N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Anarchisme et génitalité

Jacques Lesage de La Haye

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« Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres », nous a dit le penseur anarchiste Michel Bakounine. Nous sommes loin des clichés stupides entretenus par les pouvoirs et les médias. L’anarchie serait le désordre, la violence et le chaos. Il est vrai qu’à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, des activistes se réclamant des théories libertaires ont donné des coups de poignards et fait exploser des bombes.

Remet-on en cause la démocratie sociale-libérale sous prétexte que des militants d’extrême-gauche, ou d’extrême-droite ont tué l’arme au poing ou commis des attentats à l’explosif ? Bien entendu, au contraire, les rangs se resserrent et des discours sont tenus sur la paranoïa et les idéologies terroristes !

Aperçus sur l’anarchisme

Pourtant, à propos de l’anarchie, le bon vieux Larousse nous confie, en 1948 : « Doctrine politique et sociale suivant laquelle l’individu ne doit être soumis à aucune autorité gouvernementale. » Il ajoute même pour l’anarchisme : « Le fondateur de l’anarchisme fut le Russe Bakounine en 1872. Sa doctrine s’est surtout répandue dans les pays latins : Italie, France, Espagne. ». L’important est que cela ne laisse place à aucune équivoque. Nous ne discuterons pas le fait, sachant que d’aucuns attribuent cette paternité à Proudhon, à d’autres théoriciens et même assurent qu’elle remonte à la nuit des temps.

Cela n’empêche pas de nombreux dictionnaires d’entretenir la confusion. Par exemple, le Maxi dico, qui se veut le dictionnaire encyclopédique de la langue française, écrit, dans sa version de 1997, concernant l’anarchie : « État d’une société sans chef, sans gouvernement, par extension, anarchisme. Désordre causé par une carence d’autorité ou par la dégradation des structures d’une société. Désorganisation, confusion. »

Heureusement, pour ce qui est de l’anarchisme, cette encyclopédie a pris soin d’expliquer : Doctrine développée en Europe à la fin du XIXème siècle puis du XXème par des penseurs comme Proudhon, Bakounine ou Kropotkine, qui vise à la disparition de l’État, la suppression de toutes les contraintes pesant sur l’individu. » Ajoutons que cette formulation est un peu naïve, car, en société libertaire, ce n’est pas l’affirmation : « Je fais tout ce que je veux » qui est la règle. Au contraire, rappelons ce qu’a écrit Élisée Reclus, qui fut exilé pour avoir participé à la Commune de 1871 : « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre. »

Très surprenant, André Lalande, dans son célèbre Vocabulaire de Philosophie, en 1956, précise : « On écrit quelque anarchie ; et l’on a aussi employé anarchisme. Cette forme vaudrait mieux, car elle éviterait la confusion des sens, qui n’est pas rare. » Nous sommes bien d’accord. Il apparaît néanmoins que le terme de démocratie directe évite tout malentendu. La mise en garde de Lalande ne suffit pas à elle seule à endiguer les vagues d’amalgames et la récurrence des peurs suscitées par les attentats et les meurtres. Quant à autogestion, le concept a été tellement dévalorisé, en particulier, par le PSU de Michel Rocard et Huguette Bouchardeau, qu’il provoque sans cesse des débats contradictoires.

L’histoire et les théories anarchistes nous enseignent un moyen de diffusion très prisé par les pionniers de cette doctrine, la propagande par le fait. Elle a particulièrement été revendiquée par ceux qui y voyaient un moyen d’exprimer leur violence. Elle a obtenu l’inverse, en semant systématiquement la terreur. Une bombe à l’Assemblée ne convainc personne et soulève la réprobation générale. Nous retrouvons le même problème avec l’action directe, qui consiste simplement à, agir, sans ordre, sans hiérarchie, sans chef, ni État. Cela implique l’autodiscipline et l’éthique à toute épreuve de l’anarchisme, c’est-à-dire, l’ordre moins le pouvoir.

Rappelons-nous la célèbre phrase de Louise Michel : « Le pouvoir est maudit. C’est pour cela que je suis anarchiste. »

Dans le même ordre d’idée, Alexandre Marius Jacob et Jules Bonnot ont laissé des traces négatives dans la mémoire collective. Même s’ils ont porté très haut leur idéal anarchiste au bagne de Cayenne, avec leur camarade Eugène Dieudonné, innocenté et gracié, ils restent pour beaucoup des bandits anarchistes. Or, c’est également ce que Trotski a dit à de Makhno et de ses compagnons de lutte. Sans doute Maurice Leblanc s’est inspiré de Jacob pour son célèbre Arsène Lupin. Il n’en reste pas moins qu’il nous brosse le portrait d’un cambrioleur, même si c’est un gentleman. Et qui dit gentleman ne dit pas forcément anarchiste !...

De toute façon, l’anarchisme ne peut être que combattu par le libéralisme, le socialisme et l’État. Il vise à abattre les trois. Évidemment, les théoriciens de cette philosophie sont partis dans tous les sens. Cela implique des quantités de courants de pensées. C’est pourquoi il est si difficile de se faire une idée juste de la réflexion libertaire. Comme il n’existe pas de chef qui puisse faire autorité en la matière, les conflits entre les différents protagonistes sont quasiment insolubles.

