N°25 / numéro 25 - Juillet 2014

La transmission : une longue quête de liberté

Christian Pessey

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Principe même de la vie, la transmission dépasse avec l’homme le leg génétique de l’instinct de survie. Dès lors qu’il put et sut transmettre un bagage technique et intellectuel, notamment par le langage, il s’en servit pour conquérir le monde. Il perçut sans doute très tôt que la transmission modulée de ce corpus intellectuel constituait une puissante arme de domination autant que de développement. Avec le monothéisme la transmission se fige dans le dogme pendant des siècles. Elle reprend force et vigueur avec l’humanisme régénérant de la Renaissance qui débouche sur le siècle des Lumières et la Révolution libératrice des forces de l’esprit. N’est-elle pas à nouveau menacée de cristallisation par la dictature des puissances économiques ?  

Vivre c’est transmettre

La transmission est à la racine même du monde sensible, du monde du vivant. Depuis que la première cellule s’est divisée, elle a commencé à transmettre des données génétiques qui par agencements successifs, fruits du hasard ou d’une force transcendantale, suivant qu’on est ou non croyant, n’ont cessé d’être transmises d’un individu à un autre, de génération en génération. Vivre, c’est donc transmettre. Vivre c’est partager ces patrimoines génétiques, ces données complexes qui en s’entrecroisant ont abouti à cette incroyable diversité qu’est le foisonnement de la vie, qui fait que chaque individu est, selon les scientifiques, unique ou mieux original. Mais la transmission est aussi source de dilution des critères de l’espèce ou encore dispersion de ceux qui donneront naissance à d’autres branches de vie, fruits du hasard des rencontres ou d’accidents, d’évènements imprévisibles.

Dans la biosphère, ce que certains appelleront le « sens de la vie » est un principe constant visant à assurer la pérennité de l’espèce. Des mécanismes complexes, non encore élucidés, conduisent ainsi la plante en danger de destruction, par manque d’eau ou un trop chaud soleil à fleurir plus abondamment pour fructifier davantage et compenser ainsi les risques non pas pour elle-même (car elle s’épuise dans ce comportement) mais pour préserver sa succession voire sa multiplication. La perdrix dont les œufs sont détruits prématurément génère une seconde couvée tardive qu’elle n’aurait pas produite dans des conditions normales d’élevage de ses poussins. Elle se met en danger en épuisant ses forces car il lui faudra privilégier ses petits dans la quête des insectes nécessaires à leur développement, à son propre détriment. Les exemples abondent dans le règne végétal et animal de ces phénomènes qui sont interprétés comme une puissante force tendant à transmettre la vie et surtout le patrimoine génétique des espèces et variétés.

L’homme, et plus précisément la femme, n’échappe pas au phénomène avec l’instinct maternel ou l’instinct de vie ou de survie si souvent admirés voire vénérés, alors qu’ils sont tout juste respectables. Il n’y a en effet aucun mérite à se comporter d’une certaine manière si c’est instinctif… Dans un certain sens, la tentation pour l’homme de préserver sa descendance en pensant et en voulant l’infléchir vers certains critères n’a pas fait la démonstration de son extrême pertinence lorsqu’il s’est agi de produire une génération de grands gaillards blonds aux yeux bleus. C’était pourtant bien là la volonté affirmée de restaurer et de transmettre des critères physiques prétendument porteurs de qualités supérieures.

Comme toute espèce animale, l’homme a évidemment adopté des comportements propres à garantir sa survie et si possible le développement de sa famille, de son clan (c’est plus poétique que « variété »), de son groupe, de son espèce. Dépassant la reproduction instinctive, car inscrits dans les gènes, de comportements automatiques, il a développé des stratégies raisonnées qui ont fini par lui assurer une domination planétaire sinon universelle. C’est par une transmission évolutive de gestes et de comportements qu’il a pu passer de la cueillette à la production de toutes sortes de choses. Une nouvelle forme de transmission est apparue qui est passée de l’inconscient au conscient, du hasard au méthodique. L’observation de l’autre, et de la façon dont il faisait face aux difficultés ou aux problématiques, mais aussi la créativité face aux problèmes imprévus et inconnus auquel il peut être confronté ont assuré à l’homme cette supériorité sur tous les autres organismes vivants. Ce corpus de comportements, de stratégies est devenu un patrimoine que les groupes humains se sont partagés, volontairement ou non, consciemment ou pas. L’acquisition du langage, par l’oralité puis l’écriture, jouera évidemment un rôle fondamental dans la transmission des savoirs, au premier rang desquels la transmission des informations essentielles à la survie.

