Introduction
La déviance dans le groupe peut apparaît fonctionnelle en ce sens qu’elle peut permettre à l’innovation de s’actualiser. Néanmoins, la plupart du temps, le déviant est décrit comme une victime de la majorité oppressante. Ce point de vue rend compte du fait que se retrouver dans un contexte où l’on est déviant du reste du groupe conduit à un état d’inconfort psychologique (Matz & Wood, 2005) du moins lorsque la déviance traduit une opposition à la norme soutenue dans le groupe et pas simplement lorsqu’elle renvoie à un écart vis-à-vis de cette norme (Miller & Rios Morrison, 2009) ou à une forme de distinctivité (Blanton & Christie, 2003).
Les communications sont au cœur des interactions entre le groupe et le déviant. De nombreux travaux (Festinger, 1950 ; Festinger & Thibaut, 1951 ; Schachter, 1951 ; Gérard, 1953 ; Sampson & Brandon, 1964) ont montré que les communications à l’intérieur d’un groupe sont préférentiellement adressées aux sujets déviants. Traduction de pressions au conformisme, ces communications ne cessent que lorsque ces déviants rejoignent les normes du groupe ou lorsque la majorité abandonne tout espoir de réussite, la fin des pressions exprimant dans ce dernier cas le rejet du déviant hors du groupe. Schachter (1951) a ainsi mis en évidence que le nombre de communications envers les conformistes reste faible et constant, alors qu’en direction des déviants il est beaucoup plus important et croît dans le temps, ce pour diminuer et rejoindre le niveau de celui adressé aux conformistes, systématiquement dès que les déviants se conforment ou, mais très épisodiquement et assez tardivement, lorsqu’ils sont jugés comme irrémédiablement imperméables à tout changement. Pour autant, il a été constaté que ce modèle de comportement ne reflétait pas toujours la réalité. Plus précisément, il a été observé que la faiblesse des communications trouvée par Schachter pour les déviants convertis ou pour les déviants incorrigiblement résistants aux tentatives persuasives, pouvait être observée dès le début des interactions, et ce de façon systématique. Ainsi, lorsque le groupe est, en début de réunion, informé, par une tierce personne, de l’attitude hors norme adoptée historiquement par l’un des leurs, la majorité va inférer une déviance intrinsèque et par définition inamendable, d'où un renoncement immédiat à toute tentative d'influence (Gangloff, 1994). Les pressions au conformisme, exercées sous forme de communications par la majorité en direction des déviants, ne sont donc pas systématiques, mais conditionnelles à une probabilité suffisante d’obtenir une conformité.
Une telle probabilité peut être contingente au contexte. Ainsi, le statut de leader au sein du groupe peut être protecteur lorsque la déviance est minime, ou au contraire renforcer la sévérité des sanctions lorsqu’elle est importante (Karelaiai & Keck, 2013). De même, l’attente d’unicité ou au contraire de diversité de jugement au sein du groupe est déterminante pour appréhender le sort du déviant. Ainsi, l’éventuel rejet de ce dernier devient plus probable lorsque le groupe est homogène plutôt qu’hétérogène et sous-tendu par des valeurs d’homogénéité plutôt que d’hétérogénéité (Hutchinson, Jetten & Gutierrez, 2011). Dans le même sens, le rejet de la déviance devient plus probable lorsque le groupe valorise le collectif plutôt que l’individualité (Hornsey, Jetten, McAuliffe & Hogg, 2006). En ce sens, on doit constater que l’analyse du processus de régulation de la déviance se place plus souvent du point de vue du groupe que de celui du déviant. A ce niveau, la déviance apparaît comme la marque de la distinctivité en ce sens qu’elle peut traduire une multiplicité de positionnements vis-à-vis de la norme : une adhésion à des normes anciennes et désuètes, une ignorance de la norme, une inaptitude à la suivre, une infraction sous la contrainte d’un tiers ou l’emprise d’une compulsion, une marque de désaccord voire de dédain, l’expression d’une originalité ou enfin la poursuite de l’intérêt propre (Monin & O’Connor, 2011).
