DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE
Christian Cauvin est professeur émérite de gestion dans le groupe HEC où il enseigne la stratégie financière. Il a publié Au-delà de la mondialisation. Construire le monde de demain en 2016 et La fin du capitalisme et la nécessaire invention d’un monde nouveau en 2014.
SOMMAIRE
L’euro et l'Europe
L’euro et la monnaie
Deux fables, le troc comme monnaie première et la neutralité institutionnelle de la monnaie
Le troc
La neutralité institutionnelle de la monnaie
Les étapes de la financiarisation et de la création de l’euro
Le recours aux marchés financiers
Le déni de démocratie
L’euro et ses conséquences
L’Europe des marchés
Les conséquences pour les populations
Les constats
Les monnaies nouvelles
Les monnaies électroniques
Les monnaies locales
Choisir
La question de l’euro comporte deux volets majeurs : celui de l’Europe et celui de la monnaie.
L’euro et l'Europe
S’agissant de l’Europe, il n’est pas difficile de caractériser ce qui s’est construit depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Après les désastres de la guerre, l’aspiration à la paix était générale. Pourtant, deux voies pouvaient s’ouvrir : une Europe des peuples et des cultures dans l’esprit de la conférence de Philadelphie et des orientations du Conseil National de la Résistance français ou une Europe des marchés assurant la réussite d’un capitalisme mondialisé et financiarisé. Il n’est probablement pas inutile de rappeler combien la période ouverte par la crise de 1929 au plan économique et prolongée par la deuxième guerre mondiale au plan géopolitique a ouvert des perspectives nouvelles permettant d’envisager des transformations radicales pour sortir du système capitaliste et conduire à des sociétés dans lesquelles l’homme retrouve la place centrale que lui a confisqué la marchandise.
Les secousses économiques, financières et monétaires provoquées par la crise de 1929 avaient conduit à contester la prééminence actionnariale par la reconnaissance des parties prenantes (« stakeholders ») et non des seuls actionnaires (« stockholders ») ; dans le même esprit, la séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires était actée dès 1933.
Avec la guerre, ce sont les principes de justice sociale qui animent les Alliés auxquels le président Roosevelt propose une rencontre à Philadelphie le 10 Mai 1944, bien avant la fin de la guerre et quelques mois avant les orientations économiques et monétaires de Bretton Woods, le 22 Juillet 1944.
Rappeler les principes fondamentaux de la Conférence est indispensable aujourd’hui tant la régression est considérable depuis 1944 :
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Le travail n’est pas une marchandise.
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La pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous.
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La Conférence reconnait l’obligation solennelle de réaliser la plénitude de l’emploi, l’élévation des niveaux de vie et un salaire minimum vital.
Pour le Conseil National de la Résistance, c’est le 15 Mars 1944 que son Programme est adopté à l’unanimité de ses membres. Synthétiquement, outre le retour de la démocratie après la guerre avec le suffrage universel et la liberté de la presse, il prévoit, au plan économique « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » par les nationalisations et des mesures sociales avec le rétablissement d’un syndicalisme indépendant et « un plan complet de sécurité sociale ».
Une Europe nouvelle était possible ancrée sur la paix, la justice et l’égalité, mais une fois la paix acquise, l’économie est devenue dominante. La création de la CECA pour le charbon et l’acier a été le premier jalon, mais le moment essentiel a été la signature de l’Acte unique européen permettant de créer un marché intérieur unique en 1986 et d’aboutir ensuite à la mise en circulation de l’euro le 1er Janvier 2002. Les traités européens ont pris leur forme la plus détaillée avec le traité de Lisbonne en 2009 : ils sont très révélateurs de l’Europe qui s’est finalement construite : pas d’harmonisation sociale, pas d’harmonisation fiscale mais un principe de fonctionnement économique, la concurrence, assorti de la liberté de circulation des biens, des services, des humains et des capitaux, le tout couronné par l’euro, monnaie unique, gérée par une institution indépendante, la Banque Centrale Européenne. L’Europe qui s’est patiemment construite jusqu’à l’euro en 2002 et au traité de Lisbonne en 2009 est l’apothéose d’un système, le capitalisme, atteignant sa phase de financiarisation. Elle n’est pas le prolongement des espoirs et des projets nés à la fin de la guerre, les tentatives d’émancipation, notamment en matière d’emploi ou de protection sociale ayant rapidement avorté sous l’action des puissances financières. Celles-ci ont été puissamment aidées par les gouvernements des Etats-Unis dès 1944. En effet, à Bretton Woods le choix du dollar comme monnaie pivot pour le monde a été imposé à Keynes, le représentant du Royaume Uni qui proposait une véritable monnaie nouvelle et internationale, le bancor. L’Europe est le laboratoire de la construction d’un monde occidental marchand permettant d’illustrer « in vitro » la victoire définitive du marché capitaliste et de son fonctionnement. Comme on vient de l’indiquer, le seul principe de fonctionnement est celui de la concurrence, encore faut-il préciser ce que celle-ci signifie. Les traités retiennent « la concurrence libre et non faussée », c’est-à-dire une concurrence que rien ne doit pouvoir entraver : un marché, un prix et le libre jeu des offreurs et des demandeurs sans qu’aucune épaisseur sociale, culturelle ou liée à des traditions ou des coutumes ne puisse intervenir ; tout produit, quelle que soit sa nature, doit pouvoir être proposé partout dans le monde, par tout offreur le souhaitant et pour tout acquéreur potentiel. La concurrence, c’est la concurrence de tous contre tous, les entreprises au premier chef mais aussi les travailleurs et, à présent, les Etats. Afin qu’elles ne subissent aucune entrave, la libre circulation mais également la libre installation sont gravées dans le marbre des traités.
On s’étonne parfois que ni le volet fiscal, ni le volet social ne figurent dans les traités européens. Il faut toute la naïveté, sans doute réelle d’un Jacques Delors et celle vraisemblablement feinte d’un Valéry Giscard d’Estaing pour défendre que le volet de la monnaie et du marché unique n’était que le premier d’un ensemble plus vaste où les enjeux sociaux, fiscaux et environnementaux auraient eu toute leur place. La logique de la construction européenne, celle, non présentée aux populations concernées bien évidemment, d’un marché unifié assurant la génération optimale des profits et l’accumulation de la rente ne peut être entravée par des obligations sociales ou une harmonisation fiscale. L’Europe sociale n’aura pas lieu comme l’écrivaient déjà François Denord et Robert Schwarz en 2009 (Raisons d’agir) tandis que, pour sa part, Robert Salais dénonçait le viol d’Europe en 2013 (PUF). L’Europe est bien le terrain d’action d’un capitalisme mondial qui vient s’articuler à la domination américaine.
Il est souvent objecté qu’on ne peut aujourd’hui envisager autre chose qu’une économie de marché : certes, mais une distinction essentielle doit être retenue ici. Le marché, comme lieu de l’échange, lieu de médiation permettant la rencontre d’offreurs et de demandeurs de biens et de services, s’impose partout dans le monde et à toutes les époques. Mais, ce qui est profondément singulier avec le capitalisme, c’est qu’il instaure une rupture décisive quant à la définition et au fonctionnement du marché. Le marché, à travers les âges et les civilisations, est un instrument harmonieux de pacification, de développement et de solidarité communautaire. A condition cependant de ne pas s’inscrire dans la stricte recherche du profit pour lui-même. C’est ainsi que le bazar oriental scelle, du septième au quinzième siècle une alliance particulière du peuple et des marchands contre l’Etat et que l’Islam proscrit l’usure. C’est ainsi également que la Chine confucéenne favorise le marché comme en attestent les récits de Marco Polo aux treizième et quatorzième siècles mais en s’inscrivant contre l’émergence du capitalisme puisqu’elle ne peut admettre la recherche du profit pour lui-même. L’échange est recherché, encouragé dans ces deux contextes de l’Orient islamique et de la Chine confucéenne, le profit est reconnu mais non sa prolifération : ni chrématistique (l’enrichissement comme fin et non comme moyen) ni pléonexie (recherche compulsive du toujours plus). Avec le capitalisme, le marché n’est plus un instrument pour les échanges et la société dans son ensemble, il devient la finalité, il faut échanger pour dégager des profits et accumuler de la richesse.
