D’une infamie langagière-. L’usage de certains mots comme d’insultes empêche qu’on puisse les utiliser pour ce qu’ils signifient véritablement. Double perte : d’abord parce qu’une invectiver n’est pas le meilleur moyen pour échanger ou penser, ensuite pour la raison qu’on cesse de pouvoir recourir au signifié quand il veut vraiment dire ce qu’il dit ! Ainsi avec fasciste, stalinien, antisémite, bourgeois, nazi. Et plus récemment avec démagogue et populiste.
Quelqu’un déplore que le manque d’ordre rende dangereuses les sorties le soir en ville dans certains quartiers ? Fasciste… Un autre déplore que le socialisme libéral fasse le jeu de la droite et aspire une gauche radicale, musclée, décomplexée ? Stalinien…Un troisième critique la politique d’un premier ministre israélien ? Antisémite… Un quidam, fut-il modeste, jouit de son téléviseur haut de gamme récemment acquis ? Bourgeois… Un homme politique revendique sa carte à un parti d’extrême droite ? Nazi…
Je fus en mot temps, et plus qu’à mon tour, traité de tous ces noms là… Nazi pour avoir célébré l’hédonisme – « l’hédonisme ? Une sonate de Mozart le matin et l’après midi, on fait fonctionner le camp de concentration » ou, avec un autre « l’hédonisme ? C’est le nazi qui jette un enfant juif la tête contre un mur », deux journalistes de France-Culture dans deux émissions différentes… Stalinien par un plumitif appointé par un journal du soir pour avoir pointé dans ma Contre Histoire de la philosophie le travers idéaliste de l’historiographie dominante – je fus dans le même article traité de Jdanov… Antisémite pour avoir signalé dans le Traité d’athéologie que le monothéisme Juif valait les deux autres quand il s’agissait de justifier qu’on passe l’ennemi par le fil de l’épée…
Même remarque avec démagogue et populiste, deux termes qui fleurissent à peu près partout, là encore en dehors du sens exact et toujours avec les deux risques que je signalais : l’invective en lieu et place du débat et l’incapacité à utiliser ces deux termes pour signifier ce qu’ils veulent vraiment dire. Car le démagogue existe bien dans l’histoire, il dispose d’une signification précise, on peut même faire l’histoire de ses figures de la Grèce antique à notre modernité post-industrielle. Même chose avec le populiste.
Démagogue – sous la forme démago…- je le fus pour un ancien ministre kantien du gouvernement Raffarin, vexé d’avoir été interpellé en public puis interrompu dans une émission de radio dans laquelle je me trouvais au salon du livre. Démago pour quelle raison ? Ici, parce que je soutenais l’initiative des étudiants qui manifestaient contre le CPE. Soit… Mais, outre la vexation qui génère l’épithète chez l’insulteur, que peut bien signifier cette apostrophe ?
Je n’ai pas flatté le peuple même dans sa formule réduite à la petite quinzaine d’étudiants venus perturber le débat, ni soutenu ou défendu des idées qui n’étaient pas les miennes dans le seul but d’obtenir le soutien utile de ces interlocuteurs que je ne connaissais pas et que je ne reverrais pas. Ce qui aurait justifié le mot du kantien. Je ne cache pas mes options de gauche radicale, les choses sont dites publiquement et écrites depuis longtemps dans des livres publiés et accessibles en format de poche. Je ne faisais, moi, que persister dans la fidélité de mes engagements politiques. Dès lors, où y avait-il de la démagogie ?
Ailleurs, et par d’autres, encore que, je fus aussi populiste. Pour quelles raisons ? A cause de l’Université Populaire dont bon nombre de personnes ont pu, dans les limbes, saluer l’initiative tout en déplorant que j’associe à cette Université le qualificatif – la qualité donc…-de populaire… (Précisons en passant que ce genre de remarque me permettait de mesurer l’inculture de mon interlocuteur qui ignorait l’existence des Universités Populaires historiques, contemporaines de l’Affaire Dreyfus…).
Le directeur du Musée des Beaux Arts de Caen, alors en place, trouvait le mot vulgaire et dangereux, politiquement engagé et très à même d’empêcher l’attribution de possibles subventions ou d’aides municipales, départementales ou régionales. Comment le mot « populaire » pouvait-il générer à ce point prévenances intellectuelles, a prioris idéologiques et condamnation à l’avenant ?
J’ai jadis bien vite compris que, n’étant ni nazi ni stalinien, du moins je l’espère, ces mots renseignaient plus sur ceux qui les utilisaient comme insultes que sur moi qui les méritait le temps de leur vindicte. Si les premières fois, j’ai douté, tremblé, frémis, si les premières attaques d’un Michel Polac faisant de moi un individu louche fasciné par les régimes autoritaires, au point d’avoir choisi un bronze d’Arno Breker pour couverture à la Sculpture de soi – en fait un ex-voto italien en terre cuite- , ( l’ensemble étant martelé à la télévision, à la radio et dans un journal la même semaine, trois piges pour un même vinaigre…), si j’ai douté de moi face aux copies de journalistes qui, sans se concerter, trouvaient une filiation entre hédonisme et nazisme, j’ai bien vite cessé de me formaliser pour comprendre enfin que l’insulte caractérisait l’insulteur, pas l’insulté…
Derrière et dedans les mots-. Remarquons que les mots qui servent de support à cet étrange autoportrait de l’imprécateur masqué derrière un pseudo portrait de victime qualifient les monstruosités du XX° siècle : fascisme, nazisme, stalinisme, antisémitisme… La charge émotionnelle de ce siècle de feu et de sang, de bruits et de fureur, durera tant que des témoins de cette époque resteront en vie. Pour dire son énervement, au-delà de toute mesure, on prélève dans le sac à monstruosités ce qui donne l’impression qu’on va faire mouche. En fait, ce qui fait mouche, c’est la vérité révélée par l’agresseur : ce qu’il manie sans précaution, c’est le fiel qui l’habite, la tentation qui le travaille, la vilenie du fond de son inconscient qui le hante.
