Le 24 juillet 2015, les membres nationaux et internationaux de l’American Psychological Association (APA) ont reçu un message de la présidence intitulé « APA Apology and moving forward » (nos excuses et aller de l’avant : Susan McDaniel, présidente élue et Nadine Kaslow, ancienne présidente). La veille, le vice président Norman Anderson avait envoyé un message similaire évoquant « un temps de crise » pour l’association. Le ton utilisé dans ces communications était exceptionnellement dramatique : on y évoquait l’expression de profonds regrets, une blessure immense, la réputation ternie de la profession, l’engagement à ce que de tels faits ne se reproduisent plus jamais… Il s’agissait en l’occurrence de réactions à la publication du rapport Hoffman concernant l’implication de psychologues dans l’interrogatoire « poussé » (enhanced interrogation) apparenté à des actes de torture, auquel étaient soumis des suspects de terrorisme détenus en dehors du territoire national (Abu Ghraib, Guantanamo, sites secrets de la CIA), hors juridiction et donc en absence de toute protection légale. Une première décision de la présidence de l’APA fut de rendre ce rapport public (version corrigée du 4 septembre 2015) et d’ouvrir un débat sur le site de l’association.1
Le rapport Hoffman se présente comme un document de plus de 500 pages et compilant les interviews de 148 témoins, l’analyse de quelques 50.000 documents essentiellement fournis par les archives de l’APA des 15 dernières années (y compris les informations financières, la messagerie électronique et des notes manuscrites), mais également par les critiques de la position de l’APA. Il est globalement structuré par un fil chronologique, partant de l’histoire ancienne des relations entre les psychologues et la sécurité nationale pour ensuite examiner la révision du code éthique en 2002, les liens entre l’APA, la CIA, le FBI et de Département de la défense dans la période 2001-2004, la mise en place en 2005 d’un groupe de travail sur les aspects éthiques de cette collaboration (Psychological Ethics and National Security : PENS), aux débats concernant l’adoption controversée du rapport de ce groupe entre 2005 et 2009, et au traitement disciplinaire par l’APA des plaintes concernant l’implication de psychologues dans l’interrogatoire de suspects.
Outre la qualité des réflexions au sujet de la participation des psychologues à des opérations de sécurité, en particulier de sa compatibilité avec la défense des droits humains et du respect des codes éthiques, c’est la transparence de la procédure qui rend le débat remarquable, en net contraste avec le silence qui a entouré les activités de la CIA en soutien des dictatures latino-américaine au siècle passé, Argentine et Chili en particulier. La presse, des associations comme Amnesty International, des autorités publiques, des psychologues conscientisés, des militaires eux-mêmes se sont inquiétées des violations des conventions relatives aux droits humains commises au nom de la « guerre au terrorisme » déclarée par le gouvernement de Georges W. Bush, soulignant outre leur caractère illégal, les nombreux effets pervers de telles pratiques. On y reviendra plus loin. Une source d’information d’une grande richesse est proposée par une « Coalition pour une psychologie éthique », fondée en 2006 (ci-après la Coalition), à travers son site internet.2
De quoi s’agit-il ?
Même guidé par une intuition globalement correcte, il reste difficile de définir précisément un acte de torture, et spécialement de torture psychologique. Pour ceux qui préconisent les formes d’interrogatoire « poussé » des suspects, il ne s’agit tout simplement pas de torture. Dans la liste des crimes contre l’humanité établie par la Cour Pénale Internationale (2013), ce terme, de même que celui de traitement inhumain, vise le fait d’infliger à une ou plusieurs personnes une douleur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, en vue d’obtenir des renseignements ou des aveux. Cette définition est semblable à celle proposée dans la Convention des Nations Unies contre la torture. La simple détention est, en soi, source de souffrances, lesquelles sont toutefois aggravées par des procédés particuliers destinées à humilier le détenu. Pour la CIA en revanche, le terme de torture désigne uniquement des dommages physiques sévères affectant l’intégrité de l’organisme et des souffrances psychologiques à long terme, tel qu’un stress post-traumatique.
