N°26 / numéro 26 - Janvier 2015

L’itinéraire de la démocratie radicale d’Ernesto Laclau

Audric Vitiello

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La démocratie est indubitablement une notion clé de la réflexion politique contemporaine, l’un des concepts cruciaux autour desquels se cristallisent les débats scientifiques et les conflits politiques. La récente édition en langue française de deux ouvrages majeurs publiés à plus de quinze ans d’écart – l’un par Mouffe et Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale1, l’autre par le seul Laclau, La raison populiste2– est l’occasion de revenir sur l’itinéraire d’une ligne analytique encore peu présente dans le paysage intellectuel français malgré sa fécondité heuristique : la démocratie radicale.

Qualifier la démocratie de radicale, c’est affirmer qu’elle n’a pas d’autre racine qu’elle-même ; elle n’existe qu’à travers la praxis démocratique, cette action qui réalise l’essence de la démocratie – le débat et la lutte pour la détermination autonome du sens, i.e. de la signification et de la direction à donner à l’exercice du pouvoir politique. Il ne s’agit ni de justifier ni d’élaborer un modèle idéal de la démocratie, mais de la comprendre à partir de sa conflictualité principielle, et partant de son instabilité existentielle.

La démocratie désigne alors moins un ensemble de procédures qu’un processus infini de déconstruction / reconstruction de la substance, des formes et des limites de l’existence collective : une dynamique irréductible à tout état institué. L’enjeu est alors de penser d’une part les conditions de cette dynamique, ce qui amène à réévaluer certaines logiques souvent reléguées aux marges de l’idéal démocratique, comme l’hégémonie ou le populisme ; d’autre part ses effets, en particulier quant aux rapports qu’établit la démocratie entre action (politique) et identités (socioculturelles), en l’occurrence un mode d’identification où l’action politique s’érige en médiateur dynamique entre le sujet et lui-même.

Démocratie et conflit : la logique de l’hégémonie

L’analyse qu’initient Laclau et Mouffe cherche à penser la démocratie à la lumière du totalitarisme, à comprendre pourquoi, alors qu’ils se réclament des mêmes idéaux de liberté et d’égalité, marxisme et démocratie se sont dans les faits révélés difficilement compatibles. Selon eux, cet échec historique découle d’une erreur analytique : l’affirmation marxiste d’un sens de l’histoire incarné dans un acteur privilégié, le prolétariat. A l’inverse, la démocratie suppose un rapport au monde ouvert à l’indétermination, elle s’inscrit dans un cadre de contingence historique qui érige le conflit et le pouvoir en dispositifs politiques indépassables.

C’est en cela que cette conception est qualifiée par les auteurs eux-mêmes de « post-marxiste ». De l’affirmation que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, elle retient l’idée que le conflit est constitutif de la socialité et de l’historicité collectives, mais revient sur l’identification des protagonistes à des classes sociales, i.e. à des groupes constitués en fonction de leur position dans le système socioéconomique, et sur l’horizon d’une réconciliation par la révolution sociale : « il n’est plus possible de maintenir la conception de la subjectivité et des classes élaborées par le marxisme, ni sa vision du cours historique du développement capitaliste, non plus, bien sûr, que la conception du communisme comme société transparente de laquelle les antagonismes ont disparu » (HSS, 41-42).

C’est ce que permet de penser la notion d’hégémonie, élaborée pour penser une « relation anormale » (HSS, 112) du point de vue marxiste, où le prolétariat doit s’allier à d’autres classes sociales pour accomplir une tâche qui n’est (théoriquement) pas la sienne – en particulier, dans la Russie tsariste ou l’Italie préfasciste, l’établissement de la démocratie. Il y a donc hégémonie en politique parce qu’il y a contingence historique ; toute la question est de savoir si cette contingence est assumée comme telle ou ramenée à un schéma prédéterminé. De la réponse dépend le sort de l’hégémonie, « entre démocratie et autoritarisme » : si « le concept est indubitablement associé aux tendances les plus autoritaires et les plus négatives de la tradition léniniste […] d’autre part, la relation hégémonique implique une conception de la politique qui est potentiellement plus démocratique [car] cela aboutit à l’acceptation de la validité politique actuelle d’une pluralité d’antagonismes et de points de rupture, de telle façon que la légitimité révolutionnaire n’est plus exclusivement concentrée dans la classe ouvrière » (HSS, 120-121).