Le contexte donne donc un sens à l’intention du déviant qui s’oppose à la norme. Il a ainsi été montré (Gangloff, 1994) que la divulgation, par un tiers, dès le début d’une réunion, de la déviance antérieure d’un membre du groupe, conduisait à l’abandon immédiat de toute tentative d’influence et, par suite, de toute communication en direction de ce déviant. Pour autant, il est possible de se demander si la pression en provenance de la majorité ne se poursuit pas lorsque la déviance est révélée de façon différée dans le temps. Cette interrogation conduit ainsi à examiner le comportement de la majorité lorsque la déclaration de déviance intervient tardivement. Dans ce cas, on peut envisager que les sujets majoritaires, du fait de leur engagement initial dans des communications persuasives (le terme d’engagement étant pris ici dans le sens d’avoir conscience d’être producteur d’un comportement : Kiesler & Sakamma, 1966, p. 349 ; Beauvois & Joule 1981, p. 136), poursuivront celles-ci malgré la nouvelle information.
H1 : Les pressions envers un déviant démasqué tardivement devraient être constantes et importantes dans le temps
Dans le même sens, on peut se demander si la pression de la majorité ne se poursuit pas également lorsque c’est le déviant lui-même qui fait état de sa déviance. D’un côté, on sait que la poursuite de buts individuels qui viendraient s’opposer à la prise en compte des besoins ou des buts collectifs n’est pas valorisée (Dubois, & Beauvois, 2005). Mais on sait aussi que, dans notre contexte occidental, la simple expression d’un désaccord, d’une divergence ou d’une distinctivité s’apprécient comme une forme d’unicité, non de déviance (Kim & Markus, 1999). Plus précisément, on sait que ce contexte culturel soutient et se trouve sous-tendu par des valeurs qui définissent l’individualisme libéral (Dubois & Beauvois, 2002 ; Dubois & Beauvois, 2005), c’est-à-dire par des valeurs qui transmettent et valorisent une conception de l’homme auto-déterminé (auto-suffisance, internalité), marqué par l’individualité (distinctivité, ancrage individuel) et la jouissance personnelle (hédonisme). Dans ce cadre, le fait de revendiquer un positionnement personnel divergent de celui du reste du groupe devrait donc conduire à une certaine tolérance, l’attribution du comportement du déviant conduisant à une psychologisation, c’est-à-dire à une appréhension sous le prisme de l’individualité. On se trouve typiquement dans ce contexte lorsque la psychologisation est induite par le déviant lui-même : cette auto-psychologisation nous semble alors susceptible de désamorcer le conflit vis-à-vis des autres membres du groupe. Cette hypothèse nous semble également pouvoir être étayée en établissant une analogie avec les bouffons de cour. Lever note en effet, dans son analyse historique des fous du roi (1983, pp. 149-150) : "Le rôle que tient le fou auprès du souverain ne ressemble à aucun autre [..]. Il use à son égard d'une licence à peu près illimitée [..] ; le juge, le conseille, le persifle, le rabroue, le rudoie ou le caresse, sans jamais encourir le début d'une réprimande [..]. A lui et à lui seul, tout semble permis : il a le droit de tout faire, de tout dire. Même et surtout la vérité, si outrageante qu'elle soit pour le maître. Ce privilège [..] ne s'explique que par l'intercession de la folie. Réelle ou simulée, c'est elle qui assure l'impunité à notre bouffon [..]. Et si ce fou n'est qu'un simulateur, personne, bien sûr, ne sera dupe. Il suffit qu'il joue la folie, comme un acteur joue son rôle ou comme le roi joue le sien. Les rapports du roi et de son fol reposent en définitive sur cette convention unanimement acceptée. Le fou donne le spectacle de l'aliénation et acquiert à ce prix le droit à la libre parole. En d'autres termes, la vérité ne se fait tolérer que lorsqu'elle emprunte le masque de la folie" (Lever, 1983, pp. 149-150).
