VARIA
SOMMAIRE
1. Problème politique
2. Justification rationnelle
3. Considérations méthodologiques
4. Validation sociale
5. Limites écologiques
6. Actualisation critique
1. Problème politique
En 1807, Johann Gottlieb Fichte publiait Le Caractère de l’époque actuelle1. Il y exposait, en termes populaires, sa philosophie de l’histoire, laquelle est déterminée par l’usage que l’homme fait de sa liberté. Je me revendique de l’intention du philosophe allemand pour contribuer au diagnostic de notre époque. Mon texte est aussi l’architecture d’un programme de recherche personnelle.
Sans tomber dans la caricature millénariste du prophète Philippulus rencontré par Tintin dans L’Etoile mystérieuse, j’adhère à l’idée que l’apocalypse est le dévoilement du divin dans notre monde sans la médiation rationnelle du symbolique2. Je pense aussi que cette menace se manifeste aujourd’hui en creux de la réalité décrite par les concepts jumeaux de l’anthropocène3 et de Gaïa4. Si « l’intrusion de Gaïa la chatouilleuse »5 est la compensation psychique6 de l’anthropocène, comment passer de la séparation des contraires à l’union des opposés ?7
Comment cette intuition s’exprime-elle dans le monde vécu des personnes ? Dans sa théorie des tendances à la crise dans le capitalisme avancé8, Habermas montrait comment les crises se propagent successivement depuis le déficit d’efficacité dans la sphère économique jusqu’à la crise politique de légitimation du pouvoir représentatif en passant par la crise de rationalité de l’administration étatique. Ces crises se répercutent dans le ressenti des individus et culminent sous forme de déficit moral de motivation dans la sphère socio-culturelle.
Comment en finir avec l’impuissance et la résignation sans se déchaîner dans les luttes pour la reconnaissance, ni se replier dans une spiritualité niaise ? Que nous raconte du politique le retour des rituels magiques d’inspiration néo-païenne9 ? Quelles responsabilités sociales endosser en cohérence avec nos sentiments ?
Si on refuse de (psycho)pathologiser la subjectivité des acteurs, comment reprendre leur ressenti pour lui donner une force pratique ? J’adhère au constat d’une nécessaire reconnexion du politique – en tant qu’espace de construction sociale du conflit relatif à la définition et à la satisfaction des besoins – aux sources profondes de la souveraineté populaire. Je rejoins l’hypothèse que le déficit démocratique du politique est aussi un déficit spirituel et symbolique.
Les impasses de l’intégration républicaine (à la française ou à l’américaine) s’expriment aujourd’hui dans le débat sur la place à réserver à la religion dans nos sociétés hautement différenciées10. Je pense que le conflit médiatique et juridique sur l’attitude à adopter à l’égard des manifestations publiques des confessions religieuses et des convictions privées occulte l’appauvrissement de l’imaginaire politique dans nos sociétés post-séculières. J’y vois le besoin de proposer une politique de l’inconscient, en compensation aux impasses du Moi en politique.
Ma démarche s’inscrit dans une théorie de la communication publique afin de conférer une portée politique à la discussion, de préférence à une querelle esthétique, et en s’appuyant sur des présupposés issus de la théorie de l’intersubjectivité (Habermas et Axel Honneth) afin d’éviter les apories mentalistes de la philosophie de la conscience. Dans cette optique, je m’appuie également sur la psychologie analytique de C.G. Jung qui étudie, selon la méthode scientifique, l’expérience religieuse et nous invite à surmonter les états d’âme du Moi livré à lui-même.
2. Justification rationnelle
Que serait ouvrir le Moi politique à ses sources de vitalité spirituelle sans régresser dans l’inconscient ? Comment améliorer la structuration symbolique du politique sans revenir à la figure matricielle du Un ? Ma stratégie conceptuelle est de complexifier la dialectique du Moi politique et de son inconscient en « provincialisant le langage » et en « décolonisant la pensée », comme le propose Eduardo Kohn pour décrire comment pensent les forêts11, en appliquant la sémiotique fondamentale de Ch. S. Peirce.