Il faut fermement opposer cette argumentation au contresens ambiant, savamment entretenu par la doxa économique : le capitalisme n’est pas le marché, entendu généralement dans toutes les sociétés du monde comme le moyen de réaliser des échanges, il est une instance autonome rivée sur sa propre prolifération. C’est pourquoi Fernand Braudel argumentait clairement qu’on peut penser capitalisme et marché comme des contraires. On peut préciser cette distinction majeure à partir de la formalisation simple du circuit de l’échange selon qu’il a une vocation instrumentale ou qu’il est à lui-même sa propre fin.
Quand un marché est construit comme un moyen d’échange, la monnaie est l’intermédiaire entre les produits pour permettre leur conversion. Ainsi un échange de céréales (A) contre des tissus (A’) correspond au cycle A-M-A’ où M représente la monnaie. A l’arrivée, les céréales et les tissus ont changé de mains, conformément aux attentes des parties en présence, la monnaie n’étant que le moyen pratique pour assurer l’échange.
Quand un marché est construit comme une institution permettant d’accroitre la richesse, donc la quantité de monnaie M détenue par un investisseur, la formule devient M-A-M’ et la marchandise n’a plus guère d’importance en elle-même, sinon qu’elle permet le dégagement d’une plus-value. On comprend ici que l’évolution du capitalisme vers des produits de nature financière, anticipant virtuellement des variations futures, est déjà là dans les formes premières du capitalisme et, tout simplement, dans sa nature intrinsèque. On l’a ignoré le plus souvent mais le capitalisme est indifférent à ce qu’il produit, ce qui ne l’a pas empêché de satisfaire des attentes comme on a pu le constater notamment pendant les trente glorieuses. Il n’a pas de valeurs, il est sans axiologie et c’est bien pour cela qu’on ne peut en attendre un projet de civilisation.
Le marché libre et concurrentiel, prôné par le discours officiel européen, est en réalité bien différent de la « concurrence libre et non faussée ». Avec le marché capitaliste où le profit est la loi, ce qui anime les offreurs, et particulièrement les plus puissants, compte tenu des moyens de tous ordres dont ils disposent, c’est la recherche d’un monopole, officiel ou de fait. L’histoire du capitalisme est jalonnée de la proximité qui s’établit entre les marchands, les financiers, les industriels et l’autorité politique représentée par les princes hier ou les élus du système démocratique aujourd’hui. La réalité, c’est que différents gouvernements agissent en faveur des firmes multinationales au détriment des entreprises européennes qui paient leurs impôts et… des contribuables citoyens qui sont dans la même situation. Comme l’affirme tranquillement Robert Thiel, dirigeant de la Silicon Valley, la concurrence est précisément ce que les firmes multinationales et en particulier les GAFA veulent éviter en développant leurs avantages compétitifs et leurs réseaux. Que des gouvernements les encouragent et pratiquent les rescrits fiscaux et autres tax rulings ne peut nous étonner mais devrait dessiller les yeux des thuriféraires les plus convaincus de l’Europe actuelle, celle qui a choisi comme Président Jean-Claude Juncker, sans doute en raison de ses hauts faits de guerre fiscale en faveur des entreprises multinationales. Doit-on rappeler qu’en 2014 le consortium de journalistes ICIJ a révélé dans l’affaire Lux Leaks que les rescrits fiscaux luxembourgeois ont été utilisés par de grandes sociétés multinationales pour réduire très fortement et parfois supprimer leur imposition.
Un marché capitaliste concurrentiel mais une recherche systématique des possibilités d’éviter la concurrence pour les plus puissants, un espace européen unifié par la monnaie et des traités cohérents par rapport à la dynamique financière de génération des profits et d’accumulation de la rente. Telle est la situation de l’Union européenne aujourd’hui.
L’euro et la monnaie
S’interroger sur l’euro aujourd’hui, c’est donc le situer dans la logique européenne, mais c’est aussi réfléchir à son statut de monnaie.
Ce qu’il faut avancer, c’est qu’une Europe des peuples et des cultures implique nécessairement la sortie des traités européens qui organisent la prédation financière mais qu’elle implique également la sortie de l’euro qui ne peut être considéré comme une simple modalité instrumentale, axiologiquement neutre, du fonctionnement économique.
Quand on cherche à caractériser la monnaie, on constate généralement qu’elle est quelque chose que l’on comprend mal. Pourquoi un objet, un bien, naturel ou artificiel, en vient-il à assurer l’équilibre du fonctionnement social tant au plan économique que symbolique, pour les échanges de biens et de services, ou pour la perpétuation des relations sociales ? Tout cela a toujours été étrange et obscur pour le citoyen. Pourquoi ?
Ce dont il faut prendre acte, c’est que la monnaie a une double dimension : une dimension symbolique qui permet de « faire société » et d’assurer la souveraineté d’une entité sociale et politique, et une dimension instrumentale qui permet d’assurer les relations entre des groupes désireux de commercer et d’échanger des biens et des services dont ils ont la propriété ou la maitrise de la fabrication.
Il est donc nécessaire de clarifier la place de l’euro dans le dispositif européen. Cette réflexion peut se conduire selon les quatre temps suivants :
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En premier lieu, la critique des deux fables colportées par la doxa économique sur la nature de la monnaie, celle du troc et celle de la monnaie comme technique neutre et purement instrumentale.
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Ensuite la description des étapes de la financiarisation et de la création de l’euro en revisitant les trente glorieuses et en indiquant la double mutation majeure :
Les marchés financiers deviennent la seule source de financement possible alors qu'auparavant le circuit du Trésor public permettait le financement.
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Le déni de démocratie est constitué avec le fonctionnement de la BCE, la perte de souveraineté des Etats et la proposition d’un fédéralisme « furtif » s’appliquant à figer des situations hétérogènes.
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Dans un troisième temps, la mesure des conséquences de la création de l’euro sur l’activité économique des pays de la zone euro et sur les volets sociaux, fiscaux et culturels.
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Enfin l’étude des monnaies électroniques et des monnaies locales permet de compléter l’appréciation du rôle social de la monnaie.
Deux fables, le troc comme monnaie première et la neutralité institutionnelle de la monnaie
Le troc
La théorie économique classique fait du troc le moment initial des relations d’échange. Adam Smith le présente dans ses écrits de 1776 comme l’étape première de l’échange avant l’instauration de la monnaie puis celle du système de crédit.
La réalité, c’est que c’est exactement l’inverse qui se produit historiquement comme le développe David Graeber dans 5000 ans d’histoire de la dette (LLL, 2013). Le troc est résiduel, il n’est qu’un pis-aller pour des situations de crise comme les ont connues, par exemple, la Russie en 1990, l’Argentine en 2002 ou la Grèce depuis les années 2010.
Ce qui est premier dans une société, c’est la confiance entre ceux qui la composent. La confiance permet le crédit et ce n’est que lorsque la confiance disparaît que la monnaie devient nécessaire. Le crédit est antérieur à la monnaie tandis que le troc lui est postérieur. Il n’est possible qu’entre étrangers, voire entre ennemis, comme Lévi-Strauss le constate chez les Nambikwara : jamais il ne s’instaure en interne.
Le cycle historique inaugural n’est donc pas troc, puis monnaie, puis crédit mais exactement l’inverse : le crédit est premier car il est l’expression de la confiance structurant la société, il est relayé par la monnaie quand la confiance fait défaut, la monnaie qui, en situation de crise, est suppléée par le troc comme expédient provisoire et contraint. Le troc est bien un fantasme des économistes, mais la monnaie s’impose très tôt comme instrument d’exercice du pouvoir en instaurant la dette. La monnaie n’est pas le prolongement historique du troc ; elle est une institution sociale majeure qui établit un rapport d’appartenance à une collectivité. Le socle premier, c’est celui qui fonde la société, à partir de l’échange pour Claude Lévi-Strauss, à partir du cycle ternaire du don (donner-recevoir-rendre) pour Marcel Mauss.
La neutralité institutionnelle de la monnaie
C’est la deuxième fable du fonctionnement monétaire. La monnaie est une technique permettant d’associer trois exigences : payer, calculer et thésauriser.