Fin 2006, une délégation de la Croix Rouge a pu rencontrer 14 détenus de haute valeur à Guantanamo. Ces interviews sont à la base d’un rapport sur les mauvais traitements subis, rapport supposé confidentiel qui a ultérieurement fuité dans la presse.3 Ces prisonniers ont décrit leurs conditions de strict isolement rendues encore plus pénibles par la privation de sommeil, des simulations de noyade (waterboarding), la nudité prolongée, l’exposition au froid, la restriction de nourriture, des gifles, entre autres éléments d’un programme conçu pour briser les résistances mentales. Si l’on a pu douter de la véracité des allégations issues de ces entretiens avec les détenus, la réalité de telles pratiques a bien été confirmée par un rapport d’activités de la CIA (2001-2003) ultérieurement rendu en partie public et disponible sur internet.4 Ce rapport décrit les techniques autorisées, supposées ne pas relever des conventions internationales qui prohibent l’utilisation de la torture (telle que définie par la CIA) et distinguées des techniques jugées pires (menaces de répression sur la famille, simulation d’exécution, abus sexuels, etc.) qui restent interdites et n’ont pas été utilisées à Guantanamo. Le rapport d’une commission d’enquête du Sénat américain partiellement déclassifié en 2014 atteste également de la participation de psychologues à la conception des interrogatoires « poussés », assimilés par le sénateur John McCain à de la torture.
Le programme mis en place par la CIA est basé sur la notion de « résignation acquise » ou d’ « impuissance acquise » (learned helplessness), à savoir un état de stress ou de dépression induit par la répétition de stimulations aversives incontrôlables qui a fait l’objet de nombreux travaux en psychologie. Les techniques d’interrogatoires développées à Guantanamo l’ont été avec l’aide d’équipes BSTC (Behavioral Science Consultation Teams) comprenant notamment des psychologues expérimentés, antérieurement impliqués dans les formations SERE (Survival, Evasion, Resistance, Escape) destinées aux membres de l’armée américaine qui pourraient tomber aux mains de l’ennemi. Au cours de ces formations, des militaires américains ont joué le rôle de victimes ce qui a permis d’évaluer l’impact réel des techniques utilisées. Ainsi, pouvoir préparer les militaires à l’éventualité d’une soumission à des interrogatoires « poussés » permet également de retourner ces connaissances à l’encontre des détenus par les forces de sécurité américaine. On peut toutefois se demander si le volontaire qui joue le rôle d’un prisonnier interrogé subit le même stress que le suspect de terrorisme capturé par l’armée ennemie.
Est-ce que ces pratiques psychologiques attestées sont compatibles avec le code éthique que s’impose la profession ? Les attentats du 11 septembre 2001 ont-ils modifié les manières de voir ? L’historique des débats à ce sujet peut être présenté sous la forme de deux lignes du temps (timeline) ici entrecroisées, respectivement sur les sites de l’APA et de la Coalition (voir les notes 1 et 2).
Chronologie sommaire
1985 : l’APA et conjointement l’American Psychiatric Association condamnent l’utilisation de la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, en soutien à la déclaration des Nations Unies et à la loi américaine en la matière.
2001 : attaques terroristes contre le World Trade Center (New York) et le Pentagone (Washington, D.C.).
2002 (Janv.) : arrivée des premiers prisonniers à Guantanamo ; le FBI s’oppose à l’utilisation par la CIA de techniques d’interrogatoire « dures » jugées peu fiables et faisant courir le risque de condamnations pour crimes de guerre. Selon le gouvernement Bush, la convention de Genève sur le traitement de prisonniers de guerre ne s’applique pas aux détenus désignés comme « combattants ennemis illégaux », ne faisant pas partie d’une armée régulière.
2002 : l’APA appelle la communauté des psychologues à œuvrer pour mettre fin au terrorisme sous toutes ses formes.
