Introduction
En s’engageant avec le « bien public » et en se mobilisant collectivement, les individus tirent plusieurs objectifs qui passent par la notion de gain, matériel, social ou politique. Ainsi, il y a toujours un intérêt derrière l’action collective. Avec la privatisation du public, ces intérêts deviennent plus individuels que collectifs, où une personne ou un groupe défendent des intérêts segmentés, en éliminant les conflits et les pluralités. Selon Hirschman (1986), cependant, l’objectif d’une action publique n´est pas matériel dans la plupart des cas, mais une idée ou le désir pour le monde que s´attendait voir incorporée dans les lois, les actions gouvernementales ou des jugements. "En otras palabras, el resultado esperado de la accion pública es un producto de la imaginación de los ciudadanos que muy probablemente se encontrará muy alejado de la dura realidad que resultará de la acción pública" (p. 105). [En d’autres termes, le résultat attendu de l’action publique est un produit de l’imagination des citoyens qui sera très probablement loin de la dure réalité du résultat de l’action publique]
L’auteur complète également par le fait qu’en participant à des actions publiques, les individus attendent que le changement soit total (au lieu d’attentes plus modestes) et qu’il se produise plus vite que ce qui se passe en réalité. Pourquoi ? Parce que l’on croit, selon l’auteur, que le changement serait plus simple à mettre en œuvre en supposant que le point de vue serait commun et plus facilement accepté, ou parce que, avec une capacité limitée à imaginer, on pense qu’il y aurait des changements importants et inapplicables qui prendraient plus de temps pour se matérialiser (Hirschman, 1986).
Ce que nous avons dans ce scénario est le développement d’un sentiment de frustration, en comprenant cela comme un état émotionnel négatif résultant de la "non-satisfaction de quelque chose ou d´un besoin qui est important pour l’individu, même si ce quelque chose est un objet réel ou fictif" (Moura, 2008, p. 6). D’un point de vue politique, ce sentiment pourrait conduire les individus à se comporter différemment. Hirschman (1986) soutient qu’il y a le développement d’un cycle privé-public-privé, dans lequel, si les individus qui dirigent un intérêt privé pour le développement d’une action collective devenaient frustrés, ils reprendraient les actions privées pour compenser la frustration. Sennett (1978) parle de la destruction de la res publica avec le développement d’une croyance selon laquelle les significations sociales sont générées par les sentiments individuels des sujets. Cohen et ses collaborateurs (2004) référencent les auteurs classiques qui soulignent que, devant des situations de détresse psychologique, les gens ont tendance à se laisser emporter par l’attrait des dirigeants politiques charismatiques. Ce point de vue est partagé par Dorna (2003, 2007), qui stipule que la société occidentale contemporaine connaît une période d’oscillation paradoxale entre la croissance de la démocratie et la personnalisation du pouvoir. La question, dit-il, c´est qu’aucun de ces phénomènes ne date d’aujourd’hui et qu´ils sont comme des cicatrices idéologiques de l’histoire. Alors, Dorna questionne : si la politique était présentée comme un grand théâtre où les comédies et les tragédies s’alternent, et où le protagoniste essaie de ne pas répéter les discours déjà faits, sans les réaliser complètement ?
L’auteur est catégorique et analyse que la génération actuelle de dirigeants semble impuissante devant une logique irrationnelle et un désir oligarchique de concentrer de plus en plus la puissance et la richesse, en isolant les citoyens des affaires publiques. “Las decisiones públicas se revelan cada vez más distantes de la realidad, y la injusticia hace parte esencial del dispositivo. En consecuencia, el universo político se congela, las elites se vuelven ciegas y la cultura de la modernidad se encuentra al borde del abismo” (Dorna, 2003, p. 14). [Les décisions publiques se révèlent chaque fois plus éloignées de la réalité, et l’injustice devient une partie essentielle du dispositif. Par conséquent, l’univers politique est gelé, les élites deviennent aveugles et la culture de la modernité est au bord du gouffre]
En outre, conclut l’auteur, le désenchantement avec la politique, avec la démocratie et avec les valeurs républicaines conduit à une formalisation des processus politiques, qui deviennent une obligation gênante. La pire conséquence est que les gouvernés acceptent d´une manière passive et sceptique leurs dirigeants. “El hombre pos-moderno de las sociedades democráticas occidentales se adapta, sin darse cuenta de las implicaciones a largo plazo de la pérdida progresiva de autonomía ni de la incidencia de este proceso sobre su comportamiento y su propia psicología. En efecto, el marco de referencia racional se debilita y se transforma” (Dorna, 2003, p. 70). L’ homme post-moderne des sociétés démocratiques occidentales s’adapte, ne réalisant pas les implications à long terme de la perte progressive de l’autonomie et de l’impact de ce processus sur son comportement et sa propre psychologie. En effet, le cadre de référence rationnel s’affaiblit et se transforme.]
