N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Entretien sur l’anarchisme

Questions Adeline Baldacchino

Michel Onfray

Résumé

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1. Adeline Baldacchino (AB) : Tu as largement expliqué ce que signifiait pour toi « la possibilité considérable de ce mariage français de Nietzsche et d’un socialisme libertaire et antimarxiste », dans de nombreux textes et notamment dans ta Politique du rebelle, sous-titrée Traité de résistance et d’insoumission en 1997, puis dans la Célébration du génie colérique de Bourdieu en 2002, dans la Pensée de midi, archéologie d’une gauche libertaire en 2007, puis dans Le post-anarchisme expliqué à ma grand-mère, en 2012, où tu définis peut-être le plus clairement ce que pourrait être une troisième gauche, ni égoïste ni collectiviste, ni utopique ni communiste. Tu disais alors que tu n’avais « pas envie de choisir entre deux formules inadéquates à [tes] yeux : ni l’autisme solipsiste d’un petit-bourgeois égoïste, ni la fièvre sanguinaire du révolutionnaire pro affamé de barricades ». Tu dénonçais la distinction classique entre un anarchisme individualiste stirnérien et un autre anarchisme communiste bakouninien, qui cache à tes yeux une autre opposition plus féconde entre une généalogie hégélienne (Stirner, Bakounine, Kropotkine) et une autre qui procède de la Boétie (Han Ryner, Sébastien Faure, Elisée Reclus, Proudhon) « moins soucieuse de négativité dialectique que de positivité constructive ». Défends-tu finalement une sorte de « contre-histoire » de l’anarchisme qui devrait conduire à retrouver, dans les marges de la légende dorée, des figures qui n’en font pas forcément partie, mais chez qui tu revendiques l’urgence d’aller prélever des leçons : La Boétie, Thoreau, mais aussi Orwell ou Simone Weil par exemple ?

M. Onfray : En effet, c’est juste. Je trouve qu’il faut pratiquer l’histoire de l’histoire ou l’histoire des histoires, autrement dit faire de l’historiographie, ce qui est une bonne façon de saper les catéchismes construits sur des versions pétrifiées, canoniques. L’histoire de l’anarchie n’y échappe pas car, ne craignons pas la banalité, elle est faite par des individus qui ont des intérêts à faire celle-ci plutôt que celle-là. Dans une histoire de l’anarchisme, un stirnérien écrira sur Bakounine des choses que ne dirait pas un partisan de Bakounine. De même un bakouninien sur Stirner et les stirnériens. Pas plus qu’un marxiste qui ne ferait cette histoire ne sauverait Stirner ou Bakounine et les leurs. Nous nous agenouillons devant les histoires parce qu’elles mâchent le travail qu’on ne souhaite pas faire, qu’on n’a pas le temps de faire, ou l’envie, ou la possibilité. Il en va de même avec les histoires de la philosophie, de l’art, de la musique, de la littérature. La domination allemande dans l’histoire des idées anarchistes fait qu’on laisse plus de place à Stirner ou Bakounine qu’à Sébastien Faure ou Elisée Reclus, à Kropotkine ou à Proudhon. La domination de Hegel se voit également dans la lecture souvent hegelo-marxiste qui est faite de la violence comme accoucheuse de l’histoire, comme moment de négativité nécessaire dans l’avènement du moment communiste. C’est pourquoi la tradition française antimilitariste, non violente, pacifiste, celle qui s’appuie sur l’éducation populaire,  la constellation des « milieux libres » sont moins connues que celles  des attentats anarchistes ou de la propagande par le fait. Jean Grave, Han Ryner, Elisée Reclus, Sébastien Faure, Zo d’Axa sont hélas moins connus que les acteurs de la Bande à Bonnot ou Ravachol.