Reprenons les mots, restons à populiste et démagogue, il semblent les plus en vue, avec un extraordinaire vent en poupe – de quoi apprendre sur notre époque d’ailleurs… Le démagogue au sens contemporain du terme, utilisé de manière dépréciative, remonte à la Révolution Française. On utilisait ce terme dans la rhétorique révolutionnaire pour fustiger le parti en face, pour discréditer les factions opposées, disons le autrement : pour empêcher le débat… A l’époque, les républicains pour ne pas entendre les arguments des monarchistes. Et vice versa…
Etonnement, Littré définit la démagogie comme « un excès de la démocratie » ! J’aurais plutôt tendance, pour ma part, à en faire un défaut de démocratie, mais, bon… Excès. Soit. Où et quand ? Qui peut dire ce que sont les limites de la démocratie et à quel moment elles se trouvent outrepassées ? Par qui ? Allons voir ailleurs et regardons à « démocratie » : « gouvernement où le peuple exerce la souveraineté ».
Rapprochons les deux définitions : la démagogie suppose donc que parfois le peuple exerce la souveraineté de manière excessive. Qu’est-ce à dire ? Probablement que nous entendons trop vite la démocratie comme la seule démocratie représentative et que, dans ce système représentatif, le verrouillage du système interdit au Peuple qu’il parle une fois s’il s’est contenté de faire, un jour, le seul acte civique qu’on lui permette, qu’on tolère en fait : voter, élire des représentants.
Dès lors, la démocratie, c’est uniquement le jour du bulletin de vote. Quiconque demande ensuite, en dehors de ce jour de religion civique, un droit de regard sur l’action gouvernementale, souhaite un examen des conditions d’exercice de l’exécutif ou du législatif, quiconque aspire à un pouvoir contrôleur des représentants qui peuvent ne pas représenter correctement, passe pour un fauteur de trouble, un faiseur d’« excès »…
Il me semble dès lors qu’on peut avancer dans la compréhension de ce que signifient démagogue et populiste. Car dans les deux cas, en avers et revers de la médaille, ce que reproche une certaine catégorie de citoyens à une autre, c’est de s’occuper de ce qui ne les regarde pas et de le faire en débordant le cadre de la démocratie représentative dont la représentativité a été ouvragée pour empêcher le plus possible la démocratie afin de rendre possible une aristocratie, une élite, une noblesse qui, droite et gauche confondue, pourvu qu’il s’agisse de libéraux, s’arroge le droit de dire la vérité politique au nom de ceux qui ne savent pas, ne peuvent pas ou ne sont pas légitimes : le Peuple…
La longue histoire populicide-. J’aime ce mot « populicide » que l’on n’utilise pas ou plus, et qui qualifiait à l’époque de la Révolution française tous les ennemis du peuple. La disparition d’un mot dans le dictionnaire nous laisse toujours veuf de l’idée qu’il portait… Gageons que l’augmentation des faits et gestes populicides, et des gens populicides, des politiques populicides correspond à l’effacement du terme et à la vérité probable d’un coup d’Etat réussi contre le Peuple.
Je pose l’hypothèse que les utilisateurs les plus fréquents des mots démagogie et de populisme entretiennent une relation particulière avec les populicides au travers des âges. Que l’insulteur renseigne beaucoup plus sur lui-même que sur l’objet de sa vindicte. Qu’il trahit ainsi bien souvent son appartenance au camp des assassins du Peuple qui, se réclamant de lui pour mieux masquer son forfait, n’a de cesse de lui confisquer la parole ou de lui enlever les armes de la main pour l’inviter à faire confiance à ceux qui savent faire de la politique, parce que c’est leur métier…
Tâchons d’effectuer une vaste fresque, à grands coups de brosse, - car le sujet détaillé mériterait un gros livre…-, des moments qui dans l’Histoire ont permis à une poignée d’opportunistes cyniques, professionnels de la politique ou le devenant, de travailler à l’éviction du Peuple et à son remplacement par des machines populicides. Ainsi commence la bourgeoisie libérale avec les « bras nus » - pour le dire dans les mots de Michelet- au moment de la révolution Française, moment inaugural de cette longue logique populicide.