Dans ce contexte, cet article vise à examiner la notion de crise politique à partir d’un biais psycho-politique. Nous commençons par une brève revue de la littérature sur la notion de crise, en particulier pour les domaines de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie. Ensuite, nous présentons un cadre pour l’étude de la crise et, enfin, nous discutons de l’impact de ce schéma dans la politique contemporaine et dans le comportement des citoyens.
Panorama sur la notion de crise
En raison de ses nombreuses utilisations, la notion de crise a une perspective ambivalente et imprécise (Morin & Béjin, 1976). Dans les temps anciens, le terme krisis avait deux significations dans la langue religieuse grecque : l’interprétation et le choix. Dans la même société, il a exprimé, dans le vocabulaire juridique, l’idée de jugement. Quant à la médecine hippocratique, la crise notait un changement soudain dans l’état du patient. Au XVIIe siècle, et surtout à partir du XVIIIe siècle, le concept médical de crise commence à être utilisé pour les analyses sur la société, en contribuant au développement d’une inexactitude dans l’utilisation du terme. Au XIXe siècle, au-delà de la perspective économiste, la notion de crise commence à être utilisée pour l’analyse ambitieuse de grands changements culturels (« crise des valeurs », « crise de civilisation », « crise spirituelle ») et également pour désigner le sentiment de grands changements politiques et économiques ayant lieu au cours de cette période historique, en révélant une contamination des concepts mécanistes de la politique et de la société par des concepts organicistes (Morin & Béjin, 1976 ; Papadakos, 1999 ; Starn, 1976).
Parmi les contemporains, la notion de crise est présente chez Marx et Freud. Pour le premier, cette notion a un profil économique et est née de l’antagonisme de classe. L’aliénation de l’individu le conduit à un état de crise, car il devient étranger à lui-même dans le processus de production. Pour sortir de cette crise, il faut un retour à une totalité, ce qui veut dire, s´approprier la totalité du processus de production pour retrouver sa propre signification et assurer sa propre existence (Barus-Michel, Giust-Desprairies & Ridel, 1996 ; Barus-Michel, 2009 ; Starn, 1976). Quant à Freud, selon lui, la crise arrive lorsque le « Je », affaibli, ne peut pas transformer et interpréter la dynamique des pulsions. Selon Barus-Michel, Giust-Despraires et Ridel (1996), cette perspective se réfère à ce que Lacan traitait comme la confusion entre l’imaginaire et le réel, à la suite de la perte de références identitaires habituellement fournies par la symbolique.
Edgar Morin, à partir des mouvements de mai 1968, a cherché à dessiner une théorie de la crise, ce qu’il a appelé "crisologie" et qui aurait tenté de comprendre le processus de la crise (qui est comme il est, car comment analyser des moments de crise dans le temps et en des lieux différents), éliminant la polysémie ambivalente que le terme a pris (Morin & Bejin, 1976). La perspective est basée sur la théorie des systèmes, la cybernétique, la thermodynamique et la théorie des catastrophes, en plus d´intégrer la société comme un champ d’action prioritaire (Kaës, 2004 ; Morin, 1976). Pour Morin, la notion de crise nécessite trois principes : systématique, cybernétique, néguentropique.
Le concept de système est directement lié à celui d’antagonisme. Pour l’auteur, la relation entre les éléments d’un système permet non seulement l’attraction et la connexion entre eux, ainsi que l’existence de forces de répulsion et de dissociation. Il souligne que ces derniers ont les forces nécessaires pour maintenir la différence. En conséquence, chaque relation nécessite un principe de complémentarité et d’antagonisme. Chaque système produit, et a un antagonisme. C’est à partir des complémentarités multiples que le système génère restrictions et dominations entre les parties, qui à leur tour créent des antagonismes. L’analyse de la notion de crise chez Morin, Kaës (2004) souligne : « complémentarités et antagonismes sont instables dans les systèmes vivants, et un procès de désorganisation ou de désintégration est à la fois complémentaire, concurrentiel et antagoniste au procès de réorganisation permanente de la vie » (p. 19).