On objectera cependant que ce patrimoine comportemental n’avait, et n’a encore très largement pour autre objectif que d’assurer globalement la survie de l’espèce, sa prolifération, sa suprématie, voire son immortalité, victoire ultime sur le temps. Car au fond, vers quoi tendent cette fantastique dépense d’énergie, cette lutte permanente et farouche contre l’adversité, cette puissante volonté de se reproduire sinon vers une forme d’immortalité ou de prolongement de soi-même dans sa descendance ?

Depuis longtemps assuré de la difficulté du projet, l’homme s’est fait une raison et est parvenu à vivre tout en prenant conscience qu’il devrait mourir un jour et peut-être disparaître à jamais, ce qui était, et reste évidemment très contrariant en même temps que difficile à concevoir, même si l’expérience nous conduit normalement à l’admettre. C’est évidemment là qu’entre en lice la spiritualité, ce concept magnifié et magnifiant, qui permet de trouver des solutions aux problèmes que notre cerveau ne peut résoudre. Dès lors, la transmission n’a plus été prosaïquement naturelle. On lui a trouvé une origine divine, fruit de l’imagination pour les uns, d’une révélation pour les autres.

L’homme s’est longtemps interrogé sur la façon d’amadouer les puissances de la nature et certains, je peux vous l’assurer, en sont encore là en plein XXIe siècle, au fond de quelques forêts impénétrables. L’homme « civilisé » (de préférence blanc et européen ou descendant d’européens, de préférence judéo-chrétien) a cessé de mépriser ces comportements « primaires » dont il subodorait sans doute avec quelque gêne, sinon quelque honte, que ses ancêtres les avaient autrefois adoptés.

La transmission confisquée

Les religions polythétiques antiques, aux premiers rangs desquelles les religions grecque et romaine, sont entièrement fondées sur une transmission que je qualifierai de reconstituée ou de rétroactive. Tel dieu, telle déesse a donné telle chose aux hommes, produit tel phénomène ou encore assuré une protection contre tel ou tel phénomène concret ou spirituel. Zeus est responsable de la foudre, Éole du vent, Aphrodite de l’amour, etc. Chaque chose, chaque phénomène, chaque sentiment, chaque concept a sa divinité tutélaire dont on cherche à s’attirer les bonnes grâces par des pratiques directement héritées de comportements magiques ancestraux. L’anthropomorphisme des divinités n’est finalement qu’un reflet tutélaire qui place les hommes non dans leur dépendance mais pratiquement sous leur protection. Quelques pratiques rituelliques suffiront généralement pour s’en attirer sinon les bonnes grâces, du moins une neutralité qu’on espère bienveillante. Les plus beaux esprits ont alors l’opportunité de sonder l’esprit humain et d’y découvrir que la raison n’a pas à s’encombrer outre mesure de traditions, voire de superstitions, qui relèvent plus du folklore que du sacré. La religion n’entrave en rien la libération de la pensée et des méthodes d’inventorisation intellectuelles qu’on appellera la philosophie.

