Un livre peu connu d’Hannah Arendt « Responsabilité et jugements » de 1966 d’une philosophe majeur du 20ième siècle, nous invite à nous interroger sur le fait que chacun d’entre nous est une personne ordinaire, pas un idéologue ou un monstre infâme mais un homme ou une femme habitué à des normes, à des règles. Normes qui d’un seul coup peuvent s’effondrer autour de nous et peut devenir complice ou acteurs des pires choses sans le vouloir vraiment.
Comment éviter cette passivité criminelle ? Comment distinguer le bien du mal ? Pourquoi et comment dire non à certaines choses. Elle nous propose de ne jamais cesser de penser ou d’évaluer une situation par nous même.
Il faut toujours emmètre un jugement et prendre ses responsabilités. Contrairement à une sagesse populaire qui est une lâcheté qui nous invite à ne pas juger les situations et les responsables.
Hannah Arendt, née en 1906 à Linden (Allemagne) et morte en décembre 1975 à New York (États-Unis), universitaire allemande de famille Juive, persécutée par les Nazis elle fuit l’Allemagne en1936 par la France après avoir été internée au camps de Gurs réservé à « l’anti France » les juifs , les communistes, les apatrides et les francs-maçons responsable de la défaite.
Elle est naturalisée américaine après la guerre mais restera très attachée à la culture allemande connue pour ses travaux de philosophie politiques sur le totalitarisme et la modernité d’un point de vue philosophique et historique.
Ses ouvrages sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place déterminante dans la philosophie de notre temps.
Trois œuvres, Les Origines du totalitarisme (1951), « Responsabilité et Jugement » (1966) et Eichmann à Jérusalem (1963) fondent la pensée de cette philosophe qui repose sur trois concepts clés chez Hannah Arendt : terreur, idéologie/désolation et responsabilité/jugement.
Premier grand concept d’Hannah Arendt qui en est l’inventeur, c’est le Totalitarisme. Il s’agit d’une notion radicalement nouvelle qui est apparue au XXème siècle qui ne peut être étudié avec les anciennes notions que sont la tyrannie, le despotisme, ou la dictature. Il ne s’agit pas de despotisme mais d’un régime original qui fait la négation absolue de toute notion de liberté. Ce type de régime est basé sur la perte de toute individualité pour l’uniformisation de la masse à la volonté du parti unique ou du chef suprême. Il fonctionne sur la terreur et repose sur une idéologie (la race, la classe, la charia).
Notons dans un premier temps que tout régime totalitaire est de type dictatorial. Cependant, le totalitarisme va plus loin et dévore la totalité de la vie des membres de la société qui le subit, en aliénant toute vie privée. Il se met donc en place un parti unique qui contrôle l’Etat, et qui contrôle totalement les individus, les comportements, les idées et la transformation du peuple en une « masse informe ».
Les masses qui ont perdu leur point d’attache, « le monde commun » préfèrent être intégrées dans un monde fictif qui est défini par une idéologie « parfaite ».
Le Nazisme par idéologie de la hiérarchie des races, le communisme par lutte des classes et l’islamisme radical par la supériorité d’Allah ou de la charia a tout et règne sur tout.
Ceci s’ajoutant à la violation de la vie privée, chacun perd son individualité originale. En 1939 Goebbels déclare dans un discours « Mon führer, nous avons gagné, il n’y a plus d’individu en Allemagne » Comme le souligne Hannah Arendt « L’homme peut […] bien perdre sa qualité fondamentale d’homme, sa dignité humaine. Seule la perte d’appartenance à une communauté politique l’exclut de l’humanité. » ou Himmler « j’ai plus de conscience, ma conscience s’appelle Adolphe Hitler »
Plusieurs facteurs montrent la négation totale de toute individualité originale dans le totalitarisme. Ces régimes sont fascinés par la destruction de la différence et ont pour projet l’unification totale : Il y a un parti unique, qui est suivi par tout un peuple formant une seule et même voie.
Ce peuple est réduit à n’être qu’une masse constituée d’individus qui renoncent à leur autonomie au profit du parti unique.