  Je souhaite en effet qu’on n’aille pas piocher dans la galerie des glaces anarchistes pour citer sans cesse les mêmes et qu’on se nourrisse de penseurs qui ont, sans être estampillés anarchistes ( par les anarchistes la plupart du temps…), ont fourni du matériau nourrissant pour la grande geste libertaire. Je songe en effet aux analyses que La Boétie donne du pouvoir et au fait qu’il en finit avec la déresponsabilisation qui fait dire si souvent que le capital est l’ennemi et le seul ennemi alors que l’ennemi c’est, en chacun de nous, celui dont la vie toute entière ne dit pas non au capital. Il est facile, dans une logique de bouc émissaire, de taper sur le capitalisme comme une idée, une idole, sans voir que le capitalisme n’est ce qu’il est que parce qu’on lui permet d’être en y collaborant et qu’il cesse d’être quand on cesse de lui donner sa force, sa puissance, son pouvoir.

  De même avec Thoreau qui ne se contente pas de parler mais qui agit. L’option libertaire est pour moi une option éthique donc politique. Il faut moins vociférer les sourates du catéchisme anarchiste que de les mettre en pratique pour deux raisons : la première c’est qu’une protestation purement verbale est un prurit, pas une politique, la seconde c’est que frottée au réel, une idée anarchiste s’en trouve affinée, polie, plus subtile. Si les anarchistes étaient moins dans l’idéologie d’une éthique de conviction sans aucun souci de l’éthique de responsabilité et plus dans la construction d’une éthique qui nourrisse mutuellement éthique de conviction et éthique de réalité, elle serait sûrement moins négligeable et invisible qu’elle ne l’est.

2. (AB) : Tu essaies de tenir ensemble cet attelage conceptuel oxymorique comme tu les aimes tant, la possibilité d’un individualisme individualiste et altruiste : « une célébration de l’individu, certes, mais uniquement dans la mesure où le solitaire peut et doit être solidaire en étant altruiste ». Comment concilie-t-on individualisme libertaire et souci de l’autre ? Qui nous a offert des clefs pour penser cette drôle de liberté qui ne va pas sans responsabilité, de solidarité qui ne va pas sans sauvagerie ? Montherlant disait « l’éventail de fer », tu as parlé ailleurs de la « puissance douce » : il y a toujours chez toi cette sorte d’ambiguïté presque viscérale qui ressortit d’un côté de la force – dans sa dimension possiblement révolutionnaire, et de l’autre de la tendresse – qui évite les dérives robespierristes, la tentation totalitaire. Cette ligne de crête, au milieu, a-t-elle eu pour toi des incarnations concrètes, connues ou inconnues, dans l’Histoire ou dans tes rencontres personnelles ?

M. Onfray : C’est une affaire de tempérament, d’idiosyncrasie dirait Nietzsche. Je suis ainsi fait. La violence, je l’ai vue, j’ai même eu à la supporter quand j’étais enfant : ma mère était violente, contre mon père, contre moi, quand j’avais dix ans, et pour quatre années, elle m’a placé dans un orphelinat de prêtres salésiens dont quelques-uns étaient pédophiles, mais dans lequel beaucoup étaient violents ( ça n’étaient pas les mêmes : les pédophiles étaient onctueux, les violents n’étaient pas pédophiles…), mon père ouvrier agricole peinait au travail sans jamais broncher , ses chefs de culture étaient méprisants, féodaux, le propriétaire de la ferme l’était aussi d’un château dans lequel ma mère était femme de ménage et d’une laiterie dans laquelle mon oncle était chauffeur laitier, j’y fus ouvrier pendant deux saisons : j’ai vu la violence patronale.

Je suis donc viscéralement opposé à toute forme de violence et n’ai pas eu à me forcer pour préférer Proudhon qui veut la révolution par l’organisation à Marx qui la veut par la violence accoucheuse de l’histoire. Je n’ai jamais aimé Robespierre, ni Lénine. Quand on est de gauche, il ne nous reste pas grand monde tant la gauche a souvent fait bon ménage avec la violence qu’elle estimait légitime comme contre violence révolutionnaire pour s’opposer à la violence capitaliste. Toute la Critique de la raison dialectique de Sartre est légitimation de la violence révolutionnaire. Tout l’engagement de Sartre à gauche l’a été dans le sang : du soviétisme de l’après-guerre au maoïsme post-soixante-huitard en passant par Septembre Noir et la bande à Baader, Castro et le FLN, Franz Fanon et la gauche Prolétarienne, Sartre, sous couvert des ronflements dialectiques du Normalien agrégé de philosophie, s’est contenté de justifier la stupide loi du talion – qui triomphe dans les cours de récréation … Je n’ai pas eu de mal à préférer l’ordre libertaire d’Albert Camus !

