N°26 / numéro 26 - Janvier 2015

Le transfert, la foi, la croyance

Alain Deniau

Résumé

Mots-clés

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Les points de départ de la réflexion du groupe1 sont venus à la relecture de l'Unheimlich, l'inquiétant, l'inquiétante étrangeté, et de questions sur l'origine de la croyance. Faute de mots pour le désigner, l'étrange, l’inquiétant ne peut que susciter de l'angoisse. Si l’inquiétant se répète jour après jour, nuit après nuit, il appelle la venue d'un signifiant auquel le sujet se réfèrera pour donner un sens à son existence en présence du retour de cet inquiétant. L'affirmation de l'existence de la Chose inquiétante se construit d'autant plus fortement que l’humain est confronté à une matière impossible à toucher. Seul le regard l’impose. Le réel de la voûte étoilée s'impose à l’homme comme existant dans une symétrie à l'humain et à ce qu’il touche.

Les Chinois, les Égyptiens, les Mayas, pour organiser leur vie, ont ordonné un discours, celui de l'astrologie, projection de l'existence de l'homme dans les formes des constellations. Le discours de l'astrologie construit une maîtrise et une délimitation du réel. Je le prendrai comme exemple d'une croyance qui affirme entre l'humain et les animaux une continuité de type animiste2 projetée sur la voûte céleste à l'opposé de l'homme-volt3de la psychologie expérimentale, coupé du monde comme le rat dans sa cage.

Dans cette opération mentale, entre un humain et l'impossible à atteindre d'un réel, ici le céleste, le signifiant de l'existence est supporté par la construction d’un monde anthropomorphe.4 A partir de ce point construit, la suite des signifiants devient possible. C'est le passage de la symbolisation de l’inexistant à l’existant, de 0 à 1, de S1 à S2. Dans cette évidence d'une concordance, née de la projection initiale et originaire, un sens s'impose. Il concorde avec le mouvement du monde.

La trouvaille du sens fait disparaître l'angoisse en la masquant. L’inquiétant est déplacé sur l’évidence. « Le propre du sens c’est d’être toujours confusionnel, c’est à dire de croire faire le pont entre un discours, en tant que s’y précipite un lien social, avec ce qui d’un autre ordre, provient d’un autre discours. »5 dit Lacan. Il faut souligner ici la venue sous la plume de Lacan du mot croire.

Sur le plan collectif, la trouvaille d'un sens a permis historiquement de structurer les sociétés traditionnelles par un mythe fondateur et par une religion. Mais aujourd'hui, l'astrologie est une sorte de religion individuelle dont les croyances illusoirement partagées font office d'idéologie. Elle est une idéologie au sens que Lacan utilise quand il dit : « cette sorte de structure que je désigne du terme de discours, c’est à dire ce par quoi, par l’effet pur et simple du langage, se précipite un lien social. […]C’est même ce que l’on appelle couramment idéologie. »6

Quand l'individu se détache du discours de cette idéologie croyante pour se laisser porter par la permanence du ciel qu'il n'habite pas, pour le comprendre dans sa distance à soi, il lui substitue la mathématique de l'astronomie et la logique de la théologie. La capacité de compter, de dénombrer vient de la distance confiante qui s'organise en certitude collective quand des hommes parviennent à penser que ces parties du ciel étoilé, ne peuvent agir sur les vies individuelles. Ces fragments épars, Lacan les nomme les Uns : "Ces Uns, nous pouvons les voir dans les corps célestes […] Ils apparaissent comme s'inscrivant au ciel comme des éléments d'autant plus aisément marquables7 de l'Un qu'ils sont punctiformes, et il est certain qu'ils ont beaucoup fait pour qu'on mette l'accent sur le point comme forme de passage. "8

Lacan note que ces corps célestes sont nommés comme une écriture, avec "le point comme forme de passage". Cette écriture9 sur un réel dénombrable et indénombrable simultanément ouvre ainsi vers la mathématique des nombres et des ensembles, vers la science astronomique, vers le stable et le descriptible. L'astronomie parce qu'elle est écartée du corps de l'homme par la rigueur de la méthode d’observation est ainsi la première science constituée.

