N°25 / numéro 25 - Juillet 2014

Chronique des 100 jours de Bachelet II : des symboles aux actes, les prémices d’une révolution ?

Jacques Le Bourgeois

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Le mardi 11 mars 2014, le Chili a changé de président et de gouvernement. Madame Bachelet a succédé à Monsieur Piñera. Le « centre gauche » a remplacé le « centre droit ». Un nouveau style est annoncé, une nouvelle politique est affichée et cette journée l’esquisse au travers de personnes, d’actions et de discours. Elle est chargée de symboles. Elle éclaire une nouvelle page de l’Histoire du Chili, que nous nous proposons de suivre pas à pas en commençant par les 100 premiers jours de ce nouveau gouvernement.

Pourquoi les 100 jours ? Tout simplement parce qu’il est de tradition, au Chili, que chaque 21 mai, le chef de l’Etat en fonction dresse un bilan de son action. Mais aussi parce que se sont écoulés trois mois au cours desquels se précisent les contours d’une politique, sinon son effectivité, donc la crédibilité du pouvoir en place. C’est donc l’occasion pour tout observateur de tenter une première évaluation. Ce sera l’objet de notre propos. D’autant plus pertinent que les promesses sur lesquelles madame Bachelet a été élue permettent d’envisager des changements profonds, j’oserai dire révolutionnaires. Or mener de telles réformes suppose une volonté, un pouvoir et un contexte qui les favoriseront, parcours d’autant plus difficile que le passif, fruit d’un héritage historique controversé, est pesant, profond,

J’ai donc choisi l’idée d’une chronique reprenant les points marquants de cette période et l’agrémentant de mon analyse personnelle. Celle d’un observateur étranger immergé depuis 8 ans au sein de la société chilienne.

Ce qui frappe d’entrée est cette première journée, celle de l’intronisation. Deux femmes occupent les plus hautes fonctions de l’Etat. L’une est la fille de l’ex-président Allende, l’autre est celle d’un général mort sous la torture durant la dictature. Retour de visages connus, disparition d’autres, mais surtout émergence de nouveaux. Appui affirmé des mandataires sud américains à la nouvelle présidente contrastant avec la fraicheur des relations antérieures. Le symbole, c’est bien connu n’a de valeur que celle que l’on veuille bien lui attribuer. Mais ce changement suscitant autant d’espérances que de doutes nous pousse à nous situer quelque peu en marge du tout rationnel. La symbolique a-t-elle une réelle valeur au point de restaurer la confiance perdue, sinon non acquise ? Car il faut bien l’admettre, la confiance mise en madame Bachelet relève plus d’une certaine passion que d’une adhésion raisonnée. Et son élection, si tant est qu’elle est indiscutable et légitime tant sa victoire fut éclatante, ne doit pas occulter les 58 % d’abstention. Son appui électoral réel est donc nettement inférieur aux 62 % de voix exprimées en sa faveur. Sans doute la politique prônée tend à répondre aux demandes citoyennes. Mais pour se concrétiser, elle devra surpasser bien des obstacles, à commencer par celui de la confiance. Le poids des symboles peut y contribuer, à la condition qu’ils soient crédibles. Les médias y participent, mais ce ne sera pas suffisant. Car leur action relève davantage du discours, même si le regard qu’ils suscitent est imprégné d’émotion. L’action gouvernementale devra donc confirmer la force, donc la profondeur de ces symboles. Elle ne sera crédible que lorsque la praxis, le logos et l’éthos seront concommittants.

Or la période qui va suivre est en quelque sorte une mise à l’épreuve de ces symboles initiaux. C’est d’abord le passage aux actes, à l’action politique que le nouveau gouvernement entreprend tambour battant, s’empêtrant au passage dans le problème récurrent du choix des acteurs principaux. La réalité a rapidement relativisé les symboles de cette première journée : tout d’abord un facteur nouveau, la vigilance accrue d’une société désillusionnée, ensuite des phénomènes naturels caractéristiques du Chili qui perturbent sérieusement le déroulement d’une ambition réformiste, enfin un contexte international et interne qui pèse sur les décisions attendues. De cet ensemble émerge un personnage, celui de la présidente. Forte de son charisme, elle souffre, malgré elle, d’une tendance à la personnalistion du pouvoir du fait même de son choix, celui de répondre aux attentes d’une majorité de la population, qui fait que vers elle convergent toutes les espérances, mais aussi parce qu’elle incarne un projet quasi révolutionnaire que l’opposition récuse et qui n’a de futur qu’au prix de sa seule volonté. Se pose donc un facteur essentiel, celui de la confiance.

La force des symboles

Pour la première fois dans l’histoire de la république du Chili, deux femmes occupent les plus hautes fonctions de l’Etat. Madame Bachelet, première femme élue présidente de la république lors de son premier mandat en 2006, a été de nouveau choisie pour un second mandat, de 2014 à 2018. Madame Isabelle Allende, sénatrice, est la première femme élue à la présidence du Sénat, et , à ce titre, elle préside à la passation de pouvoir entre le président sortant et la présidente entrante. Jusque là c’est une première en Amérique latine et sous réserve de démonstration du contraire, une première mondiale. A elles deux, elles personnifient sinon la prise du pouvoir par les femmes du moins leur immixtion plus franche dans les hautes sphères politiques, même si sur le continent sud américain, d’autres y participent déjà.

Cependant, dans le cas du Chili, cet événement ne se limite pas à leur seule condition féminine. Elles représentent, voire elles font revivre, une génération plus tard, une période, celle de leurs pères, de l’Histoire que 17 années de dictature ont tenté d’effacer. Le père de madame Bachelet, général de l’armée de l’air chilien, est mort sous la torture au motif qu’il était constitutionnaliste et qu’il s’était opposé au coup d’état militaire de 1973. Quant au père de madame Isabelle Allende, que certains médias ont confondue avec la romancière du même nom, n’est autre que la fille de l’ex-président, Salvador Allende Gossens, renversé par le même coup d’état. Elles personnifient à elles deux tous les opposants à la dictature de Pinochet, le rejet de ce régime et de tout ce qu’il a perpétué, sinon tenté d’imposer. Elles incarnent une véritable de revanche de l’Histoire et permettent de croire à un changement en profondeur. Ce qu’a promis madame Bachelet dans son programme de futur gouvernement durant sa campagne et ce qu’a appuyé ouvertement et, nul doute, sincèrement madame Allende. L’acte de remise de l’écharpe de présidente n’en a que plus de force, tant il est imprégné du poids d’une phase lourde car douloureuse de l’Histoire, que ces deux femmes semblent déterminées à surmonter, quarante et un ans après les faits.