  Écarter le marxisme quand on est de gauche ( et le libéralisme, ça va de soi…), puis écarter la violence quand on est de gauche ne laisse pas grand choix : l’opposition de l’individu aux pouvoirs de Diogène ( qui invite Alexandre à ne pas lui faire d’ombre…) à Alain ( qui souhaite « tirer la barbe à toute majesté »…), l’injonction de La Boétie à ne pas soutenir le pouvoir pour qu’il s’effondre, l’abbaye libertaire de Thélème de Rabelais, la geste fédéraliste des girondins, le pragmatisme de la Commune , le socialisme proudhonien, le comportement libertaire de Thoreau, c’est déjà pas mal…  

3. (AB) : Tu as expliqué comment le nietzschéisme de gauche, sur lequel tu travailles depuis ton premier livre autour de Georges Palante, était finalement une construction grâce à laquelle on peut aller chercher aussi, chez Nietzsche, ce qui n’y figure pas explicitement : une déformation imprimée par Deleuze à l’œuvre de Nietzsche, qui invente un « volontarisme sélectif » face au déterminisme de l’éternel retour, « vouloir les jouissances qu’on désirait voir se répéter sans cesse – ce qui aurait laissé Nietzsche pantois », écrivais-tu. Où en es-tu quant à l’articulation de la lucidité fataliste et du versant plus solaire, qui vise l’action malgré tout, comme un principe directeur, ou un axiome ? Car tu utilises aussi assez souvent la métaphore du Titanic en train de couler, sur le pont duquel il ne nous resterait qu’à danser. Peut-on encore agir dans ce monde, tournant le dos à l’anarchie de ressentiment, qui est « contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre » ? Sans illusions mais sans renoncement : la voie n’est-elle pas de plus en plus étroite ?

M. Onfray : Je veux éviter à la fois l’optimisme des révolutionnaires englués dans l’idéologie sans aucun souci pour le réel le plus immédiat et le pessimisme des déclinistes qui sont également aveugles, non pas pour le petit et l’immédiat, mais pour la grande fresque et l’épique. Vers l’âge de vingt-cinq ans j’ai lu les textes politiques de Hegel, mais aussi ses Leçons sur la philosophie de l’histoire et La raison dans l’histoire, puis Le déclin de l’Occident de Spengler, lecture politiquement incorrecte chez ceux qui le condamne sans jamais l’avoir lu et l’accusent de nazisme alors qu’il a été persécuté par les nazis. Je suis également très amateur du souffle du Malraux écrivant sur l’art capable de grandes envolées lyriques parce qu’il brasse les longues durées chères à Fernand Braudel. Je sais donc qu’il faut penser les choses dans leur immédiateté courte, brève, mais aussi dans leurs longues durées. Le décliniste est conservateur et réactionnaire, donc faussement pessimiste et vraiment optimiste, car il croit pouvoir inverser l’ordre des choses que, pour ma part, je crois inéluctable. On ne peut rien contre… le Titanic qui coule, car il coule : il suffit d’avoir le point de vue de Sirius.