2002 (Dec.) : le Comité International de la Croix Rouge soupçonne l’utilisation de tortures psychologiques à Guantanamo ; l’information est publiée dans la presse.
2003 (juin) : révision de l‘article 1.02 du code éthique concernant les conflits entre la déontologie professionnelle et les demandes des organisations, pour stipuler un devoir d’obéissance à la loi et aux autorités.
2005 (Fév.) : la direction de l’APA approuve la mise en place du groupe de travail PENS visant à préciser les conditions de collaboration des psychologues avec les services de sécurité nationale.
2005 (Juil.) : publication du rapport PENS. Ce rapport légitime la participation de psychologues à des opérations de sécurité visant à protéger la société de manière à assurer que les procédés soient « sains, légaux, éthiques et efficaces » pour tous les participants. Cette conclusion devient la position officielle de l’APA.5
2006 : lancement de la « Coalition for an Ethical Psychology against Torture ».
2007 (Avril) : Dépôt d’une plainte à la commission éthique de l’APA à l’encontre du Dr J. Leso, conseiller de la CIA en tant que membre d’un BSCT (Behavioral Science Consultation Team), pour sa participation aux interrogatoires de Guantanamo.
2007 (Août) : l’APA précise la nature des techniques d’interrogatoire interdites, dont la simulation de noyade et la privation de sommeil, et invite ses membres à dénoncer les violations du code auprès de la commission d’éthique.
2008 (Sept.) : une pétition réprouvant les techniques d’interrogatoire utilisées à Guantanamo sur la supervision des BSCTs comprenant des psychologues est approuvée par le Conseil de l’APA avec 8.792 voix « pour » et 6.157 voix « contre ». Cette pétition, qui recommande que les psychologues ne s’impliquent en aucune manière aux situations contraires aux lois internationales, si ce n’est pour protéger les victimes, devient la position officielle de l’APA.6
2010 : révision de l’article 1.02 du code éthique concernant les conflits entre la déontologie professionnelle et les demandes des autorités, précisant qu’en aucun cas ces demandes ne peuvent conduire à la violation des droits humains.
2014 (Fév.) : rejet par la Direction de l’APA de la plainte déposée à l’encontre du Dr John Leso accusé de participation à des actes de torture.
2014 (Oct.-Nov.) : rejet par l’APA des allégations de collusion avec la CIA, publiées dans le livre du reporter James Risen “Pay Any Price : Greed, Power, and Endless War” (New York, 2014). Demande d’une enquête indépendante confiée au cabinet de juristes Sidley, sous la responsabilité de David H. Hoffman.
2015 (Juil.) : première publication du rapport Hoffman (version corrigée en septembre).
2015 (Nov.) : réponse de la Division 19 (Psychologie militaire) au rapport Hoffman, jugé inexact concernant l’accusation de collusion entre l’APA, la CIA et la Défense nationale et ne justifiant donc pas la présentation d’excuses.
La discussion du rapport reste en cours.
Partisans et adversaires : aspects théoriques de l’éthique des psychologues
La collaboration des psychologues avec les forces armées est le fruit d’une longue histoire, qui remonte à la première guerre mondiale avec la création des premiers tests de sélection.7 Par la suite, d’autres problématiques sont apparues, telles que la prise en charge du stress post-traumatique, et les recherches se sont largement diversifiées comme en témoignent les publications dans la revue Military Psychology (APA), fondée en 1989. On estime à 7 % le nombre de psychologues travaillant pour la défense nationale, notamment au service de la santé mentale des membres de l’armée. Au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, l’APA s’est jugée directement concernée et a mis en place un sous-comité sur la réponse de la psychologie au terrorisme. Le site web de l’association (note 1) donne accès à de nombreuses pages relevant de cette thématique au sens large : prise en charge des victimes, prévention des troubles anxieux, psychologie du terroriste et de sa radicalisation, sécurisation des espaces publics, etc. Plusieurs rencontres, formelles et informelles, ont eu lieu entre des membres de l’APA et les forces de sécurité (Département de la Défense, CIA, FBI).8 Parmi toutes les questions abordées se pose également celle de la contribution de la psychologie aux techniques d’interrogatoire des suspects.