Le second symbole de cette journée a été la forte présence d’invités de marque extérieurs, en particulier celle des mandataires des pays voisins. Ceci pourrait apparaître dérisoire, car c’est une formalité quasi obligatoire. Or ce 11 mars 2014, leur présence, mais surtout celle de certains de ces présidents va bien au-delà de la simple formalité. Tout d’abord je relèverai celle de Madame Rousseff, présidente du Brésil. C’est la première fois qu’elle revient en visite officielle au Chili depuis 2010, lors de la prise de fonction de Piñera. Durant le mandat de ce dernier, elle n’a jamais posé le pied sur le sol chilien. Ses relations avec Piñera sont restées empreintes d’une certaine indifférence.

Ensuite je soulignerai la présence de Evo Moralès, président de la Bolivie. Ses relations avec Piñera ont été notoirement marquées par un froid récurrent se terminant par un véritable contentieux diplomatique. Enfin, je mettrai en avant la présence de Mujica, président de l’Uruguay. S’il n’y a pas eu de différend avec le gouvernement chilien précédent, il n’y a pas eu non plus une relation fraternelle et chaleureuse. A l’inverse, sa venue à Santiago a fait de lui une sorte de référent politique, tant il a reçu de la part du public une reconnaissance appuyée, relayée et amplifiée par les médias. Son intervention au Sénat chilien, le jour suivant la passation de pouvoir, a révélé une relation inattendue, imprégnée de chaleur et de respect, avec un important public dont une grande partie n’était pas composée des seuls représentants institutionnels de l’Etat. Il incarne une nouvelle manière de gouverner, empathique et humaine, que ce public a largement applaudie, montrant par là ce qu’il attendait des nouveaux dirigeants. Je me contenterai d’évoquer pour terminer les éloges chaleureux du président de l’Equateur, et ceux de la présidente d’Argentine illustrant l’admiration et le respect unanime que tous les mandataires présents proféraient à l’égard de la nouvelle présidente.

Toutefois, si tant est que ces symboles ne sont pas passés inaperçus et qu’ils peuvent générer des espérances d’autant plus grandes qu’ils vont bien au-delà de la simple rationnalité, il convient de les relativiser. L’arrivée au pouvoir de Madame Bachelet et celle de Madame Allende à la présidence du sénat s’inscrivent dans la logique des choses. Toutes les deux ont un parcours politique qui les y conduisait. Mais c’est la concomittance des faits qui retient l’attention. Or celle-ci n’est pas le fruit du simple hasard. Elle a été longuement murie et je dirais même préparée et négociée dans les alcoves politiques. Dès l’instant où la victoire de Madame Bachelet s’avérait inéluctable, le parti socialiste a déployé tous ses efforts pour obtenir de la part de ses alliés, le PPD1 et la DC2, les deux partis de la Nueva Mayoria qui pouvaient revendiquer la plus haute fonction du Sénat, leur accord pour réserver celle-ci à sa représentante. Ils l’ont obtenue, justement en faisant valoir cette perspective historique, ce qui a visiblement séduit les deux autres partis.

Quant à la présence des représentants internationaux, elle est certes importante, mais elle s’inscrit dans les us de ce continent. Et si les éloges appuyés à l’attention de Madame Bachelet ont frappé les observateurs, ils ne doivent pas occulter la réalité des relations du Chili avec ses voisins. Ainsi la venue du Président de Bolivie, Evo Morales, est certes un changement par rapport à la situation antérieure. Il n’empêche qu’il a confirmé le jour même sa revendication d’accès à la mer et son intention de poser officiellement le problème devant la Cour International de la Haye. Les relations personnelles ne minimisent pas les intérêts d’Etat, elles suivent un itinéraire parallèle où la raison et le sentiment vont de pair ; soit ils se renforcent, soit ils s’annihilent. Certains y verront un aspect utilitariste, d’autres une simple manifestation de civilité. Mais dans les deux cas, le symbole s’impose, dans un sens ou dans un autre. Mais sa portée ne pourra s’interpréter qu’a posteriori, assortie de la valeur que chacun voudra bien lui prêter.

Le troisième et ultime symbole est le départ du président sortant, Sebastian Piñera. À la sortie du Congrès où il venait de laisser son écharpe de la plus haute fonction, il prit le volant de son véhicule avec son épouse à ses côtés comme l’aurait fait tout citoyen commun. Ce geste peut paraître quelque peu théatral, sans aucun doute prémédité, anecdotique en quelque sorte. Mais au-delà de cette première interprétation, il faut y voir la marque d’une réelle maturité du régime chilien. Il y a eu alternance et celle-ci s’est faite dans l’ordre, ce qui, sur ce continent où les changements politiques sont encore de nos jours agités3, est un signe de la stabilité des mécanismes étatiques.

La force du symbole réside dans l’accomodation que le lecteur en fera, mais elle repose surtout sur l’interprétation que celui-ci fera du réel. Or comme l’écrit Roland Barthes, nous parlons toujours « excessivement » du réel4. Dans le cas présent, les symboles initiaux pourront contribuer à mythologiser ou à démystifier le moment historique que vit aujourd’hui le Chili.

Le casse-tête des nominations

Au-delà de ces symboles porteurs d’espérance, l’installation du nouveau gouvernement s’est faite dans un climat de suspicion révélateur du changement de comportement de la société face au monde politique. Ce fut particulièrement visible lors des nominations.