La grammaire transcendantale de Peirce s’articule autour de trois catégories de base : la Priméité (« Firstness » : catégorie de la qualité, de la possibilité et de la sensation), la Secondéité (« Secondness » : catégorie de l’expérience, de l’effectivité et de la force) et la Tiercéité (« Thirdness » : catégorie de la réalité, de la nécessité et de la pensée). Ensemble, Priméité, Secondéité et Tiercéité constituent la structure du signe qui forme aussi la logique de la signification. Peirce propose d’appeler « sémiotique » la logique du signe et « sémiosis » son action.
Ces trois catégories fondamentales s’enchaînent hiérarchiquement. Dans l’ordre ontologique de la puissance d’être, le Premier est avant le Second, lequel précède le Troisième. Dans l’ordre pragmatique de la signification réelle, la liaison triadique peut se dégénérer en une double relation dyadique (et non l’inverse). Je fais l’hypothèse que la violence dans la communication est l’expression réelle de cette distorsion catégorielle12.
Cette architecture triadique (dans laquelle trois termes développent le même être et la signification partagée s’élabore en trois moments complémentaires) est le squelette de la dynamique quaternaire mise à jour par Jung au cœur de l’image de Dieu, contestant ainsi l’incomplétude de la Sainte-Trinité de laquelle avaient été exclus le Mal, la Femme et la Matière. L’axiome de Marie la Prophétesse exprime cette circularité de la totalité : « Du un vient le deux, du deux vient le trois et le un du trois est le quatrième »13.
Kohn étend la sémiotique de l’être à un existant non humain. Suivons l’anthropologue. Si, selon sa loi interne, l’être demande à être reconnu, quelles médiations rationnelles pouvons-nous offrir à l’âme du monde14 pour qu’elle se réalise ici-bas ? En effet, mon impuissance politique renvoie autant à la clôture narcissique du bocal administratif et médiatique qu’à la violence faite à l’être dans son invite à le reconnaître. Or pour compenser cette excommunication publique réciproque, la politique de l’inconscient devrait pouvoir s’appuyer sur un concept critique de communication politique non violente.
Déblayons cet impératif. Dans son concept, la communication politique non violente n’est pas l’application de la technique de communication non violente à l’arène politique pour en civiliser les échanges. Il n’est pas non plus l’idéal de la communication entre acteurs politiques non systématiquement déformée par le fait de la domination. Simplement, la communication politique non violente serait l’expression imparfaite de notre puissance d’agir en public.
Voici pour la justification rationnelle de mon projet de politique de l’inconscient. Il s’agit de jeter un pont, doté de signification, entre nos intuitions morales en matière d’action politique et les manifestations empiriques du désordre écologique mondial. Mon ontologie formelle, inspirée de Peirce et de Jung, dessine les contours possibles de cette expérience de pensée et les conditions quasi transcendantales que devrait satisfaire l’âme du monde pour être acceptée de nous15.
En toute honnêteté intellectuelle, je vous livre mon arrière-plan métaphysique. Il s’agit d’une variation sur « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais) :
En quatrième, la conscience : le problème peut-être le plus difficile à poser.
En premier, le champ des connaissances possibles. La science physique traite la question de l’objectivité dans les termes d’une théorie de l’information alors que la science psychique reconstruit la question de la subjectivité dans les termes d’une théorie de la signification. Elles décrivent de l’intérieur le même monde.
En second, la structure relationnelle de ma subjectivité. Ou comment le Moi se relie aux personnes grammaticales (Je/ipséité, Tu/altérité, Vous/sacré et Nous/société). Les pathologies de la subjectivité se manifestent sous forme d’unilatéralisations (inflation de l’égo, dilution dans l’inconscient personnel, évaporation dans la spiritualité ou suradaptation à l’image sociale).