L’hégémonie devient démocratique à condition d’assumer la contingence historique, donc d’une part l’équivalence des différents acteurs, d’autre part le primat de l’action politique. La politique ne fonctionne alors pas comme représentation d’une réalité préexistante naturelle ou sociale, mais comme constitution de cette réalité par l’articulation de différents acteurs au sein de mouvements à prétentions hégémoniques, i.e. qui prétendent accéder au pouvoir de direction : « l’unité entre ces agents n’est alors pas l’expression d’une essence sous-jacente commune mais le résultat de la construction politique » (HSS, 136). Enfermé dans « le paradigme économiste » (HSS, 155) selon lequel le social est déterminé par l’économique, le marxisme n’a jamais pu assumer pleinement ni la contingence ni le primat du politique ; d’où une version autoritaire de l’hégémonie, devenue conformation à une normalité prédéfinie. Au contraire la « rupture radicale avec les paradigmes essentialistes » (HSS, 157) appelle une hégémonie démocratique, où les différentes conceptions du devenir collectif sont a priori équivalentes, où donc la décision est un choix entre différents possibles avec pour critère le nombre de volontés que chacun parvient à mobiliser – la volonté du plus grand nombre devenant volonté collective.

La démocratie est donc une organisation politique mais aussi, en deçà, un « ordre symbolique » qui fournit une « définition de la réalité » (HSS, 232 et 303) structurée autour de l’indétermination, et partant de l’efficacité de l’action humaine. Elle « nie toute approche essentialiste des relations sociales » et « affirme le caractère précaire de toute identité et donc l’impossibilité de fixer un sens aux éléments dans quelque littéralité ultime » (HSS, 182). Fondée sur cette indétermination du sens, la démocratie est indissociable du conflit, puisque les différentes conceptions sont a priori également valables, et de l’hégémonie, puisque le seul moyen de trancher est, par l’articulation des choix toujours révisables du plus grand nombre possible d’acteurs, la conquête du pouvoir indissociablement symbolique et politique de définir le sens, la signification et la direction à donner à l’existence collective.

A certains égards, ces mécanismes sont constitutifs de toute société. Etant donnée « l’impossible suture entre signifié et signifiant » inhérente à tout ordre symbolique, « le social est articulation » : « la pratique de l’articulation consiste […] en la construction de points nodaux qui fixent partiellement un sens ; et le caractère partiel du social procède de l’ouverture du social, résultat, à son tour, du dépassement constant de tout discours par l’infinitude du champ de la discursivité » (HSS, 210-211). Mais ils ne sont reconnus et organisés politiquement que dans le cadre de la modernité démocratique : « la dimension hégémonique de la politique ne s’étend qu’à mesure que s’accroît le caractère ouvert, non clos du social […] c’est pourquoi la forme hégémonique de la politique ne devient dominante qu’au début des temps modernes, quand la reproduction des différents secteurs sociaux se fait dans des conditions de perpétuel changement [lorsque] toute identité sociale devient le point de rencontre d’une multiplicité de pratiques articulatoires » (HSS, 249-250).

Si la démocratie appelle l’hégémonie, réciproquement la démocratie procède d’un jeu hégémonique par lequel s’affirment l’indétermination et l’autonomie humaine. L’idée même de démocratie ne s’impose qu’à travers une lutte politique et l’émergence d’un nouvel ordre symbolique : « l’autonomisation […] n’est pas l’effet structurel de quoi que ce soit, mais bien le résultat de pratiques articulatoires précises qui construisent cette autonomie. Loin d’être incompatible avec l’hégémonie, l’autonomie est une forme de construction hégémonique […] l’autonomie elle-même ne peut être défendue et étendue que dans les termes d’une lutte hégémonique » (HSS, p. 253). Tel est le premier sens du concept de démocratie radicale : la démocratie n’a d’autre racine qu’elle-même, elle n’a d’autre fondement que la pratique politique érigeant la démocratie en « nouvelle matrice de l’imaginaire social » et en « point nodal fondamental dans la construction du politique » (HSS, 269).