Une des particularités du Chili est le renouvellement du personnel politique central mais aussi régional lors de la prise de fonction du nouveau responsable. Durant les vingt années de la Concertation, - les gouvernements successifs appartenant à la même coalition-, on a plutôt assisté à un enracinement des personnels, assorti d’un renouvellement ponctuel et le plus souvent limité. Avec la prise de fonction de Piñera en 2010, la coalition de droite a procédé à l’éviction systématique des anciens personnels et à leur remplacement par des nouveaux membres des partis la constituant ou de ses sympathisants. Quatre ans plus tard, avec le retour de madame Bachelet, le balancier est reparti dans le sens inverse. Et sous le motif, fort compréhensible par ailleurs, de la nécessaire confiance, on a de nouveau procédé à un renouvellement généralisé. Quelques postes y échapperont, - et parmi les plus marquants, ceux de l’ONEMI5 et de l’agent en poste auprès de la Cour de la Haye6-, mais les remplacements seront systématiques. Le procédé est tout à fait acceptable, si l’on considère les postes dits politiques, mais il l’est moins pour les postes subalternes lorsqu’on les replace dans le contexte temporel et celui des pratiques locales. Le mandat ne durant que quatre ans, il est regrettable que par manque de perspective, toute stratégie sur le long terme soit difficilement envisageable. Quant au plan des pratiques locales, le Chili est affecté d’un mal endémique, une tradition népotique caractéristique qui fait que des familles entières, et toujours les mêmes, se partagent et le pouvoir et les prérogatives qui y sont associées. Le gouvernement de madame Bachelet n’y a pas échappé7. Mais cette fois il s’est heurté à une attitude nouvelle de la société, sa vigilance critique s’apuyant sur le principe de transparence qui finit par transformer la vie politique. S’il n’y a pas eu de difficultés majeures pour ce qui a concerné la nomination des ministres, en revanche celles des secrétaires d’état, des intendants et des différentes directions régionales ont été beaucoup plus erratiques. Passées au crible tant de la presse que de la société en général, dix d’entre elles ont été remises en cause pour des raisons diverses, la plupart dues à des conflits d’intérêts, des procédures judiciaires passées ou des déclarations ou des comportements jugés incompatibles avec le poste envisagé. Et pour ces dix cas, le gouvernement dut faire marche arrière, cédant ainsi à la pression extérieure. Les deux cas les plus exemplaires ont été ceux des secrétaires d’état à l’éducation et à la défense. Les deux furent contraintes à la démission en raison d’antécédents qui ont soulevé la réprobation des tenants du projet éducatif pour la première et des associations des prisonniers disparus pour la seconde, en dépit de leurs qualités professionnelles unanimenent reconnues pour occuper les fonctions envisagées. Les discussions qui en résultèrent, amplifiées par les médias, eurent pour effet de révéler des dissensions internes au sein de la coalition au pouvoir, en particulier des partis qui tentaient de placer leurs pions dans l’édifice politique, mais surtout la persistance de pratiques anciennes. Du même coup c’est l’autorité des dirigeants qui se voyait un temps affectée, donc celle du gouvernement accusé de céder à la pression de la rue et des lobbies. Les uns arguèrent de faiblesse, les autres de populisme. Mais le plus significatif fut, de la part du gouvernement, la volonté de veiller à l’éthique, trait nouveau mais incontournable, et de la part de la société, sa présence de plus en plus prégnante dans la vie politique. Tous les deux signes de changements profonds.

Les premières mesures

Dans ces conditions, malgré une mise en marche d’apparence hésitante, le gouvernement n’eut d’autre recours qu’initier rapidement les mesures politiques promises. Et c’est ce qu’il fit. Au cours des premiers mois, il va mettre en œuvre son programme en prenant des mesures de fond. A la date du 21 Mai, jour du compte rendu présidentiel, la présidente reconnaîtra que 73 % des mesures annoncées pour les 100 premiers jours auront été accomplies8. Ce chiffre est, bien sûr décrié par l’opposition, mais il intégre des mesures de fond dont on ne peut nier l’importance.

Outre la signature du décret portant sur l’attribution systématique d’une aide aux plus défavorisés, sous le titre de « bon de mars » qui sera rapidement qualifié de populiste, le gouvernement va lancer son projet de réforme fiscale, fondement de ses trois mesures fondamentales (fiscalité, Education et Constitution), présenté et voté à la chambre des députés courant avril. Début mai, il présente son projet de réforme de l’Éducation et entame la réforme du système électoral binominal. Entretemps, il gagnera le vote de la réforme constitutionnelle accordant le droit de vote aux chiliens vivant à l´etranger. Il va initier les premières tables de réflexion sur la future réforme éducationnelle, deuxième projet fondamental, annuler quelques projets emblématiques, mais vivement critiqués, avancés par le gouvernement antérieur, (la loi Monsanto, la révision du projet « HydroAysen », le projet de création d’une super intendance de l’éducation supérieure), sans omettre quelques autres avancées comme le projet de modification du système électoral, le projet de décentralisation, et celui de vie en commun, qui ouvre le débat sur le mariage homosexuel. Le 21 mai, Madame Bachelet annonce deux futurs projets de poids, le premier sur la dépénalisation de l’avortement, le second sur la nationalisation de l’eau9. Comme on peut le constater, le gouvernement n’a pas chômé d’autant que, comme nous le verrons ultérieurement, le contexte a été quelque peu agité.

La réforme fiscale est fondamentale, car elle sous-tend le financement d’autres mesures emblématiques, notamment la réforme de l’éducation, la consolidation du système de santé publique et l’alimentation des retraites. Le Chili se caractérise par d’excellents résultats macro-économiques, mais surtout par une redistribution très inégale des richesses qui se traduit par des inégalités sociales criantes. Son atout est d’offrir aux investisseurs des facilités très attractives, tellement attractives que ces mêmes investisseurs s’enrichissent très rapidement tout en échappant aux prélèvements fiscaux que des astuces, légales, leur permettent de contourner. Dans ce pays dont on ne peut nier la croissance économique, il s’ensuit une distorsion paradoxale entre une minorité immensément riche cumulant tous les pouvoirs et une majorité réduite aux miettes et soumise aux abus criants de la première. Le but de la réforme fiscale est de mettre un terme à ce déséquilibre social en offrant dès que possible une éducation publique, de qualité et gratuite, le rétablissement d’un service de santé publique de qualité et l’accès à des pensions décentes. L’idée générale est que les plus riches contribuent à ce rééquilibrage. Pour cela, il convenait de redonner à l’Etat le pouvoir financier suffisant en refondant une loi fiscale totalement inégalitaire et insuffisante. Le débat, initié durant la campagne électorale, a repris une vigueur extraordinaire depuis la présentation officielle du projet de réforme. Les opposants se rencontrent principalement au sein des classes riches qui voient d’un mauvais œil la réduction sinon la limitation de leurs privilèges. Et comme l’écrit Octavio Paz, « L’histoire montre qu’une classe n’a jamais abandonné volontairement ses privilèges »10. On s’attend à une défense opiniâtre des opposants, quelques-uns au sein même de la coalition au pouvoir. On assiste à une guerre des experts. Certains vont même se déclarer les défenseurs des classes moyennes qu’ils considèrent victimes du projet, alors même que durant toutes ces années de vaches grasses, ils ne s’en préoccupaient guère. Ils échaffaudent des perspectives catastrophiques pour l’économie chilienne et n’hésitent pas à faire appel à une propagande digne d’un autre siècle11. Mais la majorité au pouvoir détient les voix suffisantes pour faire approuver son projet, ce qui rend l’opposition encore plus aggressive. Néanmoins les discussions parlementaires se poursuivent, offrant à tout et un chacun l’occasion d’exprimer son avis.

Le second projet déjà acquis, puisqu’il a été voté définitivement au Sénat le 22 avril par 28 voix pour, 5 contre et 3 abstentions, est l’attribution du droit de vote des chiliens vivant à l’étranger. Ce vote met fin à une injustice datant de la dictature puisqu’il déniait à ces chiliens, dont la plupart ont du quitter leur pays pour incompatibilité politique, leurs droits de citoyens.

Des conditions perturbées par une série de catastrophes

A peine quinze jours après la prise de fonction, le gouvernement dut affronter une catastrophe naturelle de première grandeur dans le nord du pays, suivie deux semaines plus tard, d’un incendie gigantesque qui va réduire en cendres 6 quartiers de la ville mythique de Valparaiso. Cette série de catastrophes va perturber sérieusement le cours normal de la politique.