Le principe cybernétique attribue aux « feedbacks » régulateurs le maintien de la stabilité et de la cohérence d’un système. Si la réaction est négative, déclenchée par la variation d’un élément, il a tendance à chercher à annuler cette variation afin de rétablir la stabilité et l’intégrité du système. La rétroaction positive est comprise comme une déviation qui augmente à mesure qu’elle nourrit son propre développement (Morin, 1976). « Si rien ne vient l’inhiber ou l’annuler, la rétroaction se développe en chaîne dans tout le système en ruée désintégrative (runways). Pour la machine, la rétroaction positive est principe d’anti-organisation ; pour l’être vivant, de désorganisation permanente » (Kaës, 2004, p. 19).
Le principe néguentropique conçoit que, plus instable et mobile est la relation antagonisme-complémentarité (résultant d’une richesse dans le développement de la complexité d´un être vivant), plus il en résulte des phénomènes de crise. Qui sont, à leur tour, sources de désorganisation, en raison de la transformation des différences en oppositions et des complémentarités en antagonismes, et sont à nouveau sources de réorganisation évolutives (Kaës, 2004 ; Morin, 1976).
Enfin, Morin définit la crise comme un ensemble de relations, parfois complémentaires, concurrentes et antagonistes, de ces processus et phénomènes. Ce qui la définit est son caractère incertain et ambigu. « Elle est à la fois un révélateur et un effecteur. Elle révèle le latent et le virtuel : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités, les capacités de survie ou de transformation ; elle met en marche tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution » (Kaës, 2004, p. 23).
En sociologie, la notion de dysfonctionnement est souvent considérée comme proche de cela, de la crise, mais il est possible de percevoir des différences, même s´il y a des dysfonctionnements et des conflits dans les situations de crise. En considérant le dysfonctionnement comme une différence répétitive entre la règle formelle et la réalité d’un certain comportement, Barus-Michel, Giust-Despraires et Ridel (1996) placent la crise comme le symptôme d’un système de jeux informels qui se reproduisent mais qui ne modifient pas les règles, les acteurs ou les obligations (contraintes) construisant le scénario (contexte). Ces jeux informels seraient les relations de pouvoir où sont imposées des identités stratégiquement pensées par les acteurs sur scène. Cependant, dans une crise, il existe une oscillation d’identité et c’est cette division entre différentes rationalités qui s´avance sur la scène. Cette division correspond à l’incapacité d’affronter stratégiquement une altérité.
D’un point de vue psychologique, une crise correspond à un échec objectif, mais subjectivement connu, des régulations d’un système personnel. Cela correspond à une rupture, émotionnellement ressentie, d´un système considéré en équilibre et fournisseur d’un sens d’unité et d’identité (Barus-Michel, Giust-Despraires & Ridel, 1996 ; Guillaumin, 2004). Étant donné que chaque personne est à la fois une organisation (un système) de fonctions intrapsychiques, une personne en particulier par rapport aux autres, ainsi qu’un des éléments composants des microsystèmes, binaires ou mêmes pluriels, eux-mêmes en interaction avec d’autres, au sein d’un système d’unités collectives plus complexe, cette défaillance causée par la crise peut être réalisée : i) soit au niveau d´une relation entre deux ou plusieurs personnes ; ii) soit au niveau « profond » (intra-personnelle ou inférieure) ; iii) soit au niveau trans-personnelle (ou supérieure), entre deux ou plusieurs couples ou groupes de personnes (Guillaumin, 2004).
Pour déclencher un événement dans lequel la peur de la rupture s´installe, les conflits sont exacerbés, la négativité est dominante, ainsi que l’installation d’une peur et d’un sentiment de persécution. « La crise est pendant quelque temps comme une navigation à l´aveugle où les acteurs perdent leurs liens et repères » (Barus-Michel, Giust-Despraires & Ridel, 1996, p. 43). Le « nous » peut s´affaiblir et il est possible de réaliser une accentuation de l’individualisme. Les représentations sont également négatives. En ce sens, la crise est considérée comme un événement catastrophique, mais il en existe un autre aspect qui en fait une génératrice de changement. Même si elle est perçue comme un couronnement d’angoisse, elle s´accompagne également de la volonté de la surmonter, ce qui peut conduire au changement de l’ancien niveau (Ansart-Dourlen, 2009 ; Barus-Michel, Giust-Despraires & Ridel, 1996).