  Dès lors, il nous reste une posture que j’emprunte à Nietzsche : sur le pont du navire qui s’enfonce, le surhomme sait qu’il est impossible de colmater les brèches et que le navire va sombrer, mais il aime son destin, ce qui advient – car il n’a pas le choix. Il faut alors vivre debout, droit, verticaux, ne pas s’avachir, ne pas crier ou se plaindre, croire encore en quelques vertus surannées qui font rire les cyniques, et les pratiquer – la longanimité, la magnanimité, le sens de l’honneur et de la parole donnée, la bravoure, la rectitude, les valeurs aristocratiques du peuple du temps qu’il n’était pas devenu la masse produite par les instruments de domination médiatiques…

4. (AB) : On ne peut pas avoir été à l’école de Nietzsche comme tu l’as été – ouvrant chacun de tes livres par une citation de lui d’ailleurs – sans être à peu près lucide sur la nature tragique de l’homme. Ton anarchisme n’a rien d’un angélisme. Non seulement tu ne crois pas aux lendemains qui chantent sur un modèle marxiste ou chrétien, mais ta vision de la nature humaine doit plutôt à l’éthologie. Tu ne fais pas partie de ces anarchistes qui croient qu’éventuellement livrés à eux-mêmes dans la nature, ils s’embrasseraient et apprivoiseraient les tigres. Ton anarchisme vise à la multiplication des jubilations plus qu’à l’abolition de toute limite. Est-ce pour cela que le Proudhon qui ne récuse pas l’État en soi, si l’État est capable de garantir l’équilibre et la survie des forces fédérales, des contre-pouvoirs, des associations, te séduit ; et que le Camus de « l’ordre libertaire » te semble inspiré de cette vision à la fois rebelle et réaliste de la société ?

M. Onfray : Ma chance est de n’avoir pas été un produit de l’École Normale Supérieure qui élève ses recrues dans la religion du Concept et de l’Idée sans aucun souci de la réalité. Le fait qu’Alain Badiou, professeur émérite de l’ENS, se réclame encore du transcendantal pour faire de Sarkozy un « pétainiste transcendantal » et qu’il considère que « l’hypothèse communiste » est toujours valide malgré un siècle qui invalide absolument et cruellement cette hypothèse dans l’Histoire avec des millions de morts, fait trembler - ou rire, c’est selon…

  Je suis d’une gauche empirique et non transcendantale, autrement dit, d’une gauche inassignable - ce qui me vaut la haine de toutes les gauches assignables, catéchétiques et prévisibles. Je ne souscris pas à la formule sociale-libérale et socio-démocrate du PS, à la version robespierriste du Parti de Gauche et du PCF, à la version néo-trotskyste du NPA et de LO, dès lors, les affidés de ces groupes-là, comme les dévots d’une même secte, décident que je ne suis pas de gauche. Libre à eux, j’ai ma conscience pour moi…

J’ai pour ma part le soutien chaleureux de Chantal Gaillard et de quelques-uns de ses amis qui animent la Société P. J. Proudhon, et je dois te dire que ça surclasse tous les adoubements de ces gauches-là. Oui, le dernier Proudhon me va, celui de la Théorie de l’État, qui ne renonce à rien de ce qu’il avait écrit sur l’État comme instrument de la domination du capital, mais précise qu’en cas de révolution anarchiste, une fois réalisés mutualismes et coopérations, fédéralismes et associations, aurait besoin de l’État comme garanties de l’être et du maintien de l’être de l’anarchie réalisée. Les idéologues et les doctrinaires de l’anarchie récitent le catéchisme néo-marxien de nombreux anarchistes : il faut abolir l’État, viser à son dépérissement. Car l’État serait une Idée hégélienne, un Concept en soi, un moment de l’Esprit Absolu. Or c’est une réalité très concrète et, en tant que telle, un instrument inoffensif : l’État peut être dangereux quand il est au service du capital, mais libérateur quand il garantit l’anarchie – une idée trop compliquée à concevoir et saisir pour les dévots de la religion anarchiste. De même avec un couteau qui n’est rien en soi mais l’est relativement à son usage : avec lui, on peut suriner son voisin ou peler une pomme de terre…