La confiance dans la stabilité de l'autre et du monde fait advenir la foi. L'astrologie était la recherche de cette stabilité par la lecture du ciel. Elle était alors une foi vitale. Depuis que la science a pris sa place, elle est devenue une croyance fragile et illusoire, qui s'est établie dans l'intervalle que désigne Lacan quand il dit : "Une distance se pose entre l'existence au sens logique et l'existence naturelle". Croyance fragile car l'homme moderne qui connaît l'astronomie ne peut plus confier son destin aux astres, croyance crédule qui devient le masque d'une angoisse de l'origine. Cette angoisse persiste comme symptôme dans la surexcitation, sensible chez ceux qui s’entretiennent d’astrologie.10

Le temps de la foi en l’autre

Pour le nouveau-né, pour le nourrisson, sur fond du corps de la mère et de ses familiers quotidiens, un nouveau venu s'inscrit comme ces corps célestes : il peut être perçu, puis repéré dans sa permanence. S'il ne suscite pas d'hostilité, il devient pour ce temps de présence, et pour quelque temps ensuite, un prochain, un Nebenmensch11. Il s'établit entre eux un lien de perception sur fond de présence de la mère.

Parce qu’il a pu auparavant regarder sa mère malgré son absence, le nourrisson qui me regarde confiant sait qu’il ne lui viendra pas de souffrance de cet autre pourtant étranger et donc inconnu. Il est en train de se construire la conviction que ce Nebenmensch ne va pas le détruire mais au contraire va le conforter dans son en-soi, dans son Heim.

Ce temps est celui de la foi en l’autre. La foi est donc essentiellement une foi en l’Autre, et de là, dans les autres. Elle doit se constituer chez l’infans depuis une certitude apaisante entre la mère et son enfant.

Si cette foi apaisante ne s’établit pas, ou si ce temps est instable ou chaotique, une angoisse sans objet, miroir du vide, remplit les vacuoles d'inexistence de l'Autre. Dans cet espace vacant de l’inexistence de la foi primordiale en l’Autre/autre, une angoisse primaire produit toutes sortes de croyances défensives pour donner du sens à l'ab-sens. Les croyances viendront se substituer et se greffer sur l'espace vide où aurait dû se constituer la foi en l'autre. Elles en sont la trace12.

Peut-on différencier la croyance des croyances ?

Si la clinique, non pas la clinique d’observation de la psychiatrie, mais celle que nous fait entendre le transfert, montre que ce moment d’inexistence dans la formation d’un sujet soutient un réseau de croyances construisant des appuis de symbolisation, la croyance au singulier est-elle à mettre sur le même plan ?

Il faut différencier les croyances, substitut de l’ab-sens, qui s’apparentent à un délireindividuel ou collectif, de la croyance produite par le refoulement d’une idée insupportable pour le sujet, telle que celle de la mort. En conclusion de son Moïse, Freud écrit : » Nous avons plutôt appris au contraire que notre intellect se fourvoie très facilement sans aucun avertissement et qu’il n’est rien que nous ne croyions plus facilement que ce qui complaît à nos illusions de souhait, sans égard pour la vérité. »13 Comme le remarque Cornélius Heim, le traducteur de l’édition Gallimard, le mot Wahn14 qu’utilise Freud signifie à la fois illusion et délire.Les croyances sont multiples et se confortent mutuellement. La croyance, production d’un souhait collectif, serait une forme de lien avec les autres. Elle est une manifestation sociale partagée dans la foi « qui doit avoir subi le destin du refoulement ».

Comme pour nos ancêtres, du sens se précipite sur cette trace. Il stoppe, arrête l'errance anxieuse au prix d'une confusion, construction bénéfique, quoique illusoire, pour la stabilité du sujet. Reprenons ici la citation de Lacan : « Le propre du sens c’est d’être toujours confusionnel, c’est-à-dire de croire faire le pont entre un discours, en tant que s’y précipite un lien social, avec ce qui d’un autre ordre, provient d’un autre discours. »15 "Faire le pont" de croyance est tout l'enjeu de la construction d'un sujet sur le plan de "l'individu humain isolé" et sur le plan collectif, "si l'on appréhende l'humanité comme un tout".16

Quel est l'effet de l'inexistant ? Pour que la trace soit active et suscite une angoisse qui appelle la construction d'un pont de sens, il faut que le dogme soit insatisfaisant, qu'il ne soit plus une évidence commune. Le psychotique porte cette question. Il faut qu'il y ait une trace pour que l'ab-sens puisse avoir une expression autre que l'évidence du dogme et que s'élaborent sur un plan individuel des croyances sur le vide d'une foi qui n'est pas advenue.

Prenons un exemple clinique : cette patiente organise sa vie par une série de croyances qui jalonnent son temps. Son calendrier est celui des saints qui colorient, authentifient sa journée, de même sa vie doit se conformer à l’horoscope. Sur l’autre versant, elle est dans la défiance par rapport aux autres qui ne peuvent que lui vouloir du mal, ne pas être à la hauteur de ce qu’elle attend. Une partie de chaque séance est consacrée à la restauration de cette confiance si fragile que je ne vois pas qui échapperait à la méfiance généralisée. Je lui permets d’être une prothèse, un substitut à cette foi manquante en l’autre.