En troisième, mon âme est l’étincelle de la divinité dans la subjectivité. Mes expériences vécues, en tant qu’hologrammes, s’alimentent à deux foyers psychiques complémentaires : sur le plan fonctionnel, le Moi veille à mon adaptation au monde et, sur le plan existentiel, le Soi conduit mon individuation dans le monde. Ces sources convergent dans le flux de ma vie accomplie.
3. Considérations méthodologiques
J’ai conscience des accents ésotériques, voire « New Age », de cette méditation. Elle s’inspire d’attitudes unilatérales de communication.
D’abord sur le plan de la subjectivité. Dans son Fondement du droit naturel16, Fichte étudie comment deux Moi en présence peuvent rompre leur indifférence réciproque, chacun pensant d’abord de manière solipsiste avoir affaire à une chose inerte en face de lui plutôt qu’à un Alter Ego. C’est l’appel, l’invitation (« Aufforderung ») de l’apparent Non-Moi vers le Moi qui va lui indiquer que l’objet qui est devant lui est peut-être aussi un sujet comme lui-même. A cet acte inconditionné de liberté morale chez l’interpellant répond la même liberté chez autrui interpellé : il peut choisir de rester de pierre.
Ensuite sur le plan de la physique : notre réalité ordinaire de conscience est un état modifié de l’inconscient. C’est une hypothèse centrale de la parapsychologie scientifique contemporaine17. L’information fondamentale de l’univers résiderait dans une dimension invisible qui échappe aux contraintes de l’espace et du temps et se situerait après la barrière de lumière18 (comme on parle du « mur du son »). Les programmes de mémoires communes stockés dans l’éther s’actualiseraient dans et par nos interactions. Les scientifiques les plus audacieux parlent de « Champ akashique », par référence à la sagesse indienne, pour décrire le « Temps du Rêve » (« Tjukurpa ») des Aborigènes d’Australie.
Selon ce peuple premier, vieux d’au moins 65.000 ans, leurs grands Ancêtres avaient formé et habité la Terre en y projetant leurs pensées sous forme d’empreintes (« Dreamings ») modelant le sol, créant les existants (plantes, animaux et gens du monde) et proclamant la loi sociale. Aujourd’hui, les grands Anciens, initiés gardiens de la mémoire des communautés aborigènes, perpétuent dans leurs peintures ces itinéraires rêvés, chantés et dansés19 (« Songlines ») qui, tels les sillons d’un phonogramme ou d’un disque dur informatique, matérialisent lorsque on les parcourt l’information sociale contenue virtuellement. C’est le principe de l’hologramme (dont chaque partie contient le reste) mis à jour chez les Aborigènes d’Australie par Barbara Glowczewski20 et redécouvert depuis par le courant le moins dogmatique des sciences exactes21. Dans son autobiographie, Jung avait déjà formulé cette hypothèse que nous serions le rêve d’un méditant22.
Ce qui m’intéresse ici est l’ouverture du temps historique, que la perspective soit de prime abord intersubjective ou transpersonnelle. De toute manière elles ne le sont que rétrospectivement. Si, dans la cosmogonie grecque, Chronos est issu (et à l’origine) de la dissociation d’Ouranos et Gaïa, comment depuis le temporel me relier au spirituel et quelles responsabilités et tâches pratiques endosser ici et maintenant, en accord avec ma liberté ?
La violence dans la communication manifeste l’appauvrissement de notre lien intime avec le monde, c’est-à-dire son désenchantement, sur le double plan de l’expérience vécue en tant que personne et des limites objectives à la viabilité de notre terre d’accueil23. Alors comment écarter l’objection de renouveler le geste métaphysique et de réenchanter le monde dans une vaine tentative, conceptuellement régressive et pratiquement rétrograde ?
Je récapitule ma stratégie conceptuelle.
Contexte empirique : nos intuitions morales sur la déconnexion avec notre nature, intérieure et extérieure, dramatisées par l’intrusion de Gaïa la chatouilleuse en réplique à la surenchère orgueilleuse dans la gouvernance humaine du monde.