5. (AB) : Si l’anarchisme est moins pour toi « une idéologie à vociférer qu’une pratique à incarner » comme tu l’as souvent souligné, par quoi peut-il se manifester aujourd’hui ? Il y a l’éducation bien entendu, la pédagogie pour tous, la grande aventure de l’Université populaire... Mais à quelles autres formes d’action possibles te réfères-tu ? Crois-tu par exemple que la culture qui ne serait pas « de reconnaissance tribale, mais une force de partage, de solidarité, de fraternité, de communauté hédoniste », telle que tu la défendais dans ton livre de 2012, puisse passer par la télévision ? Ou par d’autres médias… considères-tu par exemple qu’Internet est une chance, un nouveau monde dont il faut s’emparer pour explorer le champ des partages possibles, ou as-tu une certaine méfiance à l’égard de ce qui peut aussi apparaître – il suffit d’avoir un peu suivi l’affaire Snowden – comme l’avènement du Meilleur des mondes d’Huxley croisé avec le 1984 d’Orwell ?

M. Onfray : Je crois moins aux idées de gauche qu’aux vies qui réalisent concrètement des idées de gauche. Se proclamer de gauche, ou chrétien, ou écologiste, m’a suffi tant que j’étais encore victime de l’idéologie qui fait préférer une mauvaise idée de gauche, parce qu’elle est de gauche, à une bonne idée de droite, parce qu’elle est de droite. Cette façon de faire a produit le fameux « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Raymond Aron », une phrase terrible pour la vérité et la justice, la justesse et l’humanité. Je précise que Jean Daniel s’arroge la paternité de cette phrase alors qu’elle existe depuis bien longtemps puisqu’au XVII° siècle on l’utilise en faisant savoir qu’il vaut mieux se tromper avec Descartes qu’avoir raison avec Gassendi. Bref, passons…

Mener une vie de gauche, c’est incarner le plus concrètement possible les idées de gauche auxquelles on croit : liberté, égalité, fraternité, laïcité, féminisme. Non pas en descendant dans la rue de temps en temps, comme les catholiques qui se croient catholiques parce qu’ils vont à la messe le dimanche et vivent dans la méchanceté le reste du temps , mais en faisant, là où l’on est, dans la configuration qui est la sienne, du balayeur au roi, ce qui permet la réalisation de la liberté, la réalisation de l’égalité, etc.

  Pour ma part, ça passe par des comportements dans ma vie qui me font construire ma vie sans souci de l’argent, des honneurs, des richesses, de la réputation en me concentrant sur des activités bénévoles et militantes, gratuites, dans ce que je sais faire : création d’universités populaires, conférences, articles, engagements, prises de parole, enseignement, livres ; présence dans les médias pour ne pas laisser le champ libre au discours dominant ou à l’idéologie du politiquement correct.

Proudhon a créé un journal, écrit dans de nombreux autres, polémiqué treize semaines sur la gratuite du crédit avec Bastiat, créé une banque du peuple, il a beaucoup écrit et publié de livres, il a été pauvre, il a fait de petits métiers pour vivre, il a fait de la prison pour ses idées, a été sali pour sa pensée : il a mené une vie de gauche. Marx, quant à lui, vivait des rentes de son ami Engels propriétaire d’usine et travaillait dans les bibliothèques en préparant la révolution plus avec Hegel qu’avec le peuple. Il fut un homme des combines, des bourrages d’urne lors des votes de l’Internationale pour obtenir le leadership sur la gauche européenne, l’homme des calomnies lancées contre ses adversaires politiques qu’il transformait en ennemi qu’il conchiait. L’un et l’autre ont eu deux vies qui induisaient deux façons d’être de gauche.