Après une succession de plus de 400 fortes secousses annonciatrices, les régions d’Iquique, Arica et Parinacota vont brutalement affronter un séisme de 8,3 sur l’échelle de Richter. Même si on s’attendait depuis plusieurs années à une telle catastrophe, l’événement eut un impact extrêment fort. Heureusement les effets, bien que spectaculaires, seront relativement limités tout en présentant un bilan somme toute d’importance : 6 morts, 500 blessés, 1000 maisons détruites ou sérieusement endommagées, et plus de 10 000 évacués. Les autorités politiques ont plutôt bien réagi. La population civile a fort bien appliqué les mesures dans une telle circonstance, ce qui montre que les leçons de 2010 ont été assimilées. Les forces armées ont été rapidement déployées, ce qui a permis de contrôler une situation qui aurait pu être plus chaotique. Toutefois, ces aspects positifs ne doivent pas relativiser la difficulté tant matérielle que psychologique vécue par la population qui, affectée par ces destructions et ces pertes, dut subir dans les trois semaines qui vont suivre une autre série de secousses dont certaines violentes. Il s’ensuit une atmosphère délétère, d’incertitudes et d’angoisse que les aides et les visites sur place ne pourront jamais totalement compenser. Les mesures de reconstruction ont été rapidement entreprises, mais elles seront longues et susceptibles d’aviver une sensibilité rendue aiguë par le stress. Le séisme a avivé des plaies et débilité la force des caractères. Le gouvernement devra prendre un soin particulier et attentif à cette population, laquelle, parce qu’elle vit dans l’extrême nord du pays, entretient un sentiment d’éloignement et d’abandon de la part du pouvoir central.

L’incendie des abords sud de Valparaiso a ouvert un second front inespéré. En l’espace de trois jours, l’équivalent de 6 quatiers vont partir en fumée et laissé la ville entière dans une situation de désolation indescriptible tant le phénomène a été gigantesque. Les chiffres sont éloquents : près de 3000 maisons réduites en cendres, 15 morts certains brûlés vifs pour préserver le seul bien qu’ils détenaient, 500 blessés, plus de 10 000 évacués, 2000 pompiers et volontaires engagés sur les lieux. Le désastre est immense.

Ces deux catastrophes mettent en évidence la misère chilienne. Elles ont principalement affecté, et en particulier dans le cas de Valparaiso, la population la plus pauvre. Au Nord, ce sont les maisons les plus fragiles qui ont été les plus touchées ; toutes appartiennent à la classe moyenne et pauvre. A Valparaiso, le feu s’est développé sur les terrains habités par des « pobladores », dont la plupart s’étaient installés là parce qu’ils n’avaient pas le choix. S’étant appropriés illégalement les terrains en bordure de la ville, sous la forme de « tomas12 », ils y avaient construit leurs cabanes de bois et de taules, parfois de cartons, au milieu d’un environnement inorganisé, près des sites de détritus, reliés par des chemins impossibles, car non cadastrés, improvisés et dénués de toutes les facilités habituelles qui rendent un site constructible. Ce sont des laissés-pour- compte, réduits à ces espaces inhabitables pour des raisons économiques, la recherche d’un travail principalement, mais ils avaient fait de leurs « cabanes » leur hâvre de paix, le seul bien qu’ils avaient pu cumulé au fil de longues années de pénurie et d’abandon. Leur perte est certes matérielle, mais elle est aussi profondément sentimentale, ce qui a conduit la plupart d’entre eux à revendiquer une reconstruction sur la portion de terrain dont ils se sont faits les propriétaires et ce qui va rendre longues et difficiles les mesures de reconstruction.

L’autre caractéristique de ces deux catastrophes est la mise en évidence les contradictions de la société chilienne : la solidarité mobilisatrice et la violence rampante qui explose dans la lutte pour la survie. Au nord, ont ressurgi les problèmes de l’insécurité et de la spéculation. La présence de l’armée, engagée dès le début, a évité une extension de ces phénomènes, mais ne les a pas occultés. Les pillages ont été limités, mais ils ont eu lieu. Quant à la spéculation sur les produits de base, comme l’eau et la nourriture, elle n’a été entravée qu’au prix de mesures radicales mais nécessaires. Ces deux aspects reflètent la violence qui sourd au fond des consciences. Le pillage fut une plaie lors du tremblement de terre de 2010 à Concepcion. Dans le cas d’Iquique, la population a gardé en mémoire ces méfaits et bien souvent préféré camper sur son terrain afin de le protéger des vols plutôt que rejoindre les campements aménagés. A Valparaiso, les vols d’aide humanitaire ont terni la solidarité ambiante. « Tomas », vols, pillages et spéculation sont les marques d’une société habituée aux actes illégaux pour survivre. Gabriel Salazar, le prix national d’Histoire chilien 2006, les attribue aux conditions d’abandon qui caractérisent les populations les plus démunies, leur impossibilité d’accéder aux nécessités de base, situation d’inégalité criante accentuée par le système économique.13 Ivette Lozoya Lopez y voit un élément constitutif de l’identité, comme un instrument que les populations les plus pauvres utilisent pour atteindre leurs objectifs.14 Ces traits resurgissent dans ces situations de catastrophe, où le plus démuni n’a d’autre ressource qu’agir dans l’illégalité pour survivre. En temps normal, cette situation est tue, étouffée par des réussites macro économiques records. Mais ce sont les marques d’une société fortement contrastée. Toutefois, et c’est là le paradoxe, il y eut un énorme mouvement d’entraide, avec toutefois une différence entre le Nord et Valparaiso. Dans le premier cas, la mobilisation s’est engagée lentement. Le gouvernement central et les autorités locales ont réagi rapidement, mais leur action s’est rapidement heurtée à l’insuffisance de l’aide et a laissé une impression de pure réthorique. Car ce n’est qu’au terme d’une semaine après la catastrophe que l’on a vu se mobiliser les organismes d’entraide, comme les associations humanitaires et sociales, pourtant nombreuses en région métropolitaine. En revanche, il y eut de nombreux exemples de solidarité individuelle, notamment des personnes qui n’ont pas hésité à faire des milliers de kilomètres pour apporter leur contribution. Dans le second cas, à Valparaiso, l’entraide fut immédiate et ample. Des milliers de volontaires, majoritairement des jeunes, vont converger pour offrir leurs bras. Des communes de la région métropolitaine vont se mobiliser. Mais on va observer des incongruités, comme la mise au rebut de milliers de kilos d’aliments périmés, et des camions entiers chargés de vêtements inutilisables. Ceci traduit les déficiences de coordination et d’organisation de cette entraide. En outre, des divergences politiques enveniment les rapports et génèrent une ambiance suspecte préjudiciable aux victimes.