Ajoutons que l’on trouve un phénomène similaire au niveau judiciaire : la démence est l'un des facteurs parfois avancé par les prévenus et leurs avocats pour échapper à la sanction ou minimiser sa sévérité. Il n'est donc pas exclu de penser que l'auto-proclamation de la déviance puisse conférer à son auteur, même indépendamment de tout appel à une éventuelle folie, un privilège particulier qui l'immunise contre un éventuel rejet symbolique, rejet que traduirait l'absence de communications à son égard. Ainsi, dans la vie quotidienne, à une psychologisation ou sociologisation dénigrant un déviant (du type "c'est bien une femme" : cf. Papastamou, Mugny & Kaiser, 1980, p41) peut correspondre une auto-psychologisation ou auto-sociologisation amnistiante ("je parle en tant que femme"). En d’autres termes, si la possession de caractéristiques parfois dévaluées dans un groupe peut conduire à la stigmatisation (Crocker, Major & Steele, 1998) et, partant, à une exclusion des interactions (Elliott, Ziegler, Altman & Scott, 1982), nous pensons que la revendication de ces caractéristiques peut quant à elle empêcher cette stigmatisation. Nous faisons donc ici l’hypothèse qu’un déviant autoproclamé fera l’objet d’autant de communications que le déviant classique mis en scène par Schachter.
H2 : Nous nous attendons à ce que les pressions envers un déviant auto-déclaré soient constantes et importantes dans le temps.
Méthode
Population
Cinquante-trois étudiantes ont participé à cette étude. Elles furent recrutées, sur la base du volontariat, au moment de leur inscription universitaire, pour participer à une réunion de 30 minutes1 concernant le fonctionnement des études. L’ensemble de la population est ainsi constitué de 7 groupes comportant chacun 6 à 8 participants naïfs et 3 compères déviants.
Déroulement et opérationalisation des comportements déviants2
Chaque réunion était encadrée par deux expérimentateurs qui se présentaient comme travaillant pour l’université. Les expérimentateurs indiquaient qu'un projet de réforme était prévu et que l’université souhaitait connaître l'avis des nouveaux inscrits sur ce projet. Ce projet était censé avoir pour objectif d'éradiquer la baisse du niveau en français des étudiants, et proposait pour cela 3 mesures : 1) examen obligatoire au début de la 1ère année d’université avec éventuellement, selon le résultat obtenu, une réorientation vers une année de préparation différant l'inscription à l’université ; 2) instauration, pour tous, de 4 heures hebdomadaires de français durant 4 semestres ; 3) prise en compte, comme critère de notation complémentaire du maniement de la langue française (ce critère intervenant pour 50 % dans la note finale de chaque examen). Ces propositions permettaient donc d'envisager une opposition générale des étudiants à leur encontre (ce qui fut vérifié), et ainsi d'introduire des compères effectivement déviants ayant à leur disposition des arguments préalablement définis de manière standardisée.
Chacun des 2 expérimentateurs avait une tâche précise. L’un deux, chargé d'animer la discussion, commençait par lire à haute voix le texte de la réforme et à en distribuer le texte à chaque participant. Puis il indiquait que certains visages lui semblaient familiers et qu'il souhaitait savoir si, parmi les personnes présentes, certaines n'avaient pas déjà participé aux réunions qu'il avait organisées lors des journées "portes ouvertes". C'est à ce moment que l'opérationnalisation des 2 premiers déviants avait lieu. Regardant D1, l'expérimentateur adoptait une attitude particulière, précisant qu'il le reconnaissait, et qu'il se souvenait aussi du comportement déviant qu'il avait eu lors de l'une de ces réunions "portes ouvertes". Et D1 acquiesçait. Puis, après que quelques naïfs se soient exprimés en mentionnant qu'il s'agissait de leur 1ère réunion, venait le tour de D2 qui, spontanément, signalait qu'il avait lui aussi participé à l'une de ces réunions antérieures et qu'il avait lui aussi, à l'instar de D1, eu une attitude divergente de celle des autres membres du groupe. Compte tenu du peu de temps disponible, l’expérimentateur mettait alors fin à ce tour de table et expliquait que la réunion se déroulerait en 2 temps : un 1er temps de discussion sur chacun des 3 points de la réforme, puis par souci de maintenir le réalisme de la situation jusqu'à son terme, un 2ème temps, de décision collective, et si possible unanime, pour chacun des points. En ce qui concerne l'opérationnalisation de D3, elle intervenait 20 minutes après le début de la discussion. A ce moment, l'expérimentateur interrompait le groupe pour signaler qu'il ne restait plus que 10 minutes, et dans la foulée, s'adressant à D3, il mentionnait ne pas l'avoir initialement reconnu, mais qu'il se souvenait maintenant de sa participation à une réunion antérieure, réunion lors de laquelle il avait lui aussi adopté une position divergente ; et tout comme précédemment D1, D3 opinait. Sans plus de formalité, l'expérimentateur invitait alors les participants à poursuivre la discussion en tenant compte du peu de temps qui restait.