Dans la lignée des analyses de Tocqueville, Furet et Lefort, la démocratie apparaît ici comme une révolution inachevée, « un nouveau mode d’institution du social » fondé sur « une vraie nouveauté au niveau de l’imaginaire social [où réside] la vraie discontinuité : dans l’établissement d’une nouvelle légitimité, dans l’invention de la culture démocratique » à travers « son affirmation de l’absoluité du pouvoir du peuple » (HSS, 270). La démocratie naît d’une action politique (la Révolution française) qui affirme ses principes fondamentaux (via la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et initie un ordre symbolique et une dynamique politique. Cette action « allait produire les conditions discursives qui permettraient de considérer les différentes formes d’inégalité comme illégitimes et anti-naturelles, et les rendraient ainsi équivalentes comme formes d’oppression. C’est là que repose le pouvoir profondément subversif du discours démocratique qui allait permettre la diffusion de l’égalité et de la liberté dans des domaines de plus en plus larges et agirait comme un agent de fermentation sur les différentes formes de lutte contre la subordination » (HSS, 271).

Dès lors « les revendications socialistes devraient être comprises comme un moment interne à la révolution démocratique », au même titre que les « nouveaux mouvements sociaux » qui marquent « une extension de la révolution démocratique à tout un nouvel ensemble de relations sociales » (HSS, 271 et 277). Mais la démocratie est avant tout une politisation du monde : elle « sert à révéler le caractère politique (au sens large) des relations sociales, et le fait que ces dernières sont toujours le résultat de modes d’institution qui leur confèrent leur forme et leur signification » (HSS, 282). Elle ouvre la voie à la critique ; (re)définir le sens de l’existence collective est la fonction des luttes hégémoniques autour de l’interprétation des principes et de l’articulation des luttes qui animent la société démocratique. En effet, « la boussole discursive de la révolution démocratique ouvre à la voie à des logiques politiques aussi différentes que le populisme et le totalitarisme de droite d’une part, et la démocratie radicale d’autre part », tandis que le choix de l’une ou l’autre direction n’est que « le résultat d’une lutte hégémonique » (HSS, 290-291).

La démocratie radicale acquiert ici un autre sens – celui d’une radicalisation de la démocratie, d’un « projet de démocratie radicale et plurielle » animant « la lutte pour une autonomisation maximale […] à partir de la généralisation de la logique équivalentielle-égalitaire » (HSS, 289). Face au « discours libéral-conservateur qui cherche à articuler la défense néo-libérale de la libre économie de marché avec le traditionalisme culturel et social », il importe non pas « de renoncer à l’idéologie libérale-démocratique, mais au contraire de l’approfondir et de l’étendre dans le sens d’une démocratie radicale et plurielle », car « le sens du discours libéral sur les droits individuels n’est pas définitivement fixé ; et tout comme cette non-fixité permet leur articulation avec des éléments du discours conservateur, elle permet aussi différentes formes d’articulation et de redéfinition qui accentuent le moment démocratique » (HSS, 302-304).

Cette démocratie doit être plurielle pour être radicale : l’échec du marxisme a démontré que l’extension de l’égalité amène la négation de la liberté si elle s’effectue de façon unilatérale, contre le pluralisme des lieux, des acteurs et des interprétations politiques. Radicaliser la démocratie, c’est alors d’abord l’introduire dans l’action politique ; c’est reconnaître l’équivalence des luttes et admettre que le changement pour la démocratie s’effectue par la démocratie. Cela suppose de renoncer au « concept classique de révolution [qui] implique le caractère fondationnel de l’acte révolutionnaire, l’institution d’un point de concentration du pouvoir depuis lequel la société pourrait être rationnellement réorganisée », et d’affirmer au contraire « le caractère processuel de toute transformation radicale […] la multiplication des espaces politiques et le fait d’empêcher la concentration du pouvoir en un point sont donc des préconditions de toute transformation vraiment démocratique de la société » (HSS, 305-306). Bref, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet. Ce moment de tension, d’ouverture, qui donne au social son caractère essentiellement incomplet et précaire, est ce que tout projet de démocratie radicale doit chercher à institutionnaliser » (HSS, 325).