Parti-pris méthodologique : j’adopte une lecture spirituelle et néanmoins rationnelle de cet état de fait en écho à l’apocalypse comme dévoilement du divin sur terre. En filigrane de notre inquiétude existentielle, quelle forme devrait revêtir le principe fondamental qui organise la marche du monde vers son accomplissement ? La structure quaternaire du signe, détectée par Peirce et Jung, exprime la loi de l’amour, au cœur de la totalité : tout être demande à être reconnu.
Ouverture spéculative : dans son effort pour advenir, la forme de l’être se fait âme du monde par un mouvement d’affirmation retenue. En effet, le mouvement Yang de création se reprend en une pulsation Yin de réception. C’est là une très ancienne respiration cosmique exprimée dans la Kabbale juive par « Tsimtsoum ». L’être ne peut se reconnaître qu’une fois qu’il s’est retiré pour faire place à l’Autre au travers duquel il peut se retrouver et se réaliser. On retrouve la figure de « soi-même comme un autre » chez la plupart des philosophes modernes (Fichte, G.W.F. Hegel) et contemporains (Paul Ricœur, Axel Honneth) qui ont décrit l’amour comme reconnaissance réciproque.
Incarnation terrestre : dans son Livre de Job, Jung explique que le créateur restera incomplet – c’est-à-dire inconsistant par rapport au concept de sa propre perfection d’être suprême – tant qu’il ne bénéficiera pas de la reconnaissance, autonome et en conscience, de sa créature. Régi par sa propre loi d’amour, le divin ne peut pas s’imposer dans le processus de reconnaissance mais doit simplement tenter de s’inviter auprès de l’homme afin que celui-ci s’ouvre à la dialectique de l’esprit. Quels signes (icônes, indices ou symboles au sens de Peirce) récoltons-nous pour accueillir et accompagner l’avènement de l’âme du monde ?
Validation sociale : je propose à présent une relecture de ce qui existe déjà factuellement sous nos yeux pour y ajouter un supplément de cohérence et de signification. Prise au sérieux, notre interpellation écologique est une réclamation de l’être : « Chaque fois qu’un être pose le problème de ses conditions d’existence, il relève d’une approche écologique »24.
4. Validation sociale
Quelles sont les pratiques existantes qui attestent déjà ici-bas de la présence de l’âme du monde ? Comment les ordonnancer de manière signifiante pour amplifier le mouvement d’incarnation de l’être ? Et à quelles conditions institutionnelles les rendre possibles ? Je m’attarderai sur l’écologie spirituelle, l’écologie politique et l’écoféminisme. J’esquisserai ensuite les médiations concrètes de l’âme du monde et je proposerai en clôture l’axiome de la communication politique non violente.
Dans les faits, le pouvoir est domination. Et les femmes sont les premières à en faire les frais. Comment le politique intègre-t-il notre ontologie formelle pour discipliner la violence de la domination et comment se rend-il disponible à l’âme du monde ?
Nancy Fraser instruit le procès du politique au nom d’une « conception modeste et non exclusive de l’émancipation »25. « Modeste » parce qu’elle est « le fait de surmonter la domination, quelles que soient les formes que revêt cette dernière » et qui se dévoileront par le processus historique ouvert des luttes et de la critique sociales. « Non exclusive » parce que l’émancipation devrait s’articuler à la sécurité et à la stabilité, garanties par la protection sociale, et à la non-ingérence dans la liberté des choix et des initiatives personnelles, garde-fou essentiel hérité du libéralisme politique contre toute dérive étatique ou conservatrice.
La conception de la justice sociale proposée par Fraser complète la redistribution économique des droits et la reconnaissance culturelle des identités par le principe politique de « parité de participation » entre hommes et femmes. Elle subvertit ainsi le principe Yang par le principe Yin, en transformant le premier de l’intérieur. L’apport de Fraser à la théorie politique est indispensable et son approche féministe pointe avec justesse les limites d’une conception de la communication publique restreinte au discours argumentatif logocentrique et phallocratique.