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La monnaie est un moyen d’échange qui permet de payer ses dettes.
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Elle est une unité de compte qui permet de calculer les mouvements financiers.
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Elle est un instrument de stockage de la valeur.
En somme, avec la monnaie, on paie, on calcule et on épargne.
Les sociétés modernes capitalistes centrées sur la génération des profits et la prolifération de la rente considèrent que la monnaie n’est que l’outil de cette dynamique financière et qu’elle est donc neutre axiologiquement.
Mais la monnaie est bien davantage qu’un simple outil permettant la réalisation des échanges et jugé « naturel » tant par la doctrine économique « mainstream » que par la pratique des institutions financières. Les sociétés primitives ont instauré les premières monnaies en leur assignant un rôle symbolique majeur dans la structuration de la société : pour ne prendre qu’un seul exemple, mentionnons les cauris, signes tangibles de prospérité et de puissance pour certaines sociétés d’Afrique ou d’Océanie. Sous l’Ancien Régime en Occident, la monnaie est associée à la souveraineté : à partir de la fin du Moyen Age, le roi est le seul à avoir le pouvoir de battre la monnaie dont, en contrepartie, il garantit la valeur.
La monnaie est l’expression majeure de la souveraineté : battre monnaie, prélever les impôts et rendre la justice sont les attributs décisifs de la puissance royale. On ne comprend rien à la monnaie si on la rabat sur la simple modalité opératoire calculatrice de l’échange des biens et des services.
Prenons quelques exemples récents, ceux de l’Allemagne, du Royaume Uni et, bien évidemment des Etats-Unis d’Amérique.
Abandonner le deutsche mark pour l’euro n’a pas été facile pour les Allemands, tant le deutsche mark représentait la puissance et la domination allemandes. Ils n’ont, en réalité, pas regretté longtemps cet abandon puisque l’euro s’est précisément construit à partir du deutsche mark auquel il a donné un champ d’action plus large et surtout plus contraignant comme on le développera plus loin.
Le Royaume Uni a, difficilement, rejoint l’Union européenne avant de la quitter avec le Brexit mais il n’a pas voulu entrer dans la zone euro, choix également retenu par la Suède ou le Danemark. Ces pays, en conservant leur souveraineté monétaire, ont mieux absorbé la récession économique consécutive à la crise dite des « subprimes » amorcée aux Etats-Unis en 2008. Pour la livre sterling, le choix fait par le Royaume Uni a été de maintenir une activité de services financiers, largement connectée aux paradis fiscaux et à l’évasion fiscale, politique initiée dans les années 1965‑1973 avec les « eurodollars ». Rappelons que ceux-ci ont permis, à l’époque, de contourner la législation américaine du Glass Steagall Act qui interdisait la rémunération des comptes de dépôts des entreprises. Ces « eurodollars » ont également permis de faciliter le règlement par l’URSS de ses échanges commerciaux. Ils ont permis enfin de développer une industrie financière florissante et d’installer la City de Londres comme un des principaux paradis fiscaux de la planète. Grâce à la livre sterling, le Royaume Uni a conservé sa souveraineté monétaire et des résultats économiques supérieurs aux autres pays européens comparables, à l’exception de l’Allemagne… jusqu’au Brexit.
Pour le dollar, la situation est claire depuis longtemps et, en particulier depuis Bretton Woods en 1944 et, surtout, l’abandon de la référence à l’or en 1971 par Nixon. Rappelons qu’à Bretton Woods, John Maynard Keynes, qui dirigeait la délégation britannique a proposé de fonder le système monétaire mondial sur une unité de réserve non nationale qu’il proposait de nommer le bancor. Mais c’est Harry Dexter White, assistant au secrétaire au Trésor des Etats-Unis qui a eu gain de cause en conférant le rôle de pivot au dollar américain. Le rattachement nominal à l’or était cependant conservé. Cependant, le dollar devenait la seule référence, la monnaie mondiale était récusée et… le ver était dans le fruit. En effet, le 15 Août 1971, Richard Nixon annonce la fin de la convertibilité en or du dollar. Cette mesure, complétée par les accords de la Jamaïque de Janvier 1976 mettant un terme définitif au système des parités fixes mais ajustables, consacre officiellement l’abandon du rôle légal international de l’or. Le dollar est, dès lors, le seul seigneur et maître de la planète monétaire.
La mondialisation renforce la généralisation de la zone dollar, dont l’euro n’est qu’un avatar. La géopolitique confirme chaque jour le rôle de gendarme de la planète que se sont arrogés les USA. Avec l’arme du dollar comme monnaie mondiale dominante, les USA imposent leurs décisions à leurs « partenaires » européens qu’il s’agisse des accords avec l’Iran ou des amendes infligées aux banques commerçant en dollars. Un seul exemple suffit pour illustrer cette domination, celui du pétrole dont toutes les transactions doivent être libellées en dollars quels que soient les vendeurs, les acquéreurs, les intermédiaires et les pays concernés. Deux temps dans le rapport de force : on impose le dollar comme monnaie de transaction et on sanctionne ensuite les dites transactions, généralement pour des raisons de concurrence entre groupes multinationaux, la politique américaine protégeant les firmes issues du territoire américain et pas seulement depuis l’arrivée à la présidence de Donald Trump.
Penser la monnaie comme un simple outil technique de l’économie relève donc au mieux, de la naïveté ou de la méconnaissance, au pire, de l’idéologie et de la manipulation.
Les étapes de la financiarisation et de la création de l’euro
Le temps de l’après seconde guerre mondiale est celui de la reconstruction et de la relance des activités économiques. Les Etats sont très impliqués dans la politique monétaire dont ils se servent pour favoriser les projets de développement pendant la période dite des « trente glorieuses ».
Ainsi la France mobilise la banque de France et les avances au Trésor public pour financer la politique industrielle du gouvernement. Le contrôle de la monnaie, du franc en l’occurrence, est indispensable pour obtenir la croissance qui a pu être constatée à un niveau très important jusqu’à la première crise pétrolière de 1974‑76. Les financements gérés par l’Etat ont parfaitement atteint leurs objectifs sans dividendes excessifs de la part des investisseurs et sans crise en termes de dette publique ou de taux d’intérêt : la France n’a en 1980 qu’un niveau de dette publique de 20 % du PIB contre près de 100 % actuellement.
Le recours aux marchés financiers
Le changement décisif intervient lorsque le choix politique est fait de recourir aux marchés financiers pour suppléer l’Etat dans la tâche de financement de l’économie qu’il assurait parfaitement auparavant. Il faut bien comprendre que ce choix politique, conduit partout en Europe et en particulier en France, n’a rien d’un hasard : il est le déploiement cohérent du capitalisme, lorsque celui-ci amorce sa phase de financiarisation. Installer les marchés financiers à la place des Etats pour financer l’économie, c’est renoncer à conduire une politique industrielle, c’est installer durablement le déficit budgétaire et donc la dette pour le financer puisque le déficit est soit financé par les impôts, soit en l’absence d’impôts par la dette. La politique de réduction des impôts des entreprises et des plus fortunés induit nécessairement une explosion de la dette. C’est mécaniquement accélérer les déficits par l’effet boule de neige, les taux d’intérêt de la dette excédant largement la croissance de l’activité ; c’est conférer aux prêteurs un pouvoir exorbitant sur la conduite des affaires publiques. Quand ceux-ci sont principalement des résidents (les habitants du pays) comme au Japon, l’explosion de la dette (247 % du PIB à fin 2016) reste sans conséquence mais quand ce sont les non-résidents (c’est-à-dire des entités étrangères comme les fonds de pension et les fonds d’investissement de toutes natures cherchant un profit facile, rapide et substantiel) comme c’est le cas pour la France, la politique monétaire et budgétaire n’appartient plus à l’Etat.
Il est patent que les Etats, confrontés au tassement de la croissance après les trente glorieuses, à partir des années 1980, et à l’apparition de la récession, ont délibérément fait un double choix fiscal et budgétaire.
Fiscalement, la politique conduite par les gouvernements européens a été de favoriser les entreprises et les plus fortunés, par la réduction des impôts, ce qui, conjugué à une activité économique qui ralentit, a généré des déficits publics en raison d’une diminution des recettes fiscales.