Ensuite, en ennemis du Peuple si souvent présentés comme des amis, on retrouve : le socialisme marxiste, passionné par le Prolétariat, idole nouvelle, mais peu soucieux du petit peuple, voire du grand Peuple ; le marxisme soviétique et les fascismes européens, dévots du Parti, grosse machine à broyer le Peuple ; la social-démocratie socialiste européenne, à genoux devant le Marché que sert à merveille la dernière mythologie à la mode, l’Europe… ; enfin la République Française, populicide en diable à l’aide d’un certain nombre d’intellectuels organiques, mais aussi et surtout de ses Institutions, vaste dispositif populicide… Le Prolétariat, le Parti, le Marché, l’Europe, les Institutions, voilà les outils de l’abolition du Peuple, les instruments de sa scotomisation, les appareils populicides par excellence…
Petite histoire d’un gros mot-. Donc, le Peuple ? Quel Peuple ? Celui de Michelet, l’acteur incandescent de la Révolution française et des chambardements dans l’Histoire ; le Peuple qui suit le cercueil de Victor Hugo , l’auteur des Travailleurs de la mer, le jour de ses obsèques ; le Peuple de Zola : les roulants et cheminots de La Bête humaine, les vendeuses de magasin d’Au bonheur des dames, les mineurs de Germinal , les paysans de La Terre, les vendeurs des halles du Ventre de Paris, les prostituées de Nana, les artistes de L’œuvre ; le Peuple de Proudhon, présent dans Philosophie de la misère, - si violemment attaqué par Marx…-, celui de Bakounine, partout dans ses œuvres, celui des anarchistes français – Jean Grave, Sébastien Faure, Emile Pouget- ou des nihilistes russes – Tchernychevski, Dobrolioubov, Pisarev ; le Peuple de soleil, de lumière et de méditerranée de Camus ; le Peuple de La Condition ouvrière de Simone Weil ; le Peuple du Bourdieu de La misère du monde, autrement dit, une force sombre et naïve qui fait l’histoire avant de se la faire confisquer par les cyniques qui, coutumiers du fait, envoient la populace travailler pour elle afin d’en récolter les bénéfices.
Le Peuple de la rue révolutionnaire en 1789, bientôt trahi par la bourgeoisie, celui de la Commune fusillé par les Versaillais, du Front Populaire, cerné par les fascismes, celui qui traverse la Manche avec des barcasses pour rejoindre un obscur général qui appelle à la Résistance quand la France semble se faire sans difficulté à vivre sous la botte nazie, celui qui arrêtera le travail en Mai 68 paralysant la France gaulliste , le peuple qui se fera jurisconsulte et lira un projet de Constitution libéral pour l’Europe, concocté sous la houlette d’un ancien chef d’Etat français de droite – voilà encore le Peuple auquel je songe.
Ce peuple n’a pas de visage, pas de nom, pas de héros, ou si peu, ou tellement méconnus. Les Gracques ? Qui connaît leurs prénoms ? Les Jacqueries ? Quels meneurs ? Les Pitaud, les Croquants, les Tard Visés, les Nu-pieds normands ? Qui étaient-ils ? Les Enragés ? Quels sont leurs patronymes ? Les Egaux ? Comment s’appelaient-ils ? Les Sans-Culottes ? Leur chef ? Et les Communards ? En dehors d’une Louise Michel, ou d’un Rozel ? Je nomme Peuple la force généalogique de l’Histoire, avant récupération par les plus avisés de l’énergie mise en branle.
Ce peuple fait l’histoire et se trouve la plupart du temps défait par elle. Sa colère le pousse, sa fatigue le mène, son désespoir le motive. Longanime, endurant rude à la tâche, silencieux à la peine, il dispose des vertus de patience car les traitements qu’il subit à longueur de temps produiraient plus vite chez d’autres violences et sang versé, décapitations et carnages. Le peuple dans les rues commet moins de meurtres que l’aristocratie des grands noms dans l’histoire qui s’en réclament de manière indue et organisent les exterminations. Robespierre, Saint-Just, Lénine, Staline, Mao, Pol Pot. Cette poignée de criminels assassine le Peuple à tour de bras, jusqu’à la dernière goutte de sang – pour son bien.
Larousse, le vieux Larousse, écrit dans son Dictionnaire en douze volumes : « l’histoire du peuple, c’est l’histoire de la misère ». Et plus loin il définit le peuple ainsi : « ceux qui peinent, qui produisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les parasites ». C’est ce Peuple là qui est le mien. J’en viens, mes parents en étaient, mon frère et sa famille en sont toujours, je tâche de lui être fidèle.
Généalogie d’un oubli-. Comme souvent dans notre civilisation, la généalogie de cet oubli du peuple se trouve dans la période révolutionnaire. Le triomphe de la bourgeoisie libérale à l’issue de la Révolution française a généré une historiographie, celle des vainqueurs. Au regard de cette issue de l’histoire, tout ce qui n’a pas contribué au succès a disparu du devant de la scène. En revanche, tout ce qui semble préparer l’heureux événement se trouve mis en exergue.
D’où une vulgate qui présente la philosophie des Lumières comme un ensemble homogène avec l’Encyclopédie, Voltaire, Rousseau, la Prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’Homme, la naissance de la sainte trinité républicaine – Liberté, Egalité, Fraternité. Tant pis si l’ouvrage de Diderot et D’Alembert contient des articles qui condamnent les athées à la peine de mort, Voltaire en tête ; si Rousseau veut un Dieu et une religion, contre Arouet l’ami des puissants ; peu importe que la fameuse Déclaration avalise la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, écartant d’un trait de plume les gens qui travaillent mais ne disposent pas des moyens de subvenir à leurs besoins ; ou si l’égalité et la fraternité demeurent lettre morte parce que ce sont des idoles en papier…
L’historiographie des vainqueurs laisse de côté ce qui a poussé, croit, évolué comme une plante luxuriante : l’athéisme des déchristianisateurs opposé au déisme des propriétaires ; le communalisme, le communisme ou le socialisme de Meslier, de Morelly ou Morellet qu’on ne lit pas, au contraire du Contrat social, devenu catéchisme républicain ; l’ « égalité des jouissances » des Sans-Culottes des faubourgs parisiens ; le projet économique et fiscal des Enragés soucieux de taxer les produits de première nécessité afin d’empêcher que les propriétaires n’affament le petit peuple ; la vision d’une société réellement égalitaire chez Babeuf et les siens…
La ligne de force libérale, bourgeoise, marchande défend la propriété, le déisme, la religion, l’ensemble permettant de sauver du vieux monde monarchique et catholique ce qui peut l’être encore, autrement dit l’essentiel… Robespierre fait fonctionner la guillotine pour asseoir ce pouvoir là. La Terreur n’est pas un régime qui se propose de réaliser le communisme des biens, le matérialisme athée, mais le règne de la propriété bourgeoise et celui de la sûreté des mêmes. Thermidor empêchera que l’Incorruptible mène sa tâche à bien, Bonaparte le fera pour lui. Au prix d’une mise au pas du Peuple, d’un oubli organisé de son rôle et d’un quotidien qui reste peu ou prou le même pour lui avant comme après la Révolution française… D’autant que l’essor de la bourgeoisie libérale va de pair avec la révolution industrielle.
