Chose étonnante : M. Attali, qui est plutôt connu en tant qu’homme conseilleur des princes et économiste, se présente ici sous un nouveau masque, celui de d’un gourou en quête de de soi-même. On sait qu’il y a deux manières de changer le monde : par un changement des conditions externes (environnement, conditions matérielles de l’existence) ou par un changement de l’intérieur de l’homme. Cette dernière attitude est une voie déjà empruntée par des philosophes, hommes de foi, et des penseurs de l’auto-détermination, voire de la personnalité. Ainsi, si changer la société est une attitude politique des masses, exercer la force spirituelle est un travail individuel, donc un devenir soi pour prendre le pouvoir de sa propre vie (sous-titre de l’ouvrage). C’est la révolution par le dedans. Une exaltation des facultés internes, un appel à la volonté individuelle et au déterminisme psychologique. Posture ou imposture typiquement idéaliste que nous n’avons pas à lui reprocher, sauf, peut-être, que cela semble curieux venant à la fin d’une carrière d’intellectuel socialiste et marxiste et d’homme d’affaires, logiquement aux antipodes d’une telle (Im)posture. Certes, la vie montre que souvent certains commencent à gauche et finissent à droite de l’échiquier politique et philosophique. C’est une dérive qui est presque dans l’ordre naturel des intérêts privés. Un tribut subtil à payer à la mode néolibérale et à l’ascension du mal qui inéluctablement envahit le monde comme l’auteur le remarque au début de son livre.
Peu importe. L’essentiel pour M. Attali est le diagnostic d’un monde socialement bouleversé où les » citoyens regardent les cours de la bourse et les indicateurs économiques déterminer croissance et emploi ; ils s’acceptent impuissants, dépassés, ils se savent incapables de prendre leur condition en main, de la changer en quoi que ce soit, de choisir leur vie… ». Ce sont des « résignés ». Étrange diagnostic venant de quelqu’un qui se dit de gauche. C’est un discours tout à fait logique venant de cette idéologie collante d’un social-libéralisme qui imprègne la pensée de la gauche moderne : celle du toupet, du sang froid et de la liberté d’entreprendre, sans scrupules. Elle s’inspire de la situation actuelle et l'interprète comme une nouvelle « renaissance » sous le signe positif du « devenir soi » des conquérants (clin d’œil au XIVe siècle, des innovations techniques et des nouveaux acteurs sociaux : marchands, entrepreneurs, financiers, découvreurs, savants qui réinventent de nouvelles formes de vie. Ainsi s’installe un nouvel état mondial du devenir soi. La liberté s’arrache et ne s’attend pas.
Pour réaliser cette nouvelle renaissance, M. Attali parle d’un devenir soi individuel et volontariste qui fait appel à un esprit de pionnier. Pour illustrer ces propos, il retrace l’histoire d’une longue série d’exemples de figures hétérogènes d’artistes, de commerçants, de penseurs, d'entrepreneurs, de médecins, d'ingénieurs. En somme, des individualités qui prennent la liberté d’agir, ceux qui montrent l’exemple de la volonté et de la persévérance. Ceux qui se sont inspirés des religions et des philosophes anciens qui ont caractérisé la liberté de choix et le refus d’un destin imposé et l’attitude de ne rien attendre des autres pour devenir soi. Ces hommes qui sont animés de visions du monde qui posent la question de « devenir soi », en dehors de toute immortalité et qui serviront de base à la conception moderne de l’individualisme conquérant. Pour Attali, plusieurs pistes pour devenir soi. L’une est judaïsme, dont le rôle de l’homme sur terre est à la fois de réparer le monde laissé imparfait par Dieu et réparer l’imperfection des hommes laissés aussi par Dieu. Pour cela, il faut échapper à l’illusion de ses désirs et se délivrer en abandonnant ses convictions enracinées qui peuvent conduire à la violence. Aussi à renoncer à l’éducation familiale et choisir d’être libre et de maîtriser la rivalité. D’autres croyances fournissent un enseignement semblable ; l’hindouisme, qui permet de connaître la lumière et la libération de l’âme. Bouddha vise aussi, dans le devenir soi, à se débarrasser des souffrances.
Pour les philosophes de l’ancienne Grèce, les hommes sont les jouets des dieux : pour y échapper, il leur faut trouver une harmonie avec le cosmos. L’homme grec commence par dialoguer avec lui-même, par se découvrir et se choisir un destin. D’où Ulysse et l’odyssée qui le conduit de la guerre à la paix, du chaos à l’harmonie et au retour chez soi.