Il nous reste donc à effectuer des choix parmi les théoriciens et à tenter d’arriver à une synthèse cohérente. Ce n’est pas chose facile. Outre les grands penseurs déjà notés, il faut en ajouter tellement d’autres, comme Malatesta, Faure, Leval, Stirner, Tolstoï, Voline, Archinov, Victor Serge, Pouget, Ravachol, Godwin, Joyeux et la liste n’est pas exhaustive.

Un des courants les plus importants peut être signalé comme l’insurrectionalisme, représenté par Stirner, Bakounine et Kropotkine. C’est aussi ce qui fait penser à beaucoup de militants que la démocratie directe ne sera possible qu’à partir d’une insurrection qui déclenchera la révolution. C’est de façon beaucoup plus récente que des théoriciens anarchistes renoncent à l’idée de révolution. Ils tournent en dérision le rêve du grand soir.

Ils parlent davantage de victoire culturelle, d’évolution progressive à partir de transformations acquises par des luttes spécifiques. C’est, plus ou moins, selon les acteurs, ce que l’on retrouve dans le mouvement social. Mais les sensibilités sont si diverses que le microcosme libertaire s’éparpille en une multitude de tendances : les synthésistes, les anarcho-syndicalistes, les écologistes libertaires, les anarcha-féministes, les individualistes, les collectivistes, les communistes libertaires, les pacifistes et antimilitaristes…

Il ne sert à rien de poursuivre la récitation d’une liste aussi longue et même quasi-infinie. Les groupes, mouvements, organisations, unions, coordinations et fédérations se font et se défont. Ils constituent même l’histoire de l’anarchisme.

L’essentiel est plutôt de nous arrêter sur ce qui est commun à presque tous les représentants du monde libertaire. Un point capital est d’être libre individuellement et collectivement. Le second est de vraiment respecter la liberté d’autrui. Nous ne répéterons jamais assez les formulations de Bakounine, comme celle-ci : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. »

Il en ressort logiquement que, dans une société libertaire, il n’est plus question d’autoritarisme. Les chefs, les petits-chefs, les directeurs, les présidents et les généraux disparaissent. Connaissant l’être humain, nous savons pertinemment que le pouvoir institué devient l’occasion des pires compromissions pour se perpétuer. Il génère les gardes rapprochées, la police, l’armée et les milices. Il développe la volonté de capitaliser, de s’approprier les biens et les propriétés. Il s’installe sur la peur et cultive l’insécurité. D’où le discours sécuritaire qui justifie tous les pouvoirs.

Conscients de ces dangers, les anarchistes préconisent, quels que soient les vocables, ce que l’on peut appeler la démocratie directe. Les groupes se réunissent en conseils ou en assemblées. Ils élisent leurs représentants qui exercent le pouvoir pendant un temps limité. En d’autres termes, les mandats des élus consistent en la gestion des collectivités pour un temps assez court.

Finies les représentations qui durent des années. Le mandaté est destituable à tout instant. S’il n’accomplit pas correctement la tâche pour laquelle il a été désigné, il quitte son poste sans attendre des semaines, des mois, encore moins des décennies. Le respect de cette philosophie et même de cette éthique est à ce prix. Il ne saurait dès lors être question d’égocentrisme, de cupidité, d’appât du gain, de volonté de pouvoir, de besoin de reconnaissance, d’esprit de compétition et de profit.

Or, nous constatons que le type génital défini par Wilhelm Reich correspond tout à fait à ce profil psychologique et à ces conceptions socio-politiques. Ce psychanalyste a créé plusieurs typologies dont une, très simple, décrivant les types névrosé, pestiféré et génital.

N’oublions pas, non plus, qu’il a inventé la démocratie du travail qui ressemble fort à l’autogestion en entreprise. Les individus atteints de névroses, par définition, constituent le type névrosé. Le type pestiféré englobe les états limites ou borderline et les psychotiques. Dans Cent fleurs pour Wilhelm Reich, Roger Dadoun écrit : « Qu’il décrive le caractère génital comme actualisation heureuse des plus riches possibilités humaines, qu’il analyse la sexualité génitale comme organisation privilégiée de la jouissance libidinale, qu’il déploie l’amour génital comme l’horizon admirable d’une société différente – toujours le qualitatif de « génital » est chargé chez Reich d’une extrême positivité : la génitalité est accomplissement, plénitude. »

Des polémiques s’enclenchent régulièrement sur le type génital. Existe-t-il vraiment ? Pouvons-nous imaginer que tel ou tel d’entre nous est partiellement de ce caractère ou encore qu’il l’atteint par moments et retombe dans son type originel, schizoïde, rigide, oral, masochiste, psychopathique ou phallaco-narcissique ?