Fraser « s’oppose à une vulgate psychologisante qui dépolitise certains problèmes sociaux et donne à la famille une puissance d’explication causale sans limite »26. Sa démarche reste dans l’orbite du Moi politique : elle privilégie la représentation, la volonté et la décision dans la constitution et l’exercice de la souveraineté démocratique. Je retiens néanmoins l’objection de Fraser sur le risque de privatisation des enjeux par le recours à des catégories inappropriées (dans le cas présent : la confusion ontologique entre Tiercéité et Priméité).
De son côté, l’écoféminisme27 conteste et complète cette vision du politique structuré selon le principe Yang par l’apport des luttes pacifistes radicales, lesquelles mobilisent des registres de discours plus expressifs, poétiques et intuitifs afin de rendre compte du lien intime et vécu entre enjeux sociaux et problèmes environnementaux. Le mot d’ordre écoféministe est « Reclaim »28 : réappropriation, réhabilitation et réinvention des pratiques, des usages et des ressentis contre les formes institutionnelles de domination (sous forme d’actions ou de savoirs). Le politique renoue ainsi avec l’opinion, l’expression et la délibération – le volet Yin de la souveraineté populaire.
5. Limites écologiques
Maintenant, quels moments présuppose cette recomposition de la souveraineté étatique par le prisme de la communication publique ? L’écologie politique élargit le champ de l’existant et orchestre les termes du conflit en vue de la justice politique. C’est le moment de la Secondéité. L’écologie spirituelle se tient à la limite pensable du politique : elle dessine par la communion privée des consciences le règne des fins. C’est le moment de la Priméité.
L’écologie politique questionne les limites de notre communauté en remettant en question le grand partage moderne entre nature et culture. A quoi ressemble cette nature projetée comme l’extériorité de notre humanité, elle-même définie en retour par la diversité de nos cultures ? Un état de nature primordial marqué par l’innocence ? Une condition sauvage (« Wilderness ») plus ou moins exotique ? Un réservoir infini de ressources dans lequel puiser ? Un dépotoir anonyme où déverser ce qui est obsolète ?
Par-delà les querelles théoriques de l’épistémologie des sciences29 ou de l’anthropologie comparée30, le questionnement sur ce qui nous rassemble en communauté politique se nourrit d’un sentiment moral : de quoi sommes-nous responsables et à quoi tenons-nous ?31 En quoi notre humanité est-elle universalisable et sur quel point d’appui situé en surplomb, hors-sol, pouvoir nous appuyer pour la justifier en raison ?32 Comment élargir notre perception au « plus-qu’humain »33 et abandonner nos œillères culturellement conditionnées qui nous réservent l’exclusivité de la subjectivité et réduisent les non-humains vivants à des objets inanimés et manipulables ?
Si l’autre est premier (inconditionné et inconnaissable), l’important est de déterminer comment traduire ses besoins en un langage partagé et négocier entre existants, humains et non-humains, la répartition des territoires et la satisfaction des priorités. Tel est le rôle de la politique délibérative étendue à tous les habitants de notre terre et qui fait de cette structure de communication publique à proprement parler une constitution cosmopolitique34.
Ecologie spirituelle35, écopsychologie36, écospiritualité37, écologie intégrale38 : un souci commun relie ces doctrines qui donnent une place centrale à la conscience comme état d’introspection et de contemplation. Leur intention : comment témoigner de notre lien spontané, presque sacré, avec les frémissements de l’âme du monde ?
Les militants de l’écologie politique en Europe ont été sommés de prendre leur distance par rapport aux prétendus ‘‘Khmers verts’’ de « l’écologie profonde de longue portée »39. Mauvais procès, erreur de catégorie : avec « Sois le changement que tu veux voir dans le monde », nous sommes ici dans la pure possibilité d’être de la communication politique, la Priméité. Un risque identifié par Nancy Fraser.