L’interrogatoire constituant une démarche intrinsèquement psychologique (comprendre, persuader, départager le vrai du faux, etc.) certains estiment que les psychologues sont particulièrement qualifiés, plus que des médecins par exemple, pour mettre leurs connaissances au service des agents chargés de mener l’interrogatoire de détenus suspects d’activités terroristes.9 Toutefois, des psychologues militaires expérimentés en ce domaine font remarquer que la formation des psychologues ne les prépare pas spécialement à ce type d’activité, que les bases scientifiques des techniques proposées sont faibles et que comme dans beaucoup d’interventions en urgence, les procédures improvisées découlent empiriquement d’essais et d’erreurs.10
L’utilisation de techniques « poussées » fait l’objet de débats, sources d’une abondante littérature.11 Le controversé rapport PENS, dont la Coalition demande l’abrogation, se base sur le rappel de deux principes du Code éthique de l’APA : 1° « Ne pas nuire » (Primum non nocere : principe inspiré du serment d’Hippocrate) et 2° « Avoir conscience des responsabilités professionnelles et scientifiques envers la société ». Le psychologue impliqué dans les interrogatoires a donc deux interlocuteurs : le détenu interrogé (qui a légalement le droit de garder le silence) et la société au sens global, représentée par les forces de sécurité chargées de briser ce silence. Le rapport PENS formule 12 recommandations de nature générale (non participation à des actes de torture, conscience de l’ambigüité d’un double rôle d’assistance aux personnes et d’adhérence aux objectifs de l’organisation, possibilité de demande d’aide en cas de problèmes de conscience, …) qui ne sont guère utiles concrètement aux personnes confrontées à de telles situations. Par ces recommandations, le rapport entérine la participation de psychologues aux interrogatoires, ce que certains approuvent avec nuances et d’autres condamnent absolument.
En philosophie morale, les discussions nourries sur l’utilisation de la torture opposent une conception absolutiste (ou déontologique), que l’on fait remonter à Kant pour qui la dignité de la personne humaine est une valeur inconditionnelle, et une conception utilitariste (ou conséquentialiste) initialement développée par Bentham au début du 19ème siècle, selon laquelle le droit se fonde sur la promotion du bonheur pour le plus grand nombre.12 Le calcul de l’utilité consiste à peser les avantages et les inconvénients d’une action pour une somme d’individus (et non une personne en particulier). C’est dans ce contexte utilitariste qu’est apparue une justification de la torture à partir de la parabole de la « bombe à retardement » (ticking bomb). Ce scénario suppose qu’un terroriste disposant d’informationscritiques pour la survie de nombreux innocents a été fait prisonnier et refuse de révéler ce qu’il connaît. Dans ce cas, selon certains philosophes (mais des désaccords subsistent), il ne serait pas contraire aux valeurs morales d’utiliser des techniques d’interrogatoire « poussé » pour obtenir une information permettant de sauver des vies (l’endroit où se trouve la bombe selon la fiction, la préparation d’attentats futurs ou la dénonciation de complices en liberté dans des situations réelles).13
Cet argument a été utilisé pour justifier la participation de psychologues aux interrogatoires, soit comme conseillers des forces de sécurité, soit comme observateurs veillant à prévenir ou limiter les dérives courantes dans de telles situations.14 O’Donohue et al., veulent ainsi répondre aux psychologues pour qui la torture doit toujours être prohibée et aux dernières recommandations de l’APA en cette matière.15 Ils invoquent le caractère exceptionnel des circonstances dans lesquelles la torture est autorisée. Une analogie peut être établie avec l’interdit du tuer, qui est levé dans certaines situations (l’auto-défense, l’application de la peine de mort dans les pays qui ne l’ont pas encore abolie). Ils évoquent également le problème de conscience que rencontrent les interrogateurs dans le choix qui se présente à eux : permettre au suspect de garder le silence ou le forcer à parler pour éviter un attentat (ne rien faire ou agir). L’argument des « mains sales » repris au titre d’une pièce de J.-P. Sartre pour décrire un déchirement intérieur invite à opter pour ce qui constitue un moindre mal, un acte répugnant nécessaire quoique contraire aux convictions morales. Une troisième voie s’ouvre ainsi en philosophie morale entre l’absolutisme et l’utilitarisme : une éthique de la « vertu » (au sens d’Aristote : être quelqu’un de bien) en adoptant une attitude pénible mais courageuse.