On peut percevoir qu’il n’y a pas de lieu en elle où elle serait en paix. Elle n’a pas ce Heim maternel et maternant. Elle n’a pas foi en elle. Dès sa naissance, sa mère avait été hospitalisée après un arrêt de traitement neuroleptique pendant sa grossesse. C’est la grand-mère maternelle qui a remplacé sa mère pendant ses deux premières années.

Faute de cette foi en l’autre proche, en l’Autre, les agencements des croyances s’organisent. C’est ce qui se reproduit dans le transfert : il ne peut que se figer ou s’éteindre parce qu’il n’est pas nécessaire au sujet qui lui a substitué un réseau de croyances. J’appellerai Unglauben, incroyance en l’autre, cette place d’inexistence au cœur de l’individu. Elle s’exprime par la pulsion de destruction et les constructions de croyances idéologiques jusqu’à haine.

Le Glauben est le support du transfert. L’attente croyante (glaubige Erwartung17) nécessite que soit déjà établi, le Glauben, la foi en l’autre,18par une Bejahung. Cette affirmation préalable établit la symbolisation.

Faute de cette séquence, c’est l’Unglaube, l’incroyance en l’autre, qui règne. Une allure de transfert peut s’établir au cours d’une analyse mais quelque chose manque, soit subtilement soit massivement. Ce manque produit une croyance à « l’analyse », ou à la personne de l’analyste sans se soumettre, sans croire, sans avoir la foi dans le processus de la psychanalyse, l’association libre. Cette dissociation entre le rituel et la règle fondamentale donne place à une croyance magique à l’analyse19.

La trace de l’Hilflosigkeit réactivée

La foi en l’autre sur laquelle s’établira le transfert ne doit pas être démentie par une Hilflosigkeit trèsprécoce menant à la « voie autocratique »20 du psychisme ou par l’inscription d’un état de détresse absolue ultérieure, telle que celle qu’ont éprouvée les déportés, en particulier les déportés juifs dans les camps d’extermination nazis. Rachel Rosenblum dans son excellent article Peut-on mourir de dire ?21montre, à partir des textes de Primo Levi, comment l’écriture du désastre inhumain ouvre le champ de la pulsion de mort. Elle s’interroge sur le suicide des écrivains qui ont survécu.

R. del Castillo qui a été incarcéré avec sa mère à l’âge de 9 ans dans les camps franquistes écrit : » Contrairement à ce que tant de gens imaginent, l’écriture ne console de rien. Plus je fore dans les mots, plus mon malheur se creuse. Chaque livre aggrave mon état. On finit par mourir, non de ce que l’on a vécu, mais de ce qu’on a écrit… ». Jorge Semprun qu’elle cite aussi confirme par le renoncement à l’écriture : « Il faut choisir entre le silence bruissant de la vie et l’exercice « meurtrier » de l’écriture … » et plus loin « Si j’avais poursuivi, c’est la mort qui m’aurait rendu muet… » (L’écriture ou la vie, p. 235 et sq.). Rachel Rosenblum, en suivant les pas de Primo Levi vers une expression poétique comme celle de Paul Celan ou de S.T. Coleridge, fait entendre l’action de la pulsion de mort quand le pas au delà de l’indicible est atteint. « Nous parlons à leur place par délégation … » écrit Primo Levi in Les naufragés et les rescapés.

La trace de l’Hilflosigkeit réactivée efface le désir de vie et laisse la place à la pulsion de mort « quand le danger intérieur de mort devient plus grand que le pouvoir d'en faire une forme de vie. »22 Un tel processus a poussé des survivants de l’extermination, tels que Primo Levi, Paul Celan ou Jean Améry, au suicide.

La voie autocratique comme substitut à l’inexistence de la foi en l’autre

Si la foi en l’Autre/autre n’est pas établie, un réseau de croyances « autocratiques » viendra s’y substituer. L'individu s’organisera à partir de la délimitation de l'espace psychique où l’autre est inexistant.23 Ces croyances sont autocratiques, comme l’écrit Freud. Elles se construisent dans l’infantile et dans la culture par le renvoi réciproque qui les authentifie de l’un à l’autre. Dans cette vacance de l’autre fiable et apporteur d’une foi, l’angoisse se construit une croyance.