Un mois après, avec l’approche du mauvais temps, les récriminations se multiplient, notamment les reproches quant à la lenteur de la reconstruction. La population se fait davantage exigeante, souvent excessive. Fin avril, début mai, des habitants de la région d’Iquique, vont dresser des barricades et manifester leur dénuement. On dénote, au milieu de demandes justifiées, une attitude nouvelle, celle d’une population qui a la tendance à se complaire dans l’assistanat. L’atmosphère est délétère, et laisse présager de lourds problèmes à venir. Car le processus de reconstruction, même s’il est officiellement entrepris, sera lent, d’autant plus lent que les normes exigées en matière d’habitat sont plus exigeantes, mais aussi, parce que se pose à Valparaiso, le problème de fond d’une redistribution légale des terrains. Ces deux regions, tant le Nord que Valparaiso, pourraient se muer en foyers de contestation récurrente. Si le gouvernement n’y prête une attention spécifique, surtout si les mesures annoncées se font trop attendre, il risque d’y rencontrer une forte entrave à son action. Et cela aura d’autant plus d’importance que le contexte général s’assombrit.

Le contexte national et international

Les symboles prometteurs du 11 mars 2014 auraient pu générer un climat enthousiaste d’un changement à portée de main, que le contexte, national et international, va peu à peu relativiser, voire obscurcir.

Sur le plan national, le constat le plus significatif est sans aucun doute l’affaiblissement de l’opposition institutionnelle et du même coup son agressivité. Celle-ci, constituée par les partis de droite, est profondément divisée. Le parti conservateur, Renovacion nacional, vit un délitement considérable avec le départ de plusieurs de ses membres, dont certains historiques, comme les sénateurs Horwath et Lily Perez. Au total ce sont deux sénateurs et quatre députés récemment réélus qui démissionnent pour constituer deux nouveaux mouvements, l’un régionaliste, emmené par Horwath, l’autre, national, Amplitude, avec Lily Perez et trois députés, Godoy, Browne et Karla Rubilar. Ces deux mouvements se démarquent nettement de la RN et prônent un discours libéral. Ils appellent au changement, dont la référence historique au gouvernement de la dictature. Le second parti qui constituait l’Alliance de droite, l’UDI, ne subit pas la même érosion. Au contraire, il s’arcboute sur ses principes fondamentaux qui le figent dans sa référence historique à l’égard du régime de Pinochet et préserve une homogénéité radicale ultra conservatrice. Le troisième parti, récemment apparu au cours de la campagne électorale, Evopoli, navigue entre ces deux tendances conservatrices, et tente de se fabriquer une identité propre. Cet éclatement, résultat du piètre résultat obtenu au cours des différents scrutins depuis les municipales de 2012, jusqu’aux présidentielles et les parlementaires de 2013, fait que l’opposition est quasi inexistante dans le débat politique. Elle se fait discordante, (Horwath et les parlementaires de Amplitude iront jusqu'à appuyer certaines réformes de Bachelet), ou si radicalement opposée qu’elle en perd toute crédibilité. Le discours se fait singulièrement idéologique. La propagande, car à ce stade on peut effectivement parler de propagande, s’appuie sur un discours catastrophiste guère accrocheur, mais perturbant. C’est le secteur qu’elle représente, en particulier le monde des affaires, qui intervient directement dans le débat et vient défendre ses privilèges. Or celui-ci engage un véritable combat, mobilisant tous les moyens à sa disposition, dont la plupart des médias qui lui sont acquis, et recherche même des appuis extérieurs, au motif que les investissements étrangers vont péricliter avec la politique réformiste engagée. C’est ainsi qu’apparaissent fin avril deux articles dans la presse nord américaine15, pointant d’un doigt critique le futur du Chili, puis intervient début mai l’ambassadeur des Etats-Unis en poste à Santiago. Celui-ci, lors d’une réunion organisée par la chambre de commerce de Santiago, n’hésitera pas à faire une menace voilée à l’attention du gouvernement, en appelant à un dialogue plus ample que celui observé et soulignant l’attention portée par son pays sur les probables effets négatifs préjudiciant les intérêts nord américains au Chili.16

Si l’opposition institutionnelle est affaiblie, l’autre, celle de la rue, reste très active. D’abord le monde étudiant ne désarme pas. S’ils jugent positives les intentions gouvernementales, ils émettent beaucoup de doutes quant à leur réalisation. Il est vrai qu’en matière d’éducation, durant deux mois, le gouvernement n’a pu faire mieux que s’en tenir à des promesses générales. Il a fallu attendre une semaine avant la cérémonie du 21 mai pour que soit annoncé un premier plan de restructuration. Les réformes de fond n’ont donc pas été engagées. Elles ne le seront qu’au cours du second semestre, au terme de discussions qui s’annoncent longues et difficiles sur certains points comme la démunicipalisation, la fin de la sélection et la fin des subventions aux organismes privés et conventionnés. Faute d’une stratégie précise, le discours gouvernemental a manqué de consistance, ce qui a entretenu et entretient encore un climat d’incertitude et de doutes. Le discours de Madame Bachelet le 21 mai a pour la première fois esquissé un véritable programme. C’est ainsi que le mouvement étudiant a organisé deux manifestations appelant à la mise en œuvre rapide des réformes promises.

A celui-ci s’ajoute le mouvement Mapuche qui relance avec vigueur ses revendications fin avril-début mai. Elles sont alors limitées au cas posé par les prisonniers mapuche en grève de la faim à Angol, mais elles permettent de remettre en lumière les problèmes de fond : la suppression de la loi antiterroriste forme sous laquelle la justice chilienne a longtemps traité les incidents de cette commuanuté, la revendication des terres ancestrales, et en filigrane, la reconnaissance officielle de l’identité mapuche, voire pour certains son autonomie. Ce dernier point est fondamental, car il remet en cause l’idée d’un Etat unitaire chilien, inscrite dans la Constitution.

Enfin, les catastrophes analysées précédemment ont remis sur le devant de la scène la cassure sociale chilienne de par ses inégalités profondes, et du même coup redonner voix aux mouvements populaires lesquels avaient vivement critiqué la politique de Bachelet, soupçonnée de vouloir perpétuer le système néo-libéral en place.