Monétairement, le choix du déficit, c’est le choix de la dette. Il faut le dire et le redire car il n’y a qu’une solution saine pour les finances publiques, c’est de proposer une fiscalité dont les recettes couvrent les dépenses. Ne pas le faire, c’est choisir d’installer la dette et d’assurer la prolifération de la rente. Le profit de l’actionnaire et les intérêts de la dette sont les serviteurs zélés du système financier qui nous tient. Progressivement, la sphère publique est captée, digérée par la sphère privée et la dette prospère, d’abord la dette publique, celle des Etats, et ensuite la dette privée, celle des entreprises et des ménages. Il n’y a pas de meilleure stratégie d’assujettissement des populations que de les marquer du sceau de la dette, provoquant honte et résignation. Mais il est manifeste que la dette est construite par un système financier global avec précisément le double mouvement de son imposition et de sa stigmatisation : on vous charge d’une dette dont vous n’êtes pas les acteurs et qui vient des politiques conduites en faveur des plus fortunés mais on vous la fait porter politiquement en la globalisant et en jouant sur les ressorts psychologiques en convoquant les générations futures (« nos enfants ou petits-enfants », ce qui est toujours efficace dans les chaumières bien que totalement mensonger). Comme l’indiquait Marx dans la section 8 du premier livre du Capital : « la dette publique, voilà le credo du Capital » Un seul exemple ici encore pour illustrer les conséquences désastreuses pour les finances publiques du recours systématique aux marchés financiers, celui de l’emprunt Giscard de 1973. La somme empruntée à l’époque était de 6,5 milliards de francs. Lorsque les comptes définitifs furent établis en 1988, quinze ans après, soit la durée de l’emprunt, on constata qu’entre les remboursements, les intérêts et les commissions diverses, 92 milliards de francs avaient été dépensés soit quatorze fois la somme initialement empruntée ! Stigmatiser et culpabiliser les populations à partir d’un diagnostic idéologique de la dette mérite réflexion. Il faut en effet s’arrêter sur cette formule si habituelle, présentée comme la quintessence du bon sens selon laquelle « on paie ses dettes car sinon on les transmet à ceux qui viennent après nous ». De Bayrou à Juppé et quelques autres, c’est la même antienne culpabilisante. Il faut répondre à deux niveaux : d’abord quant à la génération de la dette, ensuite quant au remboursement futur.
S’agissant de la génération de la dette, il faut rappeler que la dette n’apparait que parce qu’un déficit est constaté entre les recettes et les dépenses de l’Etat. Ensuite parce que ce déficit qui logiquement devrait être couvert par les recettes fiscales ne peut l’être, précisément en raison de la baisse des recettes fiscales résultant des choix fiscaux des gouvernements qui ciblent la réduction de l’imposition des rémunérations les plus élevées, des patrimoines et des résultats des entreprises : c’est ainsi que le taux de l’impôt sur les sociétés qui est actuellement de 33,3 % des bénéfices constatés par les entreprises va baisser jusqu’à 25 % en 2022, c’est ainsi également que le CICE (crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi) sera de 6 % de la masse salariale en 2018 avant d’être remplacé en 2019 par une baisse directe de cotisations pour les employeurs, c’est ainsi aussi que l’IFI remplace l’ISF pour un rendement quatre fois moins important selon les premières estimations, un ISF qui ne se situait pourtant qu’ entre 1 et 2 % du budget de l’Etat !
Ainsi la dette est bien la conséquence d’une politique délibérée et non le résultat d’événements ou de gabegies concernant les fonds publics. Elle sert en outre d'argumentaire pour réduire les dépenses publiques, particulièrement dans les domaines de la santé, de l’éducation ou de la culture au motif qu’on ne peut vivre au dessus de ses moyens. Quels moyens ? Appartenant à qui ? Le cynisme de ceux qui se sont imposés aux manettes de la gestion de nos sociétés contemporaines est sans limite et la vergogne totalement absente.
Au fond, il n’y a dette que parce que les recettes en baisse ne permettent pas de couvrir les dépenses et parce que les gouvernements choisissent, en lieu et place de l’impôt, de s’en remettre aux marchés financiers pour financer le déficit. C’est ici la double récompense pour les investisseurs : d’une part, on réduit leur imposition, d’autre part on les rémunère pour les emprunts qu’on leur propose de souscrire.
S’agissant du remboursement de la dette, on constate un deuxième niveau de manipulation. On rembourse avec l’argent de demain, et non avec celui d’aujourd’hui. C’est le principe même de la dette et de son impact structurant pour l’économie quand elle est contractée pour financer des projets. La dette, c’est comme le cholestérol, il y a la bonne et la mauvaise.
La mauvaise, c’est précisément celle que les Etats supportent parce qu’ils n’assurent pas leurs recettes fiscales et qu’ils confortent la rente des prêteurs en faisant le choix du déficit budgétaire.
La bonne, c’est celle qui enclenche des dynamiques positives en finançant les projets que nos sociétés devraient poursuivre dans les domaines notamment de la transition énergétique, de l’éducation, de la recherche, de la culture et de la santé.
C’est bien pourquoi un audit de la dette publique est une nécessité citoyenne urgente, et pas seulement pour la Grèce, afin d’aboutir à la répudiation des dettes « odieuses » ou « illégitimes » qui n’auraient jamais dû apparaître dans un contexte politique et économique non consacré au seul enrichissement des puissants. Ce n’est pas le remboursement qui est problématique dès lors que la dette accompagne les projets d’une société qui maitrise ses choix économiques, sociaux et sociétaux.
Comme l’indique Eric Toussaint (Le Système dette, Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, LLL, 2017), l’Histoire offre de nombreuses situations de répudiation de dettes illégitimes, c’est-à-dire non contractées dans l’intérêt des citoyens.
Ainsi, en 1865, au moment de la fin de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, les dettes contractées par les Sudistes auprès des banques pour financer la guerre sont répudiées (14ème amendement à la Constitution).
Ainsi, les Soviets décrètent-ils la répudiation des dettes tsaristes en 1918.
Ainsi, John Snow, le secrétaire d’Etat américain au Trésor, dix jours après l’invasion de l’Irak en 2003, convoque-t-il ses collègues du G7 pour annuler les dettes contractées par Saddam Hussein. Il utilise l’argument de la dette odieuse et, en octobre 2004, 80 % de la dette de l’Irak est annulée.
Répudier des dettes « odieuses » ou « illégitimes » est donc possible au regard du droit international. C’est, au-delà, absolument nécessaire, si on veut conduire un projet politique d’émancipation.
Le déni de démocratie
C’est dans ce contexte que s’opère la création de l’euro dans le cadre de la construction européenne. On pourrait s’étonner que l’euro, la monnaie unique, soit le chantier prioritaire et, pour le moment le seul, à avoir été mis en œuvre. Pourquoi ne pas construire une Europe sociale ou une Europe fiscale afin de prouver qu’une dynamique nouvelle est enclenchée et que l’Europe des peuples n’est pas une vaine rhétorique mais un socle de réalisations communes au service de tous. Ce serait mal comprendre que ce qui se bâtit à partir des années 1980, c’est le triomphe du capitalisme libéral, mondialisé, numérisé et financiarisé. Surtout pas d’unification sociale, fiscale, ni même budgétaire mais un outil monétaire unique permettant de « cadenasser » le dispositif européen. Que se passe-t-il en effet avec la création de la monnaie unique ? Les Etats membres ne peuvent plus recourir aux ajustements de change comme par le passé et dont la vulgate libérale assure qu’ils n’étaient que désordres et catastrophes pour les citoyens, ce qui est manifestement faux. L’examen attentif des dévaluations ou réévaluations montre les réussites comme les échecs des politiques conduites dont le volet monétaire n’était qu’un aspect ; un seul exemple, celui de la France en 1959, atteste qu’une dévaluation peut être un moment–clé pour des choix politiques ou économiques majeurs. Ce qu’il se passe avec l’euro, c’est qu’il n’y a plus d’ajustement monétaire possible, donc ne subsiste que la « dévaluation compétitive », celle qui s’obtient par la baisse des salaires. Cette conséquence désastreuse pour le pouvoir d’achat des salariés, installant la précarisation et l’écart grandissant entre les riches et les pauvres, n’est pas un effet inattendu et regrettable du nouvel instrument monétaire, elle est la logique même du système économique qui nous régit. L’euro se referme sur l’Europe comme une chape de plomb et constitue une zone unifiée permettant de relayer la zone dollar.