Cette analyse a été vivement contestée par Jean Maria Arrigo et al.16 Le point crucial est qu’a été négligée la dimension sociale de la torture en réduisant la problématique à un face-à-face entre des individus, les interrogateurs et les prisonniers. Or la torture concerne également le monde politique, l’opinion publique, ainsi que les professionnels de la psychologie et de l’armée. Ces aspects plus larges avaient également été envisagés antérieurement dans un article critique vis-à-vis de l’implication des psychologues dans les interrogatoires (Costanzo et al., 2007 op.cit.) : la torture est illégale et contraire aux codes éthiques (même si elle est rebaptisée sous d’autres noms), elle a des effets préjudiciables sur les victimes et les agents de sécurité, elle dégrade l’image de la nation et normalise l’usage de la violence dans la société.
Par ailleurs, il est pertinent de s’interroger sur l’efficacité réelle de telles pratiques dans la collecte d’informations.17 Le raisonnement utilitariste repose fondamentalement sur l’idée qu’une action contraire aux normes peut entraîner des effets positifs, les bénéfices étant supérieurs aux inconvénients. L’argument de la bombe à retardement justifie la torture par disproportion du nombre de victimes, de l’interrogatoire d’un côté, du futur l’attentat de l’autre. Arrigo invite à examiner plus attentivement les conséquences de l’utilisation de la torture, à court mais aussi à plus long terme. Celle-ci fragilise plusieurs institutions : le Gouvernement dont la politique est désavouée, la Justice tenue à l’écart qui est bafouée, l’Armée qui doit mettre en place des unités spéciales, la Recherche nécessaire pour évaluer l’impact de diverses techniques… Les taux d’erreurs dans l’extraction d’aveux ne sont pas connus : des détenus fanatiques peuvent résister aux interrogatoires (il serait parfois plus utile de faire intervenir des religieux proches de la culture des prisonniers), l’affaiblissement des résistances mentales rend plus difficile la détection du mensonge, il existe parmi les suspects un nombre indéterminé d’innocents, ou d’individus ignorant le secret… Les conséquences négatives pourraient donc être plus importantes que les conséquences positives (notons au passage que dans un tel calcul les conséquences autres que nombre de victimes deviennent incommensurables). C’est l’une des erreurs du raisonnement utilitariste. Une autre concerne la validité de la déduction : « si le terroriste est torturé alors il avouera, donc il faut le torturer, l’information sera fournie et des vies seront sauvées ». Ce modèle causal simpliste néglige la nécessité de prendre en compte toute une série d’autres prémices qui affectent la vraisemblance de la conclusion.