Tout bascule avec les monothéismes où la transmission s’exerce par la voie (sinon par la voix) d’un dieu unique, créateur de toutes choses, capable de colères et de gestes de vengeance envers ceux qui ne se plieraient pas à sa loi et, à plus forte raison, contesteraient son existence. Le monothéisme juif jette les bases de cette suprématie divine fondée sur cette autorité transcendantale qui choisit ses messagers en s’adressant directement à eux (Abraham, Moïse, etc.) où en en faisant ses représentants sur terre (les fameux messies) ou ses interprètes (les apôtres) ou ses serviteurs. La transmission de ce qui devient vite une tradition se fait rapidement sous forme orale puis, ou simultanément, écrite, sous la forme de différents textes qui deviennent rapidement sacrés. La transmission culturelle telles qu’initiée en Grèce se fait cultuelle et donc strictement encadrée par des lois intangibles. Circonscrite à une communauté réduite et qui entend le rester chez les Juifs, elle prend un essor prosélyte et universaliste avec le christianisme et l’islam. La religion canalise alors toute transmission de valeurs et de dogmes exclusifs qui interdit pratiquement toute forme de pensée qui ne s’inscrit pas dans cette transmission verticale organisée de façon hiérarchisée par un clergé, notamment chez les catholiques

Toute activité humaine est dès lors encadrée par des pratiques et des comportements de nature cultuelle dont l’origine, généralement purement pratique, est totalement perdue et donc ignorée par ceux qui s’y conforment. La transmission devient sacramentale et prend la forme de cérémonies strictement encadrées, organisées de façon à ponctuer les grandes étapes de la vie jusqu’à la mort. Plusieurs millénaires de pratiques marquant la frontière entre le bien et le mal tels que résultant des livres sacrés, vont forger et façonner les esprits en les conditionnant dans une transmission stéréotypée hors de laquelle il n’y a point de salut, au sens strict du terme.

Le mouvement monastique joue ici un rôle capital puisqu’il détient la clé de la transmission culturelle (et cultuelle) à travers la copie jusqu’à l’invention de l’imprimerie. Le monastère ou le couvent fonctionnent comme une secte dont les membres sont entièrement dévoués à une puissance supérieure transcendantale et à la transmission du message des livres saints et d’une tradition millénaire. L’abbaye (monastère ou couvent) répond tout à fait aux critères reconnus aujourd’hui pour définir une secte. On y entre plutôt facilement et l’on n’en sort jamais, l’organisation capte les biens du « candidat » et impose la rupture avec son milieu familial (jusqu’au retrait absolu du monde profane pour les cloîtré(e)s, il est tenu au secret, voire au silence absolu, il est l’objet de contraintes de nature à affaiblir son jugement (abstinence sexuelle, jeune, travaux harassants pour certains moines qui assainissent les terres de l’abbaye, litanies répétitives, musiques et chants incantatoires), enfin soumission totale à la hiérarchie et à un guide charismatique omnipotent.

La castration intellectuelle résultant notamment du catholicisme, ne laisse de place à aucune contestation ni à la moindre déviance, même minime des voies et frontières tracées par le dogme, renforcé et durci au fil des siècles, pour aboutir à l’inquisition médiévale. C’est particulièrement vrai dans l’univers monastique comme l’a fort bien montré Ettore Scola dans Au Nom de la Rose.

Les expressions considérées à nos yeux d’aujourd’hui comme « artistiques » ou « littéraires » sont elles-mêmes strictement encadrées, stéréotypées dans la forme comme dans le fond. La transmission est celle de modèles reproduits depuis des siècles, de scènes religieuses, et il faut souvent chercher à l’arrière-plan d’une vierge ou d’une représentation de dieu ou du Christ la vision fugitive d’un paysage ou d’une scène de vie que le peintre aura, presque subrepticement incluse dans son œuvre. Encore cette scène sera-t-elle souvent une représentation symbolique de l’univers du peintre dont nous avons perdu la signification, mais qui s’inscrit toujours dans un codage chrétien de la scène.