L’attente peut être anxieuse ou croyante. L’attente croyante, condition d’une ouverture à l’Autre, est prémisse du transfert. Elle refoule l’angoisse. Mais aussi l’attente peut être aussi la prise de croyances sur tous les substituts de l’autre pour masquer son absence, productrice d’angoisse : les sectes, les engagements de foules et même la psychanalyse. L’expression attente croyante n’est donc pas suffisante. Freud s’interroge de nombreuses fois sur le lien entre la croyance et l’angoisse24.

Toutes les réactions thérapeutiques négatives au cours d'une psychanalyse se sont constituées quand la psychanalyse engagée n’a pas pu faire advenir la foi en l’autre, mais où elle n’a pu que satisfaire une attente anxieuse. Elle apparaît alors comme une idéologie rassurante, comme le recours à une idole25 ou à une mode sociale.

Un autre exemple : J’avais fait la connaissance de cette patiente, il y a plusieurs décennies, en CMP. Il y a quelques années, elle m’a écrit par l’intermédiaire de Che vuoi ? Je n’avais pratiquement aucune mémoire de cette personne et je suis resté perplexe devant cette lettre. J’y ai répondu et l’apparence d’un travail s’engage. Elle me dit d’emblée que les séances avec moi, il y a plus de 25 ans, ont infléchi sa vie : depuis elle a fait des études de psychologie, a eu deux enfants, en a élevé deux autres, a fait un travail, sans doute plutôt une psychothérapie, pendant de nombreuses années avec une psychiatre-psychanalyste. On pourrait penser à entendre cette accumulation de preuves d’un engagement psychanalytique que l’ouverture à l’inconscient la soutient dans sa relation à l’autre. Au cours des séances, il apparaît peu à peu que la psychanalyse est pour elle une idéologie à laquelle elle se soumet, que monde est fait d’un réseau de persécutions, qu’elle est dans l’attente d’une parole miraculeuse qu’elle a trop idéalisée26 de l’autre analyste, maintenant décédée, pour se laisser aller à entrer dans le processus associatif de la langue. L’idéalisation lui donne cette certitude d’être dans la justesse d’un travail analytique, alors que c'est cette idéalisation même qui met à distance, dans une résistance par un excès de transfert. Elle laisse entendre et fait venir une position mélancolique systématisée, c’est à dire paranoïaque. Cette place de la foi en l’autre/Autre n’est jamais venue. Elle s’est actualisée lors des premières années de son premier enfant sous la forme d’une pensée compulsive contre lui qui l’a amenée à reprendre avec cette psychanalyste le travail interrompu avec moi à cause de mon départ du CMP.

L’espace du narcissisme primaire

Le transfert comme reproduction de la foi en l’autre n’est qu’une modalité de son déploiement. Ce Glauben primordial construit, à vie, le sujet. Le couple Glauben /Unglauben me paraît délimiter l’espace du narcissisme primaire où se construit une affirmation primordiale, une Bejahung primordiale. L’indéfectible foi en l’autre, le très proche, le Nebenmensch, est acquise. Reste à définir sa réversibilité, les conditions de son maintien.

Les croyances, forgées au bord de l’Unglauben, suppléent à l'inexistence de la foi en l'autre jusqu’à produire son quasi effacement dans une prolifération de suppléances, qui bordent le néant, le lieu de l'inexistence. Il difficile de désigner ce lieu de l’inexistence sans le réifier. Il est une déduction logique puisque cela est chez la plupart, cela peut aussi ne pas être. Ce point d'inexistence joue dans le psychisme la fonction du zéro dans la suite naturelle des nombres. Il doit être recouvert, mais seulement recouvert, par les uns multiples, ce que Lacan nomme dans le Séminaire XIX...ou pire, les Uniens.

Le Glauben primordial peut-il désigner le point d’origine et la condition du déploiement du transfert ? Comment l’absence/ab-sens et plus exactement l’inexistence de ce point d’origine s’exprime-t-il dans la cure et donc dans le transfert ?

Lorsqu’il est issu de l’Unglauben, le transfert qui s’établit alors n’est pas différent des croyances substitutives plus ou moins réussies qui construisent la vie de ces personnes et leur permettent de la supporter. La croyance idéalisée au transfert psychanalytique en est une. Elle prend le masque d’une attente croyante, qui est attente d’un Heim, lieu apaisant que pourrait être l’adresse idéalisée à l’analyste. Mais cette attente croyante est alors figée, elle est le masque d’une incroyance dans l’acte analytique attendu de l’autre, ici de l’analyste. Le Unheimlich chargé d’angoisse prend le pas dans l’impossibilité de trouver le Heimlich produit par le transfert. L'Unglauben s'exprime surtout par la défiance dans le processus de la parole associative. Le discours produit est alors du semblant.