En plus de la tyrannie, du despotisme, de la dictature qui veulent soumettre les hommes de les briser, le Totalitarisme fait que les hommes deviennent superflus : « Le totalitarisme ne tend pas à soumettre les hommes à des règles despotiques, mais à un système dans lequel les hommes sont superflus. ». En effet, l’Homme n’existe plus et a laissé sa place à une unique entité permettant ainsi l’obtention d’une société totale massifiée. Ils renient le monde commun, là où il faut prendre en compte la diversité, la pluralité qui est la loi de la terre, la contingence.
Ces masses détachées du monde commun préfèrent un univers fictif guidé par le chef, le duce, le führer, le guide suprême, un monde plus logique parfait, cohérent mis en place par la propagande de l’idéologie choisie. Un monde ou la spontanéité et l’imprévisibilité a été éliminé.
Voilà les concepts de base de l’œuvre d’Hannah Arendt et en particulier dans « les Origines du Totalitarisme » 1951, Arendt tente d’élaborer une sorte d’essence du totalitaire : elle lui trouve une assise dans un certain type de société (la société de masse) et dans un certain type d’expérience humaine fondamentale (la désolation) car l’événement totalitaire est purement négatif. Il détruit le politique, l’homme et le monde avec.
Sa question est ? Comment par deux fois dans le vingtième siècle les démocraties se sont effondrées. Le Totalitarisme produit l’effondrement de la société de classes et du système des partis hérités du XIXème siècle, et il coïncide avec l’apparition d’une masse apolitique d’individus soumis à l’isolement et à l’atomisation, privés de toute appartenance au monde des humains. Hannah Arendt est sans pitié pour l’immense majorité des allemands qui vont accepter de vivre avec des grands assassins et de les suivre mollement comme des imbéciles.
Une fois au pouvoir, « la populace » (Terme d’Arendt pour désigner le contraire des citoyens) prend un autre visage, plus « normal », sous la forme de cette masse amorphe et dépolitisée, dont Himmler est aux yeux d’Arendt une, image parfaite de ces employés consciencieux et bons pères de famille, complices dociles et acteurs du meurtre de masse.
Dans tout régime totalitaire, on retrouve toujours la recherche d’un but, à travers une idéologie. Le chef totalitaire « propose » une idéologie qui permettra de résoudre tous les problèmes du pays dans son ensemble. Ces régimes fonctionnent à l’idéologie, visant à éliminer toute autonomie humaine, toute réflexion personnelle et ainsi que toute dignité juridique. C’est un don unilatéral de soi au chef, au guide.
Le deuxième grand concept : « la banalité du mal » est dans son livre « Eichmann à Jérusalem » En 1961 est organisé à Jérusalem le procès du grand criminel Nazi Adolphe Eichmann capturé en Argentine par le Mossad, penseur et organisateur de la solution finale. Hannah Arendt est envoyée comme reporter au procès pour le New Yorker et en fera un livre qui bouleversera l’Allemagne et sera une révolution mondiale.
En plus du livre elle rédigera un rapport sur ce qu’elle appellera « la banalité du mal ». Le terme de banalité ne sert donc pas là à minimiser les crimes commis, ni à réduire le mal de la Shoah à un simple « détail ».
Bien au contraire. La réflexion d’Hannah Arendt tend à mesurer l’extrême difficulté à juger de crimes aussi insupportables tant les criminels furent ordinaires ; des gens d’une banalité confondante, et qui rend la question du génocide encore plus terrifiante.
Certes, « il eut été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre » écrit-elle. Pourtant, beaucoup comme lui, lui ressemblaient « ni pervers, ni sadiques ». Ces gens étaient « effroyablement normaux». Onze psychiatres avait examiné Eichmann et avaient conclu qu’il était normal un allemand Banal.
« Un bourreau de bureau » « il répond au Procureur Landeau qu’il n’avait rien contre les juifs mais que son problème était d’obéir aux ordres à la loi et de produire des cadavres »
La « banalité du mal » pose donc la possibilité de l’inhumain en chacun d’entre nous. Elle émerge nécessairement de la nocivité d’un système totalitaire, et suppose que le crime soit commis dans des circonstances telles, que les « criminels » ne sachent pas ou ne sentent pas qu’ils font le mal.