Quelle que soit la qualité esthétique des œuvres, elle ne suffit pas à en faire des expressions artistiques, puisque soumise à des règles coercitives transmises de génération en génération et imposées par leurs commanditaires, le plus souvent religieux. Cette production esthétique n’a pour fonction que la transmission des concepts, généralement légendaires, qui participent à l’hégémonie intellectuelle et morale et à la transmission des principes religieux considérés comme immuables. Il n’est que de voir le débat que déclenchera l’interprétation janséniste de l’image du Christ en croix ou et le fait de le clouer dans les poignets au lieu des paumes, pourtant en pure logique (un corps ne pouvant tenir sur une croix, cloué dans la fragile structure des mains). On pourrait aller jusqu’à dire que pendant des siècles, on est en présence non pas de formes artistiques mais d’une esthétique d’endoctrinement.

Il en est de même pour les pratiques artisanales pour lesquelles l’originalité est même suspecte. La transmission est alors purement technique, portant sur des thèmes répétitifs d’inspiration religieuse et des techniques qui stagneront dans la banalité pendant des siècles, interdisant toute originalité et freinant la progressivité. L’architecture elle-même, notamment celle des édifices religieux, va longtemps refléter ce repli intellectuel et moral : par-delà les contraintes techniques, cet art roman qui nous séduit par sa sobriété et sa pureté n’est en fait que le reflet significatif d’un repliement sur soi, d’une obscurité physique et intellectuelle. Il faudra attendre la fin du moyen âge et le gothique, puis la Renaissance, pour que la lumière commence à illuminer l’église, condition indispensable pour regarder, si l’on peut dire, « dieu en face ». C’est aussi, prosaïquement, la condition concrète pour lire un missel, ce qui n’était pas possible, même pour les lettrés, dans l’obscurité de la chapelle romane.

Politiquement, la transmission s’inscrit aussi directement dans ce schéma. Le monarque tient son pouvoir et sa légitimité de dieu seul et il la transmet par filiation, dans toute la mesure du possible, génétique, dans la famille.

La hiérarchie politique procède du même type de schéma avec une féodalité qui n’est qu’un dispositif, on pourrait même dire une courroie, de transmission du système. Chaque seigneur est « l’homme », c’est-à-dire l’affidé, de celui qui le précède, généalogiquement, de père en fils d’une part, et politiquement, de suzerain à vassal, d’autre part. La transmission s’opère jusque dans le nom pour former une lignée généalogique sélective puisqu’elle ignore les filles et écarte les cadets. Le corpus des éléments à transmettre est minimal puisqu’il met le roi en tête de colonne. C’est lui qui communique de facto aux seigneurs, à la noblesse, la légitimité de son pouvoir, au prétexte de défendre ceux qu’ils dominent avec, bien sûr, l’autorité que lui confère l’onction divine, concrétisée par le sacre et l’huile sainte. La transmission du nom, la connaissance précise des actes de la vie (naissance/baptême – mariage – mort/sépulture) sera, pratiquement jusqu’au XVIIe siècle l’apanage exclusif de la noblesse contrainte, quand il en est besoin, à démontrer la réalité de son ascendance pour conserver ses privilèges. Les « manants » n’ont pendant très longtemps, pas même de nom bien fixé, mais seulement un prénom et un surnom permettant de distinguer entre eux ceux qui, dans la banalité des référents aux saints vedettes, sont baptisés Paul, Pierre ou Jacques en trop grand nombre. La transmission généalogique, mais aussi emblématique au sens propre du terme, avec l’héraldique, doit pouvoir être prouvé par des actes dont certaines accompagneront ces familles pendant près de huit siècles.

Qu’est-ce qui est alors transmis et transmissible à ceux qui n’ont pas la chance d’être nobles ? Bien peu de choses au-delà de comportements répétitifs hérités de génération en génération, dont la préoccupation majeure est avant tout de survivre, c’est-à-dire de manger, d’échapper aux épidémies et aux guerres. La transmission que l’on qualifiera de « culturelle » se réduit à une pratique religieuse stéréotypée, à une liturgie exprimée dans une langue que le pratiquant ne comprend pas et que lui « traduit » en mots simples ou plutôt simplistes un autre rouage de transmission sélective qu’est le prêtre. Privé de la capacité de lecture et d’écriture par absence quasi totale d’éducation, il n’a d’autre moyen de transmission que l’oralité. Homme du seigneur dans la servitude ou la semi-liberté d’un statut précaire il ne peut même pas être sûr de la transmission de ses maigres biens dont il n’a véritablement que la nue-propriété. Seul le seigneur peut, pendant très longtemps, léguer son fief de père en fils (aîné) voire le céder, avec l’accord de son seigneur. Le paysan, l’artisan, peuvent tout au plus transmettre quelques hardes et quelques outils, quelques bêtes, quelques moyens de travail, toujours au prix du renouvellement des liens qui l’attachent à une terre et à son seigneur.