La réaction thérapeutique négative se comprend alors comme l’emprise de la pensée au bord cet espace Unglauben où se forgent les croyances. À la place de la Glauben primordiale, de la foi en l’autre/Autre, vient la haine comme expression de la pulsion de mort. Ce trou, impossible à nommer, porte sa marque d’inexistence dans le mot, le Un de Un-Glauben, le In de In-croyance, le de Dé-fiance, mal entouré par la construction de croyances qui peuvent aller jusqu’au délire, ce trou est la porte d’entrée de l’enfer, c’est-à-dire de l’impossibilité d’aimer et de reconnaître être aimé.

La défiance des autres

Cette construction théorique engage à différencier la foi religieuse dela croyance, même religieuse. La foi s'en différencie parce qu'elle est un processus d’appel à l’Autre alors que les croyances sont un substitut d’Autre, un processus psychotique. Si les rituels d’une religion sont bien, comme le dit Freud, une névrose obsessionnelle collective, ce qui fonde27 la démarche personnelle analytique est fondamentalement différent. Soutenu, porté par la foi en l'Autre, le sujet peut repérer les croyances dont il peut se passer. À l'inverse, celui qui a eu besoin de croyances pour exister, ne peut pas y renoncer.

Une croyance ne peut être annulée ou démentie par le sujet qui l'a construite ou se l'est appropriée en concordance avec sa nécessité pour tenter d'exister, sur le plan individuel ou social. Il ne peut la rendre vaine que par le recours à une autre croyance, devenue plus prégnante, qui s’y substitue. Les croyances, telles que les superstitions, les religions exotiques ou l'astrologie, laissent de marbre celui qui n’a pas besoin de ces constructions pour se sentir être. Elles heurtent sa raison, non pas par leur illogisme ou leur absurdité,28 mais par l’excessive force vitale qui leur est apportée. Croire dur comme fer dit le proverbe. Le réseau des croyances donne l’illusion d’une foi religieuse, alors qu’il ne s’agit pas d’une religion soutenue par une foi mais de superstitions, de croyances, portées par l’angoisse et l’attente anxieuse.

Au même titre que la psychose, ce réseau de croyances s’établit sur un vide non identifié mais pris dans la langue commune du sujet. L’inexistant dans la langue et l’histoire de l’individu, recouvert par la croyance, lui reste radicalement ignoré. A cause de cette inexistence, les religions et les superstitions persisteront.

La distance entre foi et croyance est suffisante pour porter le sujet. C’est ce qui s’entend derrière le dit affirmé, la parole énoncée depuis le divan : celui qui est animé par une foi en son Dieu rejoint l’athée qui croit en l’Autre, en ce qu'ils s’écartent tous deux du croyant superstitieux, pour qui le sens est déjà là, inscrit par avance et objet d'un savoir certain.

Dans la logique où nous conduit cette réflexion sur la Bejahung primordiale manifestée par la foi, la foi en l’Autre, il apparaît qu’il ne peut exister qu’une position celle d’être avec l’Autre. L’autre position est fondée sur l’inexistence, productrice de dogmes. Elle est un non-lieu d’inexistence que l’on nommera par facilité les enfers des croyances ou l’enfer de l’ab-sens d’amour. Cette position de l'inexistence est une déduction logique confortée par la clinique de la psychose.

Sous quelle forme se fait cette inscription ?

Quelle est la quantitéd’angoisse qu’un nourrisson peut supporter sans que s’effondre le processus de représentation et de symbolisation qui se met en place ? La détresse absolue non seulement peut engager la destruction psychique contemporaine de l'événement, ainsi que le remarquait D.Winnicott, mais elle peut laisser une trace qui, ultérieurement et tardivement, enclenche l'action de la pulsion de mort. La foi en l'autre serait-elle donc une position labile du sujet ? L'espoir dans le lien social et l’espérance dans le travail analytique de la cure se rejoignent pour soutenir la mutation de l’effet de la pulsion de mort en force extrême de vie.

Le travail de N. Zaltzman sur la pulsion anarchiste est à relier à celui de Freud dans Constructions dans l’analyse29 : la construction de la croyance s'établit sur un point aveugle, inacceptable où « le souvenir qu’une chose jadis effroyable s’est effectivement produite ». (daß etwas damals Schreckhaftes sich wirklich ereignet hat.) Le mot souvenir est ici à prendre au sens large : ce qui s’est inscrit dans la mémoire. Schreckhaft est l’effroi, l’effroyable, autre nom de la détresse absolue, l’Hilflosigkeit.

