N°42 / Langues et politique en Afrique - Janvier 2023

Langue et politique, enracinement et acquisition

Alain Deniau

Résumé

La langue tient son enracinement en chaque personne par son acquisition infantile et donc par la transmission faite par la ou les personnes qui lui ont permis de vivre ses premières années pour passer de l'infans sans parole au petit humain.

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Langue et politique, enracinement et acquisition

 

Alain Deniau

(...) la perte de la langue en laquelle on a vécu et pensé, et qu'on ne pourra jamais remplacer par une autre, quelques efforts affectifs que l'on fasse.

Freud au psychanalyste suisse Raymond de Saussure

 

On dit que des Ukrainiens russophones exclusifs, en présence de l’élan collectif d’opposition à l’expansion russe et à la guerre, ont le désir de s’exprimer en ukrainien malgré leur maladresse, voire leur incompétence, à parler cette langue.

Cette réaction nous montre que la langue est un support actif et politique d’identité mais aussi qu’elle exige un minimum d’amour et de liberté envers les autres locuteurs pour qu’elle devienne un appui identitaire par la langue commune. La masse, ici le peuple, qu’étudie Freud dans son livre Psychologie des masses et analyse du moi, trouve sa cohésion dans l’amour et l’identification entre les individus de celle-ci. Ces Ukrainiens russophones sont partagés entre un sentiment national qui devient vital et une langue devenue celle de l’ennemi. L’acte politique de refus d’une langue « maternelle » dévoile l’illusion d’une double identification qui n’est plus unie par une aspiration ou une histoire commune. Choisir de parler une langue est alors un acte politique. A l’insu de chacun de nous, l’acte politique commence dès que nous parlons une langue quand l’Umwelt lui est hostile. Ainsi contre l’alsacien et contre les restes d’allemand persistant après l’occupation nazie, on pouvait voir sur les murs des villes d’Alsace le slogan « C’est chic de parler français ».

Comment la langue porte-t-elle cette charge qui suscite des actes de répression, voire des interdictions ? C’est dans l’identification infantile que se construit le réseau qui porte la langue avec les autres qui sont les familiers de l’enfant. Aller contre cette langue enracinée, c’est s’opposer à la pulsion orale. C’est obliger l’enfant à « garder sa langue », à se mettre à distance de ceux à qui il doit s’identifier pour se développer. Garder sa langue dans l’interdit de se laisser penser par elle, c’est cumuler en soi une violence. L’issue insurrectionnelle et révolutionnaire en est le pire avatar. L’histoire montre qu’elle est précédée par l’élaboration des contes populaires et par la musique intime des poèmes pendant de très nombreuses années. L’histoire de chacune des nations européennes, a minima, en témoigne.

La langue est un lien essentiel, car si dans un premier temps l’enfant la reçoit, l’humain est poussé à la restituer à d’autres à qui il s’identifie. C’est comme si chacun percevait la puissance de la pulsion qui le pousse à laisser parler cette langue intime dont l'exigence et en même temps la fragilité s’éprouvent dans le silence et la solitude. La langue est vivante de cette alternance intime, de cette expérience vécue par chacun entre une langue qui, adressée à un proche, à un identique à soi, suscite l’euphorie de la rencontre et le silence de l'intime imposé par l’interdit, l’absence des proches, voir l'exil. Exil bien nommé par la langue même, ex-il, hors de soi parce que hors de l'autre, le proche.

Les enfants de parents immigrés disent tous comment cette situation a produit un intense désir de comprendre l’intime de la langue. Quand les parents souhaitaient que l’enfant ne comprenne pas, ils usaient de la langue de leur pays d’origine. Au bout de quelques années, l’enfant avait un plaisir secret à comprendre ce que les parents voulaient qu’il n’entende pas. Les choses sexuelles bien entendu ! Cette démarche a aussi comme conséquence l’investissement et l’exigence de rigueur et de clarté sur l’autre langue, la langue officielle. Nombreux sont les enfants élevés dans cette situation contradictoire qui ont porté leur effort sur la pénétration de l’intime de la langue « officielle ». La langue est en effet pour celui qui la reçoit sur le mode, dit maternel, objet d’un refoulement que seule sa pratique savante permet de lever. La pratique savante est souvent poussée jusqu'à une vraie connaissance linguistique, universitaire, et pas seulement une exigence de rigueur et de clarté dans la langue écrite.