Démocratie et identités : l’action comme identification

Ainsi comprise, la démocratie apparaît comme un complexe de contradictions où s’enracine la dynamique de l’autonomie. Elle est un régime global d’existence, non tant une forme sociale ou politique qu’un rapport d’entraînement de la société vis-à-vis d’elle-même qui s’alimente aux conflits ouverts par l’indétermination de l’ordre symbolique. Elle suppose certes que le pouvoir soit, selon la formule de Lefort, un « lieu vide » à conquérir, mais surtout que l’identité même de la société et de ses membres se restructure autour de « signifiants flottants » (HSS, 318) ou de « signifiants vides » (RP, 153) ouverts au pluralisme des interprétations, au conflit des significations, et au jeu des constructions hégémoniques.

Travaillant l’ordre symbolique constitutif des subjectivités, la démocratie est intimement liée à la question de l’identité. Elle n’est pas seulement un mode de régulation d’une société qui lui serait en quelque sorte extérieure, mais un mode de constitution de la société et des acteurs sociopolitiques. D’où une conception originale des rapports entre politique et culture, où le primat accordé à l’action politique subsume l’identité sous l’identification, où le conflit entre acteurs identifiés se réfracte en conflit au sein même de l’identité des acteurs et induit une dynamique de redéfinition des identités en présence.

L’engagement dans l’espace public implique la rencontre de l’altérité, une confrontation du même et du différent qui impulse un processus de déconstruction / reconstruction des identités « selon les perspectives logiques opposées d’équivalence et de différence » (HSS, 236). En outre « les chaînes d’équivalence varient considérablement selon l’antagonisme impliqué, et peuvent affecter et traverser, de manière contradictoire, l’identité du sujet lui-même » (HSS, 238). Dès lors toute identité n’est que le résultat précaire d’une construction identitaire dans un contexte donné, une fixation partielle et partiale appelée à être subvertie par la survenue de nouvelles différences ou de nouvelles équivalences dans l’expérience de la vie publique – si bien que « la constitution des identités mêmes qui s’affronteront les unes aux autres antagoniquement devient alors le premier des problèmes politiques » (HSS, p. 243) et le premier des effets de la politique démocratique.

La politique apparaît ainsi comme le vecteur par lequel le conflit, donc le dynamisme, s’introduit dans l’identité non seulement de la société, mais aussi des différents acteurs sociaux. Elle est le point de bascule entre ce que Ricœur nomme la mêmeté et l’ipséité, entre la réitération essentialiste et la refondation existentialiste. Plusieurs travaux, souvent inédits en langue française, approfondissent ces analyses où le conflit démocratique apparaît comme une alternative à ce que Laclau nomme « la guerre des identités3 », une situation où les identités se présentent comme des entités closes, absolues et irréductibles, avec comme effets une moindre liberté des sujets et une montée de la confrontation aux extrêmes guerriers. D’où sa critique de la notion classique d’émancipation : dans la mesure où « l’émancipation n’est pas un acte de création mais bien plutôt la libération de quelque chose qui était là avant l’acte libérateur » (GI, 44), elle fige les identités en présence et ignore le fait que l’action politique constitue en elle-même une phase de redéfinition de l’identité – que « la radicalité de l’acte émancipateur ne peut être que celle d’un acte fondateur » (GI, 58). Si « un particularisme réellement désireux de changement doit rejeter non seulement ce qui nie son identité mais cette identité elle-même », il s’agit pourtant moins d’une pure création, que d’un processus de recomposition d’éléments déjà présents mais qui acquièrent une autre signification : « le rejet de l’autre ne peut pas consister en une élimination totale mais bien plutôt en une renégociation constante des formes de sa présence » (GI, 84-85).