Il s'agit d'une trace comparable à celle qui borde l'Unglaube : elle entoure leRéel, en détache ce qui fait point et de là ce qui s'écrit. Ce qui s'en détache et prend consistance se différencie en foi, sans angoisse, quand le fond de réel de la mère est une certitude intangible. Comme le ciel peut l'être pour l'Homme. La foi qui en vient est l'affirmation Yad'l'Un. La foi génère une croyance en l'Un parce qu'elle détache un point du réel.

L'analyste et sa foi dans l'inconscient : croire l'inconscient

Ultime déplacement du croire à, puis au croire en, croire l'inconscient définit la position de l'analyste qui se soumet à l'objet direct qu'il produit, qui s'absorbe dans l'objet, produit de sa praxis et non pas produit par avance. L'acte de soumission du psychanalyste à l'objet produit, à l’objet a produit depuis l'inconscient, pourrait s'apparenter à l'absorption du mystique dans l'objet contemplé lui aussi irreprésentable. On peut qualifier cette foi de mystique, de mystique de l'acte par un renversement où s’exprime la disparition du sujet analyste dans l'objet, l'objet a. L'acte du psychanalyste est de ce fait introduit à la place du pas-tout dans la série de l'inexistant au Un, du 0 au 1.

La place du pastout est logiquement nécessaire quand il s'agit d'un acte du psychanalyste. C'est ce point vers lequel tend le psychanalyste à la différence du mystique qui, à partir de la déréalisation produite par la contemplation, vise à (re)trouver le Tout. Cela permet de comprendre la boutade de Lacan : "Je ne cherche pas, je trouve". La place du pastout dans la logique de la psychanalyse fait de trace de vérité. C'est à cause de cette logique d'une praxis que la psychanalyse n'est ni une philosophie, ni une religion.

La foi en l'Autre. L'Autre est-il un autre nom pour Dieu ?

Deux définitions du Grand Robert : » Théisme : Dieu unique personnel, distinct du monde mais exerçant une action sur lui." Et « Déisme : la raison peut acquérir la connaissance de l'existence de Dieu, sans pouvoir le déterminer plus étroitement. Ces deux définitions ne rendent pas compte du rapport entre l'Autre de l'inconscient et Dieu.

Souvent, dans mon adolescence, je me suis interrogé sur le sens de la devise de l’institution religieuse où j’étais interne Fides in Fidem : fidèle dans la Foi, croyant dans la Croyance, dans la Foi.

C’est seulement au cours du Haut Moyen-Âge que le doublet foi /croyance s’est formé. Le mot croyance qui a donné créance, crédence, crédulité porte la trace de ce rapport aux choses, au visible. La croyance devait être exprimée dans des gestes publics. Cinq cents ans plus tard, la foi était devenue un acte intime chez Réformés, puis chez les Jansénistes.

Cette distance peut être retrouvée dans la lecture de la religion par Freud et par Lacan. Dans le Judaïsme, la croyance ne peut être une foi puisqu’il n’est demandé aux Juifs que de se soumettre à la Loi et d’en respecter les exigences. Chez les Chrétiens, c’est la connaissance de l’Autre qui permet d’accéder aux autres, comme le montre Lacan dans sa leçon du 11 juin 1969 du Séminaire d’un Autre à l’autre.

La foi dans l'Autre ouvre à l'expérience de la soumission à la langue, à la lalangue, qui est la praxis même de la psychanalyse. Est-elle un mode d'expérience transcendantale de la langue ? On peut en voir l'exemple dans le mot Dieu. Ce mot existe et fait ainsi une place logique à Dieu qui est du seul fait qu'un mot le désigne mais qui n'a pas d'ex-istence. Il ne peut pas être dans une logique du pastout qui le ferait ex-ister. Il ne peut donc avoir d'existence personnelle. La logique néanmoins le fait être car Dieu est celui qui répond, qui correspond à l'affirmation du quantificateur existentiel : x non phi de x, soit un dire que non à la castration. L’au-moins-un qui dit non à la castration devient le support logique du Nom-du-Père, et du même coup de Dieu. La foi en l'Autre est ainsi le mode d'entrée dans la castration et dans la logique du sujet. Cette position spinozienne exclut celle de la croyance qui vise à bri-coller (abris collé) des substituts pour masquer et occulter la castration.

La chute de la foi en l'Autre et la désillusion de la croyance

La chute de la foi en l'Autre signifie que la Bejahung primordiale pourrait s'effondrer, que chacun serait sous le risque de la psychose. Sur un plan individuel, je ne le crois pas. Ce qui a été reconnu par une Bejahung primordiale ouvrant l'accès au Symbolique et donc à la castration est acquis. Il n'en est pas de même sur le plan de ce que Freud nomme les « grand-individus »30. Une psychose collective, telle que l'entraînement dans le mouvement d'une guerre, est toujours possible pour chacun. La perte des repères identificatoires et d’identité dans l’idéologie en acte se renforce d'une personne à l'autre dans le mouvement d'un collectif.