Les facteurs qui entrent en ligne de compte, si l’on veut arriver à une réponse juste, nuancée, relative et claire, sont de divers ordres : cultuel, familial, parental, environnemental, biologique, psychologique, économique, social et politique. Leurs multiples combinaisons sont extrêmement complexes. C’est pourquoi j’ai noté, dans Psychanalyse corporelle et sociale – L’analyse reichienne : « Le type génital est théorique, fictif, idéal et tout à fait exceptionnel. C’est ce vers quoi nous tendons, quand nous avons réglé l’essentiel de nos problèmes et que nous allons le mieux possible. »

Précisément, Wilhelm Reich a écrit, dans La fonction de l ‘orgasme : « La tâche thérapeutique consiste à changer le caractère névrotique en un caractère génital et à remplacer la régulation morale par l’autorégulation. »Cela signifie que l’éducation et les règles sociales mettent l’individu sous tutelle et le soumettent à une autorité extérieure. Disons même non naturelle. Or, s’il n’est pas déformé par des règles artificielles et mêmes arbitraires, l’enfant préserve sa santé par un mécanisme souple et puissant d’autorégulation.

Reich a été le premier à le formuler : « Ces considérations me conduisirent au concept de l’unité de la structure sociale et de la structure caractérielle »

Cela fait partie de la « révolution sexuelle ». Il est possible d’étendre l’autorégulation de l’individu à celle de l’humanité. C’est pourquoi, au cours de ses travaux, Reich parvient tout naturellement à la démocratie du travail, qui n’est rien d’autre que l’autogestion. Mais, évidemment, à son époque, cela soulève autant de critiques que les théories anarchistes. Il nous le rapporte avec honnêteté : « Pourtant, aucun autre élément de ma théorie n’a attiré sur mon travail et mon existence de plus grands dangers que l’assertion suivant laquelle l’autorégulation est possible, qu’elle existe naturellement et qu’elle est susceptible d’une extension universelle. »

Reich et la dimension politique

Malgré les sarcasmes et les insultes, Reich a continué dans cette voie. Il a donné une dimension politique à sa méthode thérapeutique. Il estimait, en effet, qu’il ne suffisait pas de s’en tenir aux seuls individus : « Il n’est point de doute qu’une solution individuelle du problème n’est pas satisfaisante et passe à côté du but. »

Une validation de cette orientation nous est apportée par le continuateur direct de Reich, Elsworth Baker, dans L’homme pris au piège : « Le caractère génital n’est pas obligé de transiger avec ses convictions quand elles s’avèrent contraires à la norme. Il sait ce que les autres désirent et sait admettre leurs besoins. Jamais dogmatique, il pense de façon fonctionnelle et objective, ses intentions sont rationnelles, non déguisées, et orientées vers le progrès, dans le but de s’améliorer et d’améliorer la société… Bien disposé à vivre et à laisser vivre, il éprouve un sincère plaisir face au bonheur des autres.

Nous pourrions penser que ces réflexions sont de Bakounine. Allant plus loin encore que dans la précédente citation, cet auteur affirme : « La liberté des autres étend la mienne à l’infini. » D’aucuns nous rétorqueront que rares sont ceux qui placent aussi haut l’idée de liberté. D’où la délinquance, la criminalité, la violence et le terrorisme… Cela n’empêche pas les anarchistes de développer des sentiments positifs. Ainsi, face à la répression qui est la réponse obligée en matière de délits et de crimes, Kropotkine écrit : « De ce côté-ci de la zone dont on a parlé, cette bande frontière qui se situe « entre maladie mentale et criminalité », c’est la liberté et la fraternité qui ont fait la preuve qu’elles étaient le meilleur traitement. »

Homme du XXème siècle Reich a voulu effectuer la synthèse de Marx et de Freud. Malgré ses efforts désespérés et ceux de ses successeurs comme Jean-Marie Brohm, Ernest Bloch et Laënnec Hurbon , il n’y est pas parvenu. Une psycho-politique de la psychanalyse ne passe pas forcément par un retour à Marx et Engels. À l’inverse, la psychanalyse politique s’est voulue socialiste, à Vienne principalement, puis communiste, à Berlin, avec les dispensaires gratuits Sexpol. Mais, irrésistiblement, elle est montée en puissance vers une pensée libertaire qui correspondait au tempérament profond de Wilhelm Reich. L’histoire de l’homme est bio-psycho-politique.

Conclusions

Nous ne pouvons pas concilier Freud apolitique, et Marx, politique au point d’ignorer la psychologie. Au contraire, un lien existe entre les théories libertaires qui savent réunir l’individu et la collectivité et la thérapie reichienne qui ne sépare l’homme ni de son corps, ni de son environnement. Il existe une générosité innée et acquise, naturelle et sociale. Lors d’une supervision du Cercle d’Études Wilhelm Reich, une analyste a dit : « les analystes reichiens sont généreux. » Elle parlait de la tarification démocratique des séances adaptée aux moyens économiques des patients. Une autre lui a répondu : « Non, c’est politique ». Elles ont toutes les deux raisons.

Nous pouvons concilier Bakounine, Kropotkine et Reich. C’est la synthèse de la pensée libertaire et de l’analyse reichienne.

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