Le troisième point qui nous paraît relevant au cours de cette période est la radicalisation croissante des opinions. Lors du dernier sondage Adimark paru fin avril, Madame Bachelet et le gouvernement n’ont rien perdu de leurs appuis, mais les opinions négatives à l’encontre de la présidente se sont précisées pour culminer à 32 %, ce qui fait une nette différence avec le sondage précédent les situant à 20 %. La plupart des analystes l’explique par une radicalisation des opinions, ce que nous partageons. Ce phénomène sera à suivre, car s’il se confirme, il risque de cristalliser le débat politique en deux pôles radicalement opposés, sans possibilité de compromis. Il n’est pas nouveau, puisqu’il a été observé lors du fameux plébiscite de 1988. Il y avait alors les « pour » et les « contre » le maintien du système imposé par Pinochet. Durant les vingt années de Concertation, on a plutôt assisté à une ambiance de compromis. Nous reviendrions donc à une rupture ancienne, sans doute latente au sein de la société chilienne, mais difficilement gérable lorsqu’il s’agira de débattre sur le thème constitutionnel. Car le changement de Constitution est confirmé, et si le débat s’annonce ardu et passionné, l’objectif final sera de définir une loi fondamentale acceptée et légitimée par une très large majorité pour être durable.

Le contexte international n’est guère prometteur. Il est d’entrée marqué par le problème des relations du Chili avec la Bolivie. Le 16 avril, le Président Evo Moralès remet à la Cour internationale de la Haye sa demande d’accès à la mer, plus exactement, une incitation à contraindre le Chili d’accepter des négociations pour octroyer à la Bolivie un accès à la mer. Or cette demande, si elle était attendue, intervient trois mois après le jugement rendu sur le litige avec le Pérou et perçu au Chili comme un revers sérieux. Cette affaire ne sera pas réglée par le gouvernement de Madame Bachelet, mais elle risque d’envenimer une relation jusque-là difficile et pourrait refroidir un climat que l’on aurait pensé initialement empreint d’une sérieuse perspective d’amélioration.

A ce fait régional s’ajoute un autre facteur, aux conséquences plus profondes, car il pourrait être un obstacle majeur aux réformes de Bachelet. Il s’agit du contexte économique. Depuis près d’un an, les chiffres macro économiques laissent entrevoir une décélération de l’économie mondiale qui a des effets immédiats sur l’économie chilienne. Celle-ci s’appuie principalement sur ses ressources minérales, en particulier le cuivre, et ses exportations agroalimentaires. Elle est évidemment tributaire de la demande extérieure. Affaiblie par une absence structurelle d’industrie de transformation, l’économie chilienne repose sur son marché intérieur, lequel est sujet à ses importations. Durant le mandat de Piñera, l’un des facteurs favorisant la forte croissance économique fut la reconstruction postérieure au séisme de 2010. Celle-ci est parvenue à son terme, sinon n’a plus la même amplitude. Or ce facteur a fortement participé à la croissance d’un taux d’emploi record. L’ensemble de ces éléments, moindre demande extérieure et intérieure, pourrait amplifier la décélération observée et confirmée en avril 2014. La croissance générale a été revue à la baisse et estimée à 3,4 %. Elle aura un effet significatif sur les ressources futures dont dépend la réalisation des réformes de fond que sont le projet fiscal et la réforme de l’éducation pour ne citer qu’eux.

Le phénomène de la personnalisation du pouvoir

Un mois après son arrivée au pouvoir, Madame Bachelet, selon l’enquête Adimark, fin mars, bénéficiait de 54 % d’appui favorable, confirmée par la seconde enquête d’avril17. Score somme toute élogieux, puisqu’il va au-delà du total des voix qui l’ont élue. Il confirme l’espérance qu’elle incarne et son charisme intact. Il est vrai qu’elle est au tout début de son mandat et qu’elle peut bénéficier d’un certain préjugé favorable, une sorte d’état de grâce, que tout président chilien de la période démocratique a reçu à cette période de son mandat. Cependant, émerge un phénomène particulier, le fait que tout converge vers elle, émane d’elle ou repose sur elle : le concept politique et sa mise en œuvre, l’espérance et le doute, mais aussi la crédibilité et l’effectivité du pouvoir et des institutions. Bien qu’elle cherche à préserver sa fonction et son image (on l’a vu, lors de la gestion du séisme du nord où elle s’est effacée derrière l’organisme en charge, contrairement à son surengagement de 2010 qui lui avait été préjudiciable), elle n’échappe pas à une forme de personnalisation du pouvoir.

Ce trait est bien entendu spécifique à sa fonction. Conformément à la Constitution, elle est présidente et chef de gouvernement. Il n’y a pas de premier ministre. Son ministre de l’intérieur, Rodrigo Peñailillo, même s’il est son bras droit ou son suppléant en son absence18, n’est que ministre de l’intérieur, en charge d’un certain type d’affaires, principalement la sécurité et l’administration politique. Lui échappent l’économie, les affaires extérieures, la défense, le social et la culture. En outre, de par son propre tempérament, plutôt discret, le ministre de l’intérieur est sans doute le politique le moins visible médiatiquement parlant. Il fait davantage figure d’un conseiller de l’ombre, charge qu’il a longtemps occupée19. La responsable du tout est la présidente, c'est-à-dire elle seule. Son intervention du 21 mai ne fait que conforter ce trait.

La seconde raison est liée au programme. C’est son programme. Son choix des réformes dont la plupart sont fondamentales, car structurelles, est l’engagement qu’elle a pris vis-à-vis du pays et c’est sur ce programme qu’elle a été élue. Elle l’incarne, même si dans le détail, elle fait appel à des subordonnés responsables des domaines qui leur sont échus. C’est elle qui a, d’une part défini le concept général, lutter contre l’inégalité, désigné d’autre part les responsables qui l’entourent. De plus ce programme a été établi au fil de la campagne électorale, en réponse aux demandes citoyennes. Il s’agit donc d’un engagement personnel vis-à-vis de la population. Les partis s’y sont ralliés, et s’ils ont eux aussi pris l’engagement de le réaliser, ils l’ont tous fait au nom de la présidente, ce qui renforce la responsabilité de celle-ci, et la met en évidence. D’ailleurs, lorsqu’un chef ou un représentant de parti, qu’il soit partisan ou opposant, est questionné sur l’un des points qui composent le programme, il est amusant et symptomatique d’entendre l’inévitable réponse évoquant « le programme de la Présidente ».