Autre fable habituellement colportée, celle d’une Europe puissante grâce à l’euro permettant de contrer la puissance américaine et l’hégémonie du dollar. Ici encore, c’est l’inverse qui se produit. Avec l’euro, l’Allemagne impose ses conditions de transactions déséquilibrées aux autres Etats de la zone qui ne disposent plus d’aucune arme pour rétablir les conditions de l’échange. On nous dit que l’Europe est puissante lorsque les pays membres s’unissent, que « l’union fait la force » mais la réalité c’est que les voisins s’affrontent sur les marchés car le libre échange est généralisé. Le contexte est celui de la concurrence de tous contre tous, « la concurrence libre et non faussée » selon les textes européens, et, à l’arrivée, « c’est l’Allemagne qui gagne… ».
En effet, l’union monétaire implique des ajustements en termes de compétitivité mais ces ajustements sont asymétriques. Tandis que les pays en perte de compétitivité, et donc en déficit commercial, instaurent des politiques déflationnistes, réduisent les salaires et subissent les coûts économiques et sociaux de ces mesures, les pays en gain de compétitivité et en surplus commercial (l’Allemagne principalement) refusent de prendre leur part de l’ajustement en stimulant la demande interne, notamment par des investissements publics et en pratiquant une « réévaluation interne », symétrique de la « dévaluation interne », qui se traduirait par une hausse des salaires et des prix plus importante que dans les autres pays et donc une réduction du coût d’adaptation des pays en difficulté. En soignant ses propres citoyens, L’Allemagne agirait également pour les autres citoyens de l’Union européenne, mais le patronat allemand et les marchés financiers qui le dominent ne le veulent pas. Il faut bien considérer que la balance des échanges, balance commerciale et balance des paiements, a vocation à s’équilibrer pour permettre une activité économique harmonieusement portée par les différents pays dans des conditions sociales satisfaisantes pour tous.
Le déficit n’est pas souhaitable mais l’excédent non plus sauf à retenir la jungle comme le modèle de fonctionnement de l’Europe. Officiellement et rhétoriquement, l’Union européenne constitue un espace commun de développement et la responsabilité des déséquilibres macroéconomiques doit nécessairement être partagée dans la zone euro. On constate qu’il n’en est rien et que la perte de compétitivité des pays « périphériques » ainsi que le gain de compétitivité des pays du « centre » ne donnent pas lieu à rééquilibrage. Les pays ne doivent pas s’instaurer comme les concurrents d’une course qu’il faudrait remporter avec le maximum d’écart, mais des acteurs d’un scénario interactif où la solidarité doit permettre le développement parallèle de plusieurs modèles d’activité en termes de biens et de services. Cette approche peut, seule, justifier la construction européenne. Sinon on se limite à une simple union dont la seule finalité est de faciliter les opérations financières : c’est bien ce que nous constatons tous les jours, l’euro n’a pas été créé pour s’opposer au dollar, mais, bien au contraire, pour faciliter sa domination.
La Banque centrale européenne, est indépendante des Etats de l’Union européenne, mais pas des marchés financiers dont elle assure la réussite. Ainsi les gouvernements des pays membres sont-ils contraints d’émettre leur dette en euros qui, du point de vue de chaque pays en question, est de facto une monnaie étrangère sur laquelle ils n’ont aucun contrôle.
Déni de démocratie donc, puisque l’indépendance de la BCE qui a été présentée comme un facteur de progrès, favorise en réalité la spéculation et interdit à la gestion de l’euro d’accompagner les politiques choisies par les gouvernements. Parler de citoyenneté européenne dans un tel contexte est un évident abus de langage. En effet, tandis qu’un gouvernement qui émet sa dette en monnaie nationale ne peut être poussé dans l’illiquidité par les marchés car il est soutenu de façon inconditionnelle par la banque nationale qui peut toujours émettre les liquidités nécessaires au remboursement des créanciers, avec l’euro comme monnaie unique, la BCE ne soutient pas les gouvernements ce qui facilite les mouvements spéculatifs auto-validants. Si les investisseurs craignent un manque de liquidités pour un pays, ils en vendent les titres et achètent les titres émis par les pays perçus comme moins risqués, ce qui provoque de vastes mouvements spéculatifs de capitaux, déstabilisant les systèmes financiers. D’où les « spreads », les écarts considérables de taux d’intérêt entre par exemple l’Allemagne et l’Italie dans le contexte socio-économique actuel.
Certes, la BCE a désormais le pouvoir d’arrêter les mouvements déstabilisateurs. Ainsi, en 2012, elle a annoncé son intention d’acheter des quantités illimitées de titres d’Etats en crise avec un effet immédiat pour stopper la spéculation. Mais cette politique de rachats (le QE, « quantitative easing ») n’étant appuyée sur aucune politique globale n’a fait que gonfler la quantité de liquidités mises sur le marché et encourager la valorisation des actifs financiers et immobiliers. Une fois encore, c’est la rente, déjà pléthorique, qui bénéficie de cette politique. Ce qu’il faut, c’est que l’expression politique des choix des pays européens s’exprime, en termes de transition écologique, de grands projets d’équipement, d’innovation technologique, de programmes d’éducation, de recherche et d’innovation. Ce qu’il faut en somme, c’est qu’une souveraineté politique s’affirme au niveau européen et se substitue à la logique financière spéculative uniquement rivée sur l’accumulation des profits et des commissions des banques.
Mais cela suppose que l’Europe existe autrement que comme le coffre-fort des puissants et porte de véritables projets de nature économique, sociale ou culturelle. Il est clair que nous en sommes loin, mais nous ne pouvons être surpris en observant l’histoire européenne.
Soit une véritable Europe se construit, une Europe des peuples et des cultures portant des projets variés et différents mais reconnus par tous et il est possible d’envisager un système fédéral articulant la souveraineté des Etats et un niveau de supra-souveraineté à définir.
Soit on conserve le système actuel tant politique qu’économique et l’euro joue son rôle de gardien technique d’un « fédéralisme furtif » où l’on postule une situation nouvelle sans les conditions de sa validation. L’euro est l’instrument de l’Europe des marchés, une Europe vassale de la zone dollar, il n’est pas l’outil monétaire démocratique d’une population assumant des enjeux communs.
On a le sentiment que les dirigeants des rouages de l’union européenne sont les mandataires des puissances financières et qu’ils ont pour mission de faire perdurer et s’approfondir la financiarisation du monde tandis que les peuples concernés, soit votent peu lors des élections européennes, soit votent en fonction de ressentis immédiats comme la peur du déclassement ou la question des migrants sans jamais faire le lien entre les violents désordres qu’ils subissent et le fonctionnement du capitalisme financier. Dans ce dialogue de sourds, l’idée européenne s’abîme et les principes pacifiques et généreux, préludes à sa naissance, perdent du terrain.
Ce volet sur l’histoire monétaire et la création de l’euro peut se conclure très utilement par l’histoire du dollar dont on constate qu’elle n’est pas sans enseignements précieux pour la compréhension de l’euro.
Le dollar a été adopté comme monnaie unique le 6 Juillet 1785 par le Congrès de la Confédération des Etats-Unis, mais les Etats de la Confédération ont gardé leurs monnaies et leurs politiques monétaires propres. A titre d’exemple, le Greenback Party du National Labor Union, créé en 1874, prône une politique monétaire inflationniste afin de permettre aux agriculteurs de rembourser leurs dettes. On retrouve l’éternelle inquiétude devant la prolifération de la dette et ses conséquences destructrices pour la société depuis Sumer et les Hébreux de l’Antiquité. A cet égard, la politique des Trente Glorieuses s’inscrit pleinement dans cette dynamique d’absorption des dettes par une inflation récurrente. Ce n’est qu’en 1913, 128 ans après sa création, que le système fédéral de réserve s’instaure pour la monnaie, l’Etat fédéral s’étant renforcé après la guerre de Sécession. Sans Etat fédéral fort en mesure d’assurer une fiscalité homogène et d’unifier la dette publique, il ne peut y avoir d’union monétaire pérenne : fiscalité, dette et monnaie sont les trois volets indissolublement liés d’une souveraineté acceptée et effective.