Résumons. En Trois, féminisme et écoféminisme animent la souveraineté publique par la respiration cosmique Yin-Yang. En amont du Trois, l’écologie profonde, en Un, et l’écologie politique, en Deux, transforment la communauté rêvée des candidats au monde en partenaires de contrats sociaux cosmopolitiques.
6. Actualisation critique
Comment rendre la souveraineté émancipatrice ? Selon l’Axiome de Marie, « et du troisième sort l’un comme quatrième » : par quelles formes de communication la souveraineté doit-elle rester raccordée à l’inconscient du politique pour devenir puissance publique ?
J’identifie deux médiations concrètes de l’âme du monde.
En Yin, les espaces publics autonomes40. Ces structures sociales de communication spontanées, ouvertes à tous, auto-organisées et se reproduisant par leurs propres moyens, réalisent à leur échelle l’idéal de la communication intersubjective. Les espaces publics autonomes, lointains héritiers de la forme historique des salons littéraires41, sont aujourd’hui les sources du « pouvoir communicationnel » de la société (qu’Habermas oppose au « pouvoir administratif » de l’Etat capitaliste42).
En Yang, les actions directes non violentes43. Ces interventions collectives (à la différence de l’objection de conscience, acte privé) sont déterminées par la non-coopération avec les autorités, la non-violence dans l’ensemble du processus (préparation, décision, exécution, évaluation) et l’empathie témoignée à l’égard des adversaires, « petites mains du capitalisme »44 et complices dociles de la domination.
La forme la plus radicale du conflit politique non violent est la désobéissance civile. Les « désobéisseurs »45 assument délibérément le risque de répression et de sanction étatiques parce qu’il s’inscrit dans leur stratégie politique : désigner l’incohérence autoritaire entre la légitimité inconditionnelle des normes et leur existence factuelle et gagner l’adhésion de l’opinion publique pour obtenir la révision des règles iniques.
En conclusion, la communication politique non violente comme expression imparfaite de notre puissance d’agir en public comporte quatre moments :
En premier, dans la joie, la liberté d’opinion donne vie à la conscience de l’être
En second, avec compassion, la constitution cosmopolitique donne forme à la communauté des existant.e.s
En troisième, malgré la peur, la parité de participation donne corps à la solidarité des citoyen.ne.s
En quatrième, par la colère, la désobéissance civile donne voix à notre terre d’accueil
1 FichteJohann Gottlieb, Le Caractère de l’époque actuelle (1807), Vrin, 1990.
2 EdingerEdward, Rencontre avec le Soi. Un commentaire, selon la psychologie de C.G. Jung, des ‘‘Illustrations du Livre de Job’’ de William Blake, La Fontaine de Pierre, 2007.
3 Avec la révolution industrielle et le capitalisme fossile, l’humain est devenu un facteur géologique à prendre en compte dans la régulation du système-Terre (jusqu’aux théories de l’effondrement : la collapsologie) : Bonneuil Christophe et Fressoz Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2016 ; Conway Erik K. et Oreskes Naomi, L’effondrement de la civilisation occidentale, Les liens qui libèrent, 2015.
4 Au sens de l’émergence d’une transcendance abrupte, matérielle, sans intention cachée et indifférente à ses conséquences. Ce qui signifie pour nous : conscience aiguë d’une irréversibilité du désordre climatique mondial qui pourrait même éjecter l’humain de la planète, considéré comme parasitaire par rapport à la perpétuation de la vie.
5 Stengers Isabelle, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009, p. 36 ; Stengers Isabelle et Drumm Thierry, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, La Découverte, 2017, p. 115 et sq.
6 « Je vois dans la compensation une équilibration fonctionnelle, une sorte d’autorégulation de tout l’appareil psychique. Selon moi, l’activité de l’inconscient compense aussi l’exclusivisme de l’attitude générale dû aux fonctions conscientes. (…) D’ordinaire, la compensation par l’inconscient n’est pas un contraste : elle contrebalance l’orientation consciente, ou elle la complète » (C.G. Jung, Types psychologiques, Georg, 1991, pp. 417-418).