Le monde des religieux échappe, en grande partie, à cette tutelle politique, même s’il est issu, majoritairement, de la noblesse, du fait du droit d’aînesse. La transmission de leurs valeurs, de leur culture, de leurs repères, de leur comportement et de leurs fonctions est plus que toute autre hiérarchisée avec, en tête, celui à qui la transmission suprême a été accordée. Le pape n’est pas seulement le chef de l’église, il est le dépositaire d’institutions et d’un pouvoir qui lui viennent directement de tous ceux qui l’ont précédé et, pour ceux qui y croient, de Pierre et à travers lui de Jésus, donc de Dieu. Il est expressément chargé de figer la transmission de principes et de dogmes « gravés dans le marbre » par un ensemble de textes immuables (ou prétendus tels) dont on ne connaît pas précisément les origines, mais qu’on admet divines. Les religions du Livre ont cristallisé, à quelques variantes près, un corpus intellectuel et moral considéré comme saint, indiscutable (sauf dans une certaine mesure dans le monde juif) et qui doit être préservé de la moindre évolution, et qui ne doit pas souffrir la moindre discussion d’interprétation. Toute déviance doit même être implacablement réprimée, avec l’aide du pouvoir civil si besoin. Celui-ci y a tout intérêt puisqu’il en tire, en grand partie, sa propre légitimité.

Les religieux séculiers sont les relais de ce système. Ceux des ordres monastiques en sont les conservateurs, avec le privilège et le monopole de reproduction de ces textes qu’eux seuls et la noblesse sont capables de déchiffrer et de lire. La transmission orale de ces textes est jusqu’au XVIe siècle exprimée dans une langue incompréhensible par le reste des mortels. Mais pour garantir la transmission de la tradition, il leur faut des traducteurs de terrain : ce sont les prêtres, qui simplifient à l’extrême les Écritures et content les belles histoires ou les terribles sanctions divines qui enchantent ou terrorisent le peuple. À l’aube de notre ère, les apôtres d’un certain nazaréen ouvrirent la voie, pour faire sortir la religion du carcan intellectuel trop contraignant et trop élitiste du judaïsme. La simplification chrétienne n’eut d’autre vocation que de faire plus facilement admettre le monothéisme à un monde romanisé peu cultivé. La transmission des concepts complexes du judaïsme se fit alors dans un mauvais grec (langue véhiculaire de l’Empire et non en latin comme on aurait pu le croire) simplificateur. Ainsi s’expliqueraient bien des points extraordinaires du corpus miraculeux chrétien, fruits de traductions vulgarisatrices de concepts ancestraux autrement plus fins et complexes que ce qu’en fit le christianisme.

La transmission des concepts dogmatiques religieux est alors presque exclusivement orale, via le sermon, ou démonstrative et comportementale, via une liturgie et des rituels communautaires. Ce qui est ainsi transmis se doit d’être immuable et indiscutable. On sait ce qu’il en coûta à tous ceux qui osèrent sortir de l’orthodoxie. Ce risque répressif existait il n’y a pas si longtemps encore en chrétienté ; il est aujourd’hui cruellement d’actualité en terre d’islam radical.

Concernant la chrétienté, il va en être ainsi pendant 1500 ans, jusqu’à ce que le système se lézarde avant de s’effondrer sans totalement disparaître.

La transmission libérée

Tout commence avec la Renaissance qui marque le début de la déchristianisation et de la transgression des dogmes. Le totalitarisme catholique, car c’est bien d’un système totalitaire dont il est question, va progressivement être battu en brèche.