Je ne sais ce que Proudhon aurait pensé d’internet. Mais la liberté sauvage et sans loi n’est pas liberté. La liberté d’insulter, de mépriser, de calomnier, de salir, de faire courir bruits et rumeurs, la liberté de propager des idées fausses sciemment, de mentir éhontément n’est pas liberté, mais licence. Pas plus que la liberté de violer, de tuer, de massacrer n’est liberté… Si l’homme était naturellement bon, ce qui, hélas, n’est pas le cas, la liberté d’internet serait une bénédiction. Mais comme il est aussi mauvais, internet s’avère également une bénédiction pour le mal. Le négationnisme et le révisionnisme ne se sont jamais aussi bien portés que depuis qu’internet permet à Faurisson, Dieudonné, Soral de diffuser leur propagande. Internet bénéficie d’un extraordinaire statut d’extraterritorialité juridique : ce qui est interdit partout ailleurs est autorisé sur la toile. Publier une phrase négationniste dans un livre vaut procès, et c’est tant mieux, nourrir un site négationniste tous les jours d’informations fausses vaut à son initiateur une somme incroyable de lecteurs enthousiastes et une absence de poursuite juridique. Quiconque emprunte trois paragraphes aux livres d’un tiers est convaincu de plagiat au tribunal, et c’est tant mieux, mais quiconque met en ligne le travail d’autrui au mépris des droits d’auteur est béni comme un partageux !  L’analyse que Proudhon effectue de l’aubaine ( le profit réalisé par un tiers qui exploite le travail d’un producteur, d’un ouvrier, qui n’est pas payé et se trouve ainsi spolié de sa force de travail)  mériterait d’être étendue à nombre de forfaits commis sur internet qui est le grand marché désiré et réalisé par le capital. Il ne pouvait espérer mieux ! Effet de liberté ? Je ne crois pas… Effet de licence qui est loi de la jungle et de la déraison pure.

6. (AB) : Quel espace politique, dans le monde réel aujourd’hui, pour éviter ce que tu appelais « la double impasse du désinvestissement politique par fatigue et du refus de la politique politicienne par lucidité sur sa nature pitoyable » ? Les réflexions sur la sixième République, sur la rénovation de la démocratie parlementaire et de la représentativité ou même sur l’introduction d’une dose de tirage au sort, vont bon train mais restent marginales et ne semblent pas pouvoir affecter en profondeur le pays, comme s’il fallait vraiment un nouvel électrochoc (presque une situation houellebecquienne) pour que « quelque chose » se passe… dont on ne sait d’ailleurs pas si ce serait de l’ordre de la révolution et de la guerre civile (mais nous sommes peut-être une trop vieille civilisation pour cela) ou de l’ordre de la soumission et de la lente dégringolade. Quand le paysage institutionnel n’offre plus d’échappatoire, que faire : voter pour « le moins pire » ou s’abstenir ? Vouloir autre chose, mais quoi ?

M. Onfray : Je ne crois plus aux rustines pour colmater les brèches d’un bateau qui fait eau de partout. Une sixième république ? Plus présidentielle elle donne plus de pouvoir à un chef, Mélenchon et Le Pen aiment ! Plus parlementaire, elle donne plus de pouvoir au parlement, les partis aiment ! Or je n’aime ni les chefs charismatiques ni les partis qui d’ailleurs fonctionnent en synergie… Rénover la démocratie parlementaire ? La représentativité n’est pas représentative : elle ne l’est que de la classe des politiciens qui représentent. Tirage au sort ? On retrouverait les volontaires qui n’obéiraient plus au suffrage mais au hasard, ce qui, certes, changerait leur mode de désignation, mais pas leur tropisme qui leur fait vouloir et aimer le pouvoir.

  Je crois une fois de plus, une fois encore, qu’outre la position de celui qui attend que le naufrage se termine et y assiste comme à un spectacle gigantesque, on peut mailler la société autrement, de façon purement immanente en évitant les tiers parasites qui sont la plaie de notre société : ceux qui ne font rien d’autre que de faire les intermédiaires et prendre de l’argent au passage, c’est à dire appauvrir le producteur et ponctionner le consommateur. L’anarchie est l’organisation dans l’immanence sans intermédiaire. C’est l’abolition du pouvoir des autres sur soi par la réappropriation de son pouvoir sur soi et sa vie.

