N°31 / numéro 31 - Octobre 2017

« US go home »Critique de la modernité libérale et américanophobie

Stéphane François

Résumé

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La critique de la modernité, en tant à la fois qu’expression de l’exception occidentale de civilisation, en tant qu’expression du libéralisme (politique et économique) et en tant que manifestation du progrès, est devenue fréquente. Elle s’élève de nos jours de toutes parts. Les Verts remettent en cause le productivisme depuis le milieu des années 1970. Les tenants de la « postmodernité » veulent en finir avec les « grands récits » de légitimation historicistes. Les communautariens anglo-saxons affirment que le modèle libéral pousse les individus à s’éloigner les uns des autres. Nous pourrions multiplier les exemples. Toutefois, nous ne nous intéresserons dans cet article qu’aux critiques émanant des franges radicales (de gauche comme de droite) de l’échiquier politique, qui associent refus de la modernité et rejet de l’Amérique : soit les antimondialistes des deux rives.

Antiprogressisme et anti-occidentalisme

Le rejet de l’idéologie du progrès est concomitant à un rejet de la modernité libérale. L’avènement de la modernité n’est pas, comme le souhaitaient les philosophes des Lumières, une ascension linéaire, heureuse, facile sur tous les plans. En effet, l’arrachement à la vie traditionnelle produit dans un premier temps presque autant de désorientation et de souffrance que d’espoir et d’enrichissement. Ce rejet produit donc de forts rejets, et la critique de la modernité, tant politique, économique, que philosophique, en est un. Historiquement, la modernisation est le processus de changement des sociétés traditionnelles d’Europe occidentale (puis nord-américaines) enclenché à la fin de la Renaissance qui s’est ensuite répandu dans d’autres sphères civilisationnelles. La critique de cette modernité occidentale est couplée, dans les discours qui nous intéressent, aux critiques d’autres concepts nés eux-aussi des Lumières, ou qui lui sont proches : le progrès, le libéralisme, le matérialisme et surtout l’individualisme. Pour certains contempteurs, le libéralisme est vu comme une maladie dégénérative du monde moderne. En effet, ces personnes développent une critique encore plus radicale de la modernité et inversent la proposition classique : le passé n’est plus inférieur au présent et à l’avenir, mais au contraire supérieur à ceux-ci. Dès lors, la modernité devient dans ces argumentaires une sorte de monstre protéiforme d’où proviennent tous nos maux, bref des « antivaleurs » dont les États-Unis seraient les principaux propagateurs.

De l’extrême droite à l’extrême gauche, il existe une contestation radicale de la modernité. Celle-ci est prise comme le règne de l’individualisme, comme le triomphe du tout économique, comme l’hégémonie de la financiarisation néolibérale, voir comme l’uniformisation, la massification, des pratiques sociales et des habitus de consommation. Cette convergence intellectuelle se fait au nom d’un combat contre les « antivaleurs » occidentales (concrètement un combat anti-américain), entre une certaine droite radicale non-conformiste, communautarienne, antitotalitaire et organique et une gauche, tout aussi radicale, non marxiste, ou postmarxiste, alternative, libertaire et communautariste. Les deux convergent dans le même rejet de l’idéologie démocratique-capitaliste, dans lequel le progrès promet biens et bien être terrestres. Ils refusent le dynamisme optimiste qui lui est propre et condamnent les valeurs qu’elle porte en son sein : l’émancipation individuelle, la sécularisation générale des valeurs, la différenciation du vrai, du beau, du bien…

Gauche et droite

Une partie des milieux qui nous intéressent se classent dans ce que Stéphane Rials appelle la « droite essentielle », qui développe une radicalité antimoderne et antihumaniste, condamnant les « antivaleurs » modernes. L’autre partie est issue de la gauche radicale, qui défend une radicalité antimoderne, une condamnation de la perte des « valeurs », une forme de spiritualisme, ainsi qu’un éloge des communautés enracinées. Ces milieux sont éloignés et s’opposent, mais il n’en existe pas moins des lieux de convergence aux marges, contagieuses et créatrices de porosités doctrinales. L’anti-américanisme, l’« américanophobie », en est un. Il est l’expression d’une nostalgie d’une société close refermée sur elle-même : ces discours américanophobes font l’éloge d’un certain conservatisme, voire de l’enracinement, transcendant les clivages politiques.