Les psychologues peuvent se montrer bien plus utiles à la sécurité nationale par d’autres contributions à la conception d’interrogatoires que celles dénoncées dans le rapport Hoffman. Dans la collaboration entre les psychologues et les forces armées, il y a lieu de distinguer des opérations de confrontation et des opérations de collaboration.18 Les premières sont contraires aux lois, les secondes largement compatibles avec l’éthique des psychologues et des militaires. Si les interrogatoires « poussés » sont généralement inefficaces, les témoignages d’agents expérimentés indiquent qu’une relation positive avec le détenu fournit de meilleurs résultats. Les recherches à ce sujet sont peu nombreuses mais commencent à donner lieu à des publications scientifiques. L’une d’entre elles a procédé à l’analyse du contenu d’enregistrements d’interrogatoires de suspects de terrorismes réalisés au Royaume Uni.19 Le comportement des agents, plus ou moins hostiles ou coopératifs, a été mis en relation avec les réponses des suspects et les résultats ont montré que l’information utile recueillie était de meilleure qualité quand le suspect n’avait pas été menacé. Une autre étude conduite en Suède a comparé empiriquement l’efficacité de deux méthodes de recueil de renseignements, l’une classique (formulation de questions ouvertes), l’autre inspirée par l’expertise d’un officier de l’armée de l’air allemande durant la seconde guerre mondiale, donnant son nom à la méthode Scharff.20 Cette méthode se base sur une relation aimable mais allant au-delà de la simple conversation. Le principe fondateur est de prendre en compte le point de vue de la personne interrogée (initialement, des aviateurs abattus faits prisonniers). Les questions ne sont pas pressantes mais cherchent à donner l’illusion que l’interrogateur en sait plus qu’en réalité (par exemple ne pas demander où l’attaque aura lieu mais insinuer qu’elle visera un endroit précis). Le suspect peut fournir sans s’en rendre compte l’information recherchée en confirmant ou en rejetant l’hypothèse qui lui est proposée. Deux groupes de volontaires jouant le rôle d’extrémistes à partir d’un scénario fourni au préalable sur la préparation d’un attentat ont été interrogés selon ces deux méthodes. Les réponses ont été plus nombreuses et plus informatives dans le groupe de ceux confrontés à la méthode Scharff. On voit ainsi progressivement émerger une « science de l’interrogatoire » qui bénéficie à la fois de la mobilisation des connaissances dans les sciences psychologiques et du développement des recherches en criminologie (interroger des suspects d’actes de terrorisme et de crimes de droit commun impliquent des démarches à la fois spécifiques et similaires).21 Ces études correspondent à ce que Arrigo et collaborateurs identifient comme des opérations de collaboration, par opposition aux opérations de confrontation : les détenus consentent à l’interrogatoire (et conservent le droit au silence), la procédure ne vise pas à infliger une souffrance et elle a reçu l’approbation d’une structure institutionnelle. En l’occurrence, les projets de ce type d’expériences doivent recevoir un avis favorable des commissions d’éthique de la recherche des universités hôtes.
Que faire ?
Toutes ces discussions révèlent le rôle décisif des lanceurs d’alerte sans qui les atteintes aux droits humains dans les lieux de détention de la CIA seraient restées secrètes. Ces activistes sont aujourd’hui confrontés à diverses tentatives de rationalisation de la violation des droits humains dans la guerre au terrorisme.22 Ces atteintes sont légitimées de différentes manières que Rebecca Sanders range en trois rubriques : 1° l’invocation d’un état d’exception qui dans l’urgence confère aux autorités une souveraineté illimitée, sans toutefois aller jusqu’à légaliser la torture. 2° Cela conduit à une politique de dénégation assurant l’impunité : utilisation d’euphémismes tels que l’ « interrogatoire poussé », des sites secrets, une sous-traitance dans des pays tiers pratiquant la torture. 3° Sanders identifie une nouvelle stratégie apparue après le 11 septembre, qu’elle qualifie de « légalité plausible » consistant à déshumaniser les victimes et à réinterpréter les pratiques de manière à contourner les normes (la convention de Genève relative aux prisonniers de guerre ne s’applique pas aux « combattants irréguliers », les « procédures alternatives » ne constituent pas de la torture, le traitement des détenus n’a rien d’illégal et les auteurs des faits ne peuvent pas être poursuivis). Sanders conclut que la défense des droits humains ne peut plus se limiter à l’exigence du respect des lois.