7. (AB) : Parmi les avatars les plus concrets de l’anarchisme ces dernières années, il y a eu des mouvements du type Occupy Wall street en plein cœur de la ville symbolique de la financiarisation entre toutes, les Indignados campant sur des places espagnoles, et puis aussi des expériences improbables, l’aventure d’un comédien punk islandais, Jon Gnarr, qui devient maire de Reykjavik en pleine crise et sans même l’avoir prévu tant la chose avait commencé comme une plaisanterie. Il faudrait aussi regarder ce que des mouvements comme Syriza ou Podemos, aussi hétéroclites soient-ils, doivent à l’anarchisme. Y-a-t-il parmi ceux-là ou ailleurs, peut-être même dans le passé d’ailleurs, des exemples, des laboratoires qui te sembleraient devoir inspirer aujourd’hui un post-anarchisme de l’immanence et de l’urgence, ici et maintenant ?

M. Onfray : Le problème n’est pas la révolte, elle est facile. Mais la transformation de la révolte, qui est moment de pure négativité, en positivité. 1789, 1871, 1917, 1936 et même 1981 sont des moments de révolte faciles, légitime la plupart du temps, qui débouchent sur ce que l’on sait : triomphe des Jacobins, gouvernement de la Terreur qui fait plus de victimes en quelques mois que la monarchie en quelques décennies, puis arrivée de Napoléon après Thermidor ; communards fusillés par Thiers et tapis rouge pour la III° République ; révolution pour les soviets et assassinat des marins révoltés de Kronstadt qui réclamaient les soviets en 1921, puis État totalitaire marxiste-léniniste jusqu’en 1989 ; Front Populaire, puis défaite de 1940 et Pétain au pouvoir en 1940 ; Mitterrand au pouvoir en 1981 et ouverture de la parenthèse de la rigueur en 1983, parenthèse toujours pas fermée – mais que Marine Le Pen propose de fermer … La gauche semble savoir accéder au pouvoir, à la faveur de la colère, mais elle paraît ne pas savoir s’y maintenir, faute d’intelligence pragmatique. Syriza au pouvoir commence par renoncer, en moins de dix jours, à l’une de ses mesures phares : l’augmentation du SMIC – cette semaine, le ministre de l’économie fait le joli cœur dans Paris-Match avec sa femme genre top model dans son appartement très chic d’Athènes, posant comme s’il jouait du piano, ou devant une table très chargée en nourriture , sur un balcon dominant la ville, etc. « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument » disait Alain.

8. (AB) : Tu as défendu le « principe de Gulliver » : l’idée que seule l’union des petits permet un jour de ligoter le géant, que la micropolitique, ses réseaux, ses rhizomes devront se substituer aux logiques macropolitiques imposées « par le haut » ; que seules les logiques de fédération, mutualisation, communalisation, coopération par le bas, par le terrain, permettent au fond d’agir sur le réel, quand la grande politique se perd désormais dans l’écart entre le discours (foisonnant) et la prise (quasi inexistante) sur ce réel qu’elle n’ose pas regarder en face. N’y a-t-il pas une sorte de paradoxe à défendre cette position au moment même où les logiques de mondialisation semblent déborder l’idée même de frontière ? Comment articules-tu cet anarchisme concret, local aux grands mouvements géopolitiques et migratoires ? Dans quelle mesure ton anarchisme est-il internationaliste ?

M. Onfray : L’internationalisation ne se décrète pas… C’est une idée qu’il faut promouvoir. Paradoxalement il faudrait une voix forte qui invite chacun à se faire voix forte en agissant en relation avec les idées qui sont le siennes. Si les catholiques vivaient dans le concret de leur vie le partage, le pardon des offenses, l’amour du prochain, si les communistes donnaient véritablement aux pauvres tout ce qui le reste quand ils ont subvenu à leurs besoins les plus élémentaires, si les écologistes ne prenaient jamais le train ni l’avion, n’étaient propriétaires d’aucun objet polluant, si les décroissants refusaient l’ordinateur, le téléphone portable, internet dans leurs maisons, si les gens faisaient ce qu’ils enseignent, nous n’en serions pas là !