Elle suppose que le système totalitaire en place ait veillé préalablement à tuer « l’animal politique » pour n’en conserver que l’aspect biologique vital (voir tout le vitalisme, dans la jeunesse Hitlérienne et le culte du corps.)
Pour les nazis spécifiquement, il s’agissait, à travers l’idéologie des races, de créer « l’espèce animale humaine ». Ce qui consistait à déshumaniser l’homme en le dépolitisant au sens étymologique du mot en le sortant de la Polis du monde commun concept cher à Arendt. Elle écrit à la fin du livre « Ce contexte de destruction de la personnalité morale est important à comprendre, parce qu’il entraîne l’individu à perdre toute référence individuelle aux notions de bien et de mal. Et l’ignoble réduction à l’animalité qu’on imposait à ces hommes effaçait en eux toute moralité »
Au début de sa défense Eichmann va citer le E .Kant pour se justifier, le principe de l’impératif catégorique de la loi morale, le devoir d’obéir à la loi formelle. Adapté à l’homme ordinaire, l’impératif catégorique devient un principe de soumission absolue à la loi, qui lui interdit toute lucidité, et plus encore le dispense de penser par lui-même. « J’ai fait mon devoir, j’ai obéi à la loi ».
C’est donc parce qu’il adhère sans réserve mais aussi sans réflexion sans raison critique sans jugement au principe qui fonde la loi civile que le citoyen ordinaire peut devenir un Eichmann (voir les expériences de John Milgram en 1958 sur l’obéissance à l’autorité).
Un troisième concept original d’Hannah Arendt est la « désolation » Cette « forme du moi perdu dans la masse » se constitue à travers la perte d’un monde commun et d’un espace public à partir duquel les hommes puissent vivre ensemble, mais aussi à travers le sentiment pour eux d’une radicale perte.
Ce déracinement produit par l’effondrement de la société de classes et de ses fonctions sociales prive les hommes d’un monde commun, mais aussi de la condition de pluralité constitutive de ce monde (pluralité de perspectives sur un même monde qui en atteste et reconduit l’existence). Pas seulement l’isolement comme repli sur la sphère privée, mais l’expérience pour le moi d’une impossible coexistence avec lui-même. Dans la désolation, le moi est privé de la possibilité, que suppose encore la solitude, d’un dialogue de soi avec soi.
Le quatrième concept est l’idéologie qui remplace la pensée par la terreur. Qu’est ce que l’idéologie ? C’est la déduction du réel à partie d’idées abstraites, simples et sans justification avec la réalité. C’est un mouvement déductif de raisonnement plus ou moins juste sur des bases fausses.
Privées du « monde commun » ou de la tradition qui les relient aux ancêtres, arrachées à leur moi, la masse des individus atomisés et isolés perd toute forme d’intérêt et de conviction, et se trouve ancrée dans une sorte de désintéressement que l’idéologie totalitaire va bientôt compenser, sans la réduire.
Un mépris généralisé pour soi, pour le monde et pour la vie. Le ressort psychologique sur lequel jouent les régimes totalitaires pour mettre en mouvement les masses n’est pas même celui de la conviction forcenée et illusionnée comme dans le fanatisme, ce qui supposerait encore de la part des individus une possibilité d’adhérer ou de ne pas adhérer.
Pas plus que le nazisme n’est le produit, même terminal, d’aucune tradition, l’idéologie de la race ou celle de la lutte des classes ne se sont appuyées dans les masses sur ce qu’on nomme ordinairement la conviction.
Bien plutôt faut-il penser selon Arendt qu’elles consistaient à détruire en l’homme la capacité de n'en former aucune. Il y a là un concept fort qu’elle appelle l’absence de pensée et de jugement. On décrit le peuple allemand comme fort et supérieur mais H. Arendt nous dit le contraire, c’était un peuple faible, amorphe, lâche et qui a accepté passivement de vivre et de partager sans rien dire sa vie avec des grands assassins.
Ceci laisse percevoir par la même occasion la redéfinition radicale à laquelle se voient soumises, dans les régimes totalitaires, les notions d’idéologie et de terreur, selon Arendt.