L’euro et ses conséquences
La chape de plomb idéologique postulant la technicité et la neutralité de l’euro est telle que le discours commun accepte l’euro comme une étape « naturelle » dans le cadre de la construction européenne. Si on veut penser en termes européens et non strictement nationaux, il faut faire des choix communs et la monnaie peut constituer une première étape parfaitement crédible.
Que répondre au discours du progrès, de l’ouverture et de la nouveauté face au conservatisme, au rétrécissement et aux crispations identitaires ?
L’Europe des marchés
Différents pays européens, d’abord à 6, puis par élargissements successifs à 28, ont fait le choix de construire une certaine Europe. Sur ces 28, 19, soit 70 % du total, ont retenu l’euro comme monnaie unique. Cette Europe n’a pas retenu les dimensions sociales, budgétaires, fiscales ou culturelles pour sa construction. En revanche, la généralisation du libre-échange, l’établissement d’un marché unique et la création d’une monnaie unique, l’euro, se sont rapidement concrétisés.
Ainsi s’est créée une Europe des marchés contre les peuples et les Etats. Ce n’est pas une Europe protectrice mais, au contraire, une Europe de la concurrence de tous contre tous dont la monnaie réalise la clôture efficace puisque les Etats ont accepté de remettre leur souveraineté monétaire à une instance non élue, créée précisément pour ne pas retenir les options politiques des gouvernements.
Donc, une Europe des marchés, dotée d’une instance de décision monétaire non démocratique qui a pour cahier des charges deux volets : la gestion de l’inflation et celle de la dette publique.
Pour l’inflation, les résultats de maitrise de celle-ci dépassent toutes les espérances puisque les politiques d’austérité et de compression des salaires, rendues nécessaires par l’impossibilité de dévaluer, réduisent le pouvoir d’achat et relâchent la pression sur les prix.
Pour la dette publique, la BCE intervient par le QE, le rachat de dettes publiques, mais en l’absence de tout fléchage politique vers des investissements communs porteurs, ces rachats ne font qu’alimenter la spéculation sur les actifs immobiliers et financiers.
Les conséquences pour les populations
Constatons en détail les conséquences concrètes pour les populations de ce choix de l’euro comme monnaie unique entre des pays très différents tant en termes d’activités qu’en termes d’institutions. On ne peut recourir à une monnaie commune que lorsque les conditions des échanges sont harmonisées tant institutionnellement que culturellement ou socialement. Or, pour l’Europe, les marchés ont imposé un passage en force avec l’assentiment des gouvernements.
Illustrons les situations des citoyens confrontés aux difficultés de leur vie professionnelle.
Vous êtes agriculteur et vous constatez les prix insuffisants de vos produits pour vous permettre de vivre tandis que la PAC, politique agricole commune est rabotée avant son probable abandon futur et que les marges des distributeurs pèsent sur vos rémunérations.
Vous êtes salarié d’une entreprise industrielle, ouvrier, technicien, employé ou cadre et vous avez à faire face à des délocalisations, des plans sociaux et des conditions de travail et de rémunération sans cesse dégradées.
Vous êtes fonctionnaire ou salarié d’une structure intervenant dans le secteur culturel ou dans l’administration des collectivités locales et vous constatez que les budgets se réduisent chaque année pour l’accomplissement de vos missions.
Vous êtes enseignant, infirmier, commerçant ou artisan, vous exercez une profession libérale et vous subissez la pression de normes toujours plus contraignantes et bureaucratiques.
Il ne vous semble pas normal d’incriminer l’euro pour les situations que vous devez affronter. Certes, l’euro n’est pas l’acteur d’origine, celui-ci, c’est bien le système de la finance mondialisée recherchant toujours des sources de profits nouveaux ou accrus. Pourtant, l’euro joue un rôle décisif.
De quelle façon ?
En interdisant de corriger les différentiels de compétitivité par le taux de change, pour l’agriculture comme pour l’industrie ou les services, il conduit à une pression insoutenable sur les prix, sur les salaires et sur l’emploi et aux délocalisations pour des investisseurs en recherche de profits supplémentaires.
En provoquant des politiques d’austérité budgétaire et de récession, il pèse sur les budgets des collectivités et, en conséquence, sur les politiques éducatives, artistiques, culturelles ou de recherche.
Toujours moins d’Etat, toujours moins de dépenses pour pallier les déficits précisément générés par la concurrence inter-états au sein de la zone euro, ce qui vulnérabilise encore davantage les plus faibles.
Les constats
Tandis que l’Allemagne accumule les excédents, pourtant interdits par les traités européens, la France, mais c’est aussi le cas de la plupart des autres pays européens, voit son industrie dévastée avec 12 % du PIB contre le double il y a encore vingt ans. L’euro qui, selon François Mitterrand, devait mettre l’Allemagne sous tutelle, fait exactement l’inverse et devient l’instrument de son hégémonie. Avec l’euro, on fait entrer le renard dans le poulailler mais on prend bien soin de refermer la porte après l’entrée du renard…
Les exportations de l’Allemagne dépassent 1500 milliards de dollars en 2015 contre moins de 500 pour la France, mais la demande intérieure est limitée en Allemagne par la pression sur les salaires et la limitation des investissements publics. En somme, l’Allemagne contraint ses partenaires à des politiques d’austérité féroces et les renforce avec le temps en se les imposant à elle-même pour mieux assurer la prolifération des profits et de la rente. On atteint des sommets dans la brutalité et la stupidité d’un système économique en déconnection totale avec les attentes légitimes des populations des sociétés modernes.
Osons, à ce stade, ne pas nous censurer et abordons sereinement le cas de l’Allemagne. Loin de toute germanophobie, évidemment condamnable et ridicule, il faut apprécier l’étrange rapport que les élites françaises entretiennent avec l’Allemagne. C’est un rapport fait de peur et d’envie curieusement résumé par le mantra de « l’amitié du couple franco-allemand » généralement célébré lors des échanges entre les deux pays. La réalité, c’est que l’Allemagne mène une politique strictement nationale et qu’elle se sert de l’euro pour nous interdire de dévaluer et, en conséquence de faire baisser le coût du travail. C’est un pays qui renonce à l’énergie nucléaire au prix d’un partenariat énergétique avec la Russie en attendant une entente commerciale avec la Chine, tout cela sans jamais consulter ses partenaires. L’Allemagne fait durer l’euro pour qu’il n’y ait plus d’industrie française, ce qui a conduit le patronat allemand à accepter les mesures Draghi d’assouplissement quantitatif. Comme le disait si pertinemment Konrad Adenauer, qui connaissait le sujet : « L’Allemagne est un pays dont je ne voudrais pas être le voisin » !
La rigueur et même la rigidité, un rapport distant à la réalité et la certitude d’être dans le vrai face à des partenaires nécessairement laxistes et insuffisants, avec des amis comme l’Allemagne, on n’a plus besoin d’ennemis ! L’attitude envers la Grèce non plus ! Depuis plus de dix ans de crise financière, la Grèce qui est pourtant considérée au plan philosophique comme le modèle de la pensée allemande différentialiste, fait l’objet d’un acharnement quant au financement de sa dette publique.
Il n’est pas inutile ici de rappeler que la Grèce avait participé au tour de table européen qui en 1953 a sauvé l’Allemagne de la faillite en bâtissant un modèle de plan de restructuration de la dette publique. Un sommet exceptionnel des pays européens se tient à Londres en février 1953 qui prend acte des difficultés financières de l’Allemagne après l’échec de la politique de rigueur et d’austérité, particulièrement sur les salaires, du gouvernement allemand de l’époque. C’était il y a 65 ans, mais l’Histoire décidément se répète. Les créanciers de l’Allemagne constatent l’incapacité de leur débiteur de faire face à ses engagements et reconfigurent, en conséquence, leurs attentes.