De riches échanges avec le féminisme4, le républicanisme et le communautarianisme5, permettent de souligner une critique commune du libéralisme, de son apriorisme individualiste et de sa prétention à la neutralité axiologique. Mais la démocratie radicale a ceci de spécifique de mettre l’accent moins sur la réforme des structures sociopolitiques, qui risquerait d’institutionnaliser certaines identités (sexuelles, institutionnelles ou culturelles), que sur la dynamique des identités dont le meilleur vecteur lui semble être l’action autonome des sujets dans un cadre démocratique – ce qui, par exemple, la rapproche des courants anti-essentialistes et queer du féminisme actuel.

Face aux risques de ramener la démocratie vers une conception du monde figée autour d’identités institutionnalisées, il s’agit de réaffirmer le primat de la politique instituante. Puisque toute subjectivité repose sur une socialisation, le politique peut et doit s’occuper d’intégration afin d’instituer des sujets démocratiques. Mais, afin de maximiser le champ de l’indétermination, cette intégration doit être politique, avec comme règle de n’imposer que les conditions du fonctionnement démocratique : « si un régime libéral-démocratique doit être agnostique en ce qui concerne la morale et la religion, il ne peut pas l’être pour les valeurs politiques puisque, par définition, il doit revendiquer les valeurs qui font sa spécificité en tant qu’association politique, c’est-à-dire les principes politiques de l’égalité et de la liberté » (PE, 102). En outre cette intégration au politique s’effectue par la politique, i.e. moins par l’enseignement d’une vertu civique que par la promotion de l’action et de la participation politique, plus à même de développer un rapport ouvert au monde– « en multipliant les discours, les pratiques, les jeux de langage qui construisent des positions de sujet démocratiques dans le plus grand nombre possible de relations sociales » (PE, 167).

L’insistance mise sur l’intégration politique et l’importance accordée à la participation active semblent rapprocher la démocratie radicale des perspectives ouvertes par les analyses de Habermas sur la politique délibérative et le patriotisme constitutionnel. Mais l’horizon habermassien est celui d’une communauté unie autour de la téléologie des pratiques communicationnelles, de la langue et de la rationalité orientées vers l’entente inclusive. Or cet horizon est étranger à la logique de la démocratie radicale, qui est d’abord une pensée de la conflictualité démocratique, fondée moins sur la discussion rationnelle que sur « la dynamique des passions6 » et fondant moins un consensus inclusif qu’un « pluralisme agonistique7 » fait de choix exclusifs et de pouvoirs inégaux qu’il faut assumer et expliciter pour pouvoir (éventuellement) les contester et les transformer.

Dans cette perspective, « le rôle central que joue la notion d’antagonisme […] rend impossible toute possibilité d’une réconciliation finale, d’un consensus rationnel quel qu’il soit, d’un ‘‘nous’’ pleinement inclusif […] une sphère publique homogène de confrontation rationnelle est une impossibilité conceptuelle » (HSS, 33). L’inclusion universelle est impossible, car un sujet n’existe qu’en s’opposant à autrui, et une communauté en excluant une altérité : « une formation ne parvient à se signifier (c’est-à-dire à se constituer comme telle) qu’en transformant les limites en frontières, qu’en établissant une chaîne d’équivalence qui pose ce qu’il y a au-delà des limites comme ce qui n’est pas […] si toute frontière disparaît, cela ne signifie pas que la formation est plus difficile à reconnaître, [elle] fait plus que se cacher : elle se dissout » (HSS, 258).

Le pluralisme est donc moins l’acceptation que le souci de l’altérité – une attention qui n’exempte ni de conflit ni d’exclusion. L’intégration ne doit nier ni les différences ni les conflits, mais organiser la confrontation de telle manière qu’elle exerce des effets dynamiques sur le collectif et ses parties constitutives. Il s’agit de « transformer l’antagonisme en agonisme », de « transformer l’ennemi en adversaire » : la démocratie « suppose de reconnaître la dimension antagonistique du politique et c’est pourquoi on ne peut la protéger et la consolider qu’en admettant lucidement que la politique consiste toujours à domestiquer l’hostilité et à essayer de neutraliser le potentiel d’antagonisme qui accompagne toute construction d’identités collectives », i.e. à le « mettre en scène selon des dispositifs agonistiques qui favorisent le respect du pluralisme » (PE,10-11).