Le peuple, carburant des usines-. Les usines, les manufactures, les mines constituent la fortune des propriétaires. Le règne du capitalisme industriel entraîne une paupérisation galopante : de moins en moins de riches qui le sont de plus en plus, et de plus et plus de pauvres, qui le sont toujours plus. Le profit, la plus-value, les bénéfices ? Autant de gains empochés par le seul propriétaire.
A l’époque, Marx coupe le monde en deux : les bourgeois possèdent les moyens de production, les prolétaires non, les premiers profitent de leurs richesses qu’ils augmentent sans cesse, les seconds croupissent dans la misère, la pauvreté, ne disposant que de leur force de travail qu’il s’agit de louer afin de juste subvenir à ses besoins, puis de recommencer le mois suivant. Ses analyses sur la paupérisation, la lutte des classes, le salariat, le profit et autres mécanismes du capital restent d’actualité.
En revanche, lui aussi, paradoxalement, contribue à l’oubli du peuple qu’il n’aime pas. Les mots les plus violents servent à stigmatiser les paysans : incultes, abrutis, égoïstes, accrochés à leur petite propriété, contre-révolutionnaires. L’artisan, comme le paysan, procède partiellement du monde bourgeois en tant qu’il possède son champ ou son atelier, dès lors, Marx en fait des empêcheurs de révolution. Ne parlons pas du sous prolétariat pour lequel il nourrit une véritable haine – il en parle avant l’heure comme de « racailles »…
L’ouvrier chez Marx fonctionne comme une catégorie platonicienne. Un rouage dans le processus du Capital, sûrement pas un être de chair et d’os. Le corps et l’âme soumis à la production capitaliste définissent la forme industrielle de l’esclavage. Cette situation ne permet pas d’enregistrer un quelconque progrès par rapport à la servitude du mode de production antique… Le servage sous Aristote, c’est le servage sous Marx.
Le Peuple n’est pas le souci marxien. L’Ouvrier un peu, mais le Prolétaire, oui, surtout quand il appartient à l’aristocratie de la classe ouvrière et qu’il définit l’avant-garde éclairée, autrement dit l’ouvrier… marxiste. Sur le papier, la chose se trouve ainsi réglée. Dans la réalité, le Parti devient l’occasion de cristalliser cette élite prolétarienne qui va former la nomenklatura lorsque les révolutionnaires auront conquis le pouvoir – à l’aide du peuple qui fournit les forces vives, la puissance du flux et son génie colérique.
Une fois de plus le Peuple se trouve écarté, éliminé. La dictature du prolétariat proposée dans le Manifeste du parti communiste contient une aporie que Bakounine soulève avec raison : dictature, certes, mais de qui sur qui ? Dictature du prolétariat sur le prolétariat ? Ou dictature de l’avant-garde éclairée du prolétariat, autrement dit le Parti, sur le restant de la classe ouvrière puis du peuple dans sa totalité ? Bakounine prédit au marxisme cette dérive – la suite lui donna malheureusement raison.
La raison pratique marxiste-. Le Parti Communiste soviétique (la raison pratique marxiste…) fut donc l’instrument de l’éviction du Peuple des affaires du pays, la machine à l’aide duquel on le bâillonna. La bureaucratie du parti lui interdira de prendre la parole, de revendiquer les anciens mots d’ordre révolutionnaires, de rappeler qu’il avait fait la révolution pour les soviets et qu’on lui donnait en lieu et place de ce projet autogestionnaire un Etat centralisateur et pourvoyeur de tyrannie. Kronstadt témoigne…
Les camps, les déportations, les exterminations, les fosses communes, la société militarisée, le stakhanovisme, les famines et autres opérations policières organisées à grande échelle pour exterminer plusieurs millions de personnes, (en l’occurrence les paysans rétifs à la collectivisation des terres), la société policière, les purges, tout ceci fournit dès 1917 la matrice bolchevique aux fascismes européens, notamment dans sa formule nazie. Là encore, au nom du Peuple, on saigna le Peuple.
L’ensemble des tyrannies de cette époque illustre la façon qu’a le capitalisme d’utiliser toutes les ruses pour se maintenir au pouvoir : quand la brutalité des maîtres de forge ne passe plus, on invente un idéal révolutionnaire conservateur qui, de Mussolini à Franco en passant par Pétain et Hitler, donne quelques considérations symboliques au Peuple en échange d’une soumission du travailleur, d’un consentement aux logiques du taillable et corvéable à merci, jusque dans la mort que les fascismes célèbrent comme hygiène de la civilisation. Une fois de plus, c’est au nom du Peuple qu’on égorge le Peuple.