Le rapport Hoffman souligne par ailleurs le rôle ambigu de l’APA qui avait déjà été dénoncé par d’autres auteurs.23 Certes l’association condamne l’utilisation de la torture. Néanmoins, le code éthique a été revu en 2002 de manière à ce que le principe de ne pas nuire ne soit plus le seul guide de conduite (voir l’annexe) et que certains psychologues se sentent autorisés à collaborer avec la CIA. On a vu dans cette révision une réhabilitation de l’ « argument Nuremberg » invoqué par les médecins nazis qui affirmaient n’avoir fait qu’obéir à leur hiérarchie, argument rejeté par le tribunal. Cette disposition a été abrogée en 2010. Dans ce contexte on a également dénoncé le caractère ambivalent du rapport PENS qui formule un série de recommandations à l’intention des psychologues impliqués dans les interrogatoires (admettons cependant de bonne foi qu’il existe des formes non violentes d’interrogatoire). Enfin, le code invite à signaler à une commission disciplinaire les cas de psychologues ayant eu recours à des pratiques abusives. Toutefois, les plaintes déposées n’ont jamais conduit à des sanctions, la commission estimant ne pas avoir suffisamment de preuves, comme dans le cas Leso,24 ou les psychologues incriminés s’étant retirés de l’APA. Ces ambigüités conduisent certains à penser que le code éthique vise autant à protéger les psychologues et à servir la corporation qu’à garantir le bien-être des clients.
Les universités qui forment les psychologues sont également concernées par la dénonciation d’actions abusives. La pratique de la torture peut s’expliquer par de nombreux facteurs socio-psychologiques, comme la croyance en son utilité ou les situations dans lesquelles se trouvent les agents, mais des enquêtes parmi des enseignants et des étudiants révèlent également un faible niveau d’information à ce sujet.25 L’application de la psychologie aux techniques d’interrogatoire est relativement récente, et les aspects éthiques de ce type d’interventions sont rarement discutés. A cet égard, la polémique soulevée par la publication du rapport Hoffman peut servir de cas d’école.
Conclusion
On a vu que l’implication des psychologues dans la lutte contre le terrorisme soulevait des questions philosophiques. Par ailleurs, certains considèrent que les excuses présentées par l’APA sont l’expression d’une idéologie politique, terme à leurs yeux connotés péjorativement (les psychologues seraient généralement biaisés en faveur des idées libérales, au sens américain, et en défaveur des idées conservatrices).26 Ce reproche paraît bien surprenant même si effectivement, l’accusation de collusion avec des actes de torture a visé les menées du gouvernement Bush. Comment en effet opposer la politique et l’éthique, quand les partisans des interrogatoires « poussés » invoquent des motivations patriotiques, et que leurs adversaires se revendiquent d’un combat pour la justice sociale ? Le débat politique oppose progressistes et tenants de l’ordre ancien. La question du traitement correct de détenus suspects n’y est pas étrangère.
1 http://www.apa.org/independent-review/index.aspx. www.apa.org/ethics/programs/position/index.aspx
2 http://www.ethicalpsychology.org/
3 Accessible à l’adresse :http://www.nybooks.com/media/doc/2010/04/22/icrc-report.pdf
4 Voir notamment sur le site www.ethicalpsychology.org, l’onglet « Resources ».
5 Behnke, S. (2006). Psychological ethics and national security: The position of the American Psychological Association. European Psychologist, 11 (2), 153-156.
6 http://www.apa.org/news/press/statements/work-settings.aspx
7 Rapport Hoffman; voir également : Boyd, J. W., LoCicero, A., Malowney, M., Aldis, R., & Marlin, R. P. (2014). Failing ethics 101: psychologists, the US military establishment, and human rights. International Journal of Health Services, 44(3), 615-625.
LoCicero, A., Marlin, R. P., Jull-Patterson, D., Sweeney, N. M., Gray, B. L., & Boyd, J. (2016). Enabling torture: APA, clinical psychology training and the failure to disobey. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 22(4), 345-355.
8 Rapport Hoffman : section APA interactions with CIA and DOD: 2001 – 2004 (pp. 124-205).
9 Voir les citations concernant la position de l’APA dans la section “Psychologists as uniquely qualified” in Pope, K. S. (2011). Psychologists and detainee interrogations: Key decisions, opportunities lost, and lessons learned. Annual Review of Clinical Psychology, 7, 459-481.