Un accord, engageant vingt et un pays, dont, ironie de l’Histoire, la Grèce fait partie, est obtenu sur les trois volets du montant de la dette, des délais de remboursement et des conditions requises pour procéder au remboursement.
Sur le premier volet, le montant de la dette nominale cumulée de la RFA est réduit de 60 %.
Sur le deuxième, deux mesures sont couplées : d’une part, un moratoire de 5 ans (de 1953 à 1958), d’autre part, un délai de 30 ans pour rembourser, soit jusqu’en 1988.
Enfin, sur le troisième volet, une mesure d’intelligence de la logique financière est retenue, celle de la clause de développement qui permet au pays débiteur de ne pas consacrer plus de 5 % de ses revenus d’exportation au service de sa dette. En clair, on ne rembourse que si les remboursements sont soutenables pour le pays débiteur et ne l’étranglent pas. C’est ainsi que se financent les entreprises auprès des banques : le coût de la dette peut représenter jusqu’à 20 % de la marge opérationnelle (l’EBE), au-delà, le danger d’insolvabilité est important. Grâce à la clause de développement, la RFA a pu enclencher un nouveau développement après la guerre. Soixante-cinq ans plus tard, les conditions dans lesquelles la Grèce tente de sortir exsangue et brisée du traitement que lui inflige l’Union européenne en accord avec le FMI offrent un contre-exemple absolu à ce qui s’est passé en 1953.
Mais l’explication est simple : en 1953, il existait des Etats souverains qui pouvaient s’entendre sur une politique commune. Aujourd’hui, les Etats ont démissionné de leurs prérogatives régaliennes et la troïka, l’ensemble formé par la BCE, la Commission européenne et le FMI, dicte le jeu. La création de l’euro permet ce passage d’une logique politique impliquant des Etats à une logique financière abstraite conduite par les prêteurs dont la seule perspective est leur rentabilité à court terme. Ceux-ci, fonds d’investissement ou institutions financières, sont d’autant plus à l’aise dans leur prédation que les instances européennes agissent comme leurs mandataires implicites pour la poursuite de leurs intérêts.
Les monnaies nouvelles
Deux types de monnaies nouvelles occupent l’espace politique et économique : les monnaies électroniques et les monnaies locales avec des approches et des finalités radicalement différentes.
Les monnaies électroniques
Les monnaies électroniques ou crypto-monnaies permettent d’enregistrer les échanges effectués entre les membres d’un réseau utilisant une blockchain. La blockchain, en français chaine de blocs, est un registre de transactions décentralisé et public qui répertorie tous les échanges entre les membres d’un même réseau. Chaque transaction est validée par les ordinateurs des membres du réseau en utilisant les technologies de cryptographie, ce qui rend la base de données en principe inviolable en raison de la démultiplication de la puissance des ordinateurs en réseau. L’objectif des crypto-monnaies est de remettre en cause le monopole des Etats sur la fabrication des devises et le contrôle de leurs flux. Il est également de déconstruire le lien entre géographie et monnaie que l’assignation soit nationale ou internationale comme dans le cas de l’euro. Avec les crypto-monnaies, il s’agit de mettre fin au privilège des banques centrales et de tous les organismes qui en dépendent. Elles sont totalement dématérialisées, sans actif tangible et fondent leur valeur sur la fiabilité algorithmique qui remplace la confiance humaine. La fiabilité algorithmique, c’est la transparence ; comme l’indique le fondateur du bitcoin Satoshi Nakamoto : « nous proposons un système qui ne repose plus sur la confiance mais sur des preuves cryptographiques ».
Il est clair qu’avec les monnaies électroniques, c’est la question de la souveraineté qui est posée et notamment celle des Etats qui disparait. Instruments d’un système virtuel, individuel, mécanique, les crypto-monnaies, comme l’affirme Jean Tirole, pourtant économiste libéral, « ne contribuent pas au bien commun ». Ajoutons qu’elles sont précieuses pour des transactions qui veulent échapper à tout contrôle, qu’il s’agisse de fiscalité ou de règlementation, et qu’elles vont être utilisées pour des opérations de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale ou d’activités délictueuses concernant des armes, le jeu ou les trafics d’êtres humains.
Les monnaies locales
Les monnaies locales sont des monnaies complémentaires de la monnaie officielle, en l’occurrence l’euro pour les 19 pays de l’Union européenne qui l’ont retenu comme monnaie unique. Les monnaies locales sont adossées à la monnaie nationale et ne sont utilisées que sur un territoire restreint, une ville ou une région pour, en général, un éventail généralement limité de biens et de services. Ce sont surtout des instruments destinés à favoriser l’économie locale, appuyée sur les communes et les services de proximité.
Dès le Moyen Age, des villes émettent des monnaies locales, mais elles se développent surtout au 20ème siècle, après la crise de 1929. Il apparaît de plus en plus, à cet égard, que l’entrée dans la Seconde guerre mondiale a empêché de tirer les enseignements de la crise de 1929, alors que de nombreuses pistes fécondes s’ouvraient pour remettre en cause un système économique capitaliste manifestement défaillant ; c’est le cas pour la monnaie, mais aussi pour la séparation des banques de dépôts des banques d’affaires (Glass Steagall Act) ou pour la sortie possible du système actionnarial avec l’approche par les stakeholders, les parties prenantes plutôt que par les stockholders, les actionnaires (Berle et Means, 1932). Contrairement à une monnaie nationale, une monnaie locale n’est pas gérée par une banque centrale mais par une association. La France est le premier pays à avoir reconnu légalement les monnaies locales comme moyen de paiement par la loi du 31/07/2014 relative à l’économie sociale et solidaire (ESS). Certaines collectivités locales souhaitent également pouvoir percevoir des recettes ou effectuer des dépenses en monnaies locales comme par exemple en Normandie ou à la mairie de Bayonne. D’autres pays connaissent déjà ce fonctionnement : ainsi à Bristol, au Royaume Uni pour le paiement de taxes locales.
La principale vocation des monnaies locales est de favoriser le commerce et la production locale et de relancer l’activité économique. Elles se présentent comme une alternative au capitalisme financier dont les flux financiers quotidiens sont à 95 % de nature spéculative et déconnectés de l’économie réelle. Elles sont explicitement destinées à empêcher l’épargne et la spéculation puisque leur cours ne varie pas et qu’elles perdent même une partie de leur valeur lorsqu’on les conserve, ceci pour inciter à une utilisation rapide et à des transactions dynamisant les territoires. Leurs succès sont indéniables avec notamment le WIR en Suisse depuis 1934 ou le "chimgauer" en Bavière avec 7 millions d’euros de transaction en 2013, soit dix ans après sa création. Elles favorisent les circuits courts, contribuent à la préservation de l’environnement et sont d’indiscutables leviers pour la transition écologique. Elles peinent pourtant à sortir précisément de la dimension locale qui les caractérise et sont acceptées par le système dominant comme des soupapes non menaçantes pour lui, du moins au stade actuel.
Choisir
Il peut être enfin utile de s’inspirer de la proposition faite aux suisses le 10 Juin 2018 d’interdire aux banques de créer de la monnaie. La proposition, dite « Monnaie pleine », vise à séparer les activités bancaires liées au paiement et au transfert de monnaie des activités de crédit pouvant alimenter la spéculation en créant deux types de banques. Spéculer et rémunérer son épargne resteraient possibles mais aux risques et périls de leurs détenteurs et sans incidence pour ceux qui ne font que déposer leur argent dans une banque : on retrouve l’inspiration du Glass Steagall Act américain des années 1930 lorsqu’on a songé à contrôler le capitalisme défaillant plutôt qu’à l’encourager dans son illimitation comme actuellement.
La proposition a été massivement rejetée par les citoyens helvétiques, ce qui ne nous surprend pas tant elle est pertinente sur sa critique de l’euro et sur le fonctionnement qu’il permet au niveau de la BCE : merci cependant aux suisses qui, par leurs votations, font œuvre pédagogique. La création de la monnaie ex nihilo par les banques apparaît aujourd’hui plus claire au commun des mortels. Grâces leur en soient rendues ! Avec la monnaie pleine, le QE, les rachats de dettes publiques ou privées ne se feraient plus pour le seul intérêt des banques et de leurs mandants mais pour tous les acteurs économiques citoyens en rendant notamment possible l’octroi de prêts pour la transition écologique ou par exemple le financement d’un revenu universel.