Résultat de tout cela : le maintient du capitalisme au pouvoir. Il change de forme, s’adapte, modifie ses apparences. Antique puis féodal, industriel puis bourgeois, technologique puis consumériste, libéral puis postmoderne avant de devenir nouvelle menace et tête d’une nouvelle Hydre, la dernière tentacule se nommant capitalisme mondialisé, réalisant ce qui depuis si longtemps était sa ligne d’horizon. Et le Peuple dans cette affaire ? Toujours le dindon de la farce…
L’horizon du capitalisme libéral-. La chute du mur de Berlin, la fin du soviétisme, la cessation de la guerre froide, la disparition du marxisme comme mythe à même de fournir une idéologie de substitution possible à la brutalité du marché qui fait la loi, le mouvement de planétarisation de toute chose à grandes vitesses, tout semble rendre possible la prolifération sans résistances de la mondialisation libérale.
Une fois encore, le Peuple en subit la loi violemment. Le Peuple planétaire, constitué des Peuples de toutes les Nations, expérimente les mécanismes du capital : paupérisation, précarisation, pauvreté, misères tous azimuts (économique, morale, mentale, sexuelle, culturelle, affective, intellectuelle, financière, symbolique, etc). L’extrême brutalité de ce monde réactive la vieille pharmacopée des arrières mondes religieux. Dans cette perspective, l’Islam connaît une exceptionnelle période exponentielle.
En France, le socialisme a parlé à gauche tant qu’il s’est trouvé dans l’opposition. Mitterrand a pratiqué une langue avec laquelle il a séduit le plus grand nombre de mécontents, de victimes du système capitaliste. Appelant à la rupture avec le capitalisme dans l’opposition, il s’évertue, une fois élu, à le maintenir et à lui laisser les coudées d’autant plus franches que les partis politiques de gauche (les radicaux ou les communistes tout autant que les syndicats de même sensibilité) assurent au capitalisme une tranquillité demandée par Mitterrand.
La gauche socialiste renonce à la gauche et au socialisme dès 1983 avec le tournant dit de la rigueur. La politique libérale triomphe, les marchés font la loi, la déréglementation sévit partout. Privatisations, ventes des biens nationaux et publics, bradage des médias à la publicité, aux annonceurs, à l’argent. L’ensemble s’effectue avec l’appoint des anciens gauchistes de Mai 68 heureux de trouver dans le reniement du président de la République une justification au renoncement à leurs propres idées de jeunesse. Trotskystes, maoïstes, situationnistes, anarchistes, libertaires communient désormais dans la religion libérale rivalisant de libéralisme avec la droite historique rattrapée par ses anciens adversaires…
Le dernier gadget du capitalisme dans sa formule libérale a pour nom l’Europe. Mitterrand en fit son jouet après avoir renoncé à gouverner à gauche tout en laissant faire les marchés, l’argent, les richesses. Dès lors, les capitaines d’industrie transformés en héros et hérauts de la modernité française donnent le ton : patrons voyous, hommes d’affaire véreux, blanchisseurs d’argent sale dans le football, repris de justice donnent dès lors le ton, et, flanqués d’un chanteur de charme sur le retour d’âge, anciens staliniens reconvertis aux joies de la gauche caviar, - Montand pour ne pas le nommer-, traitent d’abrutis les français qui n’ont rien compris les beautés du marché libre et à qui on enseigne « Vive la crise ! ».
Destruction de la Nation, écroulement de l’Etat, fissures dans la République, il s’agit d’en finir avec un modèle social qu’on présente comme archaïque, dépassé, ringard, afin de promouvoir le modèle anglo-saxon du communautarisme, du marché faisant la loi à l’école, à l’hôpital, à l’armée, dans les librairies, à la télévision, à l’université, dans le sport, le modèle de la compétition devenant celui du pays tout entier. D’où un darwinisme dans lequel le Peuple, on s’en doute, subit de plein fouet la rigueur des prodromes de cette civilisation nouvelle.
Monnaie européenne, d’où baisse du pouvoir d’achat, notamment pour les plus faibles, les plus exposés ; drapeau à étoiles jaunes et couleur mariale catholique , apostolique et romaine , d’où un recul des vertus de la laïcité doublée d’ une avancée des droits aux sectes à pratiquer publiquement leurs rites subventionnés ; travail libéré dans toute la communauté européenne , d’où marchés offerts aux mieux disants économiques, donc au moins disants sociaux nouvellement arrivés, ceci expliquant cela ; incroyable bureaucratie qui, au nom du principe de précaution, de l’hyper juridicité, de la soi disant protection du consommateur, déchaînent la réglementation, brident, retiennent, interdisent, limitent, cadrent l’action du plus grand nombre pendant que les opérations financières s’effectuent en générant des bénéfices obscènes pour une poignée réduite d’élites nouvelles mélangées aux mafias d’Europe… Et le Peuple ? Qu’il meure…
Les intellectuels n’aiment pas le Peuple-. Pour ne considérer que les cinquante dernières années françaises, les intellectuels et les philosophes ont eux aussi contribué à cet oubli du peuple. Quand entend-t-on parler du Peuple la dernière fois en philosophie ? Probablement en 1960 lorsque Sartre publie sa Critique de la raison dialectique et qu’il fait briller de ses derniers feux les grandes vagues molaires de l’Histoire avant que les structuralistes la délogent de l’horizon intellectuel pour lui préférer les micros vibrations moléculaires de la société.