Reste que tout pluralisme culturel a ses limites, qui fondent l’exigence d’une pluralité d’entités politiques. L’horizon n’est pas l’intégration des différentes communautés au sein d’une instance publique cosmopolite, mais l’intégration du souci de l’autre au sein de chaque entité politique. Dans la mesure où la liberté suppose le conflit, et le conflit le pluralisme, la démocratie radicale est méfiante envers les processus d’unification supranationale, et favorable à une structure « multipolaire8 » du monde. Toute la question est alors celle des frontières légitimes entre l’intérieur et l’extérieur – une question qui ne peut être résolue dans l’abstrait de la théorie, mais doit être renvoyée à une pratique hégémonique spécifique dédiée à la constitution de la subjectivité populaire.

Démocratie et populisme : le conflit et la constitution du peuple

La distinction entre antagonisme et agonisme renvoie à deux types de luttes hégémoniques : les luttes « populaires », qui refondent la société par l’exclusion d’un autre, et les luttes « démocratiques », qui réforment la société par l’inclusion de nouveaux éléments au champ des principes et de l’agir démocratiques (HSS, 248). Cette distinction est cruciale pour saisir l’analyse que Laclau propose du populisme – non une forme dévoyée, mais une logique constitutive de la démocratie, où se (re)constitue son sujet politique : le peuple. Dans cette optique « le rejet du populisme dépasse largement la relégation d’un ensemble de phénomènes périphériques […] ce qui est en jeu dans ce rejet méprisant est, à mon sens, le rejet de la politique », puisque les défauts attribués au populisme sont en fait « propres à la formation de toute identité sociale » et inhérents à tout agir politique : « le populisme est tout simplement une manière de construire le politique » (RP, 10-11).

Selon Laclau, la dialectique de l’équivalence et de la différence peut aboutir à trois types de formation hégémonique : « populiste », « institutionnaliste » et « démocratique ». Populisme et institutionnalisme se distinguent par le lieu où ils érigent la frontière décisive de l’identité et de l’altérité – à l’intérieur ou à l’extérieur de la collectivité instituée. Si « un discours institutionnaliste est un discours qui tente de faire correspondre les limites de la formation discursive avec celles de la communauté », dont l’exemple type est l’architecture stato-nationale, « dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres de la communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime » (RP, 101).

Le populisme est donc une politique du conflit interne à la communauté, qui assume que le collectif n’est pas unitaire, mais qui tend à réduire son hétérogénéité à une dichotomie. C’est en cela qu’elle se distingue de l’hégémonie démocratique : par son niveau de généralité, par le fait qu’elle parvient à articuler autour d’un clivage suffisamment de luttes partielles pour que s’engage un processus de reconstitution de la société et de l’identité des différents acteurs en fonction de leur position vis-à-vis de ce clivage. Elle fonde un acteur à proprement parler « populaire », un nouveau peuple identifié par de nouvelles frontières. Entre les formations démocratiques et populaires, il n’y a donc pas rupture mais « transition » : « les premières peuvent être intégrées à une formation hégémonique en expansion ; les secondes constituent un défi à la formation hégémonique comme telle » (RP, 102) et appellent la constitution d’un nouvel ordre politique.

Un élément crucial que l’analyse du populisme permet d’approfondir est la dimension passionnelle de la politique. Le jeu hégémonique est une lutte pour la définition du sens du monde, un conflit sur l’interprétation des signifiants flottants qui identifient la société ; mais l’enjeu n’est pas que cognitif, il est aussi passionnel. De fait la puissance dynamique qui impulse la lutte et mobilise les acteurs autour des différentes significations suppose leur « investissement » non seulement par un sens, mais aussi par une valeur spécifique – puisque si toutes se valent, il n’y a aucun motif de lutter pour l’une d’elles. Or, « si une entité devient l’objet d’un investissement – comme c’est le cas de l’état amoureux ou de la haine – l’investissement est nécessairement de l’ordre de l’affect ». C’est dire que, sauf à nier la réalité de la vie politique, « il est vain de mépriser les aspects affectifs au nom d’une rationalité à l’abri de toute contamination », car « toute totalité sociale résulte d’une articulation indissociable entre dimensions signifiante et affective » (RP, 134-35).

