant un besoin essentiel, psychiquement vital, pour garantir sa filiation.

1  « Je te tue » est le titre du passionnant ouvrage consacré à Roberto Succo par Pascale Froment Succo a pu entreprendre une cavale meurtrière si longue en raison même d’une gestion non politique et désordonnées des services de police et de justice de trois pays (France Italie, Suisse)

2  Succo a pu entreprendre une cavale meurtrière si longue en raison même d’une gestion non politique et désordonnées des services de police et de justice de trois pays (France Italie, Suisse

3  " Savais-je aussi, qu'il y a des degrés à la subversion, que nous ne sommes vraiment subversifs, dans nos rapports à autrui, que lorsque nous nous appliquons à ne point l'être et que, dans ce climat de non-suspicion, favorisé par notre comportement naturel, personne ne s'en aperçoit encore ? " Edmond Jabes Le petit livre de la subversion hors de soupçon

4  Le « négationisme » de la Shoah, mais aussi de bien d’autres génocides actuels ou passés – y compris psychiques – comme la confusion folie/délinquance en témoigne

5  La puissance paternelle du 19ème siècle, succédanée de la sujétion au Roi-père, a été définitivement abolie en 1889 : un siècle après la destruction symbolique de la Bastille où l’on n’enfermait plus que de grands enfants rebelles

6  Cette préoccupation n’a pas changé comme en témoigne les arrêtés municipaux anti-mendicité qui sont surtout anti-skin, anti-gens du voyage etc.

7  Cependant que la percée de l’attention aux maltraitances – sexuelles entre autres – est rapidement enterrée après les travaux de Tardieu et Paul Bernard jusqu’à la résurgence difficile en France dans les années 70-80

8  Code de 1804 : L’enfant à tout âge doit honneur et respect à ses pères et mères ( texte Art 371 : encore en vigueur) – Il reste sous sont autorité jusqu’à sa majorité ou son émancipation (art. 372) – Le père seul exerce cette autorité durant le mariage (art.373).

9  L’essai de G. Mendel « Pour décoloniser l’enfant » est sous-titré « socio-psychanalyse » mais il représente bien une lecture psychanalytique du politique

10  Et la jurisprudence le rend civilement responsable même s’il ne détient que quelques heures par mois l’enfant à son domicile

11  CIDE

12  Puisque l’ONU voulant, cela ne se confond pas.

13  L’auteur a eu d’intéressants et nombreux entretiens avec des jeunes dits « de quartier sensibles », en général délinquants, sur ce terme de « respect » dont le manque à eux adressé, justifie leurs actes peu sociaux et très peu conviviaux quand ils ne sont pas carrément meurtriers. Le problème est que la définition du dit respect au bout de quelques arguties tourne assez souvent au « c’est moi qui décide » de ce qui est ou non le respect que l’on me doit. On ne saurait mieux montrer l’ambiguïté de ce terme pourtant légal, qui a toutes les apparences de la référence éducative et cependant tous les avantages subjectivité.

Corneau G. (1989). Père manquant, fils manqué. Montréal : les éditions de l’homme

Freud S. (1927), L’avenir d’une illusion. Paris PUF, 1971

Freud S. (1930), Malaise dans la civilisation : Paris : Puf, 1971

Legendre P. (1990), Leçon IV suite 2 : Filiation. Paris : Fayard

Legendre P. (1991), Leçon VIII : Le crime du Caporal Lortie. Paris : Fayard.

Legendre P (1992), Leçon VI : Les enfants du texte. Paris : Fayard

Mendel G. (1971). Pour décoloniser l’enfant. Paris : Payot

Mucchielli L. (2001). « Monoparentalité,divorce et délinquance juvénile : une liaison empiriquement contestable », Déviance et Société

Prigent Y. (2003). La cruauté ordinaire. Paris : Desclée de Brower

Viaux J-L (2002). L’enfant et le couple en crise. Paris : Dunod

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Anarchisme et nature humaine : domination contre autonomie

Francis Dupuis-Déri

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