Ainsi, il est possible de souligner quelques caractéristiques d´une crise d’un point de vue psychologique : dimension subjective ; rupture des dynamiques et des unités dans lequel les acteurs se reconnaissent ; affrontement de forces antagonistes sans médiation ; sidération imaginaire ; difficulté à prendre des décisions ; propagation (la crise a la capacité de contaminer les parties jusqu’à l’ensemble) (Barus-Michel, Giust-Despraires & Ridel, 1996).
Barus-Michel (2009) décrit cinq phases dans le développement d’un état de crise :
i) l’état d’équilibre qui semble normal (les conflits sont réglés par voie de négociation et de compromis) ;
ii) l’état de malaise et d’anxiété latents, mais le pourquoi est incertain, il est alors, normalement, fait un travail de confinement de cette réalité contradictoire à partir d´imaginaires (idéologiques, religieux, modèles) qui conduisent à une réduction de la dynamique conflictuelle ;
iii) événement(s) qui rompt (ent) avec cette réalité réprimée, exposant une contradiction avec l’imaginaire et le mode de fonctionnement des choses en fonction de l´imaginaire ;
iv) le défaut de symbolisation qui conduit à une perte de sens (ne savent plus expliquer ou comprendre), au développement d´un sentiment de catastrophe, de ne plus réussir à envisager l’avenir, le domaine des émotions (anxiété, panique), au développement de réactions désordonnées, effets de la généralisation et de la contamination ;
v) à ce niveau, ou la crise arrive à des symptômes de rupture de liens, ou sont prises des mesures pour rétablir l’ordre et l’équilibre (ce serait à ce niveau que, d’un point de vue sociétal, on pourrait dire que les individus en crise attendent les hommes providentiels, forts, qui assurent la sécurité et disent ce qu’il faut faire) (Barus-Michel, 2009).
Et les conséquences de cette crise, selon l’auteur, seraient multi-scalaires. Chez les individus, elle pourrait déclencher une accentuation de l’égoïsme, de la dépression, de la désorientation, un affaiblissement de l’identité, un regain d’agressivité et de l´incapacité d´idéalisation. Dans les relations, il y aurait une rupture des liens, un manque de solidarité, une confusion des rôles, des réactions paranoïaques d´attaque-défense, un esprit de vengeance. Dans les unités sociales (groupes et organisations), les conséquences pourraient être une rupture des investissements pour le maintien de la cohésion, une insécurité, un manque de projets, une perte de l’investissement, un comportement violent, provocateur ou suicidaire. Dans la société, la crise pourrait déclencher un processus de dégradation des représentations unitaires, une aggravation des dispersions, de la délinquance, des incivilités, de l’individualisme, du refus de l’autorité, de l’insécurité, de la xénophobie. Enfin, dans la civilisation, les conséquences seraient l´accentuation des contrastes entre fondamentalismes, coutumes, morales, désespoir, abandon aux dépendances, aux excès, au manque de perspectives pour l’avenir (Barus-Michel, 2009).
La perspective proposée par Barus-Michel (2009) sur les étapes et les conséquences de la crise dialogue directement avec le schéma que nous proposons pour l ´étude de la crise politique. Les deux traitent de la crise dans une perspective multi-échelle, une relation entre l’individu et la société, à la suite d’événements déjà produits et générateurs de futurs épisodes.
Toute crise se caractérise par un phénomène nodal : la perte de cohésion sociale
Répercussions ultimes d’une crise devenue globale
Devant la situation de crise actuelle à l’échelle mondiale, deux attitudes sont visibles : se résigner ou se révolter. Les deux mènent au nihilisme politique. On se rappelle que Spinoza appelait à comprendre autant qu’à expliquer.
Peu à peu, au fil de la crise, des scandales, des frustrations, des peurs, du délitement du lien social, les pièces du puzzle se mettent en place. Le scénario est connu, il a fait le malheur du XXe siècle. Il est en passe de recommencer. Certaines et certains vont percevoir dans ce titre une provocation. Hélas, ils/elles ont tort. Nous rappelons que c’est la faillite du « régime démocratique » qui conduit aux dictatures, voire au fascisme. Nous avons aujourd’hui le recul de l’Histoire, et celle du XXe siècle nous en apprend beaucoup sur ce qui conduit à un tel drame.