Il y a bien deux conceptions de la monnaie et de son rôle dans la société.
Soit la monnaie continue d’être le bras armé d’un système économique, le capitalisme, ayant atteint son stade de mondialisation et de financiarisation et l’euro joue parfaitement son rôle pour asseoir la domination des puissants et l’écrasement des plus faibles ; il facilite, en outre, les bulles spéculatives par l’accumulation de liquidités inutiles parce que non investies dans l’économie réelle.
Soit la monnaie retrouve son caractère d’expression de choix souverains et elle peut s’inscrire dans une dynamique plus large que la stricte réduction instrumentale dans laquelle les marchés l’inscrivent : on paie, on calcule, on épargne. Ces trois aspects existent et continueront d’exister quelles que soient les évolutions futures. Mais l’urgence est de refonder politiquement la monnaie pour qu’elle exprime la souveraineté de citoyens enclenchant des dynamiques positives sur des domaines choisis (éducation, recherche, innovation, transition énergétique et écologique…) et porteurs de projets engageant l’ensemble de la collectivité.
Les dirigeants politiques de l’Europe de l’Ouest, en particulier Emmanuel Macron et Angela Merkel, vont nous proposer, pour les prochaines élections européennes, de choisir entre les « progressistes » et les « nationalistes » pour reprendre la formule qu’ils sont en train de rôder. Mais celle-ci ne peut prétendre illustrer les choix que les citoyens devront confirmer par leurs votes.
Progressistes disent-ils pour se qualifier, c’est vouloir poursuivre et approfondir l’Europe qui se constitue depuis plus d’un demi-siècle. Quelle Europe ? Une Europe de la mondialisation « heureuse » où les politiques des Etats doivent respecter la « règle d’or » en termes de déficit budgétaire et de dette publique limités respectivement à 3 % et 60 % du PIB. Une Europe du libre-échange, de la circulation des biens, des services et des capitaux dont le principe de fonctionnement est la concurrence, la « concurrence libre et non faussée », le marché étant le juge suprême, omniscient et omnipotent. Une Europe de « l’ajustement structurel » conduisant au démantèlement de l’Etat et des services publics, à l’austérité budgétaire et surtout à la marchandisation de toutes les activités jusqu’aux domaines essentiels de la santé, de la culture ou de l’éducation. Au fond, l’Europe des « progressistes », c’est l’apothéose du capitalisme, son acmé, un capitalisme reposant sur une caste sociale oligarchique réduite mais connectée sous toutes les latitudes.
Nationalistes disent-ils également pour qualifier, ou plutôt disqualifier, les rejetés de la mondialisation, ses victimes, mais ici encore l’appellation est trompeuse. On peut clairement distinguer deux courants bien différents.
Le premier, effectivement nationaliste, particulièrement représenté dans les pays de l’Est européen, fait de la fermeture des frontières et de la politique anti-migrants un axe fort d’une politique autoritaire, avec souvent des considérations racistes : c’est dans cette mouvance que se situe le Rassemblement National en France.
Le second courant s’oppose à l’oligarchie européiste, celles des puissants de plus en plus riches et de leurs serviteurs zélés -personnels des médias ou politiciens- en avançant que le peuple, c’est la masse de la population vivant dans et par les réseaux, ruraux ou urbains : salariés ou non-salariés, ils constituent le socle d’une démocratie possible, gravement entamée par la dynamique destructrice capitaliste, mondialisée et financiarisée. Ce courant, bien représenté par La France Insoumise en France ou par Podemos en Espagne n’est pas nationaliste mais souverainiste et surtout indépendant. Indépendant de la tutelle états-unienne qui s’exerce sur l’Europe tant via l’Otan que via la domination mondiale du dollar qui permet à la puissance américaine d’imposer sa loi. Ce courant est souverainiste mais dans une perspective fédéraliste. L’oxymore n’est qu’apparent, « local roots, global reach » comme l’indique pertinemment la devise, ce n’est qu’avec des racines profondes et reconnues qu’une ambition globale est possible et peut se construire. Ce qui est certain, c’est que cette ambition implique une sortie du capitalisme puisqu’il est précisément la matrice du fonctionnement européen actuel.
Sur la question migratoire, il faut s’appliquer à ne pas éviter les questions qui fâchent. Ainsi, à partir d’une lecture difficilement discutable des causes des migrations, les réponses à apporter doivent à la fois offrir des possibilités d’accueil et d’intégration mais en les rendant compatibles avec les structures sociales et mentales existantes. De nouvelles sociétés peuvent se former si les imaginaires s’articulent à la contrainte économique, aujourd’hui dominante, mais également aux contraintes culturelles. En effet, les migrations sont déclenchées par deux facteurs, les guerres et la misère économique. En premier lieu, les guerres mais aussi les conflits liés aux territoires et aux pratiques culturelles, en particulier religieuses. En second lieu, la misère économique, conséquence directe de l’apothéose du capitalisme mondial qui installe des conditions désastreuses pour les pays les plus pauvres, notamment en Afrique.
Les élections européennes prochaines placent donc le citoyen devant un choix assez clair. D’un côté, les européistes, autoproclamés progressistes, qui scellent, via l’Europe, la victoire de la mondialisation « heureuse », du marché comme seul signifiant social et de la marchandise comme seul statut pour les choses comme pour les êtres. C’est une Europe définitivement arrimée à la puissance américaine tant en termes économiques que politiques ou juridiques. Les tribunaux américains, par le biais du dollar, s’arrogent désormais un droit de juridiction sur les entreprises européennes et sur les Etats : ils en font un large usage et l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas en 2015 pour contournement des embargos imposés par les Etats-Unis n’est que le premier signe fort d’un pouvoir ne souffrant aucune limitation. Une Europe relais des Etats-Unis se consacrant à la diffusion et à la généralisation de l’économie capitaliste avec les conséquences logiques que ce modèle implique en termes d’inégalités, de prolifération de la rente et de réduction des humains au statut de marchandises.
De l’autre, une sortie organisée du système capitaliste, rendue particulièrement nécessaire par les enjeux écologiques et la nécessaire protection de la planète et des humains qui y vivent. Cette sortie, au plan européen, implique que chaque « peuple » assure la souveraineté de son pays pour lui donner la force de construire un ensemble plus vaste. Car s’il est patent que l’Europe des marchés financiers est en ordre de marche, en parfaite contiguïté avec les décideurs américains, l’Europe des peuples et des cultures n’a, pour le moment, aucune réalité, malgré les apports de l’Histoire, depuis les Lumières et les mouvements d’émancipation qui les ont suivies. L’Europe des peuples et des cultures est possible, elle est devant nous, mais elle implique de sortir d’un dispositif qui a précisément pour finalité de l’interdire en faisant de l’Europe un instrument technique et gestionnaire participant d’une domination économique mondiale.
Tant que le libre-échange généralisé conjugué à une domination actionnariale fera loi, tant que l’euro, monnaie unique imposée à un ensemble européen composite et incohérent, sera l’arme de l’accumulation de la rente, rien ne fera sens au niveau européen. L’Europe, oui, mais sur d’autres options politiques, permettrait le choix d’une monnaie qui serait véritablement commune parce que traduisant des choix partagés. Actuellement, l’euro n’est depuis sa création qu’un forçage au service des marchés financiers.
Construisons une Europe des peuples et des cultures, une Europe sociale, une Europe fiscale, une Europe du droit du travail, une Europe de la transition écologique…La monnaie viendra ensuite de surcroît pour parachever l’œuvre commune.
La monnaie doit être la conclusion et non l’axiome fondateur. Il faut d’abord définir la société dans laquelle les citoyens entendent vivre. Récuser l’euro est indispensable parce qu’il est le parfait instrument du système que nous récusons ; on ne peut changer le système sans revenir sur l’euro et cela n’a rien à voir avec des propos alarmistes ou passéistes. Il faut tout simplement savoir quelle société nous voulons instaurer et la monnaie s’inscrira ensuite logiquement dans cette démarche.