La troisième raison est liée au comportement de son entourage et plus particulièrement des partis qui composent sa majorité. On observe certes certaines différences, notamment lorsqu’il s’est agi de discuter de la réforme fiscale. Certains parlementaires tant de la DC que du parti socialiste ou du PPD, s’ils ont tous appuyé le concept général et l’objectif de cette réforme, ont émis des critiques sur des points secondaires. Il s’ensuivit un débat au sein de la Nueva Mayoria que le gouvernement dut relativiser craignant que ces divergences ne portent préjudice à l’ensemble. Le président de la DC ira même jusqu’à affirmer son intention d’introduire dans la réforme « la marque de son parti », suscitant du même coup la réprobation du PC qui lui rappela l’exigence populaire et l’engagement vis-à-vis de la présidente. La DC effectuera un rapide repli sur des positions plus consensuelles, s’appuyant sur son soutien inconditionnel au chef de l’Etat et réitérant son objectif de répondre aux demandes des citoyens. Il ressort de cet incident une volonté de cohérence et de loyauté de la part des partis, laquelle renforce la place centrale qui échoit à la présidente. Mais on remarque aussi une tendance de ces mêmes personnages à profiter de son charisme, de sa notoriété. Ce fut flagrant durant la campagne électorale. Tous les candidats de la Nueva Mayoria ont pris soin de se placer, (de manière très concrète sur les affiches), dans le sillage ou sous le patronnage de madame Bachelet, phénomène très différent observé à Droite puisque quasi aucun candidat de l’Alliance20 n’avait osé se présenter, du moins sur les affiches, en présence du président sortant, monsieur Piñera. Ceci signifie que leur élection est intrinsèquement liée à la présence de Madame Bachelet. Leur avenir politique pourrait donc en dépendre. Une explication généralement admise se rencontre dans l’attitude de madame Bachelet qui durant la campagne des primaires s’est réellement démarquée des partis. Tant pour montrer son intérêt à l’égard d’une population qui s’estimait délaissée et non écoutée, que pour éviter les effets négatifs de la dépréciation que vivaient alors les partis21. La conséquence immédiate fut son rôle politique central. L’importance du personnage en sort accrue, car elle est à la fois référente, garante et légitimante.

Une quatrième raison est le résultat du pouvoir obtenu par madame Bachelet. Sa majorité parlementaire est telle qu’elle peut faire passer une grande partie de ses réformes avec les seules voix de ses parlementaires. Et lorsque ce n’est pas suffisant, elle bénéficie d’une force inédite de captation des voix issues d’autres secteurs. Le phénomène a été observé lors du vote de la loi restituant le droit de vote aux chiliens vivant à l’étranger. Cette loi a été discutée durant près de vingt ans sans succès. Elle est passée avec une ample majorité en une seule session fin avril 2014. Dans ce cas, les voix des indépendants et quelques unes de droite se sont ajoutées à celles de la majorité. Madame Bachelet n’a pas les pleins pouvoirs dont jouissent tous les dirigeants d’un régime autoritaire, mais sa personne suscite une adhésion surprenante. Le même phénomène est réapparu lors de la présentation du projet de loi portant sur le changement du système électoral. Mis à part la UDI qui d’emblée s’est prononcée contre tout changement au système binominal en cours, des voix se sont élevées à droite en faveur du projet, du moins sur l’idée d’en débattre.

Enfin une cinquième raison en découle. Elle est rendue plus évidente par la faiblesse de l’opposition de droite. Il s’agit de l’inexistence réelle ou ressentie, nous le verrons, de dialogue. Cet aspect s’est fait net lors de la discussion du projet de loi fiscale à la chambre des députés. La Nueva Mayoria dispose des voix suffisantes pour faire voter cette réforme. Néanmoins, l’idée d’un dialogue a toujours été entretenue par le gouvernement. Or l’ampleur du débat se heurte à un problème de calendrier. Le gouvernement souhaiterait promulguer cette réforme au plus tard fin septembre pour qu’elle serve de cadre au projet de budget 2015. Ceci suppose une accélération des débats qui se traduit par une réduction drastique des interventions et donne l’impression sinon d’une absence de dialogue du moins d’une atrophie de celui-ci. Et l’opposition affaiblie utilise cet argument pour démontrer le monologue gouvernemental, donc sa volonté d’imposer coûte que coûte sa politique. Le débat porte davantage sur la forme communicationnelle que sur le fond. Et le vocabulaire semble issu d’idéologies de la guerre froide où le programme revêt un caractère doctrinaire. La présidente l’incarnant, c’est sa personne qui, dans le discours médiatique, se teinte d’autoritarisme, ce dont elle se défend et ce qu’elle n’est absolument pas.

Il ressort de cette situation une forte personnalisation du pouvoir. Madame Bachelet, si l’on y regarde de plus près, jouit d’un leadership indiscutable. Mais cette qualification mérite un examen plus précis. Elle ne s’incrit pas exactement dans la définition qu’en a faite Max Weber quant à la notion d’autorité. Si de par sa fonction de présidente, elle répond bien à la notion d’autorité bureaucratique, on ne peut pas en dire de même des deux autres notions. Sa domination charismatique n’est ni religieuse, ni familiale. Quant à l’autorité féodale et traditionnelle, elle n’est ni patriarcale, ni patrimoniale. Elle ne s’inscrit pas non plus dans la catégorisation qu’en a faite Robert House. Elle n’est ni dominante, ni imbue de ses valeurs morales. Sa condition féminine fait d’elle, dans un monde fortement imprégné de machisme, un être dont on peut douter de l’assurance. Elle n’a pas non plus cette propension à imposer son avis de manière autoritaire. En revanche, elle se rapproche davantage de la description qu’en ont faite Conger et Kamungo. Elle est très sensible à son environnement, à son entourage. Son programme traduit une certaine vision de la société, un certain concept politique. Mais surtout, il y a de sa part une réelle prise de risque. Elle est revenue en politique au Chili, alors qu’elle jouissait d’un statut politique international peu altérable et d’une ampleur bien supérieure à ce que pourra lui permettre la politique chilienne, dusse-t-elle y occuper la fonction la plus élevée. Elle a pris le risque d’affronter ses détracteurs, sur un terrain d’autant plus difficile que son premier mandat n’avait pas été le meilleur et s’est terminé dans des conditions catastrophiques. Elle a eu le mérite et le courage de se mettre à l’écoute d’une société qui a profondément changé et elle a su surpasser ses propres convictions, du moins celles qu’elle-même avait formulées lors de son premier mandat. Je citerai seulement deux cas : son revirement sur le thème du mariage homosexuel et son engagement sur une dépénalisation de l’avortement. Son retour dans la politique chilienne est autant le résultat de sa prise de conscience d’un nécessaire changement et du rôle qu’elle pouvait y jouer que le sentiment d’une dette qu’elle devait au peuple chilien. S’y mêlent le rationnel et l’irrationnel. Comme nous l’avions mentionné dans un article précédent, il nous semble que sa décision pourrait être liée à son insatisfaction d’avoir dû quitter le pouvoir, au terme normal de son premier mandat, sans avoir pu participer à la gestion de la catastrophe de 2010. On ne peut écarter l’idée d’une sorte de remord, inscrit dans son inconscient qui allait la pousser à offrir ses services au peuple chilien dans sa recherche d’un futur meilleur. Comme l’écrit Alexandre Dorna, le charisme est une révolte22. Et dans le cas de Madame Bachelet, on peut y voir bien sûr une révolte contre les abus d’un système qu’elle a elle-même contribué à perpétuer, mais peut-être aussi une révolte contre elle-même, la présidente qu’elle fut et qui n’a pas été à la hauteur de ses propres valeurs.