La crise que nous traversons révèle l’incapacité et/ou la volonté de la classe politique de trouver une issue qui soit conforme à l’intérêt général. L’État - les États – se révèle(nt) être ce qu’il(s) a (ont) toujours été, le(s) défenseur(s) des possédants. La crise financière en a été un révélateur exemplaire. Les choix faits - ou non faits - en matière de politiques économiques – le choix de l’austérité – montrent à l’évidence tout le mépris qu’inspire aux dirigeants l’intérêt des peuples. Le système politique actuel, contrairement aux apparences « démocratiques », n’offre véritablement aucune issue – ça a été son point fort, c’est aujourd’hui son point faible... Au fil des élections, des bourrages de crânes électoraux, des promesses, des manœuvres dilatoires d’appareils politiques, de fausses polémiques, d’affaires plus ou moins sordides, on reproduit une situation qui ne cesse de se dégrader de plus en plus. L’illusion du changement toujours annoncé, cède aujourd’hui la place à une désillusion qu’illustrent, dans le meilleur des cas, l’abstention, dans le pire, le vote néofasciste, car on le sait, en l’absence d’une alternative crédible, viable face à la décadence du système en place, le pire est à craindre.
Certes, on assiste localement, de façon sporadique, à des initiatives alternatives qui tentent, souvent avec succès, de créer le lien social que ne peut plus produire le système dominant ; mais l’ensemble de ces projets ne constitue pas une alternative politique globale. C’est le système politique en place qui a encore la main en ce domaine, et tout est fait pour aboutir à une impasse. Cette logique d’obstruction, et l’Histoire l’a montré, peut produire le pire : l’arrivée au pouvoir de forces politiques qui, sans apporter la moindre solution à la crise, instaurent un Etat fort, capable de figer toute velléité de changement et de porter atteinte aux libertés chèrement acquises.
Certains indices sont criants. Ainsi, dans la dernière édition du bilan économique et social de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), on trouve plusieurs données chiffrées permettant de dresser un état des lieux de la situation sociale du pays après quelques années de crise. La crise globale met en évidence le fonctionnement d’une pseudo- démocratie, dans laquelle la présence du phénomène oligarchique se propage comme les métastases d’un cancer idéologique.
Voici quelques extraits significatifs :
● Plus de 2 millions de personnes bénéficient (encore) d’allocations des minima sociaux d’insertion. La crise a aggravé le phénomène de persistance dans le chômage. Le chômage a augmenté de 43 % entre 2008 et 2013, et le nombre de chômeurs de longue durée s’est accru de 56 % et concerne 1,1 million de personnes. C’est un phénomène qui se retrouve dans toute l’Europe, à l’exception de l’Allemagne. La crise a frappé plus durement les catégories les plus exposées : les personnes peu diplômées, les ouvriers, les employés, les jeunes, les parents isolés et les immigrés. Résultat, le nombre de bénéficiaires des aides de l’État (RSA) ont augmenté pour atteindre 1,7 million d’allocataires fin 2012 (+26 % par rapport à fin 2008), de même que le nombre de bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) qui grimpe de 27 %, c’est à dire 0,4 million de bénéficiaires.
● Devant la crise, la réponse classique des politiques de gauche ou de droite est de décréter une hausse d’impôts avec une croyance magique en la croissance et la sagesse du marché. Ainsi le revenu salarial progresse lentement (+0,2 % par an en 2007-2012, contre + 0,6 % sur 2002-2007). Les écarts de salaires entre hommes et femmes se resserrent, bien que le salaire moyen des femmes reste inférieur de 26 % à celui des hommes. Les ménages les plus aisés ont été touchés par la création d’une tranche supplémentaire d’imposition à 45 %, la réduction de l’avantage du quotient familial et la réduction de l’abattement pour les frais professionnels. L’impôt sur le revenu des 10 % les plus aisés a ainsi augmenté de 800 euros en moyenne.
● En 2012, dans les grandes agglomérations, on compte 81 000 adultes et 31 000 enfants sans domicile. Parmi eux, 45 000 adultes (55 %) sont nés à l’étranger : 60 % sont originaires d’Afrique .Une personne sans domicile sur dix est « sans-abri » et dort dans la rue, les autres sont accueillis dans les différents hébergements mis à disposition par des associations ou des organismes d’aide.