  Je tiens en haute estime la pensée et la vie de Pierre Rabhi qui vit ce qu’il pense et pense ce qu’il vit, qui ne pense pas plus haut qu’il sait ne pouvoir agir, qui fait sa tâche et invite ceux qui veulent des solutions et le somment de donner des recettes pour changer la vie et le monde de faire leur part, comme le colibri qui apporte quelques gouttes pour éteindre l’incendie, ce dont on peut se moquer, sauf si, soi-même on a apporté aussi les gouttes d’eau qui, tous réunies, parviendraient à éteindre le feu. La multiplication des zones libertaires remplit autant d’espace que ce que feront les acteurs de cette révolution douce. S’il n’y a rien, ce ne sera pas la faute au capital, mais à ceux qui, tout en ne cessant de râler, n’auront rien fait.

9. (AB) : On sait que la pensée pour toi découle d’une généalogie viscérale. Le post-anarchisme, c’est la grande santé du corps, rebelle et solaire, qui voit l’impasse mais construit un pont pour passer par-dessus et perce un trou là où on voyait un mur. Les âges de la pensée se superposent-ils aussi à ceux du corps ? Peut-on relire Spengler en restant post-anarchiste et grand vivant ? Après les livres de 2002, 2007, 2012 (belle coïncidence peut-être inconsciente avec les années de présidentielles !), y aura-t-il la version 2017 de ton post-anarchisme ? Peut-être pas assagi, bien au contraire, mais avec un autre accent, celui de l’expérience, des quinze ans de l’université populaire etc. ?

M. Onfray : Spengler ne contredit pas le post anarchisme. Au contraire : c’est parce qu’on a lu Spengler qu’on peut être post-anarchiste ! Le logiciel marxiste fait la loi plus qu’on ne le pense. Notamment sur la philosophie de l’histoire. Il s’est contenté de recycler la théorie linéaire du temps avec Parousie à la fin des temps – du Christ pour les Chrétiens, du Prolétariat pour les Marxistes. Malgré l’effondrement du Mur de Berlin, des citadelles épistémiques, pour parler avec les mots de Foucault, demeurent. Avant-hier Vico et Hegel, hier Spengler , Keyserling, Toynbee, aujourd’hui Huntington pensent ce qui est non pas en fonction de ce qui est, la pathologie nihiliste de notre époque qui fonctionne hors sol, mais en fonction de ce qui fut, l’histoire, et de ce qui sera, ou pourrait être, l’histoire. Je ne souscris pas au détail de Spengler qui suppose un schéma préétabli qui fonctionnerait absolument de façon mécaniste et purement déterministe pour toutes les civilisations. En revanche, ce qui m’intéresse c’est ce qu’il a emprunté à Goethe : la méthode morphologique qui est une alternative à la méthode dialectique hégéliano-marxiste. Qu’une civilisation soit vivante, qu’elle obéisse aux lois du vivant ( naissance, croissance, acmé, décadence, disparation) me parait être une évidence. C’est sur cette évidence générale de la décadence de l’occident qu’il faut agir en post-anarchiste pour donner un contenu à la nécessaire éthique de celui qui vit sur le pont du Titanic.

10. (AB) : Si l’anarchisme a tant de mal à percer les boucliers de l’orthodoxie et du dogmatisme sous toutes ses formes, c’est parfois à cause d’une « impuissance à la solitude », disais-tu. Va-t-il forcément de pair, cet anarchisme, avec une forme de désespoir déconstructeur, ou peut-il encore passer par un immense éclat de rire, tel qu’il brise les vitres, mais ce serait pour refabriquer ensuite une mosaïque plus belle ? Viser -ou faire ?- la révolution en riant, dans le souvenir et le désir de la légèreté possible, n’est-ce pas le seul moyen d’éviter la Terreur - et de garder les Lumières sans les guillotines ?

M. Onfray : « Ni rire ni pleurer, mais comprendre ». Je souhaite faire mienne la formule de Spinoza. Ni l’optimiste qui rit, ni le pessimiste qui pleure, mais le tragique qui regarde le réel tel qu’il est, le fixe, le sait, le voit et construit sa vie sur le champ de bataille ravagé qui est celui de notre civilisation mourante.

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Monsieur le Président, devenez camusien !
N°16 / 2010

Monsieur le Président, devenez camusien !

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