Signalons par ailleurs que les 3 déviants, dispersés parmi les sujets naïfs, disposaient d'arguments préalablement définis de manière standardisée (voir annexe 1), arguments qu'ils devaient utiliser successivement chaque fois qu'ils prenaient la parole, et que ces prises de parole ne devaient consister qu'en des réponses à des interpellations provenant des sujets naïfs. En outre, afin d'éviter que l'attitude des sujets face à chacun des déviants ne soit influencée par les caractéristiques personnologiques des compères jouant le rôle de ces déviants, les 3 compères intervertissaient leur rôle à chacune des réunions.
La réunion se terminait par des réponses données par les expérimentateurs aux éventuelles questions qui leur étaient posées, mais surtout les participants étaient remerciés et informés que le projet de réforme avait très peu de chances d'être appliqué. En outre, dès la fin des expérimentations, un démenti formel concernant l'application de cette réforme était affiché.
Les mesures du nombre et de la durée des communications
Situé en retrait, le second expérimentateur notait le nombre et la durée des interactions verbales à l’intérieur du groupe (pour les participants, il était censé retranscrire les avis des participants aux réunions précédentes). Il disposait pour cela d’un ordinateur muni d'un logiciel permettant, par appui sur telle ou telle touche, d'enregistrer le nombre et la durée des communications adressées à chacun des déviants ainsi que le nombre et la durée des communications en provenance des déviants (l’objectif étant ici de contrôler la similitude de leur temps de parole). Ces données ont été mesurées, d'une part sur la durée totale de chaque réunion (i.e. 30 minutes), d'autre part, à l’instar de Schachter (1951), sur les 3 périodes de 10 minutes constitutives de chaque réunion.
Résultats
Les premiers points à vérifier concernaient la validité de notre opérationnalisation. Nous avons ainsi constaté que nos participants naïfs étaient effectivement opposés à chacun des trois points de la réforme proposée. Nous avons également vérifié l'identité des temps de parole de chacun des 3 déviants inter et intra-réunions. Les analyses pratiquées indiquent en effet que les compères jouant D1 ont effectivement chacun parlé pendant un laps de temps identique, de même que pour les compères jouant D2 et que pour ceux jouant D3. Par ailleurs, nous avons également observé, à l'intérieur de chaque réunion, que les temps de parole de D1, D2 et D3 étaient eux aussi identiques. On observe globalement que le nombre de communications à destination des trois types de déviant est associé positivement au temps total de communication (r(21) =.88, p =.001).
Nous avons comparé le la durée totale et le nombre des communications (voir tableau 1) à l’aide de tests non paramétriques (test de Mann et Witney et de Kruskall-Wallis). On observe un effet du type de déviance sur le temps de communication (H(2) = 14.04, p =.001). Le temps de communication est ainsi moins élevé à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalent entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.26). De même, on observe un observe un effet du type de déviance sur le nombre communications (H(2) = 13.58, p =.001). Le nombre de communications est ainsi moins élevé à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalent entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.53).
Tableau 1 : Nombre moyen et durée moyenne (en secondes) des communications adressées à chacun des déviants sur la totalité des 7 groupes (écart-type en italique)
Table 1 : Means and SDs (in parentheses) for communications (in seconds) in function of deviant
Nombre total de communications | Durée totale des communications | |
D1 (déviant déclaré initialement) | 8.14 (1.57) | 113.28 (35.17) |
D2 (déviant auto-déclaré) | 27 (6.08) | 397 (77.59) |
D3 (déviant déclaré tardif) | 25.71 (6.96) | 359 (61.84) |
Les effets que nous avons observés au niveau global se retrouvent sur chacune des 3 périodes de 10 minutes (voir tableau 2). On constate ainsi un effet du type de déviant aussi bien sur le nombre de communications en temps 1 (H(2) = 9.99, p =.007), en temps 2 (H(2) = 13.67, p =.001) ou en temps 3 (H(2) = 14.36, p =.001). De même, on observe un effet du type de déviant sur la durée de communication en temps 1 (H(2) = 10.98, p =.004), en temps 2 (H(2) = 14.13, p =.001) ou en temps 3 (H(2) = 14.32, p =.001).