● La famille traditionnelle reste prédominante. En matière de situations familiales, les grandes tendances sont les mêmes dans le secteur privé et dans la fonction publique : 43 % des salariés du privé vivent avec au moins un enfant de moins de 18 ans, contre 45 % dans la fonction publique. 21 % des salariés du privé sont à la tête d’une famille nombreuse, contre 23 % dans la fonction publique. Et 80 % vivent en famille « traditionnelle » (ni monoparentale, ni recomposée), contre 78 % dans la fonction publique. Mais, la stabilité de l’emploi joue sur la situation familiale : les salariés en contrat court vivent moins fréquemment avec des enfants de moins de 18 ans.
● Les enseignants ont des rémunérations plus faibles que les cadres de la fonction publique. A la rentrée 2013, on comptait 380 000 enseignants dans les collèges et lycées publics pour 4,6 millions d’élèves. Les enseignants débutants sont le plus souvent affectés en région parisienne, sur des postes de remplaçants ou en zone prioritaire. En comptant les heures de cours et le temps de travail hors classe, les enseignants du second degré public déclarent travailler en moyenne plus de 40 heures par semaine et 20 jours pendant les vacances scolaires. En 2011, ils touchaient, en moyenne, 2.740 € nets par mois, primes et heures supplémentaires comprises. Agrégés et certifiés ont ainsi des rémunérations nettes plus faibles que les cadres de catégorie A non enseignants de la fonction publique d’État, dont le salaire moyen est de 3.300 € nets mensuels en équivalent temps plein. De fait, ces derniers perçoivent un tiers de leur rémunération sous forme de primes.
● Le discrédit, enfin, envers toute la classe politique atteint des records. Le président de la République (Hollande) compte seulement 14 % d’opinions favorables. Et une proportion importante de la classe moyenne, les jeunes, les ouvriers, penchent pour le vote Front national (parti d’extrême-droite semi-fasciste) ou l’abstention à la prochaine élection présidentielle.
Afin d’illustrer quelques éléments psychosociologiques de la crise sociétale, nous proposons le schéma suivant :
Le schéma ici proposé permet d’appréhender la dynamique et d’avoir une vision globale significative, car les éléments psychosociologiques montrent comment les institutions se délabrent et comment la classe politique perd toute sa crédibilité. L’organisation de la société réclame une issue capable de rompre avec le statu quo. En conséquence, il est nécessaire de formuler un discours capable de rompre avec le système technocratique et oligarchique et d’attirer une majorité de la population contre les pratiques machiavéliques de gouvernance. Seule l’émergence d’une rupture charismatique peut rétablir les éléments qui composent un nouvel équilibre social et proposer une alternative viable d’autorité et de leadership institutionnel. Ce sont de nouvelles conditions de communication politique collective qui s’imposent afin de recréer les liens affectifs d’appartenance et de satisfaction collective de vivre ensemble et d’augmenter l’esprit de corps de la société. C’est la fabrication d’un discours mobilisateur et dynamique. C’est là que résident le rôle et la force d’un leadership charismatique. Unique possibilité de sortir du marasme généralisé et de générer une force agglutinante. Pour ce faire, le discours doit puiser dans les racines de l’histoire et la tradition des institutions historiques et des croyances collectives qui ont forgé un destin national.
Bien entendu, le schéma est un constat proposé en termes d’éléments d’analyse et implique une refondation de l’organisation sociale, voire une vision alternative, voire encore une idéologie qui s’imposerait donc. Or ce type de réflexion échappe à notre étude.
En définitive, sans tomber dans la résignation, il faut réfléchir aux conséquences ultimes
La crise de la démocratie actuelle, même si on assiste localement, de façon sporadique, à des initiatives alternatives qui tentent, souvent avec succès, de créer le lien social qui ne peut plus produire un système dominant, ne génère pas une alternative politique globale. C’est le système politique en place qui a encore la main en ce domaine, et tout est fait pour aboutir à une impasse. Cette logique d’obstruction, et l’Histoire l’a montré, peut produire le pire : l’arrivée au pouvoir de forces politiques qui, sans apporter la moindre solution à la crise, instaurent un état fort capable de figer toute velléité de changement et de porter atteinte aux libertés chèrement acquises.
Nous en sommes aujourd’hui à ce stade ultime où se joue une partie risquée : assurer un changement sans plus faire confiance au système politique en place complètement sclérosé ou risquer l’aventure de l’État fort dont on ne sait que trop ce qui peut en sortir. Un spectre nous menace : les avatars de la dérive néo-fasciste.
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