Dans ce chemin de la connaissance se situent les épicuriens, les stoïciens. Aussi, en passant par Socrate, on fait appel à Platon et à Aristote. Plus tard, l’homme chrétien est libre de choisir entre le bien et le mal et mérite une vie heureuse après la mort.
Pour M. Attali, la pensée moderne est l’héritière de cette attitude : elle est caractéristique des marchands des Flandres et des Condottiere italiens. Plus tard, catholiques et protestants ont pris conscience d’être libres de choisir le bien ou le mal. Pour La Boétie, l’homme libre doit s’arracher à sa condition servile. Avec les Lumières, la démocratie moderne et l’esprit d’entreprise, se profilent les nouvelles formes de devenir soi : Disons-le, le libéralisme et le capitalisme.
Pour finir ces commentaires, on perçoit un glissement vers un positionnement politique qui ne dit pas son nom : néolibéral.
En somme, nous sommes face à un discours de philosophie positive, celle qui irrigue cruellement la pensée conservatrice à l’américaine, issue à la fois d’une new âge bien-pensant et d’un pragmatisme néoconservateur bien loin de l’idéal social et des valeurs du républicanisme à la française.
On voit, enfin, une quête qui agit comme un révélateur de la vie et du monde contemporain, qui permet de se réapproprier le passé. En balayant l’esprit critique de ces dernières décennies, la demande de devenir soi se développe à la fois comme une sorte de philosophie (une manière de penser), une technique (la manière dont on se situe par rapport aux objectifs) et une activité (la manière de ressentir les choses), d’où la présence des coaches en développement personnel. C’est un monde psychologique de « thérapie par le réel », inspiré de la théorie du choix. Le caractère de cette attitude se traduit par des règles, dont la place idéologique dans la société actuelle est grandissante : écouter, respecter, faire confiance, encourager, soutenir et négocier.
Enfin, M. Attali élabore, sans un appareil conceptuel critique, dans la dernière partie de son ouvrage, les cinq étapes comme un événement et un passage pour devenir soi. Ainsi, comme dans les manuels de développent personnel qui abondent dans la littérature psychologique américaine, les étapes sont exposées comme des percepts, sans une argumentation logique qui nous y prépare. Il s’agit d’une prise de conscience de l’aliénation que l’auteur appelle « renaissance » C’est une conscience des limites de la liberté. Et comme toute thérapie, il s’agit d’affronter ces « vérités ». L’étape suivante est « se respecter et se faire respecter » en analysant la réalité d’où on vient, afin « d’avoir envie d’aller plus loin ». Là, notre auteur, dans la tradition des gourous, propose des conseils afin d’installer le respect de soi et la reconnaissance psychologique de soi-même et des autres. La troisième étape consiste à ne rien attendre des autres et à retrouver le courage de notre raison d’être, afin de choisir (seul) son projet de vie.
C’est le moment où il faut prendre aussi conscience de son unicité. Ce qui est l’autre versant de la solitude. Bref, « nul n’est condamné à ne pas être soi-même ». Dans cette phrase un peu cryptique, Attali dit : « Vivre n’est pas survivre, mais être un créateur ». Enfin, dans une autre phrase presque mystique : « La vie ne peut pas rester unique, justement parce qu’elle est unique » (sic)
Ces étapes franchies préparent à trouver librement sa place et à dire : je peux gérer, donc réussir ! Et, comme il le dit, « courageusement », le bon docteur Attali nous dit tout net : « n’attendez que les politiques s’en occupent ».
Pour en finir avec ces réflexions, ce livre est paradoxalement un parcours psychologique qui aboutit à une sorte d’hymne à l’individualisme. C’est, à la fois, l’œuvre désabusé dont la prise de conscience risque de mener (un peu) à une attitude paranoïaque et pousser au narcissisme.
En somme, nous voilà face au discours de la philosophie positive qui irrigue cruellement la pensée libérale américaine, issue à la fois d’un new âge bien-pensant et d’un pragmatisme néoconservateur grisé, loin de l’idéal social et des valeurs du républicanisme à la française. Ou bien le discours de quelqu’un qui se prend pour un prophète. Ce qui est devenu presque compatible en politique dans les temps de confusion que nous vivons.