Si la mise en place d'une croyance est une reconstruction clinique d'après-coup qui s'appuie sur l'angoisse et le fantasme de l'origine, sa chute ou son expansion produisent des symptômes psychotiques. La croyance collective en Un autre, quand elle s'effondre, produit une adhésion passionnée à la croyance idéologique. La mort de Staline n'a été suivie que bien tardivement d'une critique des croyances idéologiques qu'il avait suscitées. L'autre pendant de cette adhésion à une croyance est la conversion. Elle est une croyance qui s'impose à la place d'une autre croyance par le déplacement ou l’inversion d’un signifiant. Sa place était-elle d’ab-sens ? Le psychanalyste est dans le même mouvement psychique : croire l'inconscient ou croire à la psychanalyse ?

Le transfert est porté par la foi en l'Autre/autre alors qu'il est neutralisé par la croyance. C'est la praxis du psychanalyste qui fait "dé-coller" à partir de la mise mouvement du transfert. Le dire de l’analyste énoncé depuis sa foi en l’Autre, depuis sa foi en l’inconscient différencie radicalement la foi en l'Autre des croyances qui aliènent, qui collent à une production sociale et idéologique.

Ce travail de décollement m’a été particulièrement difficile parce qu’il questionnait ma foi dans l’Autre en tant que Dieu, c’est à dire l’histoire personnelle de ma foi religieuse. Le premier moment de mon éloignement a été mon regard de grand adolescent sur la pratique religieuse de ma mère. Elle excusait par des arrangements personnels avec « le bon Dieu » son assiduité fluctuante. À l’inverse, la foi de mon père était secrète et mystique. Exigeante source d’une éthique rigoureuse, il se référait à un père spirituel présent en lui quoique décédé.

Cette crise de foi a interrompu ma pratique religieuse. Elle m’est devenue étrangère, au sens de l’Entfremdung décrite par Freud dans sa Lettre à Romain Rolland. Le désarroi de son absence a persisté longtemps. Au rituel de la messe, j’avais substitué une ou deux heures de méditation esthétique solitaire qui m’ont fait découvrir la statuaire baroque du Grand Siècle, avant de déplacer mon désir de savoir de très jeune adulte vers les études de médecine, puis vers la psychanalyse.

Dans l’après-coup, je remarque que ce plan de clivage entre la foi en l’Autre et les croyances me fait mieux entendre les impasses transférentielles avec certains patients, en particulier avec ceux qui se situent en référence à une théorie analytique sans pouvoir s’en décaler et avec ceux pour qui la psychanalyse est une croyance. Je suis payé en retour de l’effort pour élaborer ce texte par ce pas au-delà de mes limites, par ce pas dans le Réel.

1  Groupe de travail au Cercle freudien avec Michèle Mayer-Adrien et Dominique Bialéoko-Feterman, Claire Desmichelle, Zoé Logak et Jean-Claude Stéfani. Je leur dois cette incitation au travail.

2  Philippe Descola propose une théorie « ontologique » du rapport entre nature et culture qui peut décaler notre lecture de Totem et tabou. Il considère quatre modes d'identification possibles de l'homme avec son environnement.
L'animisme propose une intériorité analogue à la nôtre mais une physicalité différente. L’intériorité humaine se révèle dans les rêves. Il n'y a aucune idée d'évolution dans la mythologie animique : il y a un état de culture initial dans lequel humains et non humains ne sont pas distincts.
Le naturalisme, inverse de l’animisme : discontinuité des intériorités (discontinuités dans les intériorités entre l'homme qui seul a une âme, une intentionnalité et des capacités pour l'exprimer et tout ce qui lui est extérieur) mais continuité des physicalités qui correspond à notre propre cosmologie moderne (Darwin).
Le totémisme continuité des intériorités et des physicalités = il n'y a pas
Vraiment de différence entre un humain et son totem. Le totémisme n'est pas une relation de personne à personne ; c'est une grande abstraction dans laquelle des ensembles d'humains et de non-humains sont très étroitement mêlés puisqu'ils partagent les mêmes propriétés.
L'analogisme, son inverse. Nous l'avons été aussi jusqu'à la Renaissance environ. C'est un monde très diversifié avec une multiplicité de composantes qui se recomposent au gré des circonstances. Ce genre de monde devient vite très difficile à maîtriser pour ceux qui l'habitent. Ils sont obligés d'établir des correspondances entre une multiplicité d'éléments dissociés : l'analogisme est le mécanisme central utilisé pour relier ces éléments. (Exemple : le monde chinois et indien classique).