10 Greene III, C. H., & Banks III, L. M. (2009). Ethical guideline evolution in psychological support to interrogation operations. Consulting Psychology Journal: Practice and Research, 61(1), 25-32.
11 Kalbeitzer, R. (2009). Psychologists and interrogations: Ethical dilemmas in times of war. Ethics & Behavior, 19(2), 156-168.
Carter, L. A., & Abeles, N. (2009). Ethics, prisoner interrogation, national security, and the media. Psychological Services, 6(1), 11-21.
Abeles, N. (2010). Ethics and the interrogation of prisoners: An update. Ethics & Behavior, 20(3-4), 243-249.
12 La conception de Kant est complexe, puisqu’il était favorable à la peine de mort à l’égard des meurtriers qui par leur crime se sont exclus de la société. Selon un spécialiste de la question, il existe plusieurs versions d’absolutismes : Barry, P.B. (2015), The Kantian case against torture. Philosophy, 90 (4), 593-621.
13 Bufacchi, V., & Arrigo, J. (2006). Torture, terrorism and the state: A refutation of the ticking‐bomb argument. Journal of Applied Philosophy, 23(3), 355-373.
Pour un point de vue similaire, voir Terestchenko, M. (2006). De l'utilité de la torture ? Les sociétés démocratiques peuvent-elles rester des sociétés décentes ?, Revue du MAUSS no 28, 337-366.
Pour une critique (qui ne justifie pas la torture, mais juge que la réfutation de l’argument de la « bombe à retardement » par Bufacchi et Arrigo n’est pas convaincante), voir Wisnewski, J. J. (2009). Hearing a still‐ticking bomb argument: A reply to Bufacchi and Arrigo. Journal of Applied Philosophy, 26(2), 205-209.
14 O'Donohue, W., Snipes, C., Dalto, G., Soto, C., Maragakis, A., & Im, S. (2014). The ethics of enhanced interrogations and torture: A reappraisal of the argument. Ethics & Behavior, 24(2), 109-125.Suedfeld, P. (2007). Torture, interrogation, security, and psychology: Absolutistic versus complex thinking. Analyses of Social Issues and Public Policy, 7(1), 55-63.
15 Costanzo, M., Gerrity, E., & Lykes, M. B. (2007). Psychologists and the use of torture in interrogations. Analyses of Social Issues and Public Policy, 7(1), 7-20.
16 Arrigo, J. M., DeBatto, D., Rockwood, L., & Mawe, T. G. (2015). The “Good” Psychologist,“Good” Torture, and “Good” Reputation—Response to O’Donohue, Snipes, Dalto, Soto, Maragakis, and Im (2014) “The Ethics of Enhanced Interrogations and Torture”. Ethics & Behavior, 25(5), 361-372.
17 Arrigo, J. M. (2004). A utilitarian argument against torture interrogation of terrorists. Science and Engineering Ethics, 10(3), 543-572.
Bufacchi, V., & Arrigo, J. (2006). Op. cit.
Costanzo, M. A., & Gerrity, E. (2009). The effects and effectiveness of using torture as an interrogation device: Using research to inform the policy debate. Social Issues and Policy Review, 3(1), 179-210.
18 Arrigo, J. M., & Wagner, R. V. (2007). Psychologists and military interrogators rethink the psychology of torture. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 13(4), 393-398.
Arrigo, J. M., Eidelson, R. J., & Bennett, R. (2012). Psychology under fire: Adversarial operational psychology and psychological ethics. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 18(4), 384-400.Arrigo, J. M., Eidelson, R. J., & Rockwood, L. P. (2015a). Adversarial operational psychology is unethical psychology: A reply to Staal and Greene. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 21(2), 269-278.
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LoCicero et al. (2016) op. cit.
26 O’Donohue et al. (2014) op. cit. p. 123