Le populisme n’est donc « pas un certain type de mouvement – identifiable soit à une base sociale particulière soit à une orientation idéologique déterminée – mais une logique politique », qui plus est « inhérente à tout processus de changement social » dans la mesure où celui-ci « présuppose la constitution d’un sujet politique global [qui] implique la construction de frontières internes et l’identification d’un autre institutionnalisé » (RP, 141). C’est précisément cette double opération d’unification et d’exclusion que réalise le populisme en tant que « tentative de constituer le peuple comme acteur historique à partir d’une pluralité de situations antagoniques » (RP, 146).

Si le populisme est une logique constitutive du peuple comme sujet, « le politique [devient] synonyme de populisme […] puisque la construction du peuple est l’acte politique par excellence » (RP, 182), l’acte politique fondateur qui rend possible l’activité politique démocratique. Le populisme, comme plus largement l’hégémonie, est donc un mécanisme politiquement neutre, « au service des idéologies les plus disparates » (RP, 223) : « tout dépend des liens composant la chaîne des équivalences, et il n’y a aucune raison de penser que celles-ci doivent forcément appartenir à un groupe ethnique homogène. Il est parfaitement possible de constituer un peuple de façon qu’un grand nombre de demandes d’une identité plus globale soient universelles dans leur contenu et traversent différentes identités ethniques. Dans ce cas, les signifiants unissant la chaîne des équivalences seront nécessairement plus vides et moins attachés à des communautés particulières, que celles-ci soient ethniques ou d’un autre type » (RP, 231).

Tout en s’en rapprochant, un tel populisme ouvert ne serait pourtant pas le patriotisme constitutionnel habermassien. D’une part, l’unité politique ne peut se réduire à un consensus sur la valeur de procédures, elle doit s’ancrer dans un attachement à des principes éthiques et politiques substantiels : « tout en étant d’accord avec Habermas sur la nécessité de séparer les deux niveaux [du culturel et du politique], je ne crois pas que cette distinction puisse prendre la forme d’une opposition entre valeurs substantielles et procédurales – ne serait-ce que parce que pour accepter la légitimité de certaines procédures, il faut partager les valeurs substantielles d’autres personnes » (RP, 232). D’autre part, l’unification ne peut s’effectuer par la dimension rationnelle de la communication ; en effet, « le lien affectif devient plus important chaque fois que la dimension combinatoire/symbolique du langage devient moins automatique », i.e. chaque fois qu’émerge un décalage entre signifiant et signifié et que le sens du monde commun est ainsi remis en question par la différence. Or, le peuple étant la communauté la plus large et donc la plus soumise aux forces centrifuges de la différence, l’affect joue un rôle « absolument essentiel » dans sa constitution : « dans la formation des identités populaires […] l’imbrication de la signification et de l’affect est particulièrement visible » (RP, 264).

Mais le populisme est une logique politique, non la logique politique, encore moins la logique démocratique. Elle est essentielle, puisqu’elle rend possible un changement d’ampleur en érigeant un enjeu en point crucial du devenir sociopolitique, mais elle ne peut résumer « le futur de la démocratie radicale9 ». La démocratie suppose en fait que trois logiques soient « actives dans le processus politique réel » : le libéralisme, le populisme et le pluralisme. En effet, un pur libéralisme « est parfaitement compatible avec toutes sortes de pratiques anti-démocratiques au niveau de la société civile », tandis qu’un pur populisme « identifierait rigidement la communauté avec une section particulière de celle-ci et rendrait ainsi impossible toute interaction démocratique », et qu’un pur pluralisme « manquerait de tout cadre symbolique commun et, en fait, ne serait pas une société du tout ». Mais leur articulation est problématique, car « il n’y a pas de cercle vertueux qui pourrait les subsumer sous un schéma conceptuel unifié ». D’où, clé de voûte de l’édifice démocratique, l’appel à l’action politique : « l’impossibilité de cette subsomption exige que leur interaction soit conçue comme une articulation politique, et non comme une médiation logique. L’indécidabilité de cette interaction, l’impossibilité de maîtriser conceptuellement les formes contingentes dans lesquelles elle se cristallise, est précisément ce que nous nommons démocratie radicale » (FRD, 261).