(Une parenthèse sociologique à défaut d’être vraiment philosophique au moment où Bourdieu publie avec son équipe son enquête sur La misère du monde : faut-il s’étonner qu’il ait à partir de cette époque, et en 1995 quand il s’engage auprès du Peuple dans la rue pour sauver le régime de retraites et de protection sociale français, reçu les insultes les plus violentes de la part des intellectuels et philosophes libéraux qui, évidemment, n’ont pas manqué de recourir plus que de raison aux épithètes infâmantes de démagogue et de populiste ? C’est le sort réservé à ceux qui parlent encore de démocratie et entretiennent encore du Peuple dansla configuration libérale contemporaine…).
Donc, les structuralistes. L’histoire des idées mésestime l’éviction intellectuelle et philosophique de Sartre du devant de la scène dans les années soixante soixante-dix. On a beaucoup glosé et daubé sur son état physique, psychique et mental. Vieux Sartre ayant fait son temps, vieillard alcoolique détruit par les amphétamines et une hygiène corporelle déplorable, animal préhistorique d’un autre âge, bon pour la casse, figure défraîchie et craquelée, morcelée, du Commandeur de la philosophie sommé de laisser sa place aux jeunes impatients, poussé vers la sortie comme on achève les vieux lions… Certes.
Mais intellectuellement, philosophiquement, que signifie cette mise au rancart ? La mise au rebut de l’histoire, de la politique, du marxisme, de la lutte des classes, de la révolution, du peuple donc, au profit de marges et de minoritaires actifs dans les zones micrologiques : les fous, les schizophrènes, les homosexuels, les malades mentaux, les hermaphrodites, les criminels, les prisonniers, les « anormaux » auxquels Foucault consacre des séminaires au Collège de France. Les nouveaux héros ? Hölderlin, Artaud, Genet, Herculine Barbin, Pierre Rivière, Lacenaire…
Dans ce paysage intellectuel nouveau, on ne s’étonnera pas que Sade passe pour une figure positive, bien qu’il relève explicitement, (la biographie témoigne, mais le structuralisme n’aime pas les biographies …), du féodalisme le plus brutal, de la délinquance sexuelle avérée, de la duplicité opportuniste et cynique (lire la correspondance pour s’en rendre compte… mais les structuralistes n’aiment pas les correspondances...), de la pensée réactionnaire la plus radicale –misogynie totale, haine des pauvres, célébration de l’aristocratie ( voir les idées dans le texte, mais les structuralistes n’aiment pas les idées, tout à leur religion du texte…). Et, bien sûr, mépris du Peuple…
A l’ère médiatique-. La disparition de cette époque philosophique qui a congédié l’Histoire, donc le Peuple, coïncide avec l’émergence d’une pensée médiatique – à ne pas confondre avec la pensée médiatisée. La première tient son être même de sa destination à la publicité médiatique ; la seconde ne refuse pas un usage éclairé des médias pour avancer des idées défendues dans les cours, les livres, les interventions techniques, publiques ou privées. Les noms des premiers sont connus, on nommera pour les seconds Derrida ou Bourdieu…
Le philosophe médiatique vit sous l’œil de la caméra, ses interventions visent la construction d’une biographie médiatiquement assistée avec pour modèle la recomposition des grandes biographies de Sartre, Malraux, Camus, etc. Des fragments, des morceaux prélevés sur ces grands cadavres vénérables, se retrouvent cousus sous forme de patchwork dans le suaire qui les habille. Pas de place pour la misère sale du Peuple, pour les ouvriers, les prolétaires, les victimes du système libéral - système qu’ils ne remettent d’ailleurs pas en cause, mais qu’ils soutiennent bien souvent pour en profiter tout le temps…- , les précarisés de la brutalité capitaliste…
En revanche, la misère propre – que je dirai misère estampillée Quai d’Orsay – leur va bien au teint : grands lieux de guerre de la planète, zones de turbulences mondialisées, génocides lointains, occasions lyriques de faire danser les concepts : Terrorisme, Civilisation, Culture, Islam, Amérique, Fin de l’Histoire, Démocratie, Mondialisation, Israël, mais toujours pas de Peuple en vue… Et malheur à qui s’avise d’en parler, vite réduit au silence pour cause de démagogie ou de populisme…
L’hydre institutionnelle-. Parmi les intellectuels et les philosophes, on ne trouve guère de pensée critique à l’endroit des institutions de la République française. La réflexion sur la Démocratie se contente bien souvent d’être une méditation sur les grands principes dans lesquels on retrouve la plupart du temps les poncifs sur la démocratie athénienne. Les auteurs canoniques reviennent en permanence. Dans ce domaine Platon, Aristote, Machiavel, Rousseau, Kant, Hegel et Marx constituent la vieille liste des figures obligées pour traiter le sujet…
Or l’objet philosophique ne fonctionne pas en idée platonicienne, mais en incarnation réelle : en l’occurrence le système occidental de représentation. La représentation du Peuple, c’est l’éviction du Peuple – au profit d’une caste qui prétend effectuer le travail de représentation et qui exige de ceux qu’elle représente qu’ils les laissent faire leur travail sans leur demander de comptes. Or qu’est-ce qu’une représentation çà laquelle on ne peut mettre fin dès qu’on a la preuve qu’elle ne fonctionne pas, sinon un coup d’Etat politique permanent ?