Elle vient remplir le vide de conviction et d’intérêt laissé par l’expérience massive de la désolation. L’idéologie est bien en effet la seule forme de pensée qui subsiste après la perte du monde et du vivre ensemble.
Désormais, la cohérence logique est le régime essentiel de fonctionnement des masses. D’autre part et surtout, cette cohérence logique vient de ce que l’esprit, parce qu’il n’est plus limité et astreint à un monde commun, est volonté pure qui décrète ce qui est et ordonne au réel. « Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune. »écrit Arendt dans les « Origines du Totalitarisme ».
Dans son œuvre elle fait bien la différence entre la peur et la terreur « le régime totalitaire est un corps politique qui, loin d’utiliser la terreur comme moyen d’intimidation, est essentiellement terreur » Tout homme peut être arrêté emprisonnée et torturé ou assassiné sans qu’il sache pourquoi mais parce que l’idéologie l’a désigné comme ne pouvant pas partager cette terre avec les autres hommes. Idéologie et terreur sont les deux piliers de l’état totalitaire.
Ici le principe de fonctionnement de l’esprit totalitaire consistait à renverser la priorité accordée à l’entendement sur la volonté, et à faire de la volonté le nouveau maître du réel. (cf. F Nietzche- la volonté de puissance et le surhomme). La volonté du chef qui décrypte le sens de l’histoire à la lumière de l’idéologie trace la voie à un mouvement où l’humanité s’abîme dans la création d’un monde fictif qui défie toutes les catégories en usage dans les pratiques et les institutions humaines et contredit le principe d’utilité et de réalité.
Mais quel est ce « monde commun » qui crée au contraire l’humanité ?
Elle le définit en plusieurs point (« les origines du Totalitarisme »-1951 et la « condition de l’homme moderne »-1958 - « jugement et responsabilité »-1966, qu’elle rappelle dans « la condition de l’homme moderne » ; les principes du monde commun et de la démocratie contraire absolu du totalitarisme.
L’existence de valeurs formant un idéal pour « Vivre en commun » dans un monde politique :
Le pouvoir de la Parole, de la rhétorique, de l’argumentation de la délibération.
La vérité est partagée construite et non imposée par une idéologie. Une certaine apologie du relativisme.
La notion de justice et d’égalité devant la loi et le principe de peuple souverain.
L’idée de civisme : notion de communauté humaine avec laquelle on partage un destin ou un projet et où nul n’est au dessus de la loi.
L’amour de la liberté : il y a une notion de liberté commune au sein de la communauté des hommes. Elle rappelle souvent la belle phrase de Condorcet « Nous ne voulons que les hommes pensent comme nous, nous voulons qu’ils pensent par eux mêmes. »
La recherche de douceur, dans les rapports humains qui est mis en évidence par l’utilisation de la parole et par l’éducation des personnes.
Pourquoi Hannah Arendt, qui n’était pas Franc-Maçonne est importante pour nous ? Parce que le monde commun dont parle tant Hannah Arendt est celui des francs-maçons, des humanistes, des progressistes de tout ceux qui pensent au contraire du Totalitarisme que nous devons partager cette terre avec tous les hommes et se regarder les uns les autres comme des frères.
Parce que c’est une contribution à la thématique de la peur qui est de nos jours l’humus du populisme. Nous franc-maçon nous pouvons, faire face à la peur dans la société avec nos moyens et nos méthodes, essayer de construire, d’édifier de consolider, ou reconstruire « le monde commun » barrière sanitaire contre le Totalitarisme.
Parce que les grands concepts d’Hannah Arendt sont toujours efficaces et d’une actualité étonnante que cela soit pour comprendre la montée du F.N. ou les prémices d’un islamo-totalitarisme déjà en place dans de nombreux états du Moyen Orient et qui nous atteint par le terrorisme.
L’idéologie qui remplace la pensée, la terreur, la désolation organisée, l’absence de jugement comme principe d’organisation des masses, la perte du monde commun où les citoyens sont transformés en masse informe, une populace abrutie détachée du monde commun.