Ce qui est aussi remarquable est que son autorité s’appuie non pas sur une structure concrète, (la Nueva Mayoria n’est qu’un conglomérat plus horizontal que vertical), mais sur une volonté, mieux une énergie. Et cette énergie émane de la personne de la Présidente. Selon nous cette énergie s’alimente justement de cette dette insconciente et de son courage dans sa prise de risque.

Le problème est que sans elle, peut se poser la question de la survie du programme. Aujourd’hui, il n’existe aucun leader politique de son bord (je n’évoquerai même pas la droite, éclatée et de faible audience), en mesure de susciter un tel rassemblement, une telle espérance pour mener à bien le changement attendu et promis. Ce point n’est pas anodin lorsqu’on le replace dans le contexte de la courte durée du mandat présidentiel chilien de quatre ans.

Le Chili vit un moment historique, un changement générationnel qui se traduit par une attitude nouvelle de la société. Elle aspire à davantage de démocratie. Elle exige un changement profond et s’implique dans celui-ci. Madame Bachelet a su saisir cette opportunité, s’appuyant sur son charisme et son empathie pour répondre aux demandes et engager des réformes qui vont dans le sens exigé par la majorité de ses concitoyens. Ces premiers cent jours esquissent les grandes lignes du Chili futur. Mais nous n’en sommes encore qu’au stade du filigrane donné par des symboles et aux prémices des réformes. Or le contexte général est difficile et la profondeur des réformes exige du temps. La question qui nous vient aux lèvres est justement si ce changement annoncé pourra être mené à son terme, auquel cas, ce serait une véritable révolution. Ou si nous en resterons au stade des symboles, ce qui serait dramatique pour le Chili.

1  PPD pour parti pour la démocratie

2  DC pour démocratie chrétienne.

3  Il ne faut pas oublier la tentative de coup d’état contre Correa en Equateur ou le processus douteux qui a mis un terme au mandat de Lugo au Paraguay, sans oublier le cas de Zelaya au Honduras.

4  Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1957. p.233.

5  Agence nationale de sécurité civile, en charge de la gestion des catastrophes naturelles. Son directeur appartenant au gouvernement précédent a été maintenu.

6  L’ambassadeur Bulnes, mis en place par Piñera pour gérer le litige limitrophe porté par le Pérou devant la Cour internationale de La Haye, est maintenu en poste pour la gestion de la demande bolivienne.

7  Voir l’article paru dans la revue « Que pasa », semaine du 7 au 13 avril. Il y est décrit l’étendue de ce phénomène.

8  Selon CNN Chile, ce chiffre serait ramené à 64% avec 32 mesures engagées sur 56 promises.

9  Ces deux projets ont une portée significative. Le premier, même s’il est limité à trois cas, avortement thérapeutique, risque pour la mère ou violation, suscite immédiatement des réactions de l’Eglise catholique et des conservateurs. Le second, celui de la nationalisation de l’eau, devrait même un terme à la situation actuelle où les ressources hydrauliques sont privatisées.

10  Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, NRF essais, Gallimard, 1972. p.156

11  Le parti de droite, l’UDI, va développer une vaste campagne à base d’affiches  et de prospectus appelant à s’opposer systématiquement à la réforme.

12  Nom donné à l’appropriation illégale de terrains ou de bâtiments. Cette pratique ancienne est courante dans les sociétés de l’Amérique latine oû les couches les plus pauvres n’ont d’autre solution que celle-ci pour accéder à une propriété.

13  Gabriel Salazar, Movimientos sociales, Uqbar ediciones,Santiago 2012. “Y cuando ya no tuvo el espacio suficiente para vagabundear (sigloXX) y se vio obligado a urbanizarse y tener un sitio proprio, con el correr del tiempo hizo lo de siempre: se tomo-de diversos modos y al filo de la ley-el espacio necesario. Por eso, vagabundo o no vagabundo, el pueblo mestizo-siempre marginal-ha tenido que practicar, diversificando sus metodos al infinito, la toma de lo minimo que necesita para sobrevivir”. p.173.

14  Ivette Lozoya Lopez, Delincuentes, bandoleros y montoneros, Violencia social en el espacio rural chileno (1850-1870), LOM Santiago, 2014. L’étude de Lozoya Lopez est centrée sur une période spécifique du XIX ème siècle, et son exemple, rapporté au temps présent, peut effectivement paraître anachronique. Toutefois, considérant que les mentalités s’inscrivent dans le temps long de l’Histoire, une sorte de caractéristiques d’un certain inconscient collectif, il ne nous paraît pas incongru de considérer ce trait identitaire comme une hypothèse plausible. Le sujet mérite bien sûr être discuté.

15  Le premier paraîtra dans le journal de Wall Street, le second dans l’Economist. On doit toutefois relever la parution d’un article favorable dans le Washington post.

16  Les Etats-Unis sont les premiers investisseurs au Chili.

17  En mars, 54% d’approbation, pour 20% de désapprobation. En avril, 53% d’approbation contre 32% de désapprobation. Source : Enquêtes Adimark de mars et avril 2014.

18  Lors du voyage de madame Bachelet en Argentine, deuxième semaine de mai, Peñailillo sera officiellement nommé Vice-président temporaire.

19  Un fait va relativiser cette impression, la présentation du projet de loi modifiant le système électoral binominal. Le ministre de l’intérieur en a reçu la responsabilité et ses premières interventions lui ont donné davantage de protagonisme qui pourrait se confirmer ou se déliter en fonction de l’autorité qu’il déploiera dans les mois suivants.

20  A notre connaissance, aucun candidat député ou sénateur de la région métropolitaine n’a associé le portrait de l’ex-président au sien. Même la candidate de l’Alliance, se réclamant de l’héritage de Piñera, ne publiera une affiche associant son image à celle de Piñera.

21  Au cours des 4 ans du mandat de Piñera, toutes les enquêtes ont clairement montré la dépréciation des partis et des institutions. Les deux alliances recevaient chacune entre 16% et 24% d’appui. Pour la seule majorité actuellement au pouvoir, le phénomène Bachelet a été évident. Alors que son alliance recevait un appui moyen de l’ordre de 24%, la candidate, à elle seule, caracolait à hauteur de près de 50%.

22  Alexandre Dorna, le leader charismatique, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p.122.

Barthes Roland, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1957

Dorna Alexandre, le leader charismatique, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.

Lozoya Lopez Ivette, Delincuentes, bandoleros y montoneros, Violencia social en el espacio rural chileno (1850-1870), LOM Santiago, 2014.

Paz Octavio, Le labyrinthe de la solitude, NRF essais, Gallimard, 1972.

Salazar Gabriel, Movimientos sociales, Uqbar ediciones, Santiago 2012.

CNN Chile, émission « 100 desafios », jeudi 22 mai 2014.

Enquêtes Adimark de mars et avril 2014.

Revue « Que pasa », semaine du 7 au 13 avril2014.

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