Les humanistes vont faire un saut rétrospectif de plus de 15 ou 20 siècles, sous la forme d’une « révolution » au sens propre, en redécouvrant les valeurs de l’Antiquité et du même coup de l’Homme, en tant que tel. Ils vont rétablir la transmission de valeurs et de concepts interrompue par le catholicisme. En redécouvrant les valeurs intrinsèques de l’Homme, ils vont implicitement mettre en doute un ordre pyramidal qui ne lui laissait aucune liberté de pensée. La Réforme, en instituant le libre arbitre tel un attribut donné par Dieu aux hommes comme un moyen supplémentaire de décider en toute connaissance de cause de ses actes, de ses propres choix, va totalement fragiliser le système en place, d’où l’extraordinaire violence que déchaîneront contre elle les gardiens du dogme.

L’art, la littérature, peuvent désormais se détacher des contingences religieuses, dans l’esthétique et le style, comme dans les sujets traités. Les thèmes deviennent profanes, les techniques se diversifient et sortent des contraintes imposées par les corporations, elles-mêmes soumises pendant des siècles à la tutelle religieuse.

L’architecture, y compris sacrée, fait un bon en avant avec le gothique. C’est le triomphe de la lumière, tout juste filtrée par le vitrail. C’est l’envolée vers le ciel, fruit de l’innovation et de la compétition des maîtres d’œuvre des cathédrales. Ils ne sont plus confinés dans la tradition par la hiérarchie religieuse, mais poussés par les communautés urbaines, véritables commanditaires des édifices, engagées dans une concurrence autant économique que spirituelle. Les grandes villes européennes entrent dans une folle course à la hauteur avec l’apothéose strasbourgeoise et les 142 mètres de sa tour (qui en feront longtemps le plus grand édifice du monde). Défis d’apesanteur, les voûtes, les tours et les flèches des cathédrales perdent toute fonction pratique (la flèche de la tour de Strasbourg ou celle de ND de Paris ne sont que pures dentelles de pierre ou de bronze) au profit du symbole de puissance de la cité qui les érige. Ces prouesses techniques sont certes le fruit de la transmission technique basique, pour certaines fort anciennes mais surtout de l’ingéniosité et de l’imagination de leurs concepteurs qui se passent le relais sur plusieurs générations pour conduire et achever l’œuvre. Mais ce n’est plus la transmission de règles conservatrices, figées et immuables. Chacun s’efforce d’innover, se faisant un défi de trouver de nouvelles règles de construction, permettant d’aller toujours plus haut, comme le feront, bien plus tard, les bâtisseurs des gratte-ciels new-yorkais. Ils transgressent les dogmes spirituels mais surtout techniques, allant jusqu’à l’échec, tel à Beauvais, où les 153 mètres de la flèche s’effondrent le 30 avril 1573.

La science peut désormais émerger sous la forme d’une méthode critique investigatrice, orientée vers la découverte de vérités sans cesse remises en cause par la recherche et l’expérimentation. La transmission n’est plus celle de vérités acquises éternelles, mais celle d’une méthode sans cesse évolutive et critique.

Bientôt le gouvernement des hommes ne sera plus nécessairement capté par des lignées familiales d’essence prétendument divine. La communauté des hommes donnera naissance à la nation.

Les relations des hommes entre eux ne seront plus déterminées par un ordre au service de quelques-uns, mais par des règles égalitaires de nature sociale et politique.

La transmission du savoir peut désormais échapper aux gardiens de la tradition ecclésiastique et du dogme religieux pour passer du prêtre à l’instituteur et au professeur laïcs, chargés de transmettre des valeurs, des faits considérés non pas comme acquis mais démontrés, soumis à la rectification de la recherche et de la méthode scientifique. L’enseignement évolue vers l’éducation à la pensée libre dans le cadre de valeurs morales fondamentales et réellement universelles, au premier rang desquels les droits de l’Homme, dégagées des dogmes tout en empruntant à la religion ce qu’elle peut avoir moralement de bon.