7 Dans sa lecture profonde « des prophéties subversives de l’Apocalypse de Jean », Pierre Trigano adopte une stratégie opposée (et néanmoins complémentaire) à mon approche argumentative. S’inspirant de l’analyse des rêves selon Jung, l’ouvrage de Pierre Trigano Et le Capitalisme tombera (éd. Réel, 2017) propose une interprétation symbolique mais non rhétorique de la Bible hébraïque afin d’y décrypter les signes (politiques, sociologiques, psychiques et physiques) annonciateurs de l’effondrement prochain du capitalisme néolibéral global et de l’avènement de la communauté humaine universelle sous l’égide du principe de la féminité divine.
8 HabermasJürgen, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, Payot, 1978.
9 Pignarre Philippe, Stengers Isabelle, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005 ; Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015 ; Cook Alice et Kirk Gwyn, Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common, Cambourakis, 2016.
10 HabermasJürgen, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard, 2008 ; HabermasJürgen, « Qu’est-ce qu’une société post-séculière ? », Le Débat, 2008/05.
11 Kohn Eduardo, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones sensibles, 2017.
12 Dans l’analyse performative des actes de langage, on décrit comment la dimension illocutoire d’un énoncé lors d’une interaction communicationnelle entre participants orientée vers l’entente peut être subvertie en une dimension perlocutoire visant à obtenir par l’influence un changement de comportements dans le monde en se passant de l’adhésion des acteurs.
13 von Franz Marie-Louise, Nombre et temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne, La Fontaine de Pierre, 2012, p. 139.
14 Cazenave Michel, La science et l’âme du monde, Albin Michel,1996 ; Cazenave Michel et Taleb Mohammed (entretiens avec Nathalie Calmé), Eloge de l’Âme du monde, Entrelacs, 2015 ; LenoirFrédéric, L’Âme du monde,NiL, 2012.
15 A noter qu’Alain Badiou a développé le rôle des mathématiques comme ontologie formelle (i.e. pensée de l’être) et fondement rationnel absolu de quatre domaines d’objet distincts (lesquels disposent chacun de leur propre prétention à la validité) : la science, l’art, l’amour et la politique. Pour un résumé : Badiou Alain (avec Gilles Haéri), Eloge des mathématiques, Flammarion, 2017.
16 FichteJohann Gottlieb, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science (1797), PUF, 1984.
17 En particulier Dean Radin, Rupert Sheldrake, Ervin Laszlo et Philippe Guillemant.
18 Dutheil Régis et Brigitte, L’homme superlumineux, Sand, 2012.
19 Chatwin Bruce, Le Chant des pistes, Le Livre de Poche, 1990.
20 Glowczewski Barbara, Les rêveurs du désert. Peuple Warlpiri d’Australie, Plon, 1989 ; Glowczewski Barbara, Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens, Plon, 2004.
21 Talbot Michael, L’Univers est un hologramme. Comment les scientifiques d’aujourd’hui confirment les dires des mystiques de toujours, Pocket, 2005 ; McTaggart Lynne, Le champ unifié, J’ai lu, 2016.
22 http://voiedureve.blogspot.be/2014/04/le-meditant-qui-me-reve.html
23 Taleb Mohammed (dir.), Sciences & Archétypes, Fragments philosophiques pour un réenchantement du monde, Dervy, 2002 ; Taleb Mohammed, L’écologie vue du Sud. Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel, Sang de la Terre, 2014 ; Taleb Mohammed, Nature vivante et âme pacifiée, Arma Artis, 2014.
24 StengersIsabelle, « Penser à partir du ravage écologique », in Hache Emilie (dir.), De l’univers clos au monde infini, Dehors, 2014, p. 154.
25 Fraser Nancy, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005 ; Fraser Nancy, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012 ; BoltanskiLuc etFraserNancy, Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, PUL, 2014.
26 FerrareseEstelle, « Nancy Fraser ou la théorie du ‘‘prendre part’’« , La Vie des idées, 20 janvier 2015, http://www.laviedesidees.fr/Nancy-Fraser-ou-la-theorie-du-prendre-part.html.