Le principe qui veut qu’on effectue la somme des votes exprimés pour en extraire une majorité qui sera tout et une minorité rien, en négligeant les votes blancs ou sans se soucier du taux de participation, donne naissance à une monstruosité idéologique et politique. La volonté générale susceptible de comptabiliser des voix exprimées non pas de manière égoïstement intéressée, mais motivées pour le souci de l’intérêt général, du bien public, constitue une autre mythologie à laquelle nous sacrifions avec tous les renoncements à l’intelligence que supposent les obéissances de type religieux.
La mathématique électorale est une machine de guerre peu soucieuse de démocratie, et toute entière tendue vers la construction d’une force dite majoritaire : j’ai nommé la souveraineté. Lorsque Condorcet réfléchit sur les meilleurs moyens de réaliser mathématiquement, statistiquement, les positions singulières pour en faire une figure unitaire la plus fidèle possible, il a raison. Mais il fut bien le seul et l’on ne compte pas de descendants sur ce terrain là…
Pour sembler efficace, l’algèbre électorale se double d’une géométrie des circonscriptions électorales. Le taillage dans le vif de la Nation de lambeaux tarabiscotés, des formes extravagantes, de zones abracadabrantes, permet d’annuler la force du Peuple en lui préférant la dynamique construite de manière extrêmement précise par les tenants du pouvoir qui découpent des circonscriptions pour obtenir leurs variables à même d’être ajoutées pour produire un résultat attendu. Un peu d’aléatoire, pour laisser un peu de suspens, consentir à un volant possible, ne pas montrer qu’on a vraiment fabriqué la machine électorale pour faire gagner les gens en place, et l’on nommera ce tour de passe-passe exercice de la démocratie.
Pour preuve de la perversion de ce système qui efface le Peuple et révèle les Notables qu’elle y substitue, il suffit de constater que dans une République qui se prétend telle, un candidat arrivant deuxième dans une consultation présidentielle au premier tour peut se retrouver, une fois le second tour et les deux scrutins législatifs passés, sans un seul député à l’assemblée nationale et au sénat… Des millions d’électeurs se trouvent ainsi privés de représentation dans les deux chambres où se trouve le Peuple…
Dans ce jeu de bonneteau politique, un parti politique arrivé très loin derrière, parmi les plus petits partis – les moins de 5 % du Parti Communiste Français pour ne pas le nommer…- peut se retrouver quant à lui avec des députés et des sénateurs, et ce assez pour pouvoir constituer un groupe et bénéficier de tous les avantages consentis à ces cristallisations de politique politicienne. Avec ce jeu pervers, le petit devient grand, le grand petit, le majoritaire, totalitaire, le minoritaire, excédentaire…
Et les millions de gens qui votent blanc ? Et les millions de gens qui ne votent pas ? Et les millions de gens dont le candidat n’a pas du tout de représentation ? Et les millions de gens qui ont une représentation, mais confinée dans la seule opposition, tenue de faire figuration en attendant son tour avant de se comporter de la même manière avec l’ancienne majorité devenue minorité une fois son jour venu ? Souveraineté, souveraineté ? Le déni de ces millions, le mépris de ces millions génère une frustration populaire avec laquelle se constituent les ressentiments politiques les plus dangereux…
L’évitement du peuple dans la représentation-. Combien de héros de Zola, du moins leurs descendants, se retrouvent sur les bancs de l’assemblée nationale ? Combien de chauffeurs de train – ou de taxi ? De marchands de légumes – ou de poisson ? De prostituées – ou de femme au foyer ( !) ? De mineurs – ou de cantonniers ? De petits paysans – ou de berger ? De vendeuses de grand magasin – ou de femmes de ménage (on dit désormais technicienne de surface, autre moyen, sémantique celui-là, d’évincer le peuple et de le décomposer) ? Combien d’artistes – ou d’intermittents du spectacle ? Et les clochards (on dit maintenant SDF), les irréguliers (on dit sans papiers), les pauvres (on dit Rmistes, précaires) les chômeurs (on dit demandeurs d’emplois ou fins de droit), les Noirs (on dit blacks), les Maghrébins (on dit beurs), etc. Où est le Peuple ? Introuvable, désespérément introuvable…
Pas de concierges, des médecins ; pas d’ouvriers, des professeurs ; pas de balayeurs, des avocats ; pas de mécaniciens, des ingénieurs ; pas de travailleurs immigrés, des notaires ; pas de chômeurs, des agioteurs ; pas d’habitants de HLM, des agents immobiliers ; pas d’artistes, des chefs d’entreprise ; pas d’endettés, des banquiers ; pas de charcutiers, de boulangers, de cuisiniers, mais des cravatés en surcharge pondérale, des perruquées en tailleurs chics … On trouve de tout à l’assemblée nationale, sauf ce qu’il faudrait .
Le mépris du monarque-. Les Français semblent ne s’être jamais remis d’avoir raccourci Louis Capet un jour de 1792. Depuis ce 21 janvier, tout donne l’impression d’être fait pour expier ce péché politique majeur, notamment en calquant le fonctionnement de la République sur les canevas et les logiques de la vieille monarchie millénaire. Le Président de la République, sous la V°, campe le personnage du Roi avec un naturel qui confine au ridicule.
Dès lors, en République, le Président peut dire « L’Etat, c’est Moi » sans faire rire personne, puis se comporter à l’avenant avec force frais de bouche pharaoniques échappant à la justice, quantités de nominations de minables en provenance de sa cour à des prébendes dispendieuses, exercice du caprice personnel comme d’un droit de grâce, financement de son quotidien privé avec les deniers publics, confusion des caisses de l’Etat avec celle de sa petite personne, etc. Sans compter avec les charmes du symbolique, autrement dit : les accessoires du pouvoir, les hochets de la fonction, grassement utilisés en dehors de tout contrôle républicain détaillé.