3  Jeu de mot de Lacan, par lequel il dénonce l'opposition leurrante, venue de la psychologie animale, entre l'Innenwelt et l'Umwelt qui isole le sujet de son environnement et de son monde cosmologique. Autres écrits, Éd.du Seuil, L'étourdit, p. 455

4  Danièle Levy fait remarquer dans sa communication au colloque du Cercle freudien d’octobre 2014, s’appuyant sur L’avenir d’une illusion, que Freud définit ainsi l’animisme : » paniqué par le chaos menaçant de la nature l’homme pour y trouver un ordre commence par y projeter sa propre psychologie ».

5  J.Lacan ...ou pire, p. 153

6  J.Lacan ...ou pire, p. 152

7  Marquable : Lacan indique ici que c'est un trait primaire, S1, et non pas re-marquable ce qui serait du côté de l'identification

8  J.Lacan ...ou pire, p. 140

9  Persiste la désignation anthropomorphique du ciel. L'écriture du Zodiaque (Zodiaque vient de zodion, figure d'animal) inscrit dans le ciel à partir d'un réel d'existence "naturelle " et d'une numération de base douze. Elle construit l'Umwelt (l'homme welt/l'homme volt) projeté et placé dans une "maison" (Heim).

10  Notation clinique communiquée par Danièle Lévy

11  Nebenmensch : ici le N. est un tiers imaginaire, placé par rapport à la souffrance. Dans l’Esquisse, c’est » le premier objet de satisfaction et le premier objet hostile ». On doit penser que les autres se construisent dans le semblable qui " apprend à reconnaître", erkennen.

12  Jacques Lacan Le Séminaire, livre XIX...ou pire, p. 52. La logique d’inexistence produit un dogme pour une religion, une certitude superstitieuse pour un sujet.

13  Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939 a, O.C. , XX, puf, Paris, 2O1O, p. 208

14  Notes des pages 176 et 235 de l’édition Gallimard de L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1986.

15  Jacques Lacan Le Séminaire, livre XIX...ou pire, p. 152

16  Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse, p. 72, OC XX

17  S. Freud De la psychothérapie O.C. tome VI p. 48. Glaubige, adjectif, est certes croyant mais aussi dans la foi, confiant. Freud utilise aussi le terme de conviction : Überzeugung, voir Alain Delrieu, S.Freud index thématique.

18  Le transfert fait entendre un savoir de l’inconscient qui permet de construire les deux logiques : la logique issue de la foi en l’autre/Autre et la logique de l’inexistence de l’Autre

19  Il faut noter la différence en français entre croire en et croire à : en implique une croyance spirituelle et morale et à indiqueune croyance intellectuelle (Alain Rey). Pour le dictionnaire Robert, croire en c’est avoir la foi et la confiance alors que croire à une chose c’est « la tenir pour réelle ».

20  S. Freud La perte de la réalité dans la névrose et psychose O.C. XVII p. 38-39 : « par une autre voie, davantage autocratique, par la création d’une nouvelle réalité ».

21  R. Rosenblum, Peut-on mourir de dire ? Revue française de Psychanalyse, Devoir de mémoire : entre passion et oubli, 2000, Tome LXIV, puf

22  N. Zaltzman, De la guérison psychanalytique, p. 125

23  J. Lacan, Le Séminaire XIX …ou pire p. 51-52

24  S. Freud, O.C.XVIII 125,219 & VIII 142-143 (angoisse d’attente) & IX 144 (attentes inquiétantes) & III 34-39, 65, 84,115 (attente anxieuse)

25  On peut remarquer que le verset « Moïse tardait » introduit la croyance dans veau d’or dans la perte de la foi. (Exode 32,1)

26  L’idéalisation lui donne cette certitude d’être dans la justesse d’un travail analytique, alors que c'est cette idéalisation même qui met à distance, dans une résistance par un excès de transfert. Elle laisse entendre et fait venir une position mélancolique systématisée, c’est à dire paranoïaque.

27  Avec l'ambigüité de l'homophonie entre fonder et fondre, en particulier au subjonctif présent.

28  L’illogisme ou l’absurdité sont le point de départ des découvertes ou des inventions scientifiques qui leur donnent une cohérence.

29  Freud choisit le terme de Konstruktion qui renvoie à la construction d'un objet mathématique et à la construction verbale, et non pas un dérivé de Bau, qui qualifie tous les édifices.

30  Sigmund Freud, Considérations actuellessur la guerre et sur la paix, O.C.XIII, 1915b, puf, p. 131, 132, 138, 141.

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