Réduire un opposant politique au silence est une manière de le tuer si ce silence doit être prolongé jusqu’à l’oubli. L’oppression contre une langue est une tentative de même nature mais vouée à l’échec. Cet interdit de parler, ce vœu de mort sur une langue est l’illusion d’un combat car, comme un fleuve, la langue renait ailleurs, après un détour ou un parcours souterrain dans le secret des relations intimes et familiales, aussi longtemps que ses locuteurs vivent. L’interdit se motive par le refus d’une pensée différente. C’est en cela que toute langue est politique car elle témoigne d’une autre vision de la vie en collectivité. Elle est bien cette Masse dont nous parle Freud, cette collectivité organisée et structurée par une identification commune.

La langue dominante, celle du pouvoir qui voudrait effacer les langues minoritaires, est néanmoins, à son insu, contaminée par celle souterraine qui est refusée, réprimée, refoulée. Le catalan a fait entendre d’autres mots que l’espagnol taisait, de même le berlinois est très infiltré de mots yiddish venant de la très importante minorité juive berlinoise avant sa criminelle extermination. La langue est donc au cœur d’un double acte politique, du côté du locuteur qui soutient son identité, qui transmet de manière consciente ou non les valeurs portées par sa langue, et du côté de la société qui peut les valoriser ou les réprimer. L’acte anthropologique de ne pas laisser une langue s’éteindre ou perdre de sa vigueur par un amenuisement du nombre de ses locuteurs ou une disparition de ses enjeux sociaux, comme le montre la substitution de l’hébreu au yiddish  dans l'Etat d’Israël, est aussi un acte politique.

1. Langue et nationalisme

On pourrait dire aussi que notre époque se caractérise par la diffusion de la parole. Avant que le pouvoir ne change de main, en 1981, il y avait une lutte, qui aujourd’hui paraît dérisoire, pour les « radios libres ». Les émetteurs clandestins étaient pourchassés dans Paris comme ceux de Londres et de la Résistance l’étaient autrefois pendant l’Occupation. Ce besoin inextinguible et irrépressible de s’exprimer, de dire ce qui rapproche des autres, était une manifestation anti-étatique, donc politique. Que cette résistance de l’Etat paraisse aujourd’hui dérisoire démontre à quel point la langue libérée transforme un moment problématique d‘une société en un fossile dont la répression est devenue incompréhensible. Les petits transistors ont transformé les appelés en Algérie en citoyens informés, de même la multiplication des studios de radio clandestins a court-circuité l’emprise de l’ORTF et a concrétisé un appel à une parole libre dans une langue choisie. En 1981, les radios pirates sont devenues, avec le changement du pouvoir politique, les radios libres.

Le parlêtre, selon le néologisme inventé par J. Lacan, est ce qui fonde l’humain. Il est ce qui le construit. L'humain n’existe que par son aptitude à la parole, par sa nécessité de créer des liens avec les autres humains par la parole. L’idée de nation se construit à partir de cette identité humaine. La politique est le reflet parlé de ce désir vers l'autre.

2. Langue et civilisation

 Les historiens, les sociologues reconstruisent une civilisation comme une sommation de strates culturelles, historiques et idéologiques qui ne peuvent exister simultanément que parce qu’il y a une langue commune. L’infantile, en chacun de nous, nous soude par identification l’un à l’autre, ce qui construit une communauté. Les exceptions qui viennent à l’esprit ouvrent un champ qui, sans réfuter cette réalité infantile, montre que le fait d'existence d'une nation est aussi un processus d’adoption. C’est particulièrement éclatant pour les Etats recouvrant deux ou plusieurs communautés dont les langues sont bien différentes. Il faut s’interroger alors sur le Canada avec le Québec, sur la Belgique partagée en deux langues, sur la Suisse en quatre langues, et l’Espagne avec le catalan ...