Or les institutions de la Cinquième République ont été voulues comme un étrange mixte de royauté, certes, mais aussi de régicide pour la contrebalancer. Le régicide, en l’occurrence, c’est l’autre nom du référendum. Le Général de Gaulle ne conçoit pas en effet l’un sans l’autre : le premier sans le second, c’est l’Ancien Régime ; le second sans le premier, c’est le 21 janvier 1792 !
Le Souverain agit au nom du Peuple, parce que mandaté par lui avec l’élection au suffrage universel direct, mais si la représentation n’est pas adéquate, si le contrat social ne semble pas honoré, le Peuple dispose du droit de démettre son représentant. Pour ce faire, il faut avoir affaire à un Roi, et non à un Despote, à un Tyran, un Dictateur au petit pied. Le Roi recourt en effet au référendum pour se refaire une légitimité entamée, le Despote évite la question au peuple – trop de risque pour le politicien de profession…
Le régicide, c’est également la possibilité, via les élections législatives, de solliciter une confirmation de sa légitimité en demandant que la couleur des chambres soit aussi celle du Président. A défaut de coïncidence, autrement dit de cohérence, le souverain digne de ce nom, le démocrate donc, se démet puisqu’on l’a démis, alors que le tyran reste au pouvoir et parle de cohabitation – l’autre nom du cynisme et de l’opportunisme politique sous la Cinquième…
Si la lettre constitutionnelle n’interdit pas ce genre d’arrangement avec le Diable, l’esprit l’interdit absolument. La lettre et l’esprit supposent le terrain populaire, la possibilité de demander au Peuple son avis directement et l’obligation, une fois l’avis obtenu, d’en tirer les conséquences. L’usage des cohabitations politiques et l’absence de conclusions tirées dans le sens de l’esprit constitutionnel lors de référendums perdus illustrent les formes récentes prises par le mépris du Peuple dans la République française des vingt-cinq dernières années – disons plutôt post-gaullienne...
Derechef populisme et démagogie-. Retour, donc, après ce détour par l’histoire et après la fresque historique, au questionnement premier sur les usages de populisme et de démagogie. Allons au-delà de l’anecdote principielle qui m’a fait m’interroger sur les raisons pour lesquelles j’aurais mérité, parmi d’autres douceurs, ces tendresses intellectuelles prodiguées par un kantien raidi dans le costume de son impératif catégorique. Que conclure ?
Que parler du Peuple dans une configuration dominante où tout est fait pour l‘évincer, lui confisquer la parole, ne l’autoriser à exister que médiatisé par la fiction de le représentation ; qu’interroger la Démocratie sur son mode de fonctionnement, ses limites et souligner que bien souvent, elle montre bien plutôt une Oligarchie, une Ploutocratie, une Aristocratie, une Synarchie qui rassemble la poignée qui défend les pleins pouvoirs du marché, du capitalisme dans sa formule libérale déchaînée – tout en se payant grassement au passage… ; que rappeler l’existence d’un Peuple réel, souffrant, souvent dans la peine, dans la douleur, dans les affres quotidiennes de l’esclavagisme moderne, toujours écarté, trahi, trompé, évincé, en face d’un peuple de papier auquel la Constitution , le Parlement, le Droit , la Loi vantent d’autant plus les mérites verbalement que concrètement on le saigne ; que revendiquer la Démocratie véritable comme occasion de prendre au mot l’étymologie et de demander effectivement le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, - ce qui nécessité l’invention de formules inédites de puissances populaires ; que l’histoire du Peuple et de la Démocratie se résume bien souvent à l’histoire des vaincus, des victimes, des dominés ; que les Partis politiques, les Institutions politiques, le personnel politique dissimulent souvent sous leur aspect policé, civilisé, une jungle dès plus brutale ; conclure tout cela, parce que trop démythologisant, fait réagir les prêtres et le clergé de cette religion des puissants d’une manière identique : dès qu’ ils entendent Peuple, ils répondent Populisme, dès qu’on leur parle Démocratie, ils rétorquent Démagogie…
S’aperçoivent-ils que si l’on reste fidèle aux définitions, au sens des mots, si l’on respecte le dictionnaire et les usages d’une langue française correcte, si l’on souhaite que chaque signifiant dispose d’un signifié exact, ce qui est, je le rappelle, la condition de possibilité de toute communication possible, ce qu’ils reprochent aux autres, c’est finalement l’insulte qu’ils ne parviennent pas à s’attribuer, tant leur inconscient opère ce déni, gère ce déplacement et fossilise cette cristallisation sur autrui pour sauver et ménager le petite subjectivité qui, sinon, se désintégrerait ?
Faites l’expérience : lorsque quelqu’un en traite un autre de démagogue ou de populiste, c’est rarement le fait d’un démocrate authentique ou de quelqu’un qui honore le Peuple ! Les amateurs de ces invectives sont bien souvent les acteurs de la neutralisation du Peuple – comme on parle habituellement de la neutralisation d’une bombe amorcée.
Cet oubli du Peuple génère un refoulement, ce retour du refoulé produit à son tour de réelles forces sombres qui, pour le coup, incarnent réellement la démagogie et le populisme. Mais comme on a beaucoup crié au loup, à tort et à travers, lorsque la bête est là, on se trouve démuni. Une étincelle suffit alors, car le cri du Peuple longtemps abruti, tout aussi longtemps négligé, méprisé, oublié, peut aussi devenir la pire des choses…