27 Federici Silvia, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde et Senonevero, 2014 ; Ehrenreich Barbara et English Deirdre, Sorcières, sages-femmes & infirmières. Une histoire des femmes soignantes, Cambourakis, 2015 ; Apfel Alana, Donner naissance. Doulas, sages-femmes et justice reproductive, Cambourakis, 2017.
28 Hache Emilie (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Cambourakis, 2016 ; LowenhauptTsingAnne, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2015. Par ses valeurs, le mouvement écoféministe rejoint l’écologie sociale et radicale : Gerber Vincent et Romero Floréal, Murray Bookchin : pour une écologie sociale et radicale, Le passager clandestin, 2014 ; Latouche Serge, Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, Le passager clandestin, 2016.
29 Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991 ; Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, La Découverte, 2012 ; Stengers Isabelle, Cosmopolitiques I & II, La Découverte, 1997 ; Hache Emilie (dir.), De l’univers clos au monde infini, Dehors, 2014.
30 Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Martin Nastassja, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016.
31 Hache Emilie, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, La Découverte, 2011 ; Hache Emilie (dir.), Ecologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Amsterdam, 2012.
32 Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015 ; Latour Bruno, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.
33 Abram David, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, La Découverte, 2013 ; Colman Warren, « L’Âme dans le monde : la culture symbolique, médium pour la psyché », Revue de Psychologie Analytique, 2016, n° 5, 8-41.
34 Latour Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, La Découverte, 1999.
35 Sponsel Leslie E., L’écologie spirituelle. Histoire d’une révolution tranquille, Hozhoni, 2017.
36 Taleb Mohammed, Theodore Roszak : vers une écopsychologie libératrice, Le passager clandestin, 2015 ; Macy Joanna, Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre. Retrouver un lien vivant avec la nature, Le Souffle d’Or, 2016 ; Egger Michel Maxime, Ecopsychologie. Retrouver notre lien avec la terre, Jouvence, 2017.
37 PeltJean-Marie (avec Franck Steffan), Nature et spiritualité, Fayard, 2008 ; Romanens Marie et Guérin Patrick, Pour une écologie intérieure. Renouer avec le sauvage, Le Souffle d’Or, 2017.
38 Pape François, Encyclique Laudato si’. Edition commentée, Parole et Silence, 2015.
39 Naess Arne, Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, Seuil, 2017, p. 119.
40 Habermas Jürgen, « La souverainetépopulairecomme procédure. Un concept normatif d'espace public », Lignes, 1989/3 ; Habermas Jürgen, « ‘‘L'espace public’’, 30 ans après », Quaderni, 1992/18 ; Negt Oskar, L’espace public oppositionnel, Payot, 2007 ; NeumannAlexander, Après Habermas, La Théorie critique n’a pas dit son dernier mot, Delga, 2015 ; FerrareseEstelle, Éthique et politique de l’espace public : Jürgen Habermas et la discussion, Vrin, 2015.
41 Habermas Jürgen, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988
42 Habermas Jürgen, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, 1997.
43 Thoreau Henry David, La Désobéissance civile, Mille et une nuits, 2000 ; Ferrarese Estelle, « Le conflit politique selon Habermas », Multitudes, 2010/2 ; Muller Jean-Marie, L’impératif de désobéissance, Le passager clandestin, 2011 ; Renou Xavier, Désobéir. Le petit manuel, Le passager clandestin, 2012 ; Starhawk, Chroniques altermondialistes : tisser la toile du soulèvement global, Cambourakis, 2015.
44 Pignarre Philippe, Stengers Isabelle, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 49 et sq.
45 « Ce terme me paraît plus juste pour désigner l’acteur raisonnable, lucide, conscient, clairvoyant, comptable de son acte de désobéissance, celui qui revendique haut et fort sa désobéissance et entend en assumer toute la responsabilité » (Muller, op. cit., p. 235).