Concernant le temps de communication en T1, on observe une durée de communication moins élevée à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.01) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.004) mais équivalente entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.26). De même en T2, on observe une durée de communication moins élevée à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalente entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.46). Enfin en T3, on observe une durée de communication moins élevée à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalente entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.16).
Concernant le nombre de communications, on observe un nombre de communications moins élevé à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.007) mais équivalent entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.53). De même en T2, on observe un nombre de communications moins élevé à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalent entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.26). Enfin en T3, on observe un nombre de communications moins élevé à destination de D1 que vers D2 (U de Mann-Witney p =.001) ou vers D3 (U de Mann-Witney, p =.001) mais équivalent entre D2 et D3 (U de Mann-Witney, p =.21).
Si l’on prend en compte le nombre et le temps de communication propre à chaque déviant, ceci sur les trois temps, on observe que pour D1 le temps de communication est équivalent entre les trois temps (H(2) = 3.48, p =.17) mais que le nombre de communications tend à décroître (H(2) = 5.57, p =.06). Cependant, si l’on s’en tient aux temps 1 et 2, on observe une décroissance tendentielle du temps (U de Mann-Witney p =.09) comme du nombre de communications (U de Mann-Witney p =.12).
Pour D2, le temps de communication (H(2) = 5.02, p =.08) tout comme le nombre de communications tend à croître significativement (H(2) = 7.25, p =.02) sur l’ensemble des trois temps. Dans ce cas, c’est uniquement entre les temps 1 et 2 que l’on observe une différence significative pour le temps (U de Mann-Witney p =.03) ou le nombre (U de Mann-Witney p =.01).
Pour D3, le temps (H(2) = 0.02, p =.88) et le nombre de communications (H(2) = 1.45, p =.23) est équivalent entre les trois temps. Le nombre (U de Mann-Witney p =.45) et la durée moyenne de communication (U de Mann-Witney p =.80) sont équivalents aux temps 1 et 2. Le nombre (U de Mann-Witney p =.71) et la durée moyenne de communication (U de Mann-Witney p =.62) sont équivalents aux temps 1 et 3. Enfin, le nombre (U de Mann-Witney p =.26) et la durée moyenne de communication (U de Mann-Witney p =.99) sont équivalents aux temps 2 et 3.
Tableau 2 : Nombre et durée totale moyen (en secondes) des communications adressées à chacun des déviants aux trois temps
Table 2 : Means and SDs (in parentheses) for communications (in seconds) in function of deviant in T1, T2 and T3
Nombre total moyen de communications | |||
T1 | T2 | T3 | |
D1 (déviant déclaré initialement) | 3.28 (.48) | 2.42 (1.39) | 2.42 (.53) |
D2 (déviant auto-déclaré) | 7 (1.82) | 10.57 (2.50) | 9.42 (2.22) |
D3 (déviant déclaré tardif) | 8.28 (3.98) | 9.28 (1.79) | 8.14 (2.26) |
| |||
Temps total moyen de communication | |||
T1 | T2 | T3 | |
D1 (déviant déclaré initialement) | 55.14 (29.10) | 31 (16.60) | 34.71 (13.83) |
D2 (déviant auto-déclaré) | 110.14 (32.06) | 143.71 (15.71) | 143.14 (37.98) |
D3 (déviant déclaré tardif) | 129.28 (38.49) | 134 (35.78) | 121.57 (26.75) |
Discussion et Conclusion
Les résultats que nous avons observés mettent en évidence que les déviants auto-déclaré (D2) ou déclaré tardivement via une imputation externe de l’expérimentateur (D3) sont l’objet de davantage de communications que le déviant immédiatement déclaré par ce même expérimentateur (D1). Nos deux hypothèses sont donc confirmées.