La démocratie radicale est donc une pensée de la complexité démocratique. Contre les analyses qui accentuent unilatéralement une de ses dimensions, que ce soit les droits de l’homme, la souveraineté du peuple, l’échange rationnel ou l’identité communautaire, elle affirme qu’une démocratie moderne se caractérise précisément par la coexistence de ces différents aspects. Mais cette coexistence n’a rien d’une harmonie naturelle ou logique, sa forme et son sens ne procèdent que des choix autonomes que font les sujets humains à propos de l’organisation et de la signification de leur existence commune. La complexité appelle l’action politique pour trancher le nœud gordien de l’indécidabilité, la décision souveraine qui choisit ce qu’est et ce que doit être la société ; mais, dénuée de fondement ultime, cette action ne peut qu’être conflictuelle, elle choisit et hiérarchise diverses options normatives a priori également valables, à travers un processus de constitution de l’hégémonie où se conquiert et se conteste l’exercice du pouvoir indissociablement symbolique et politique de direction du collectif social-historique. Complexité, activité, conflictualité : telle est la spirale sans fin de la dynamique démocratique.

1  Ernesto Laclau et Chantal Mouffe : Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009 (désormais noté HSS).

2  Ernesto Laclau : La raison populiste, Paris, Seuil, 2008 (désormais noté RP).

3  Ernesto Laclau : La guerre des identités : grammaire de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2000 (désormais noté GI).

4  Cf. Chantal Mouffe : « Féminisme, citoyenneté et démocratie plurielle », in Genre et politique : débats et perspectives, Paris, Gallimard, 2000, ainsi que les échanges entre Laclau et J. Butler sur l’universalité, in Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Zizek : Contingency, Hegemony, Universality : Contemporary Dialogues on the Left, Londres, Verso, 2000.

5  Cf. Quentin Skinner : « On Justice, the Common Good and the Priority of Liberty » ; Michael Walzer : « The Civil Society Argument » ; Chantal Mouffe : « Democratic Citizenship and the Political Community », in Chantal Mouffe (ed.) : Dimensions of Radical Democracy : Pluralism, Citizenship, Community, Londres, Verso, 1992 ; Chantal Mouffe : « Le libéralisme américain et ses critiques : Rawls, Taylor, Sandel, Walzer » et « John Rawls : une philosophie politique sans politique », in Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte, 1994, p. 65 sq. (désormais noté PE).

6  Cf. Chantal Mouffe : « Le politique et la dynamique des passions », in Politique et sociétés, vol. 22 n°3, p. 143 sq.

7  Cf. Chantal Mouffe : « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism ? », in Social Research, vol. 66 n°3, automne 1999 ; « Democracy, Power, and the “Political” », in Seyla Benhabib (ed.) : Democracy and Difference : Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Lasse Thomassen : Deconstructing Habermas, Londres, Routledge, 2007

8  Cf. Chantal Mouffe : « Which World Order : Cosmopolitan or Multipolar », in On the Political, Routledge, New York, 2005, p. 90 sq. ; Etienne Tassin : « Europe : A Political Community ? », in Dimensions of Radical Democracy, op. cit., p. 169 sq. ; Un monde commun : pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003.

9  Ernesto Laclau : « The future of radical democracy », in Lars Tonder et Lasse Thomassen (eds.) : Radical Democracy° : Politics between abundance and lack, Manchester / New-York, Manchester University Press, 2005, p. 256 sq.

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Compte rendu du livre Stéphane François 2013 : La Modernité en procès. Éléments d’un refus du monde moderne

Jean-Marie Seca

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