La franc-maçonnerie joua assurément un rôle important dans cette évolution en brisant, dès avant la Révolution, le cadre inégalitaire des contingences et relations sociales de l’Ancien Régime. En donnant la parole à tous ses membres, en libérant la parole, elle a libéré aussi la pensée, dégageant ses adeptes, le temps d’une tenue, des contraintes sociales qui pesaient encore au-dehors des temples. En ouvrant progressivement le débat sur l’ensemble de la sphère de réflexion de l’homme, elle lui a permis de transgresser les tabous qui entravaient sa réflexion. Bien sûr beaucoup n’eurent pas besoin de la franc-maçonnerie pour le faire, mais son impact est certain sur ceux qui allaient, en Amérique d’abord, puis en France, fonder l’état démocratique.

La transmission des règles de droit qui forment la loi se fait maintenant par des textes, codes et règlements accessibles par tous, valables pour tous, auxquels ils reconnaissent et garantissent les mêmes droits et les mêmes devoirs, quelle que soit leur origine.

La transmission des valeurs et des règles de la vie sociale et de la morale est désormais confiée essentiellement à l’école et au maître, avec pour vecteur le livre, celui qu’on vénérait encore, il n’y a pas si longtemps, comme la récompense suprême lors de la distribution des prix.

Sous l’Ancien Régime, l’écriture, la composition, l’impression et la distribution des livres, moyens essentiels de transmission, ne sont pas libres. Elles sont strictement encadrées par la censure qui prend la forme élégante et hypocrite de l’imprimatur et de la dédicace aux puissants. La Révolution libère la pensée écrite imprimée de cette contrainte. Le pamphlet, autrefois distribué sous le manteau, devient public. C’est l’émergence de la presse libre et indépendante, presse d’information mais aussi d’opinion.

C’est la naissance de ce qu’on appellera bientôt les « médias », ces moyens de diffusion l’information et de communication de la pensée libre, dans le respect des autres. C’est l’apparition d’une nouvelle profession : celle de journaliste, auquel est transmise une méthode en même temps que des devoirs qu’on appellera déontologie. Presse écrite, radio, télévision, téléphone et aujourd’hui moyens de communication électroniques comme internet sont devenus des « mass-médias » touchant potentiellement de façon instantanée, l’ensemble des hommes, sur la totalité de la planète.

La transmission récupérée

La transmission totale et absolue pose de nouveaux problèmes dont les principaux sont précisément le mode et la nature de la transmission des informations mais aussi des valeurs. Une transmission invasive de l’information submerge aujourd’hui celui qui la reçoit, c’est-à-dire pratiquement tout le monde. La diversité absolue de l’information submerge également l’esprit en ne lui donnant plus la liberté de choisir. D’autant que le rôle du journaliste se dilue. De médiateur critique entre le fait et l’information, il en devient simple transmetteur ou, au mieux, simple commentateur.

La communication est une nouvelle forme de transmission. Au service d’intérêts spécifiques pour ne pas dire particuliers, elle utilise des moyens de transmission et de diffusion massifs qui envahissent l’espace privé des hommes soumis ainsi à de nouvelles formes d’aliénation. On pense bien sûr à la publicité sous toutes ses formes et moyens, dont l’objectif est de faire vendre un bien, un service, voire des idées, en imposant à l’homme un message qui obviera son jugement. La frontière entre communication et publicité est mince. Si l’on peut comprendre sinon admettre qu’un commerçant utilise tous les moyens de la séduction, voire de la fausse information, pour vendre un produit, il est plus difficile d’admettre que la méthode envahisse la politique. Tous les hommes politiques ont renoncé à la transmission de leur arguments au profit de la communication, usant de tous les moyens et stratagèmes pour diffuser des idées ou des informations, non plus de nature à faire réfléchir pour convaincre, mais à influencer pour imposer (certains diront pour endormir), avec pour objectif final de conserver le pouvoir au profit de quelques-uns. En toile de fond se situent les puissances économiques avec, pour raison d’être, le profit au bénéfice d’une élite devenue impalpable, voire totalement virtuelle. De nouveaux dogmes apparaissent au service d’une nouvelle puissance tutélaire : le capital.