La conduite des sujets par rapport à D1 est similaire à celle observée par Gangloff (1994). Face à un déviant dès le départ en quelque sorte institutionnalisé comme tel, et dont la conduite corrobore immédiatement cette institutionnalisation, la majorité va rapidement, après quelques (faibles) tentatives pour ramener ce sujet dans la norme, abandonner tout espoir de réussite et ne pratiquement plus communiquer avec lui. A quoi bon en effet des efforts persuasifs face à quelqu'un dont on estime qu'il est, par nature, irrémédiablement réfractaire à tout changement ? A quoi bon des tentatives de pression lorsqu'on les considère vouées par avance à l'échec ? La naturalisation de cette déviance conduit ainsi à considérer ce déviant comme inamendable, et par suite à minimiser toute tentative d'influence à son égard, ce qui se traduit par une très faible quantité de communications en sa direction (Orcutt, 1973).
Le déviant tardif (D3) fait lui aussi l'objet d'une déclaration de déviance antérieure, mais cette déclaration est tardive. Elle n'intervient qu'après 20 minutes de discussion. Pendant ces 20 minutes, les sujets, confrontés aux positions déviantes de D3, se sont comportés comme les sujets de Schachter (1951) : ils ont tenté d'infléchir les positions de D3. Il est ainsi logique que D3 ait été, pendant ces 20 premières minutes, l'objet de davantage de communications que D1. Puis intervient la déclaration de l'expérimentateur. A ce moment les sujets sont donc là encore conduits à douter de l'efficacité de leurs pressions, d'où une chute de leurs communications envers D3. Pour autant, cette chute n'aboutit pas à la quasi-suppression de toute communication telle celle observée vis-à-vis de D1, même après cette déclaration, D3 reste davantage interpellé que D1. Sans doute faut-il y voir le fait que les sujets, qui se sont engagés pendant 20 minutes dans des tentatives d'influence vis-à-vis de D3, ne peuvent, sans risquer une trop grande dissonance cognitive, rompre trop radicalement avec cet engagement. Nous avons en effet ici quatre des 5 paramètres indiqués par Kiesler (1971) comme productifs d’engagement : le libre choix quant à la décision d’adresser de communications à D3, le caractère public de ces communications, leur caractère irrévocable et répétitif. Or, comme Kiesler le signale, l’engagement stabilise le comportement. Et ce d’autant plus que la consistance, qu’elle se matérialise inter-attitudes, entre attitude et comportement ou qu’elle soit, comme ici, comportementale et diachronique, est intériorisée comme étant socialement valorisée (Channouf & Mangard, 1997 ; Jouffre, Py & Somat, 2001).
Quant à D2, déviant autoproclamé dès le début de la réunion, nous constatons qu'il est toujours l'objet de davantage de communications que D1, qu'il est moins sollicité que D3 en début de réunion mais qu'il l'est davantage en fin de réunion, bien que ces différences descriptives ne soient pas significativement différentes. Le fait que D2 soit, en début de réunion, moins sollicité que D3, peut être expliqué de manière simple : en début de réunion, les sujets n'ont aucune information sur une éventuelle déviance antérieure de D3, ce alors même qu'ils viennent d'apprendre, de la bouche même de D2, que ce dernier fut antérieurement déviant. Il est donc naturel que les sujets portent principalement leurs efforts persuasifs vers D3. Maintenant, comment expliquer les plus grandes tentatives d'influence envers D2, tant par rapport à D1 que vis-à-vis de D3 en fin de réunion ? Car D2 peut très bien lui aussi, à l'instar de D1 et de D3 en fin de réunion, être perçu comme naturellement déviant, et de ce fait être lui aussi considéré comme imperméable à tout changement. La faiblesse des communications envers un déviant traduisant un rejet symbolique, on peut ainsi se demander pourquoi les sujets continuent à s'adresser à D2, pourquoi ils ne le rejettent pas. Le seul élément qui différencie D2, aussi bien de D1 que de D3 en fin de réunion, est que D2 s'est lui-même déclaré antérieurement déviant. On peut alors considérer que, par cette déclaration, D2 fait preuve d'honnêteté (alors que l'honnêteté de D1 et de D3 est, certes non pas contestée, mais ignorée). Pour autant, il nous semble que cette preuve d'honnêteté peut aussi amener à considérer D2 comme revendiquant sa déviance. Certes, on sait qu'une revendication de ce genre, revendication de statut de déviant en quelque sorte, peut déranger, mettre mal à l'aise ("seul un fou se comporte de la sorte", est-on susceptible de penser, et les malades mentaux sont souvent stigmatisés : Farina & Ring, 1965 ; Shears & Jensema, 1969). Mais cette revendication de déviance peut aussi conduire à une plus grande tolérance vis-à-vis de celui qui la formule, ainsi que nous le rappelle Lever (1983) dans son analyse des fous du roi, avec au surplus des "fous" dont le comportement était justifié par une tenue de rôle et que, comme le souligne Wahrman (1970), une conduite déviante justifiée diminue le risque de rejet.