Le sentiment d'appartenir à une nation devient alors une notion complexe. Il serait fait d'au moins deux niveaux. L'un repose sur l'existence de la langue infantile et l'autre serait un sentiment d'adhésion à une langue certes, mais aussi à une culture. Ainsi, Stephane Zweig éprouve une angoisse d'ordre vital quand il perçoit qu'à cause de leur avancée irrésistible en Afrique et en Russie, la victoire des nazis, fin 1942, parait une certitude. Il a la certitude qu'il ne pourra plus écrire, parce qu'il est comme dépossédé de l'usage de sa langue. La décision de se suicider s'impose à lui. Julien Green, exilé lui aussi, est traversé par une pulsion identique, liée à la perte identitaire de parler et d'écrire dans la langue de l'enfance. A la différence de Zweig, il s'appuie sur sa famille présente à Baltimore et sur l'anglais. La perte de la confiance dans la langue écrite, c'est à dire la perte d'une élaboration intellectuelle transmissible, est un ravage vital. Zweig, comme beaucoup d'autres sans défense contre l'invasion nazie, a subi la détresse ultime, la déréliction, de l'enfant arraché à sa mère.

L'adhésion à une langue s'ajoutant à la langue infantile s'enracine dans une injonction familiale de renoncement à la langue parentale, jusqu'à son apparent oubli. Sous la pression familiale ou d'une politique, elle peut être refoulée mais elle peut persister sous la forme d'un accent ou d'une intonation, reflet du rythme de cette langue sous l'autre langue, la langue dominante. La levée de ce refoulement localisé offre la force d'un désir de savoir.

Lacan a introduit le mot lalangue pour indiquer ces deux niveaux. En chacun de nous existe une langue infantile, vitale, et une langue d'acquisition consciente construite sur cette lalangue sous-jacente inconsciente. L'ensemble fait la langue.

3. La volonté politique de transformer la langue

L'exemple le plus violent de cette volonté de transformation a été étudiée pendant douze ans par Victor Klemperer. La volonté des nazis d'investir certains mots pour transformer la perception de la société, d'en interdire donc d'autres, a été un acte volontaire conforté par les vociférations de Hitler. Comme une maladie infectieuse, certains mots relevés par Klemperer sont devenus des abcès dans la langue. Ces mots, transformés dans leur sens, révélaient l'adhésion populaire au système politique. Le système populiste des nazis pouvait se glorifier de cet usage populaire qui par son effet de foule relevait de l'hypnose collective et de la crainte de se différencier, comme le montre au quotidien Victor Klemperer dans son Journal.

Au contraire, la volonté politique de Louis XIV d'agir sur la langue parait aujourd'hui une méthode douce. Son désir d'harmoniser les différents parlers français est passé par la création de l'Académie française qui avait à déterminer le bien parler et le beau langage. Sa politique d'uniformisation des dialectes et d'expansion du français a été reprise par la volonté de la République du XIXème siècle dans le cadre de l'Instruction Publique.

L'action volontariste sur la langue ne peut s'engager que sur le mode démocratique parce qu'elle exige pour sa réalisation l'acceptation et la participation active des citoyens. La langue montre ainsi qu'elle est en permanence éminemment politique.

4. La langue et le genre

Aujourd'hui s'engage une pression, qui ne se reconnait pas comme pression politique mais s'identifie comme pression idéologique, pour "genrer" les langues, à la manière de celle qui s'exerce dans la sphère anglophone. Cette pression polymorphe s'appuie sur l'ambition de "globalisation" du monde avec une seule langue de référence, l'anglais. Si en anglais les pronoms de genre sont exclusifs d'un seul genre, les autres langues, en particulier romanes, n'ont pas cette fonction univoque.

Le refus de cette expansion se heurte à l'opposition farouche et exacerbée des minorités sexuelles qui s'estiment alors niées. Les efforts de transformation de la langue par l'écriture dite inclusive, par la volonté de n'exclure personne, quelle que soit son identité sexuelle revendiquée, introduit un éparpillement qui n'obéit qu'à un impératif imaginaire et non pas à l'exigence d'un ordre logique. Le choix devient dès lors politique et individuel comme le dit Stefan Zweig, lors de sa dernière conférence le 15 mai 1941 :

"Si un écrivain peut abandonner son pays, il ne peut pas se détacher de la langue dans laquelle il crée et il pense. C'est dans cette langue que durant toute notre vie, nous nous sommes battus contre l'autoglorification du nationalisme etc'est la seule arme qui nous reste pour continuer à nous battre contre l'esprit criminel et malfaisant qui détruit notre monde et traine la dignité de l'homme dans la boue."[1]

 

 

[1] Bona Dominique , Zweig Stefan, Biographie, Grasset, p.404

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