Ces milieux sont donc hostiles au matérialisme, au capitalisme, à l’uniformisation du monde et à la mondialisation, qui s’incarneraient selon eux dans le modèle américain. Celui-ci viserait à universaliser le primat absolu de la société marchande et de l’égalitarisme individualiste. Certains, dans les milieux de gauche de l’après-guerre, mais cela va être aussi postulé par une frange de la droite radicale, iront même jusqu’à affirmer que la diffusion de l’American way of life est une conquête culturelle délibérée : en imposant leur culture, les États-Unis imposent implicitement sa vision du monde. Ils présentent aussi le libéralisme comme une idéologie qui repose exclusivement sur la liberté, qu’elle soit économique ou politique, une liberté qui mettrait en péril les modèles holistes et organiques des sociétés traditionnelles. A contrario, ces milieux antilibéraux et antimondialistes promeuvent une sorte de « conservatisme des valeurs » qui se manifeste par le régionalisme, l’enracinement, l’éloge des différences, contre la « macdonaldisation » du monde, voire contre la « coca-colanisation » de celui. Cette vision du monde se manifeste surtout à l’extrême gauche chez les décroissants, les antimondialistes et chez les localistes, et à l’extrême droite au sein de la Nouvelle Droite et de la mouvance identitaire.

Un combat anti-impérialiste

Le combat anti-impérialiste, « impérialisme » est à prendre ici dans le sens de l’impérialisme américain se présentant comme le « pays du Bien » et de la « guerre juste ». Ces personnes condamnent la tendance qu’ont les États-Unis de se présenter comme une Nation élue, à mettre en avant leur destinée manifeste, cherchant à guider le monde sur le chemin du Bien. Ces points de rapprochement idéologique, parfois concrétisés par des rapprochements de personnes, ont été facilités par la dernière guerre contre l’Irak, et la mise sous contrôle américain du pétrole irakien. En effet, les différents milieux radicaux étudiés voient dans la guerre de l’Irak, non pas une volonté de libérer le pays du dictateur Saddam Hussein, mais une volonté délibérée d’impérialisme politique et économique. Selon eux, le 11 septembre 2001, fut providentiel : les attentats offrirent un prétexte à l’application de cette politique étrangère. Ce combat se confond donc aussi avec celui contre le néocolonialisme occidental, une antienne de l’extrême gauche depuis plus de 60 ans, et un nouveau cheval de bataille pour l’extrême droite anti-américaine depuis le milieu des années 1970. Cette idée est renforcée par le fait que les néoconservateurs américains (Robert Kaplan, Charles Krauthammer, Max Boot, etc.) ont écrit et répété que les États-Unis, jouissant d’une puissance sans pareil, doivent user et abuser sans complexe de leur force pour réorganiser le monde à leur guise, seuls ou avec des coalitions de circonstances.

Ce refus de l’hégémonie américaine se manifeste aussi par un rejet des Droits de l’Homme. Ces milieux ont élaboré une critique originale des droits de l’homme, afférente à leur refus de l’Amérique. Elle est née du rejet de ceux-ci conceptualisés par les gauches radicales des années 1970. Cette contestation de la valeur des droits de l’homme est en outre perçue comme un instrument de domination de l’Occident blanc, mais surtout des États-Unis, sur les différents peuples… Les milieux étudiés constatent enfin l’extrême fragilité de ses fondements. De fait, les droits de l’homme sont liés à la fois à une reconnaissance de l’individu en tant qu’entité autonome et à l’universalisme uniformisateur, qui s’impose de façon hégémonique, indépendamment de la culture, de l’histoire et du contexte dans lequel il s’impose. C’est ce côté abstrait de l’universalisme qui est violemment critiqué. Les droits de l’homme vont aussi à l’encontre d’un monde multipolaire. L’idéologie des droits de l’homme, universaliste, ne serait qu’un facteur d’acculturation et de domination, l’Occident s’érigeant en juge moral du genre humain. Dans les années 1970, les droits de l’homme ont été utilisés comme une arme contre le bloc soviétique. À la suite de la Chute du mur, en 1989, les droits de l’homme ont été utilisés contre les États qui s’opposent à la volonté messianique et hégémonique des États-Unis. Nos milieux, approfondissant cette analyse, concluent que l’utilisation des droits de l’homme par l’Occident n’est qu’un moyen d’affirmer sa supériorité sur le reste du monde, et donc sur les sociétés non occidentales.

Nous voyons donc une convergence intellectuelle entre une droite radicale non-conformiste et une gauche non marxiste, ou postmarxiste, alternative, tout aussi radicale. En effet, il y a des similitudes troublantes entre les contre-cultures post Mai 68 et des éléments venus de la droite radicale : les antimodernes de droite et certains membres des contre-cultures issues de Mai 68 ont développé une critique similaire de la modernité occidentale. Cette similitude est liée à un effet de génération. Elle a aussi été facilitée par un jeu de références intellectuelles commun. Mais surtout, les discours étudiés dans cet article relève d’une vision pessimiste et nostalgique du monde dans lequel l’« américanophobie » joue le rôle important de structurant.

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