La transmission de nouveaux catéchismes est en train d’asservir à nouveau l’homme. On le persuade ainsi qu’il faut durablement renoncer à la croissance, donc, quoi qu’on en dise, au progrès ; qu’il est normal de produire avec de moins en moins de personnel, car il est dogmatiquement acquis qu’une entreprise doit faire des profits au bénéfice exclusif de ceux qui la possèdent en réduisant ses charges. Cette règle du profit est érigée en valeur absolue, qu’il serait sacrilège de contester. S’y opposer prendrait valeur de mauvaise action, rendrait celui qui la conteste ou s’y oppose coupable d’accentuer la crise en aggravant encore le chômage. La modération salariale, la « paix sociale », la non revendication, la résignation face au chômage, sont autant de dogmes imposés comme de nouvelles contraintes indiscutables. Le patriotisme, lui-même, devient économique et fiscal.

De nouveaux grands prêtres sont apparus qui régulent le commerce et l’industrie dans des structures reconnues et même vénérées comme le FMI, la banque mondiale, les agences de notation ou l’OCDE. Des structures supranationales, échappant à tout contrôle démocratique fixent les politiques à suivre et transmettent des « directives » aux États et à leurs dirigeants élus, qui courbent l’échine sans mots dire.

De nouveaux prophètes, les « économistes » délivrent à longueur de journée un message invitant au respect des valeurs économiques. Les États eux-mêmes, complices, ont instauré des lois qui punissent sévèrement les « crimes » économiques. Tel trader qui aurait fait perdre des milliards à une banque, sans s’être enrichi lui-même, mais seulement pour être allé au-delà des règles de « prudence » de celle-ci, écopera d’une peine de 3 ans de prison ferme et d’une amende de près de 4 milliards d’euros.

Comment éviter que nous basculions définitivement dans un système où le profit, donc l’argent, serait la nouvelle religion ? Une religion qui cristalliserait des « valeurs » intangibles, donc dogmatiques. Une religion qui transmettrait et imposerait ce dogme y compris par le biais de l’école, et de l’université, via ses filières économiques désormais magnifiées, mais aussi par ses moyens de communication ramenés exclusivement à la diffusion audiovisuelle et numérique ? Telle est la vraie question qui se pose aujourd’hui à nous et tout spécifiquement aux francs-maçons. Comment préserver l’esprit critique alors que nos cerveaux sont constamment submergés de communiqués instantanés, sans aucune autre vérification que celle des témoins émotionnels interrogés à chaud, sur les lieux de tel ou tel événement, sans aucun filtre journalistique capable de contrôler, de critiquer et de hiérarchiser l’information ? Comment résister à l’énorme pression publicitaire à laquelle nous sommes soumis ? Comment éviter et en même temps comment s’étonner que certains préfèrent un refuge identitaire et religieux, voire le cocon d’une secte, à cette nouvelle dictature ?

Tels sont les problèmes qui se posent à ceux qui ont pris conscience du drame qui se joue. Amélioration matérielle et morale, intellectuelle et sociale de l’humanité, respect des autres et de soi-même, liberté absolue de conscience et défense et promotion de la laïcité sont plus que jamais d’actualité. L’école laïque certainement reste le plus sûr rempart contre l’asservissement des consciences.

Mais c’est à nous-mêmes que s’adresse le message de vigilance, de préservation de l’esprit critique mais aussi de promotion des utopies, garantes de la progressivité de nos sociétés. C’est aux esprits libres d’interrompre le fil de transmission de prétendues valeurs mondialistes qui se voudraient universelles et évidentes. C’est aux esprits libres, enfin, de retrouver les valeurs des Lumières et de les promouvoir, comme les humanistes de la Renaissance ont redécouvert et promu les valeurs de l’Antiquité.

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Philippe Sanguinetti

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