Ceci étant, une limite à cette analyse peut provenir d’un éventuel effet d’ordre : D2 et toujours connu après D1. En d’autres termes, les participants sont tout d’abord informés, par l’expérimentateur, de la déviance antérieure de D1, puis l’un des membres du groupe (D2) déclare de son propre chef avoir lui aussi antérieurement adopté une conduite déviante. On ne peut donc pas totalement exclure que la première information ait pu minimiser l’impact de la seconde (ce qui nous renverrait à un effet de primauté : Asch, 1946). Un autre point d’interrogation peut subsister. Il nous semble en effet que l’absence de communication vis-vis de D1, que nous avons interprétée (à l’instar de Festinger, 1950 ; Festinger & Thibaut, 1951 ; Schachter, 1951) comme traduisant la perte d’espoir en l’efficacité des communications, peut aussi, alternativement ou conjointement, résulter d’une stigmatisation : une conduite déviante synchroniquement maintenue peut conduire à l’attribution d’un stigmate (Jones & al., 1984), ce stigmate engendrant un discrédit (Goffman, 1963, p. 3) : le déviant est alors jugé indigne de toute interaction (Elliott, Ziegler, Altman & Scott, 1982). La vérification du bien fondé de cette interprétation nécessiterait la mise en place d’une mesure de la désirabilité dont les différents déviants font respectivement l’objet. Cette question, qui pose aussi le problème des rapports qu’entretiennent entre eux les deux constituants de la valeur (utilité et désirabilité : Beauvois, 1995 ; Beauvois, Dubois & Peeters, 1999), reste donc ouverte.
La présente étude met donc à nouveau en évidence que les pressions au conformisme, exercées sous forme de pressions intenses de la majorité en direction des déviants, ne sont pas systématiques. Lorsque la majorité possède, ne serait-ce que par ouï dire, quelque information sur une attitude hors norme adoptée antérieurement par un déviant, elle va en inférer une déviance intrinsèque, par définition inaltérable, et de ce fait renoncer à toute tentative d'influence, rejetant ainsi symboliquement le déviant hors du groupe. Bien évidemment, ce renoncement est plus ou moins important : il peut notamment être assoupli lorsque la majorité, ignorant encore l'imperméabilité du déviant, a commencé à s'engager dans une stratégie d'influence. Enfin, il est à remarquer qu'un déviant peut aussi s'immuniser contre l'éventualité d'un rejet, lorsque spontanément il fait état de ses caractéristiques déviantes, lorsqu'il s'autoproclame déviant, il bénéficie d'une clémence toute particulière lui permettant de tenir des propos hors norme sans pour autant être rejeté du groupe. Sous réserve d'être confirmée et précisée dans ses modalités d'exercice, cette dernière observation nous semble offrir de nouvelles perspectives stratégiques aux minorités qui se veulent innovatrices.
1 Nous avons choisi cette durée en considérant que, dans l’étude de Schachter (1951), tous les résultats étaient obtenus au bout de 25 à 35 minutes.
2 Nous tenons ici à remercier A. Villieux pour avoir veillé au bon déroulement de cette expérimentation.
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